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 Pour un monde meilleur

                     [ 1 ]     

Résistances 

     1864

       *    

    1945

 

 

 

Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (Brave New World, 1932), traduction Jules Castier, illustration de couverture Michel Siméon, Livre de Poche n¨346-347, édition de 1965 

 

 

pour un ordre néotechnique

 

Pour un ordre néotechnique

 

Le  début du XXe siècle est particulièrement riche de travaux relatifs à l'écologie sociale et politique. On peut se référer aux  réflexions  du botaniste et biologiste écossais Patrick Geddes, en particulier dans  City Development (1904) ou Cities in Evolution (1915). Geddes fait partie des premiers penseurs de l'écologie moderne, "en posant que l’écologie n’est pas seulement une question environnementale, mais bien aussi une question sociale et économique" (Torres Astaburuaga et al., 2016), Moderne, Geddes l'est résolument et de plusieurs manières. Premièrement, ses travaux se fondent sur une interdisciplinarité nécessaire à comprendre la globalité du problème environnemental. Sciences naturelles et sciences socio-économiques se conjuguent pour faire état de la "croissance urbaine incontrôlée ou encore l’industrialisation sauvage sans ménagement aucun envers l’environnement ou ceux qu’elle emploie, et qui de plus est à la base de l’épuisement de ressources telles que le charbon. Il critique un système socio-économique où la dissipation de l’énergie sert uniquement le profit de quelques-uns. Il annonce alors le passage de cet ordre paléotechnique à un ordre néotechnique prônant la conservation de l’énergie et l’organisation d’un environnement orientées vers une évolution sociétale possible tant pour la collectivité que pour l’individu. Dans ses études, Geddes fait un lien direct entre la qualité de l’ambiance urbaine et le progrès social."  (op. cité).  

Mais Geddes lui-même s'inspirait déjà  de penseurs avant lui, comme George Perkin Marsh (1801-1882) dont l'ouvrage principal s'intitule Man and Nature (1864)Il fit connaître son œuvre au philosophe historien Lewis Mumford (1895-1990), et cette dernière eut une grande influence sur Mumford, pour lui avoir fait comprendre le rôle de « l’homme comme un agent géologique actif. Tout comme les autres agents, il pouvait construire ou dégrader. D’une façon ou de l’autre toutefois, il était un agent perturbateur qui bouleversait les harmonies de la nature et déstabilisait les dispositions et adaptations existantes, menaçant d’extinction les espèces végétales et animales indigènes, introduisant des variétés étrangères, restreignant la croissance spontanée, et couvrant la terre de “formes végétales nouvelles et hésitantes et de tribus de vie animale étrangères." »  (L. Mumford, A Brave Fine Spirit, 1931)Cette fin du XIXe siècle est particulièrement riche en travaux sur l'écologie sociale, le thème de la coopération : voir  Pierre Kropotkine.  Après avoir écrit Coopération et socialisme, en 1895, le théoricien russe développe le sujet de l'entraide dans l'histoire humaine comme principe social  :  "Mais chaque fois qu'un retour à ce vieux principe fut tenté, l'idée fondamentale allait s'élargissant. Du clan, l'entr'aide s'étendit aux tribus, à la nation, et enfin - au moins comme idéal - à l'humanité entière."   (P. Kropotkine, Mutual AId, a factor of evolution, "L'entraide, un facteur de l'évolution", 1902).  Contre la vision "d'une guerre de tous contre tous" avancée par Hobbes, il oppose le rôle majeur de l'entraide dans l'histoire des animaux et des hommes, thème central de l'œuvre de l'agronome Pablo Servigne (né en 1978) aujourd'hui ou celle de certains sociobiologistes de la gauche américaine.  La morale anarchiste de Kropotkine s'oppose aux idées de Nietzsche concernant la domination des forts sur les faibles. Au-delà du principe de justice sociale, Kropotkine reprend l'antique principe grec d'amour universel (agapê,  ἀγάπη), que recouvre la notion de charité, dans le christianisme,  qui permettrait à une société anarcho-communiste de partager en commun les biens d'abondance sous la forme d'une "prise au tas", c'est-à-dire que "chacun peut aller se servir dans les magasins en fonction de ses désirs" (Péreira, 2009).  

 

 Sur le même thème, le journaliste et anarchiste Emile Gautier (1853-1937) publiait quatre ans avant Le Darwinisme social (1880), expression dont il est l'inventeur, "dénonçant sous ce terme une économie libérale qui faisait l'apologie d'une concurrence économique sans frein, restreignant ou récusant toute forme de solidarité sociale envers les défavorisés. Il s'agissait là, sans aucun doute, d'une référence à Spencer plus qu'à Darwin. La réponse de l'économiste belge Emile de Laveleye à Spencer mentionnant en sous-titre le "darwinisme social" (1884, traduite en anglais dans la Contemporary Review, ce qui fut sans doute le premier emploi anglais du terme) acheva de limiter le champ de ce qu'on appelait darwinisme social à une idéologie de la compétition économique entre individus, puis entre groupes"  (Becquemont, 2004).  Dans les faits, Gautier rédige son livre en réaction au 50e congrès des naturalistes allemands, parmi lesquels les biologistes Ernst Haeckel (1834-1919),  Karl Wilhelm von Nägeli (1817-1891), le naturaliste Eduard Oscar Schmidt (1823-1886), ou encore  le médecin Rudolph Virchow (1821-1902), fondateur du Parti progressiste allemand, en particulier. Contre Virchow, qui y affirmait que "le darwinisme mène au socialisme"  (Pelletier, 2019), Haeckel et  Schmidt, partisans de l'inégalité des races, des civilisations, et au-delà, de l'inégalité sociale, "affirment l’incompatibilité entre l’aspiration égalitaire du socialisme et la loi de l’hérédité"  (op. cité) Dans ce but, ils utilisaient les travaux de Darwin pour "justifier les inégalités ou les hiérarchies sociales, ainsi que l’inéluctabilité de l’évolution sociale" (op. cité).  Pour Haeckel, le darwinisme a fait de l'inégalité sociale une affaire scientifiquement entendue, qui conforte le  principe  aristocratique : "c’est un fait qu’il n’y a aucune doctrine scientifique qui proclame plus ouvertement que la théorie de l’évolution que l’égalité des individus, vers laquelle le socialisme tend, est une impossibilité ; que cette égalité chimérique est une contradiction absolue avec la nécessité et, en fait, l’inégalité universelle des individus"  (Ernst Haeckel, Freie Wissenschaft und freie Lehre, 1877 / "Les Preuves du transformisme", réponse à Virchow, Paris, Germer Baillière, 1879, p. 110). 

Ami de Kropotkine, le géographe et penseur anarchiste Elisée Reclus (1830-1905) reprend à son compte sa notion d'entraide mais développe plus largement le sujet  de l'écologie, Ce faisant, il conçoit une théorie qui cherche à unifier évolution et révolution.  Ainsi, dans son ouvrage  L'évolution, la révolution et l'idéal anarchique, de 1884, Reclus montre en effet  que les changements naturels s'effectuent par le biais de l'évolution, elle-même traversée par de nombreuses révolutions : "C'est par myriades et par myriades que les révolutions se succèdent dans l'évolution universelle ; mais, si minimes qu'elles soient, elles font partie de ce mouvement infini."  (E. Reclus, op. cité).  Le penseur anarcho-communiste a une claire pensée des dégâts que l'homme peut causer à la nature, quand il ne l'embellit pas : "Il finit même par dévaster la contrée qui lui sert de demeure et par la rendre inhabitable. L'homme vraiment civilisé, comprenant que son intérêt propre se confond avec l'intérêt de tous et celui de la nature elle-même, agit tout autrement." (E. Reclus, De l'action humaine sur la géographie physique, in Revue des Deux Mondes, tome 54, 1er décembre 1864, pp. 762-771).   L'exploitation forcenée des ressources de la planète, que le capitalisme a porté à son comble,  était déjà comprise comme une aberration : "Les développements de l'humanité se tient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s'établit entre la terre et les peuples qu'elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s'en repentir"  (E. Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes,  in Revue des Deux Mondes,tome 63, 15 mai 1866, pp 352-381).  

 

C'est une période où Reclus est réfugié en Suisse, après avoir échappé à la déportation en Nouvelle-Calédonie, suite à son engagement dans la Commune de Paris en 1871. Il y retrouve des compères fait de la même trempe que lui, Kropotkine, mais aussi le géographe et anarchiste russe Lev (Léon) Metchnikoff (1838-1888), devenu, après un séjour au Japon, son secrétaire, pour l'épauler dans sa grande entreprise de Nouvelle Géographie Universelle (1880-1888) et qui alimente copieusement ses réflexions sur le progrès (Pelletier, 2019).  En effet,  Metchnikoff  publie dans ses années là des articles sur le sujet, en 1886 d'abord,  Revolution and Evolution , paru dans  The Contemporary Review, (N°50 de septembre, 1886, p. 412-437), mais surtout, en 1889, son ouvrage phare, La Civilisation et les grands fleuves historiques,   complément philosophique, social important au précédent, Les grands fleuves historiques, paru l'année précédente, en 1888. 

 

"Pour laisser un nom dans les annales du genre humain, il faut avoir produit quelque chose qui intéresse ou étonne la postérité ; et  ce n’est certes pas à l’honneur de figurer dans nos manuels historiques que visaient, par exemple, ces paisibles  constructeurs de pyramides, que les sculptures et les peintures égyptiennes nous montrent s'exténuant de fatigue et de misère sous le bâton des contre-maîtres, pour la plus grande gloire du progrès et de l'histoire. Les savants et les philosophes discutent encore sur la question de savoir si la civilisation, l'histoire , sont un bien ou un mal; mais les vrais créateurs de l'histoire et de la civilisation, les grandes masses populaires, ont toujours considéré cette oeuvre comme un mal et ne s'y laissaient contraindre que par un despotisme à outrance, par une coercition effrénée."   (L.Metchnikoff, Les grands fleuves..., op. cité). 

Relativisant souvent le progrès technique en particulier à cause des moyens coercitifs utilisés par les différents pouvoirs dans le monde, le géographe russe le subordonne au  progrès social, critère majeur de la conduite de tous les progrès civilisationnels :

 

"L’aube de la troisième vient à peine de se lever : le progrès à réaliser maintenant, et dont l’expression formelle fut la célèbre déclaration des Droits de l’homme, n’est ni 73 plus ni moins que l’abolition, en principe, de toute différenciation sociale et la proclamation de l’égalité de tous. En dépit de tendances de plus en plus évidentes, le siècle qui s’est écoulé depuis la nuit mémorable du 4 août n’a point définitivement introduit ce principe nouveau dans nos constitutions, fût-ce seulement à titre de fiction politique et juridique. Faire que cette fiction devienne une réalité, telle est, dans la présente phase de l’histoire, l’œuvre capitale en dehors de laquelle il ne saurait y avoir de progrès"   

 

"Si le progrès historique est, comme ils le soutiennent, parallèle à la différenciation ; si le pays le plus civilisé est celui où « l’extrême richesse coudoie avec le plus d’insolence l’extrême misère », la liberté ne serait se trouver dans nos institutions qu’en raison inverse du progrès ; car il est peu probable que l’extrême misère se laisse coudoyer avec insolence si un pouvoir coercitif suffisant ne l’empêche de se révolter. On s’aperçoit d’ailleurs, qu’en Angleterre même, depuis quelques années, « l’extrême richesse ne coudoie plus l’extrême misère » avec la désinvolture du temps où Malthus régnait en souverain maître dans le domaine des conceptions sociologiques. Elle lui fait, au contraire, certaines avances, et c’est précisément le spectacle de ces concessions, coupables au point de vue de la différenciation, qui inspire à Herbert Spencer son éloquent plaidoyer : l’Individu contre l’État, traduit récemment en français."

 

 (L.Metchnikoff, La Civilisation..., op. cité). 

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  “ À l’origine, il y a Ramuz ”

Sans remonter au début de la Révolution industrielle, nous avons vu que la critique du progrès technique avait été virulente dans certains milieux catholiques des années 1920 et 1930 Malheureusement, cette contestation ne s'est pas fondé principalement sur une critique rationnelle et a été largement dominée par l'idéologie religieuse. Elle n'a cependant pas empêché un certain nombre de critiques pertinentes de voir le jour : cf. Les relents du catholicisme, 2 / La révolution conservatrice.  Il a aussi existé à la même époque nombre de critiques de la civilisation technicienne et du capitalisme bien mieux affranchies de la religion, et dont nous allons donner ici un aperçu. 

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       Portrait de C.F. Ramuz, gravure, eau-forte sur cuivre d'Edouard Vallet (1876-1929)

                                                             1920              12.1 x 9.3 cm

                                                Hoirie [Héritage] Vallet, Confignon

 

Dès 1928, le romancier suisse Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) pointait du doigt l'idée de progrès, réfutant comme Baudelaire avant lui (cf.  Les relents...)  le caractère absolu et continu qu'on lui prête : "aucun progrès technique n’est absolu" (Ramuz, Remarques, dans Six Cahiers, organisées en trois parties : Remarques (I) dans Cahier n°1, Remarques (II) dans Cahier n°3, le Cahier suivant leur étant entièrement consacré, édition Henri-Louis Mermod, Lausanne, 1928)

 

Pour l'écrivain l'invention technique n’est pas nécessairement "un bénéfice net". Si les hommes voient aisément ce qu'elle lui apporte, "ils sont tout à fait incapables de voir ce qu’elle prend" et "plus l’homme avance dans ses pouvoirs mécaniques, plus il recule dans ses pouvoirs d’intuition" et ainsi, "l’homme n’acquiert rien qu’en perdant autre chose" (op.cité). Dans le tome I de son Journal, déjà (1895-1920), il soulignait la plus grande fragilité des machines de guerre de la première guerre mondiale, due à leur complexité.  Il vante donc la supériorité de l'outil manuel (la fourche, le râteau, etc.) sur la machine pour sa simplicité d'usage, sa robustesse, mais aussi, pour sa meilleure adéquation au corps, comme "le prolongement des bras et des jambes" (Questions, Editions d'Aujourd'hui, Henri-Louis Mermod, Lausanne, 1935)  : "L’outil est juste le contraire de la machine, il est la continuation exacte de la main ; il n’y a pas avec lui “interruption de courant“ (...) Avec la machine, au contraire, je confie à un moment donné mon énergie à des organes indépendants " (Remarques, op.cité).  

Ramuz est croyant, il regrette l'abandon, le rejet du mystère divin pour  l'adoration de la science et du progrès, particulièrement dans le monde communiste.  Il critiquera vertement le bolchevisme sur ce sujet, pour avoir  rejeté, abandonné le mystère divin pour l'adoration de la science et du progrès, pour avoir considéré la nature comme "synonyme de matières premières" (Taille de l'Homme, Editions d'Aujourd'hui, Henri-Louis Mermod, Lausanne, 1933).  Cela ne l'empêchera pas de mettre dos à dos  "la société-machine américaine" et "la société-machine des Soviets" (op. cité).  S'il ne va pas puiser toute sa réflexion comme d'autres écrivains catholiques dans la morale ou la théologie chrétiennes, il y a une inquiétude certaine de voir les hommes croire "au développement indéfini des possibilités humaines" (op.cité),  et, plus problématique,  il  rejette la science pour elle-même, en ce qu'elle sépare l'homme de "la nature par la connaissance que nous en avons ou que nous croyons en avoir, par les pouvoirs nouveaux"   (Journal, Choses écrites... op. cité),  ce qu'il avait déjà clairement énoncé dans la première partie de son Journal : "Je ne crois pas à la science. Je ne crois plus qu’à la croyance"  (Journal, tome I... op. cité).

Son regard sur le passage de la technique manuelle à la technique mécanique ou électrique, mais aussi sur la préservation du rapport direct à la nature, est très proche de celui de Jean Giono,  sur lequel nous nous pencherons ensuite. Comme lui contemporain des deux guerres mondiales, il évoque dans le deuxième tome de son Journal (Choses écrites pendant la guerre 1939-1941) les aspects positifs de la technique qu'on trouve dans le domaine de la santé ou ses aspects négatifs dans  le domaine de la guerre, comme les bombes fabriquées à la chaîne détruisant en un  instant  une cathédrale qui a nécessité deux cents ans pour être élevée.

 

L'écrivain suisse fait d'évidence entendre une des toutes premières voix de la contestation écologique du XXe siècle, car il comprend que, par la technique, "l'homme pirate" va dilapider, piller les ressources naturelles, va violenter la nature en abolissant les saisons dans l'agriculture avec des engrais chimiques. Il pense même déjà que ce terrible bouleversement peut conduire l'humanité à sa perte : "alors il faut que l’homme ou bien consente à son propre suicide, ou bien tout à coup tienne compte de certaines nécessités naturelles" (Questions, op. cité).   Cependant, on a vu plus haut qu'il est loin d'être le premier à avoir mis en cause le développement effréné de l'industrie moderne, ce qui n'empêchera pas Bernard Charbonneau, qui sera présenté plus bas, d'affirmer  un peu abusivement   : "A l'origine, il y a Ramuz" (Charbonneau, Le sentiment de la nature, force révolutionnaire, Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest, juin 1937)  

Comme chez Giono, encore, et d'autres, la machine menace la joie du contact direct avec la matière et, si elle le met à l'abri des risques (ce qui n'est pas le cas car l'usage de la machine, jusqu'à ce jour, cause beaucoup d'accidents du travail), elle est source d'un profond ennui, tout comme les loisirs "mathématiquement organisés" (Remarques, op.cité).  que la société moderne lui offre,  cette "machine sociale" où le goût de l'aventure aurait disparu.  Comme Giono encore, l'homme archétypal reste le paysan, qu'il oppose comme victime principale du monde moderne à tous les autres, qui cherche à "unifier l’homme par la suppression du paysan" mais aussi à ce que "la race mécanicienne" soit identique partout, "à l'unité interchangeable", "à l'homme standard dont l'Américain réalise déjà le type""  (Taille de l'homme, op.cité).  Les centres commerciaux, les milliers de magasins franchisés, la grande majorité des objets manufacturés, les marques de produits, etc.,  reproduits uniformément de par le monde sont des faits qu'on peut déplorer pour leur artificialité, leur pauvreté créative et parfois, leur laideur, et qui n'ont cessé de confirmer, année après année, le rejet d'un monde où la vie spirituelle et physique de l'individu a été appauvrie par l'argent et la technique.  Comme ses contemporains, Ramuz voit se construire un monde où la relative lenteur fait place à la vitesse qu'offre la technique, celle du train, de l'automobile, où la parole peut ne pas être directe entre les personnes (téléphone, radio) ; sans compter que la plupart de ces inventions contrecarrent certaines fonctions naturelles du corps, comme la marche et l'effort physique (il ne monte plus les escaliers mais prend l'ascenseur).  L'écrivain pressent déjà le développement sans fin d'une "multitude d’engins de tout genre, construits en série, dont l’homme vient seulement de prendre l’habitude et dont il ne peut déjà plus se passer"  Paris (notes d’un Vaudois), Editions d'Aujourd'hui , Henri-Louis Mermod, Lausanne, 1938.  Sans évaluer de manière contradictoire l'invention de la TSF, pourtant un objet technique d'une valeur intéressante  dans son rapport au progrès, l'auteur la diabolise en affirmant qu'avec elle "la bêtise de l’homme ou sa médiocrité... se font entendre à des kilomètres" et que ces dernières seront ainsi démultipliées dans la société  (Remarques, op.cité).  Pourtant c'est bien le train que prend Ramuz pour aller à Paris et non la voiture à cheval et ce sont bien des objets techniques comme le phonographe et la radio, produits dans son pays, le Jura Vaudois, dont il vantera les mérites, au titre de sa qualité de fabrication. C'est par le même raisonnement qu'il justifiera "la fabrique de chocolat la plus perfectionnée" car elle ne devrait rien à la machine mais tout à "l'excellence de son laitage"  (La Suisse Romande, Grenoble, Editions Arthaud, 1936).  C'est ainsi que Ramuz finit par accepter, de manière assez contradictoire avec beaucoup de ses propos, une industrie respectueuse de "certaines valeurs toutes primitives, et héréditaires, et par là même très authentiques, dont elle n’est que le prolongement"  (op.cité)  :

 

Le raisonnement donne l’impression d’une certaine ambivalence : industrie et technique sont vilipendées partout dans le monde occidental ou soviétique, mais pas… en Suisse romande, lorsque c’est le paysan romand qui devient lui-même ouvrier. Émettons l’hypothèse suivant laquelle chez Ramuz l’exaltation du paysan et du pays romands prime sur la critique de la modernité technique – en tout cas, ce serait là, en pays romand, qu’un modèle d’industrialisation harmonieuse pourrait voir le jour."   (Moatti, 2018) 

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“ Nous sommes bien décidés à faire une révolution”

C'est ce que déclare solennellement, par la plume d'Antonin Artaud, le Bureau de Recherches Surréalistes le 27 janvier 1925, en précisant que le surréalisme "est un moyen de libération totale de l'esprit et de tout ce qui lui ressemble" et que les surréalistes sont "des spécialistes de la Révolte"Convaincus d'être loin au-dessus de la mêlée, à la manière de Nietzsche, ils lancent "à la Société cet avertissement solennel : Qu'elle fasse attention à ses écarts, à chacun des faux-pas de son esprit nous ne la raterons pas. 7° A chacun des tournants de sa pensée, la Société nous retrouvera." (op.cité).  Pas une seule femme parmi les vingt-six signataires de cette tribune "révolutionnaire" :  Louis Aragon, Antonin Artaud, Jacques Baron, Joë Bousquet, J.-A. Boiffard, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Pierre Naville, Marcel Noll, Benjamin Péret, Raymond Queneau, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam et enfin,  Roland Tual.  

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Le 24 juin 1917, certains d'entre eux avaient collaboré à la première représentation d'un "drame surréaliste", Les mamelles de Tirésias. de Guillaume Apollinaire. Soupault y était souffleur. Breton avait participé à la préface de la pièce (Read, 2000).  "Pablo Picasso a prétendu inventer le mot "surréalisme" : « Ils n’ont pas compris ce que j’entendais par “surréalisme” quand j’ai inventé ce mot, qu’Apollinaire a ensuite imprimé : quelque chose de plus réel que la réalité. »"   (Daniel-Henry Kahnweiler (1884-1979), Gespräche mit Picasso (1959), dans Picasso p., Propos sur l’art, dirigé par Marie-Laure Bernadac et Androula Michael, Paris, Gallimard, 1998).  Ce que nous savons avec certitude, c'est que le mot "surréalisme" apparaît pour la première fois sous la plume d'Apollinaire dans la préface de sa pièce théâtrale intitulée Les mamelles de Tirésias, œuvre théâtrale sous-titrée "drame surréaliste", représentée pour la première fois le 24 juin 1917 "Pour caractériser mon drame je me suis servi d’un néologisme qu’on me pardonnera car cela m’arrive rarement et j’ai forgé l’adjectif surréaliste qui ne signifie pas du tout symbolique comme l’a supposé M. Victor Basch, dans son feuilleton dramatique, mais définit assez bien une tendance de l’art qui si elle n’est pas plus nouvelle que tout ce qui se trouve sous le soleil n’a du moins jamais servi à formuler aucun credo, aucune affirmation artistique et littéraire.

L’idéalisme vulgaire des dramaturges qui ont succédé à Victor Hugo a cherché la vraisemblance dans une couleur locale de convention qui fait pendant au naturalisme en trompe-l'œil des pièces de mœurs dont on trouverait l'origine bien avant Scribe, dans la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée. Et pour tenter, sinon une rénovation du théâtre, du moins un effort personnel, j'ai pensé qu'il fallait revenir à la nature même, mais sans l'imiter à la manière des photographes. Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi du surréalisme sans le savoir."  (Apollinaire, Les mamelles de Tirésias, Paris, Editions SIC, 1918). 

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Guillaume Apollinaire, Les mamelles de Tirésias (op. cité), illustration de couverture par Serge Férat (Férart, Ferrat, du nom du Cap-Ferrat), pseudonyme de Sergueï Nikolaïevitch Yastrebzov (1878-1958), peintre russe émigré en France connu sous divers pseudonymes (Roudniev, Jean Cérusse, etc.).  Apollinaire lui suggéra de franciser son nom tout comme il "conseilla à Ludwig Markus de prendre pour pseudonyme le nom d'une petite localité de Seine-et-Oise : Marcoussis" (Levé, 1993). 

L'œuvre porte non seulement un discours féministe (il est en cela, nous le verrons très peu représentatif du mouvement surréaliste) mais soulève aussi la question transgenre, et ce n'est pas un hasard si elle a été montée par Olivier Py  (mars 2023, Théâtre des Champs Elysées)

 
A l'opposé des cultures élitistes qui n'ont cessé de dominer le monde et imposé un système normatif de société, les surréalistes ont "valorisé les marges : marges sociales, avec l’intérêt pour la culture populaire (cinéma, publicité, carte postale), pour les figures d’aliénés ou de criminels ; marges culturelles, avec la valorisation des civilisations extra-occidentales."  (Bridet, 2012).    Ils veulent opérer "une  subversion de la vie et une révolution de la société.", faire des mots "une arme contre la famille, la patrie, la religion et la bourgeoisie" (op. cité).  Les surréalistes et les dadaïstes partagent un rejet de tout ce qui a été érigé en norme par les élites et qui étouffe la liberté des individus,  de tous les généraux et les politiques qui ont encouragé et alimenté les horreurs de la première guerre mondiale,  mais si les adeptes de dada s'en tiennent à la dérision, à l'absurde, voire à la bouffonnerie, le  "surréalisme choisit d'aller plus loin, de prendre le taureau par les cornes, d'affronter la Gorgone à visage découvert. Bref, de s'exposer aux coups. Et les coups ne lui manquèrent pas. Faire face aux applaudisseurs du grand massacre, c'était accepter par avance de se faire traiter de lâches, de défaitistes, de « Boches », encourir à l'occasion procès et condamnations. Michel Leiris, en 1925, se trouvera à deux doigts du lynchage pour avoir osé crier en public : « Vive l'Allemagne ! »"  (Alain et Odette Virmaux, Les grandes figures du surréalisme, éditions Bordas, 1994). 

A la manière d'une invasion violente, Breton voulait que se déchaînent des "hordes de mots littéralement déchaînés... Elles pénétreront sans hâte, à coup sûr, dans les petites villes idiotes de la littérature qui s’enseigne encore et, confondant sans peine ici les bas et les hauts quartiers, elles feront posément une belle consommation de tourelles" (André Breton, Second manifeste du surréalisme, 1929).  On comprend alors aisément les passerelles qui ont pu se tendre entre divers mouvements révolutionnaires (parti communiste, groupe Octobre : cf. plus bas) qui "avaient le même désir de destruction de la société capitaliste et des valeurs bourgeoises"  (Bridet, 2011),  sans jamais parvenir à une vision commune, certains pensant leur méthode supérieure aux autres, d'autres prenant chez l'une ou l'autre ce qui lui paraissait servir la cause révolutionnaire.  Ce qui est sûr, c'est que tous ces groupes révolutionnaires  avaient un ennemi commun avec le parti communiste, à savoir la bourgeoisie, celle-là même qui a érigé "le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur" (André Breton, Second manifeste... op. cité).   En mai 1927,  André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, Benjamin Péret et Pierre Unik font connaître leur adhésion au parti communiste dans une brochure intitulée Au grand jour  (Bandier 1992 ; Cuénot, 2014).    

A l'automne 1925, Aragon connaît son chemin de Damas et se met à répandre la bonne parole communiste avec un zèle effréné au sein du mouvement surréaliste (Reynaud-Paligot, 2007).  Il présentera avec Breton et le communiste Marcel Fourrier, qui dirige la revue Clarté (1921-1928) avec un autre surréaliste, Pierre Naville,  une motion affirmant que "la révolution ne peut être conçue par nous que sous sa forme économique et sociale..."  (Archives du surréalisme, "Vers l'action politique", juillet 1925-avril 1926, présenté et annoté par Marguerite Bonnet, Nouvelle Revue Française [NRF], Gallimard, 1988, tome 2, 23 octobre 1925).  Cependant, Aragon, tout en menant une intense activité révolutionnaire, de 1926 à 1928, a une liaison avec une richissime héritière, Nancy Cunard, et mène une vie de dandy,  voyageant luxueusement dans toute l'Europe. 


Plus généralement, le surréalisme agit peu dans la sphère socio-politique elle-même, d'où émergent toutes les révolutions sociales : "si les surréalistes pratiquent parfois l’action directe, elles relèvent à peu près uniquement de la vie poétique, artistique ou intellectuelle"   (Bridet, 2011).   C'est par la plume que les surréalistes manifestent surtout  leur détestation féroce des institutions bourgeoises, au premier rang desquels il faut citer l'éternel révolté René Crevel, qui ira jusqu'à préconiser dans un numéro spécial de la Revue Clarté "quelque dynamite capable de réduire en miettes les institutions et les méthodes de notre cher pays" (« L’oubli de la guerre. », Clarté, N° 18, 1922)S'il ne semble pas avoir été inquiété par la justice, d'autres surréalistes, en revanche, seront poursuivis, tel Aragon, pour "provocation au meurtre dans un but de propagande anarchiste", après avoir écrit son poème Front Rouge, ou encore,  Georges Sadoul, 
 

 

                                                        Front rouge

 

Pliez les réverbères comme des fétus de pailles
Faites valser les kiosques les bancs les fontaines Wallace
Descendez les flics
Camarades
descendez les flics
Plus loin plus loin vers l’ouest où dorment
les enfants riches et les putains de première classe
Dépasse la Madeleine Prolétariat
Que ta fureur balaye l’Élysée
Tu as bien droit au Bois de Boulogne en semaine
Un jour tu feras sauter l’Arc de triomphe
Prolétariat connais ta force
connais ta force et déchaîne-la
II prépare son jour il attend son heure sa minute la seconde
où le coup porté sera mortel et la balle à ce point sûre
que tous les médecins social-fascistes
Penchés sur le corps de la victime
Auront beau promener leur doigts chercheurs sous la chemise de dentelle
ausculter avec les appareils de précision son cœur déjà pourrissant
ils ne trouveront pas le remède habituel
et tomberont aux mains des émeutiers qui les colleront au mur
Feu sur Léon Blum
Feu sur Boncour Frossard Déat
Feu sur les ours savants de la social-démocratie
Feu feu j’entends passer
la mort qui se jette sur Garchery Feu vous dis-je
Sous la conduite du parti communiste
SFIC
Vous attendez le feu sous la gâchette
Que ce ne soit plus moi qui vous crie
Feu
Mais Lénine
Le Lénine du juste moment

Louis Aragon, Front rouge, poème paru dans la revue Littérature de la révolution mondiale, août 1931. 

 

Benjamin Péret fut un des rares surréalistes, comme Marcel Noll, à avoir été non seulement un manifestant politique, par ses articles journalistiques, ou encore au Brésil où il fut arrêté pour ses activités dans les rangs de l'Opposition de gauche internationale, mais aussi un combattant politique, comme en Espagne, où il lutta dans les rangs antifascistes durant la guerre civile en 1936 tout comme Noll, qui y laissera sa vie  (Dictionnaire bibliographique du Mouvement ouvrier et du Mouvement social  Le Maitron). C'est en tout cas au nom du principe politique que le mouvement exclut Antonin Artaud "parce qu’il refuse la politisation du mouvement et son rapprochement avec le Parti communiste."  (Bridet, 2011).  Il ne faudrait pas croire pour autant que tous les surréalistes se préoccupent à ce point de politique, et, "entre novembre 1925 et mars 1927, ce sont toujours les mêmes noms surréalistes que l’on retrouve au sommaire de la revue Clarté : Aragon, Breton, Desnos, Éluard, Leiris et Péret."   (op. cité).  

 

Par sa nature même, littéraire et artistique, le surréalisme s'appuie sur une culture qui demeure plutôt élitiste. Beaucoup de leurs membres viennent d'ailleurs de milieux bourgeois ou de la classe moyenne, et peu des milieux ouvriers.  Cependant, nombre d'entre eux connaîtront  une précarité économique pour diverses raisons, faute de métier rémunéré, de soutien financier, en particulier. Cette situation sociale "joue sans doute un rôle dans la proximité subjectivement éprouvée avec le prolétariat et dans l’attrait exercé conséquemment par le Parti communiste."   (Bridet, 2011).  

 

Malgré les intentions affichées de Breton, lors du Second Manifeste, de prévenir les nouveaux entrants de la supériorité de l'intérêt collectif du mouvement sur les ambitions propres, on assistera à beaucoup de batailles d'ego, dans lesquelles Breton lui-même aurait pu détenir la palme. En 1962, André Breton (1896-1966) rappelait les buts que s'étaient fixés les surréalistes autour de lui :  "transformer le monde, changer la vie... Aussi, le surréalisme garde-t-il les trois grandes directions de son effort : accroître la poésie, la liberté, l'amour..."  (A. Breton, interview de Jacqueline Piatier, Journal Le Monde, janvier 1962).  La liberté, oui, mais d'abord la sienne, et l'amour, plutôt des femmes que celui de son prochain.  

Il y avait d'évidence une part d'immaturité dans l'effervescence surréaliste, et ce n'est pas un hasard si elle est le fait, à ses débuts et pour l'essentiel, de très jeunes hommes autour d'une petite vingtaine d'années, pour la plupart, dont les meneurs se livrent régulièrement à des batailles de coqs.  Janvier 1926, par exemple, au Théâtre des Champs Elysées, où la danseuse Gertrud Valesca Somes, dite Valeska Gert, est prise à parti parce qu’elle présente des danses prétendument "surréalistes"  : « Breton venu là sans intention mauvaise, se leva au sixième pas, hurlant “assez, assez”. Éluard criait “au bordel, emmenez-là au bordel”, Ernst se tenait immobile mais circonspect, Pierre de Massot, lui, ne savait que siffler dans une espèce de chose à roulettes. Monsieur Yvan Goll […] se leva en hurlant “mais c’est cela le vrai surréalisme, tous vos rêves quelle frime”.  Breton se rue sur lui mais avant de parler, il reçoit le plus beau coup de poing dans la gueule que j’ai vu donner. […] C’est le moment qu’Artaud saisit pour insulter la salle […] J’ai reçu un coup de poing par derrière […] la danseuse dansait toujours […]. C’est alors que la force publique jugea bon d’intervenir »  (Georges Sadoul, Lettre à André Thirion, probablement de novembre 1926, Bibliothèque Jacques Doucet, fonds Georges Sadoul, cote 34.867).  La même année, au mois de mai, Simone Breton déployait au Théâtre Sarah Bernard, avec Max Morise, semble-t-il,   un drapeau rouge sur lequel était écrit : "Vive Lautréamont", tout en jetant des loges de petits tracts où étaient imprimés en rouge "Protestation", pendant qu'Aragon lançait des séries de "Merde" au public, contre ce ballet de Max Ernst et Joan Miro monté par Serge de Diaghilev "considéré comme une trahison, comme une façon de se mettre au service du capitalisme."  (Georges Sadoul, manuscrit inédit appelé "Cahier Jeunesse", cf. Vignaux, 2016). 

 

Yvan Goll   :  Querelles d'ego, encore, autour de la nature du surréalisme, avant même la parution, le 15 octobre 1924, du Manifeste du surréalisme / Poisson soluble, d'André Breton : « Il est ridicule de vouloir faire une "Révolution" surréaliste pour se poser ensuite en dictateur du surréalisme.   Monsieur Breton, prenez--en votre parti, vous ne serez pas le Pape du surréalisme" (Y. Goll, Journal Littéraire, 30 août 1924). Quatre jours avant le Manifeste paraissait l'unique numéro de sa revue Surréalisme :

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Voilà un mouvement épris de liberté sans cesse en train de juger,  de condamner tour à tour tel ou tel membre pour telle ou telle forme que revêt sa créativité.  Aragon subit les foudres du mouvement, Breton en tête, pour ses activités romanesques, un genre condamné par le mouvement, comme les activités journalistiques  (Reynaud-Paligot, 2007).  Passe encore la condamnation de la collaboration à des revues bourgeoises, mais l'activité romanesque elle-même, indépendamment de son objet ? Une action digne d'une censure dictatoriale, ni plus ni moins, bien loin des grands principes affichés, comme celui d'affirmer indissociable "la liberté de pensée" et  "celle d'exprimer cette pensée" (André Breton, "La dernière grève", article de La Révolution surréaliste, n°2, janvier 1925).   A l'inverse, le parti communiste n'acceptera pas Aragon tant qu'il ne renoncera pas à ses activités surréalistes, mais nous avons vu ailleurs que le parti communiste, d'ici ou d'ailleurs, n'a rien d'un parangon de liberté et de fraternité non plus.

 

On ne peut détailler ici toutes les manifestations amour-haine entre communistes et surréalistes, en particulier via le groupe communiste Clarté, entre 1925 et 1935,  ni les volontés et actions autoritaires, totalisantes du mouvement surréaliste envers les membres de son propre groupe, mais on se doit d'évoquer ici la détestable misogynie que les mâles surréalistes ont longtemps véhiculée :

 

"Le mouvement surréaliste cherche à se distinguer d’un certain type de féminité et des modes de pensée ou des pratiques qui lui sont attachés. Mépris des femmes ? C’est encore trop peu. Les textes surréalistes révèlent un imaginaire marqué par une véritable sadisation du corps féminin. Le fait marquant n’est pas seulement la présence tutélaire de Sade dans Le Surréalisme au service de la révolution et sa défense contre toute tentative de lire son œuvre en terme psycho­pathologique, mais la cruauté exercée dans maints textes à l’égard d’un corps adoré mais violenté ou mis en pièce plus souvent qu’à son tour."   (Bridet, 2012).  

Les femmes ne participent pas ou très peu aux travaux collectifs des surréalistes et ne les signent quasiment jamais, et le sommaire des deux grandes revues surréalistes, La Révolution surréaliste (décembre 1924 à décembre 1929) et Le Surréalisme au service de la révolution (juillet 1930 à mai 1933),  "ne compte aucun texte majeur écrit par une femme, que ce soit d’un point de vue théorique ou formel."  (op. cité). Quand elles y écrivent, c'est un texte unique qu'il faut presque toujours compter (Renée Gauthier, Fanny Beznos, Symone Monnerot, Greta Knutson, Marie-Berthe Ernst, Gala Éluard) à l'exception de Valentine Hugo, qui signera trois textes.  

L'invisibilisation elle-même n'est pas propre au surréalisme, mais à une époque encore très patriarcale, et les revues NRF, Europe ou Les Cahiers du Sud, par exemple, n'échappent pas plus à la règle.  En revanche, chez les surréalistes, elles font l'objet de nombreuses représentations qui ne sont pas sans rappeler l'idéal féminin du troubadour médiéval, celui qui ne se préoccupe pas des désirs de la femme elle-même, mais du sien propre auquel la femme doit se confondre. Les surréalistes ont aussi usé et abusé du rôle archaïque de la femme de muse, de vecteur d'énergie, détentrices de secrets primordiaux, toujours au bénéfice du mâle poète qui en tirera profit.  A cela s'ajoute, des  fantasmes pornographiques, où les femmes sont représentées nues, en petite tenue ou  habillées en maîtresse d'école, religieuse ou prostituée  (Bridet, 2012).  
 
Associé à la virginité, le désir de viol est très présent dans la production surréaliste, en particulier chez Artaud, Dali, Péret  ou encore Giacometti, et parfois même de meurtre (cf. Robert Desnos, Journal d’une apparition, La Revue Surréaliste, n° 9-10 d'octobre 1927,  ou encore La baie de la faim , dans la même revue, n° 4, de juillet 1925).   Sans aller jusque-là, les nombreuses amputations de corps féminin : main, pieds, tête...  (op. cité)   témoignent d'un désir conscient ou inconscient d'ôter aux femmes les moyens de leur indépendance, de leur liberté, réduites à des objets du fantasme masculin.  Un épisode traduit en particulier cette détestation profonde de la femme, celui qui voit les surréalistes s'emparer des problèmes conjugaux de Charlie Chaplin pour faire le procès de la femme mariée. A l'opposé de ce qui agitera bien plus tard  le mouvement Me Too, c'est la femme de Chaplin qui sera mise en cause pour la plainte déposée contre son mari, en particulier pour l'avoir contrainte à pratiquer des fellations forcées. Violemment insultée, elle devient "une de ces garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes sœurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et de tous les amours." (Hands off love, dans La Revue Surréaliste, n° 9-10 d' octobre 1927,). dans un texte très instructif de l'aveuglement total des surréalistes de la condition féminine et du profond égoïsme dans lequel la société patriarcale les a plongés : "Concernant plus spécialement le mouvement, certains indices ne trompent pas, qui indiquent un certain mépris, voire une véritable haine des femmes. La femme : voilà l’ennemi, dans ce qui ressemble véritablement à une guerre des sexes." (Bridet, 2012). Par ailleurs, malgré différents textes d'exploration de la sexualité qui sont novateurs par certains côtés, en abolissant des frontières nettes entre les sexes, en s'ouvrant à de multiples identités sexuelles, le mouvement surréaliste conserve "une très nette homophobie – et pas seulement chez Breton – puisque la pédérastie est très souvent mentionnée à des fins polémiques" (op. cité).  

 

 

 

« Le voyou au pâle visage »    

 

 

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Derrière ce portrait,  se cache le titre d'un entretien donné par Michel Leiris sur Prévert ("Le voyou au pâle visage", entretien avec Jean Paul Corsetti, Europe, août-septembre 1991). A l'arrière-plan d'un certain nombre de poèmes drôlatiques de Jacques Prévert   (1900-1977), en effet, se dessine une toile de fond très contestatrice. Il n'a pas cherché à construire de longs discours philosophiques, préférant distiller pêle-mêle ses sentiments, ses convictions tranchantes, au travers d'une œuvre hétéroclite dans la forme (poèmes, pamphlets, chansons, collages, théâtre, cinéma, etc.), mais dont de nombreux objets sont profondément liés à une vision philosophique de type libertaire, anarchiste, contestatrice du monde que cherchent à imposer les serviteurs de la bourgeoisie. Il a aimé fréquenter un moment les surréalistes : "Militaires, religieuses, policières, les grandes supercheries sacrées les faisaient rire, et leur rire, comme leurs peintures et leurs écrits, était un rire agressivement salubre et indéniablement contagieux." (J.Prévert et André Pozner, Hebdromadaires, guy autier éditeur, 1972)

 

Son tout premier recueil, Paroles, s'ouvre sur un poème écrit en 1931 (Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris-France,  une sorte de miroir d'un monde absurde et monstrueux que rejette le poète par tous les pores, qui fait de la société un vaste troupeau bien docile, sous la houlette de chefs pour lesquels l'auteur ne cache pas son dégoût : "têtes de boules puantes", "têtes d'animaux malades de la tête" (Tentatives... op. cité).  Ce sont eux, en effet, qui créent et entretiennent ce monde de relations artificielles et mortifères entre les humains, et le poète a besoin de multiplier l'anaphore pour énumérer leurs travers :  "ceux qui pieusement..." Hymne, dans Les Chants du crépuscule de Victor Hugo (1835),  parlait de la révolution de 1830. Pour Prévert, "il va d'abord s'agir d'une dénonciation des profiteurs de 1930, de ceux qui vivent de la patrie, de ceux qui s'engraissent aux dépens du peuple" selon Jean-François Kahn (Notes dans Jacques Prévert, Œuvres complètes I, La Pléiade Gallimard, 1992) ;  "Ceux qui inaugurent... qui tricolorent... qui brossent à reluire... qui bénissent les meutes.... qui donnent des enfants aux canons... ivres d'histoire de France et de Pontet-Canet"  (op. cité).   Prévert écrit aussi dès 1928  des scénarios de film, et il est même acteur dans   Prix et profits ou La pomme de terre,  un court documentaire muet (18 mn) d'Yves Allégret, de 1931, commandé par la Coopérative Freinet,  dont on conseille vivement le visionnage, à la fois très instructif et très révolutionnaire, qui raconte de manière aussi sobre que limpide comment le commerce ruine les petites gens et engraisse ceux qui l'organisent et qui est diablement  d'actualité en 2023. 

 

Ces bourgeois appartiennent à la crème de la crème, puisqu'ils sont invités à l'Elysée, invariablement associés aux  représentants du Capital : "à travers des yeux cartonnés de crocodile un gros industriel verse de véritables larmes de joie, un plus petit mordille la table (...)  Et ceux qui étaient venus pour vendre du charbon et du blé vendent du charbon et du blé et de grandes îles entourées d’eau de tous côtés, de grandes îles avec des arbres à pneus et des piano métalliques bien stylés pour qu’on n’entende pas trop les cris des indigènes autour des plantations quand les colons facétieux essaient après dîner leur carabine à répétition"  (op. cité). Dos à ce monde factice, coupé des réalités sociales, où il est "insensé, dit le préfet", de ne pas avoir "de cuillère spéciale pour le chocolat glacé", il y a " les hommes sans chemise couchés sur les bancs, couchés pour un instant, car c’est défendu de rester là un peu longtemps", "les hommes dans les asiles de nuit faire le signe de la croix pour avoir un lit, et les familles de huit enfants «qui crèchent à huit dans une chambre... la mère qui meurt doucement sur son dernier enfant, le reste de la famille qui s’enfuit en courant et qui, pour échapper à sa misère, tente de se frayer un chemin dans le sang (...)  (op. cité). Et le soleil "ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine... qui fabriquent des épingles à cheveux... qui l'hiver se chauffent dans les églises..." etc. etc., Prévert clôt le poème en égrenant un très long chapelet d'existences malheureuses.  

 On comprend alors aisément que Prévert, même s'il ne s'est jamais enrôlé sous une bannière ou sous une autres,  partageait un certain nombre de de convictions avec les mouvements de la gauche radicale. Dans le premier numéro de La Scène ouvrière "organe mensuel de la Fédération du théâtre ouvrier de France", en 1932, Prévert déclarait  :  "Pour les hommes, pour les prolétaires, il n’y a pas de théâtre. Dès qu’on présente un ouvrier, un paysan sur une scène française, c’est pour le tourner en ridicule, ou pour le montrer d’abord révolté au premier acte, plus réfléchi au second, plus calme et trahissant sa classe au troisième. Ce n’est pas le moment de se laisser endormir, il faut critiquer vite, dire non." (in Laster, 2012)  Nous sommes alors dans l'époque faste du théâtre populaire inspiré des organisations prolétariennes d'éducation culturelle issues de  la révolution russe d'octobre 1917, dites Proletkult, terme proposé par le comédien ouvrier Vasily Ignatov (1884-1938), qui fut comme tant d'autres assassiné lors des purges staliniennes.  Et avant même que se forme un répertoire communiste, c'est la révolution française qui inspira les révolutionnaires russes, en particulier par le biais de Romain Rolland, et de son Théâtre de la Révolution, un ensemble de huit pièces écrites entre 1898 et 1938, dont Le Quatorze Juillet fut la première production du Théâtre du Proletkult, à Petrograd, sous le titre La Prise de la Bastille, lors du premier anniversaire de la révolution, en novembre 1918  (Boufenghour Jolly, 2017)

Dans le sillage de cette éducation populaire russe, on pratique l'aguitatsi i propagandi, "agitation et propagande" où ce dernier mot, en  russe, n'a pas l'acception péjorative que lui donnera la langue française, mais signifie seulement la "diffusion" d'idées : ce sera l'agit-prop (agitprop). Le mouvement fleuri  en Europe, d'abord en Allemagne, où le communiste Erwin Piscator crée en 1920 le théâtre ouvrier, prolétarien, un théâtre documentaire, d'éducation populaire, dont son spectacle Trotz alledem (Malgré Tout), présenté en juillet 1925, donne la mesure, en retraçant l'histoire du mouvement révolutionnaire allemand, du début de la guerre  14-18 à l'assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg.  Le projet ambitieux  de Piscator "devait englober les sommets révolutionnaires de l’histoire humaine, depuis le soulèvement de Spartacus jusqu’à la Révolution russe"   (Piscator E., Das politische Theater / Le Théâtre politique (1929), traduit par A. Adamov, Paris, L’Arche, coll. « Le Sens de la marche », 1972, p. 63). 

En 1932, Raymond Bussières (1907-1982),  acteur  militant, communiste,  syndicaliste,  collecte avec des amis issus du groupe Prémices des articles croustillants dans divers journaux et les apportent à Prévert, découvert par l'entremise de Paul Vaillant-Couturier (1892-1937), dirigeant communiste, rédacteur en chef de l'Humanité et Léon Moussinac (1890-1964), journaliste, historien du cinéma, entre autres.  Prévert s'en empare pour concocter le  texte du premier spectacle, Vive la presse !  Ayant ainsi trouvé avec Prévert un contenu plus radical pour leurs textes, les compères se séparent du groupe Prémices pour créer un groupe plus militant, ce sera le groupe Octobre, baptisé ainsi n l'honneur de la révolution russe d'octobre 1917, dont l'activité d'agit-prop  sera brève (1932-1936) mais foisonnante. Le groupe vit de manière communautaire et, politiquement très engagé, il se forme au tout début autour de Raymond Bussières, Jacques Prévert,  Louis Bonin  (alias Lou Tchimoukov, un nom fantaisiste pour la consonance russe),  et Jacques-Bernard Brunius  (interview de R. Bussières, dans Le groupe Octobre, Emission d'archives d'Emmanuel Laurentin, La Fabrique de l'Histoire, France Culture, 13 juillet 2011) petit groupe auquel se joindra rapidement, en particulier,  Jean-Paul Dreyfus dit J-P Le Chanois (1909-1985), rédacteur à la Revue du cinéma, acteur, monteur, puis réalisateur de cinéma, militant communiste, syndicaliste.   Raymond Bussières dira  : "on ne voulait pas faire du théâtre, mais la révolution" et le mouvement se rattachera à la Fédération du Théâtre Ouvrier Français, FTOF (Bussières Raymond, dit Bubu, article Le Maitron)

 

La chose n'est pas nouvelle et dès la fin du XIXe siècle, il existe des expériences théâtrales (en particulier anarchistes) dans les meetings, coopératives, fêtes ouvrières, etc, qui mêlent amateurs et professionnels,  où le chœur parlé est une pratique revendiquée contre le théâtre bourgeois en particulier pour mettre en avant le collectif et non l'acteur vedette (Le groupe Octobre, Emission...op. cité).  L'ensemble des productions des compagnies de théâtre issues de contre-pouvoirs font l'objet d'une surveillance des Renseignements Généraux, qui envoie des hommes assister aux  représentations, non seulement du groupe Octobre mais d'autres troupes, communistes ou anarchistes, telles la La Phalange Théâtre, Le Théâtre d'action internationale de Léon Moussinac, Porte-voix rouge ou encore Blouse bleue,  et dans certains cas, certaines pièces sont interdites par Chiappe (cf. plus bas), comme Bougre de Niakoués, une pièce radicalement anticoloniale montée par  la Phalange Théâtre (Le groupe Octobre,  op. cité)

Dans Vive la presse !, on entend un chœur lancer un avertissement au public  ouvrier, qui pouvait se trouver dans les usines, les guinguettes, les fêtes, les meetings, les grèves,

etc. :   

"Attention camarades, attention,
Mourir pour la patrie, c'est mourir pour Renault,
Pour Renault, pour le pape, pour Chiappe,
Pour les marchands de viande, pour les marchands de canon.
Ici les enfants jouent avec la tuberculose dans le ruisseau..."  

    Chiappe        :  Jean Chiappe (Jean Baptiste Pascal Eugène C., 1878-1940), haut fonctionnaire, préfet de police de Paris de 1927 à 1934,  sympathisant d'extrême-droite et des royalistes (Action Française, journal Gringoire, Fédération nationale des Camelots du roi...),  Il réprimera les manifestations communistes, censurera le film l'Âge d'or de Buñuel en 1930, en particulier. 

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Suivirent, parmi les spectacles les plus connus :  en 1933 : Pars à la guerreécrit par Prévert, toujours, à l'occasion de l'Olympiade internationale du théâtre ouvrier, à Moscou. La Décade, qui eut lieu entre les 15 e 25 février 1933, La bataille de Fontenoy ; L'avènement d'Hitler, écrit le  jour même (30 janvier) où  le sinistre führer est nommé chancelier par le président du Reich, Paul von Hildenburg. De retour de Moscou, le groupe Octobre joue Les Fantômes, "pour l’inauguration, le 9 juillet, de l’école Karl-Marx de Villejuif (dont le maire était Paul Vaillant-Couturier)" et La Tête sur les épaules, pour protester contre les procès de Dimitrov et de Thaelmann" (Dictionnaire Le Maitron, article Jacques Prévert),  que l'Allemagne fasciste intente à des communistes et qui font partie d'une vaste chasse entamée contre tous ceux qu'ils considèrent comme leurs ennemis.  

Suivirent Le père Noël, Un drame à la cour, Sauvez les nègres de Scottsborough, en réaction à l'injuste mise en accusation de deux Noirs américains dans une affaire de viol ;  La Crosse en l'air (1936), 

"Ne laissez pas vos frères noirs aller sur la chaise électrique

Serrez les rangs

Serrez les poings

Un assassinat se prépare

Tous contre l’impérialisme mondial

Toutes les races

Une seule couleur : Rouge !..."

Prévert,  Sauvez les nègres de Scottsborough.

"POINCARÉ : A la guerre comme à la guerre ! Un militaire de perdu, dix de retrouvés !! Il faut des civils pour faire des militaires !!!  Avec un civil vivant on fait un soldat mort !!!! Et pour les soldats morts on fait des monuments !!!!!  Des monuments aux morts !”

Prévert, La Bataille de Fontenoy.

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Gardienne de l'ordre religieux, militaire ou colonialiste, la droite enterrera ce mouvement météore avec sarcasme : "«Guignol et patronage », « Mascarade communiste », « Vague revue de cabaret »… " (Le Groupe Octobre : quand Jacques Prévert écrivait des pièces de théâtre militantes et bizarroïdes,,   article du Nouvel Obs,  22 juillet 2022).   Plus tard, Prévert conclura  sobrement : "Moi, j'ai abandonné au moment des accords Laval, c''était le moment où, dans les milieux ouvriers, il devenait de bon ton de remplacer l'Internationale par la Marseillaise. Cela ne me plaisait pas, parce que La Marseillaise je la connaissais depuis que j'étais tout petit, je l'avais vue à toutes les sauces. Et j'aimais bien l'Internationale. Alors cela s'est arrêté là."   (oCToBRe, Sketchs et chœurs parlés pour le groupe Octobre (1932-1936),  textes de J. Prévert réunis par Michel Fauré, Editions Gallimard, 1977 ).

 

 

revolutionnaires

 

 

 

 

 

 

« Révolutionnaires malgré nous »    

 

 



 

Il faut réserver ici une place particulière à deux penseurs et amis bordelais qui ont travaillé ensemble la question du devenir de la civilisation moderne,  Bernard Charbonneau  (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994), le premier agnostique, le second devenu théologien protestant sans avoir été élevé dans la religion.  Au même moment où des hommes associés au pouvoir et à l'oligarchie capitaliste prenaient part très activement à la construction d'une Europe des affaires (cf. L'Europe des Seigneurs), d'autres, nous l'avons vu, réfléchissaient aux graves problèmes causés par l'ordre du monde établi et faisaient entendre leurs voix discordantes, pour que les citoyens puissent s'emparer de la question de leur destin commun. 

 

Le duo gascon, qui avait commencé de collaborer aux revues Esprit et Ordre Nouveau, finira en 1937-38 de tomber profondément en désaccord avec le personnalisme de Mounier (cf.  Les relents du catholicisme...) et de beaucoup d'autres penseurs catholiques et entameront un parcours philosophique sur la base d'idées qu'ils qualifieront plus tard de "post-chrétiennes"  (Roy, 1997) Avant même cette rupture, les deux compères s'étaient déjà distingués en formant en 1934, avec quelques autres, un groupe indépendant de personnalistes dans le Sud-ouest de la France. Dès 1933, Charbonneau affirmait déjà : « Je viens de recevoir le second numéro de la revue et j’avoue que mes craintes se précisent. C’est de moins en moins une voie neuve et de plus en plus « variations sur le thème connu ». […] Esprit est en train de devenir une revue parisienne et littéraire. […] Si je me laissais aller à l’impulsion de cette matinée je crois que je me désabonnerais illico, on ne peut pas dire perpétuellement “à demain”. » (B. Charbonneau, Lettre à Jacques Ellul, 1933) Au travers de cette correspondance,  Ellul manifeste lui aussi le même éloignement d'un prétendu anti-conformisme  :

"Mon vieux, […] Je suis encore en Normandie pour le moment. […] Le niveau des camarades est assez faible. Préoccupation unique de la situation cachée par des mots ronflants d’art, d’idéal et le reste – cependant déjà l’Honneur, la Patrie, tout ça, ça foire. Un Normalien est le seul à peu près intelligent – mais c’est un philosophe, alors! Le pire d’ailleurs, comme tous les Normaliens que je connais, c’est qu’il se dit assoiffé d’action, de non-conformisme, il proteste qu’il n’est pas un intellectuel pur, mais sitôt que l’on passe dans le domaine intellectuel, au lieu d’être aussi concret qu’à table, au lieu de trouver des idées qui le fasse agir, c’est la fusée – intellectuelle au mauvais sens. Intelligence abstraite qui le domine entièrement – et on ne peut pas l’en faire démarrer parce qu’il approuve ce qu’on lui dit. Ce qui le montre assez, c’est le travail qu’il a fait cette année. Chic sujet de diplôme: la psychologie de la publicité. Mais au lieu de la considérer comme un facteur social (influence de la publicité sur la mentalité des hommes) il a vu cela sous l’angle des conditions psychologiques que la publicité doit remplir pour atteindre son but – déplorable! […] Porte-toi bien, Ton ami dévoué" Lettre de J. Ellul à B. Charbonneau, 8 août 1934, dans "Bernard Charbonneau-Jacques Ellul : Correspondance de jeunesse (1933-1946), article de Sébastien Morillon, Revue Foi et Vie, janvier 2012 )

Ellul et Charbonneau posèrent leur propre acte révolutionnaire en écrivant leurs 83  "Directives pour un manifeste personnaliste", qui frappent tout de suite par la référence minimale au christianisme et par la démarche rationnelle qui conduit la réflexion : "Notre doctrine doit être pragmatique dans ses fondements et dogmatique en elle-même – c'est-à-dire qu'elle doit être établie sur des faits matériels et sur l'observation de ces faits – que ces faits doivent être une raison de nous décider dans tel ou tel sens" (op. cité, n°43)

 

Dans ce personnalisme gascon, en effet,  il n'est pas question de poncifs moraux ou théologiques, mais d'une réflexion soucieuse de parvenir  à  "une prise réelle dans cette société au nom des valeurs qui nous faisaient agir et qui étaient pour nous une contrainte intérieure"  (op. cité, n°5) Face à ce que les auteurs qualifient de "perversions complémentaires", à savoir le matérialisme et l'idéalisme, "l'une tournée vers la terre, l'autre vers le ciel"  (op. cité, n°7) sources de division, devrait s'opérer selon eux la réalisation de "l'unité de l'homme"  (op. cité, n°10).  Le premier axe important de leur réflexion s'organise autour de ce qui, par "l'expression de certaines combinaisons matérielles", opérées "sans que la volonté de l'homme ait à intervenir", devient mécaniquement une fatalité. La fatalité de la guerre, par exemple, rendue possible par un stade d'armement avancé, une organisation économique fondée seulement sur le crédit, ou encore la surproduction de biens impossibles à écouler) ou celle du déséquilibre "entre les divers ordres de production", notamment la production agricole, le maintien des prix élevés, l'universalisation des cours, etc.  (op. cité, n°14).  

Le problème de la concentration suscite une formule bien utile à méditer : "Lorsque l'homme se résigne à ne plus être la mesure de son monde , il se dépossède de toute mesure (...) c'est-à-dire lorsque l'homme cesse d'être la mesure de tout pour accepter un monde qu'il ne peut contrôler ; sitôt que l'homme accepte la mort de ses facultés créatrices, il donne libre jeu à la fatalité. Les fatalités comme lois sociologiques naissent de la démission de l'homme"  (op. cité,15 ter ; 19) ; .  Cet abandon d' autonomie, cette sujétion se traduit par la concentration de la production, nécessitant le gigantisme des usines ; la concentration  de l'Etat, dans des limites si vastes qu'elles justifient les guerres de conquêtes : "Il n'y a plus de raison humaine de s'arrêter à telle limite plutôt qu'à telle autre lorsque la patrie ne correspond pas pour un homme à un sol bien déterminé", concentration  de l'administration," qui tend à encercler juridiquement un homme conçu abstraitement et qui ne se rattache plus à rien de réel ; le pays de cet homme est une administration"  (op. cité,15 ter) ; concentration de la population dans les grandes villes, dictée par les conditions de production liée à l'usine, la bourse, la gare, etc., ce qui engendre "cet anonymat général de toute notre société" (op. cité, n°15 quater) ; concentration du capital, non pas la concentration physique évoquée par Marx, mais celle, fictive, du système financier, "plus grave car d'une part elle ne peut être combattue directement en la personne des possédants, d'autre part elle permet un contrôle plus effectif sur l'universalité des capitaux"  (op. cité, n°15 quinter) ;   

 

Les auteurs soulignent pertinemment les deux faces de la technique, l'une d'ordre technologique, l'autre d'ordre intellectuel, dont les principaux piliers sont  :

—  "une intelligence officielle" basée sur des "principes immuable, souvent émanés de Renan. (Facultés, Fichiers, Musées.).

—  une technique économique et financière "devenue tyrannique par la fatalité économique – développement  de l'économie par elle-même (science autonome, en dehors de la volonté humaine)" 

— une technique politique fondée sur la diplomatie, de "vieilles règles du parlementarisme"

—  une technique mécanique, enfin," par un développement intense de la machine, hors de considération des besoins effectifs de l'homme, seulement parce qu'au début avait été posé le principe de l'excellence de la machine". 

Que l'Etat soit capitaliste, fasciste ou communiste, l'hypocrisie se conjugue à la perversion pour obtenir "le sacrifice complet de la vie (aussi bien dans la mort que dans les heures de tous les jours) de l'homme pour un but inhumain et non surhumain" (Directives..., op. cité, n°25)

Toutes ces "forces abstraites", contre laquelle l'homme qui "devient en tout prolétaire" ne peut rien, imposent d'elles-mêmes "la nécessité révolutionnaire" : "catholiques, protestants, athées croyant à des forces spirituelles nécessaires, nous devons poser au premier plan cette révolution qui peut seule justifier les autres. Elle n'est pas une création de notre intelligence, elle est une manifestation brutale qui s'est imposée à nous. Nous sommes des révolutionnaires malgré nous"  (op. cité, n°32).  

Jusque-là, nos révolutionnaires gascons résument les traits d'un Etat coercitif, autoritaire, d'une société capitaliste qui empêche l'homme de s'accomplir librement, ce que nous ne cesserons de confirmer ici, page après page, faits à l'appui. Mais au 33e point, apparaissent une série d'affirmations qui tiennent à une conviction qui n'a guère été étayée jusque-là : "La Révolution n'est pas une lutte de classes, elle est une lutte pour les libertés de l'homme." Elle ne se fera pas, selon les auteurs, "contre des  hommes mais contre des institutions" ; contre  "la grande usine" mais pas "le grand patron", "contre la grande ville" et non "contre les bourgeois", contre le profit et non "contre les 200 familles", etc.  

Pour intéressantes qu'elles soient ces affirmations demandent à être éprouvées par les faits. Evoquons ici quelques pistes. L'erreur révolutionnaire majeure de Lénine ne fut-elle pas d'avoir organisé une partie de sa politique, après la révolution d'octobre 1917, autour de la chasse et même de l'éradication des personnes taxées de "riches", à tort ou à raison ?  Il ne s'agissait pas d'assassiner quelques maîtres absolus  du monde dont la suppression allait libérer d'un seul coup tout un peuple, mais de permettre, nous l'avons vu, à toutes sortes de passions humaines de donner libre cours à leur défoulement, par détestation, par vengeance, etc. sans que cette vaste opération aussi absurde que criminelle  n'améliore en rien la situation des plus pauvres, mais au contraire, provoque un chaos social encore plus grand et encore plus incontrôlable et extrêmement meurtrier : cf.  Edifier l'ordre socialiste, I.   Il en va de même, toute proportion gardée, avec la politique de la Terreur pendant la Révolution Française, nous l'avons évoqué (cf. Gracchus Babeuf ; Guerre  de Vendée). De plus, dans les deux cas, L'Etat a décuplé ses capacités coercitives, totalitaires, aussi bien sur ses partisans que sur ses ennemis mais a aussi utilisé les moyens du capitalisme pour réformer le pays, dogme marxiste combattu par les anarchistes russes, nous l'avons vu aussi,  qui ont cherché  à  changer radicalement de paradigmes civilisationnels, tandis que le pouvoir communiste soviétique a non seulement succombé mais exalté le gigantisme technologique, dont certains exemples restent célèbres, comme le combinat MMK (Combinat Métallurgique de Magnitogorsk), qui au début des années 1930 était le plus grand complexe sidérurgique du monde. 

 

Sans du tout se confondre avec elle, la conception du monde d'Ellul et de Charbonneau a une parenté certaine avec la pensée anarchiste : "Les forces contre lesquelles nous devons lutter ne donnent prise ni à la réforme dans les faits, ni à l'influence intellectuelle. Elles sont en dehors e ces moyens d'action – et l'on peut dire que tout ce que l'on fait dans le monde en tant que réformes sert ces puissances et tourne à leur avantage (la social-démocratie à l'avantage du fascisme, le perfectionnement de la machine à l'avantage du patron et non de l'ouvrier). Nous n'avons à faire ni à une révolution politique, ni une révolution morale.

" Nous ne pouvons non plus lutter contre ces forces par ces forces mêmes – ceci a été toujours la tactique des partis politiques – combattre la force par la force, l'argent par l'argent, la masse par la masse –   ainsi tous les partis ont été amenés à se servir de l'argent et de la foule –Ils ont été bien entendu possédés par ces moyens et sont devenus esclaves de l'argent et de l'opinion publique"  (Directives..., op. cité, n°34-35) 

 

Les auteurs montrent donc  là, après la critique de l'Etat, une radicalité proche du mouvement anarchiste, qui met en cause toute une politique de gauche prétendument réformiste, la fameuse social-démocratie qui n'est qu'une version édulcorée du capitalisme. Mais alors, comment lutter contre un tel système ? : "On ne lutte contre une société que de l'extérieur", répondent les révolutionnaires gascons, qui fournissent des détails sur leur méthode de combat, à rebours de la lutte politique traditionnelle :  "notre position est plutôt un refus qu'une action" (op. cité, n°40).   La "Révolution  personnaliste" se ferait alors avec des gens qui se passent au maximum  "hors des cadres du monde actuel" en attendant "que les éléments de la société actuelle qui sont en contradiction et en lutte les uns avec les autres disparaissent"  (op. cité, n°37).   En pratique, le refus "de participer au monde" se traduira par un refus de toucher des intérêts "en profitant de ses règles juridiques", de prendre des assurances, d'apporter son concours de travail "si restreint soit-il", le dernier lien avec la société actuelle devant être ce qu'elle nous impose comme "compromission"  (op. cité, n°40-41).   Agir, dans ce cadre personnaliste, c'est plus agir sur sa propre mentalité ("une mentalité neuve, dont la caractéristique essentielle est d'être antilibérale"  n°45),  ses propres habitudes. 

Beaucoup de critiques peuvent déjà être énoncées à la lecture de cette recette" personnaliste. Premièrement, elle semble faire fi du poids écrasant des contraintes (pour beaucoup incontournables) que fait peser le système économique capitaliste sur le citoyen, et dont il est totalement captif;  mais surtout, il ne relève pas une seule fois l'inégalité des personnes face à ces contraintes.  De nombreuses dispositions étatiques, commerciales, vous contraignent, par exemple, de posséder un compte en banque, à défaut de quoi beaucoup de démarches vous sont impossibles ou extrêmement compliquées et pénibles. Si des gens aux revenus aisés peuvent décider de se passer de produits bancaires, d'assurances, etc., beaucoup de foyers modestes sont obligés de saisir toutes les possibilités que le système leur permet pour accroître au mieux leurs faibles revenus.  Qui peut se permettre de ne pas souscrire une assurance habitation, auto, de ne jamais emprunter à crédit, de ne pas souscrire une mutuelle de santé, etc. ? C'est un  point qui rejoint un certain nombre de remarques des auteurs de dépolitiser le débat, de le soustraire à l'histoire des luttes sociales, d'invisibiliser la réalité des classes sociales : Comment ne pas s'étonner de la profonde naïveté de certains propos qui donnent à penser que les éléments néfastes de la société vont se détruire eux-mêmes, alors que les faits nous prouvent exactement le contraire, à savoir que, depuis la révolution industrielle, ils se multiplient, ils se renforcent et ils ressortisssent à un projet politico-économique de plus en plus totalitaire ?  Au regard de l'histoire, toujours, on ne peut pas affirmer " Le libéralisme n'est pas une doctrine mais une forme de vie" (op. cité, n°46),  alors que c'est justement ses fondements et leurs multiples applications qui ont, siècle après siècle, année après année, organisé le dernier avatar des systèmes ploutocratiques : c'est ce que nous ne cessons de démontrer par les faits ici-même. 

 

Les auteurs s'attaquent ensuite au sujet des institutions, et mettent en avant l'importance pour les hommes de constituer des communautés les plus à même d'entretenir entre eux des relations directes, "où tous les hommes puissent se voir" (op. cité, n°48),  une dimensions sociale totalement absente de la pensée libérale, capitaliste, qui n'a jamais pris cette question des relations humaines pour primordiale. Le gigantisme des cités "fait l'homme déraciné partout", alors qu'il a besoin de contacts privilégiés avec des personnes, des objets, des manières de faire particulier : "Il faut que l'homme soit à un moment, dans un pays, chez lui – il n'est jamais citoyen du monde –ceci est un mensonge" (op. cité, n°50).  Cela nécessite une organisation de la cité "à hauteur d'homme – qui serve l'homme et ne l'opprime pas – où chaque homme ait le droit de parler puisque c'est sa cité"  (op. cité, n°52).  Ce mode d'organisation permettrait de faire "une véritable politique, c'est-à-dire celle qui répondra aux besoins connus, concrets, palpés des citoyens" qui s'accompagnerait de votes d'intérêt corporatif. 

Là encore, le sujet devrait être augmenté de la question de l'inégalité sociale. Le thème même de "citoyen d'Europe" ou "citoyen du monde" est encore prisé par toute une élite intellectuelle, qui vante la mobilité, la flexibilité, contre l'immobilisme, par des discours d'une grande hypocrisie, d'un grand mépris social, conscient ou inconscient. En effet, beaucoup de travailleurs n'ont pas accès à tous ces emplois qui permettent de voyager un jour à Londres, l'autre à Berlin,  ou ils n'ont pas les moyens financiers d'aller voir tel week-end une exposition à Amsterdam, tel autre un concert au Metropolitan Opéra de New-York.  Les citoyens du monde sont d'abord des citoyens qui aiment les lieux fréquentés par les privilégiés du monde. 

 

Si on peut partager une part de cette vision anonymisante de la grande ville, on peut aussi lui reprocher son manque de profondeur d'analyse. On peut être aussi très seul et sans attache dans des petits villages, dans lesquels un maximum d'habitant rentrent tous les soirs de leur travail pour se réfugier chacun chez soi derrière des murs et des portails fermés. Ou au contraire, l'anonymat des grandes villes protège bien mieux l'intimité, la vie privée d'un individu que le petit village où il est en permanence épié, scruté et jugé pour ses faits et gestes. 

Certains quartiers de grandes villes forment parfois un tissu social bien plus convivial que beaucoup de villages. Et ne parlons pas de lieux d'associations, de culture, etc., qui offrent bien plus d'occasions de socialisation que dans de toutes petites villes. 

Pour toutes ces raisons,  la question du fédéralisme, soulevée ensuite, qui serait selon les auteurs un moyen de lutter contre le gigantisme et l'universalisme, paraît surtout intéressante pour que la politique d'une cité réponde à un certain nombre  de besoins spécifiques d'une région, qui ne devraient pas recevoir des réponses globales, décidées au sommet d'un état centralisé, aux formes jacobines.  Là encore, après la révolution de 1917, les anarchistes russes avaient, nous l'avons vu, cherché à expérimenter librement, dans les villages, une organisation politique autonome, gérée par les habitants eux-mêmes, mais en avaient été empêchés par le gouvernement central et autoritaire des communistes léninistes.  

Selon Ellul et Charbonneau, les régions doivent acquérir une totale autonomie  ("Le gouvernement, les finances, l'armées de chacun de ces groupes doivent être absolument autonomes") pour  que l'homme puisse jouer "un vrai rôle" (Directives..., op. cité, n°55-56), Selon eux,  la structure fédérale est la seule qui permet de limiter "l'importance des crises économiques, de diriger la technique efficacement et de contrôler l'argent"  (op. cité, n° 58) l'état central étant limité à un rôle de "promoteur d'idées neuves" ou encore "un rôle d'arbitre effectif, dans les conflits entre les régions (op. cité, n° 55)C'est non seulement une économie dirigée que réclament les auteurs, mais une une économie où la technique rééquilibre, entrave même la production quand son accroissement "serait inutile au point de vue humain. La technique n'est pas une fin en soi, elle n'a d'intérêt qu'autant qu'elle est utile à l'homme ; toute surproduction n'est pas utile à l'homme  (op. cité, n° 61)Ce contrôle permet aussi d'effectuer la réduction de travail qui est souhaitée :  C'est le problème crucial qui aurait dû être le centre des débats lors du développement des machines, de la division du travail, pendant la révolution industrielle. Les auteurs vont même jusqu'à poser l'hypothèse que ce contrôle de la technique pourrait bien conduire à se passer d'une économie dirigée.

De manière diamétralement inverse, nous avons vu comment le libéralisme a posé l'équation : Le but principal étant de produire le plus possible de biens (et partant, de richesse pour le capitaliste) à un coût et en un temps minimal, c'est l'économie de marché, décidée par et pour les élites, et ses lois qui en découlent, qui régissent une grande partie du fonctionnement de la cité et de ses habitants, au lieu que l'économie ne soit pensée, organisée en amont en fonction des besoins et des volontés de l'ensemble de la population, recherchés pas des statistiques, des enquêtes.  Indépendamment de la solution proposée, il va sans dire que penser une nouvelle économie en fonction des buts assignés par la recherche du bien commun apparaît clairement comme un préalable nécessaire pour tous ceux qui se préoccupent de construire une société de bien et de bonheur communs.  

Sur cette base, les deux penseurs bordelais séparent l'économie en deux, un secteur d'initiative privée, qui concerne "les produits ne formant pas le minimum vital", et un secteur collectif, doté d'usines fonctionnant grâce à des travailleurs effectuant là un service civil et produisant en masse des biens de nécessité "pour assurer à tous les individus de la nation un minimum vital gratuit" (op. cité, n° 66).  Le secteur privé aurait une liberté bornée par des "réformes portant sur l'argent", qui ne pourra plus produire ni intérêt, ni profit : " l'intérêt est une des causes de fait qui bouleversent injustement et inhumainement le monde (spéculation). L'intérêt doit être condamné non pas en lui-même, mais pour ses conséquences (agio, Bourse, actions)"  (op. cité, n° 69).  S'agissant du profit, c'est le fruit de l'analyse marxiste qui est appliquée, pour dénoncer et supprimer le surtravail  : "le profit est, quoi qu'on en ait dit, un surplus du travail de l'ouvrier. Il est injuste que ce surplus revienne à l'état ou au patron". Il sera donc "réparti entre les ouvriers", à la manière d'une "organisation coopérative de la production"   (op. cité, n° 70).  La pratique du crédit est conservée mais réformée. Placé sous " le contrôle de l'état et des groupes locaux de représentants de métiers", il deviendra en particulier "un instrument de décentralisation" (op. cité, n° 71).       

 

Nos auteurs passent  ensuite au domaine civilisationnel de la culture, des arts, des moeurs, etc.  Sur la famille, les propos font craindre une nouvelle police des mœurs qui combattra la famille actuelle teintée où règnent "égoïsme, confort à plusieurs...préjugés bourgeois,  bouillon de culture de la lutte des générations"  (Directives..., op. cité, n°73),  Sans explication supplémentaire, et en regard des autres points dénués d'idéologie moralisante, on peut comprendre ce point par un renouveau salutaire des mentalités, où la famille sera incitée à ne pas se replier sur un mode de vie égoïste, consommatoire, etc., encouragé par le capitalisme, D'autant qu'il est spécifié que "la rénovation de la famille ne doit pas s'opérer de l'extérieur : les lois y sont impuissantes", ou encore que la famille "ne sera pas l'élément de construction de cette société", ce qui nous éloigne des injonctions morales encore si répandues à l'époque, nous l'avons vu.  Après la famille bourgeoise, c'est la propriété, bourgeoise elle aussi, qui est remise en cause. Les auteurs reprennent l'idée classique de la propriété d'usage, opposée à la propriété privée inaliénable des libéraux, celle qui est le  "signe d'un usage réel et d'une jouissance effective", opposée à la propriété multiple, de grands domaines, et qui assurent des rentes. La réforme entraînerait "la suppression du fermage et de la location d'immeubles"  (op. cité, n° 74). De cette conception anticapitaliste de la propriété découle celle de l'héritage minimum des familles (objets mobiliers, parcelles indivisibles et limitées de terres), qui exclut tout transfert d'argent, de situations ou de privilèges.  Ici, le droit nouveau se fonde sur la justice que l'ancien droit ne prenait pas du tout en compte, associé à un certain nombre de règles techniques.  Le droit ordinaire est variable selon "l'organisation fédérale" et "produit directement par l'état social", où la coutume prime, contrôlée par un juge, assisté par un conseil de juristes. 

Si on comprend le combat contre la publicité, accusée de manipuler la population ("création d'un faux idéal de vie chez les gens"), de représenter des dépenses stériles, aussi bien qu'une puissance économique, on peut tiquer à l'idée de supprimer "la Presse dite « d'intérêt humain » (fait divers)", de contrôler la presse d'information "par un organisme libre mais soumis à l'état"  (op. cité, n° 78),  ou encore de créer une "presse doctrinale pour le peuple".  Ceci étant, tout ceci pourrait être argumenté par l'idée de promouvoir, de diffuser au mieux des idées de justice, d'égalité, de partage, complètement mises sous le boisseau par l'ensemble de la presse libérale et capitaliste.  La tentation morale des auteurs est encore plus manifeste dans le paragraphe consacré aux assurances qui représenterait la "Tentation d'échapper au risque sous toutes ses formes et de jouir d'une sécurité complète" (op. cité, n° 79).  On perçoit mal le sens de la justice sociale ici, qui permettrait à ceux qui ont plus de moyens de réparer immédiatement leur toit ou leur voiture, quand les moins riches subiraient lors d'un sinistre leurs conséquences plus ou moins néfastes.  Autrement plus rationnel est le jugement sur le fait que les Assurances représentent  "une puissance financière qui joue un rôle désastreux". 

Les deux points suivants, consacrés à l'art, manquent clairement d'ambition et de largeur de vue. Affirmer péremptoirement "Il n'y a pas d'art dans un musée" ou que l'art "ne consiste pas dans l'admiration des chefs d'œuvre anciens" sans analyse préalable, n'est pas très sérieux. D'ailleurs, la deuxième proposition se passe de tout approfondissement.  Condamner l'admiration de chefs d'œuvre anciens ne peut se faire que sur un fondement totalement subjectif, c'est donc une pensée d'ordre idéologique, qui n'est pas sans rappeler les idées d'art "dégénéré", thème développé en Allemagne pendant la seconde moitié du XIXe  siècle et fixé par  Max Nordau dans son Entartung, de 1892  (Landa, 2004).   Ce sentiment est renforcé par l'affirmation qu'un signe d'une révolution accomplie sera donné "lorsque nous verrons un art nouveau se dégager de lui-même, et sans théories"  (op. cité, n° 80).  

La conclusion des Directives touche à nouveau la question des mœurs et sous-entend que la révolution doit changer "des habitudes, des façons de penser, sur la vie courante de chacun de nous, sur son journal et son repas"  (op. cité, n° 81).   Il y a là, semble-t-il, comme dans d'autres parties qui ont été signalées, un danger d'imposer des normes morales qui ne dépendent pas de la justice sociale mais plutôt d'une vision subjective de la "société idéale". L'avant-dernier point des Directives résume la conviction profonde des auteurs : "La révolution doit se faire contre la misère et contre la richesse – pour que chaque homme trouve dans une cité volontaire ce qu'il lui est nécessaire de vivre."  (op. cité, n° 82).  On le voit encore ici, les principaux fondements du personnalisme gascon sont encore aujourd'hui d'une grande pertinence et méritent qu'on s'y arrête. 

giono

 

“ C'est le début

           de la

 

passion géante

 

   pour l'argent ”  

 

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Malgré toutes nos civilisations occidentales nous n’avons pas cessé de nous satisfaire de provisoire. Il serait peut-être temps de penser à de l’éternel.

Jean Giono,  Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix,  6 juillet 1938

 

 

 

Un an avant les Directives d'Ellul et Charbonneau paraît un texte de Jean Giono (1895-1970) sous le titre  Je ne peux pas oublier, écrit en 1934. Très ébranlé par la première guerre mondiale dont il sort miraculeusement intact, l'écrivain porte alors un regard sans concession sur le capitalisme, sur un monde aux valeurs bourgeoises qui étouffe la liberté, qui empêche de construire un monde harmonieux entre les hommes, entre les hommes et la nature : 

"Quand je parlais contre la guerre, j’avais rapidement raison (...)   Mais, le lendemain, nous reprenions notre place dans le régiment civil bourgeois. Nous recommencions à créer du capital pour le capitaliste. Nous étions les ustensiles de la société capitaliste. Au bout de deux ou trois jours, l’indignation était tombée. D’abord le travail avait fourni assez de dureté, de souci et de mal, de choses mauvaises immédiates pour que les malheurs passés soient effacés et les amis morts oubliés. Et surtout parce que le rythme du travail avait été depuis longtemps étudié pour nous endormir. Ce rythme qui était passé de nos grands-pères dans nos pères, de nos pères dans nous. Cet esprit d’esclavage qui se transmettait de génération en génération, ces mères perpétuellement enceintes d’enfants conçus après le travail n’avaient mis au monde que des hommes portant déjà la marque de l’obéissance morale. La société, disaient-ils, n’est pas si mal faite que ça. Tu dis que nous nous sommes battus non pas pour la patrie comme on voulait nous le faire croire (et ça nous le savons, là nous ne marchons pas) mais pour des mines, pour du phosphate, pour du pétrole, je suis mineur. — Eh bien quoi, tu es mineur ? — Si la mine ferme, qu’est-ce que je bouffe ? Il y avait de petits paysans, propriétaires de trois hectares qui se croyaient visés quand je parlais des gros propriétaires terriens. Il y eut même un épicier qui défendit le pétrole, parce qu’il en vendait et qu’il en avait une provision de cinq barils dans son arrière-boutique. L’attachement instinctif au régime bourgeois les empêchait d’être logiques avec eux-mêmes. Ils avaient peur de la guerre comme moi. Ils étaient capables d’un énorme courage, sans histoire et sans gloire, ils pouvaient secourir des typhiques, des diphtériques, se jeter à l’eau pour sauver des enfants, entrer dans le feu, tuer des chiens enragés, arrêter des chevaux emballés et marcher pendant des kilomètres sous la nuit des grands plateaux au milieu de ces orages de fin de monde où la foudre jaillit de terre pour aller chercher un chien égaré. Ils avaient eu peur à la guerre, comme moi. Ils sentaient bien, par là même, au fond de leur chair, par cette partie de leur chair dans laquelle se gonflait l’ancienne histoire de l’homme que la peur qu’ils avaient de la guerre venait de son inhumanité. Mais, par ce côté de leur chair qui s’était collé à leurs mères pendant qu’ils étaient encore dans le ventre, ils avaient hérité de l’habitude de l’esclavage. Cette habitude leur avait permis, bien sûr, comme à moi, d’entrer à la mine comme mineurs, d’être paysans à la ferme que leurs parents avaient affermée, de s’établir épiciers dans la grand-rue. Mais, maintenant qu’il s’agissait de sortir du gouffre tournoyant de la bourgeoisie, leur hérédité bourgeoise les empêchait d’ouvrir les bras dans le geste ample du nageur."

Jean Giono, Je ne peux pas oublier,  texte publié dans la revue Europe en 1934, ajouté plus tard à d'autres  pour former un recueil intitulé Refus d'obéissance (1937) 

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En 1936, paraît Les Vraies Richesses, et dès la préface, Giono fournit des exemples illustrant l'absurdité du système capitaliste : 

"Ils ont des morceaux de papier qu'ils appellent argent. Pour avoir un plus grand nombre de ces morceaux de papier ils décident subitement de faire abattre et d'enterrer cent soixante mille vaches parmi les plus fortes laitières. Ils décident d'arracher la vigne car, si on ne l'arrachait pas, le vin serait bon marché (...) Ils brûlent de café, ils brûlent le lin, ils brûlent le chanvre, ils brûlent le coton. Devant l'énorme bûcher de coton, des chômeurs de l'Illinois viennent : « Laissez-nous emplir des matelas, disent ils...»...On leur répond... Ce coton est en trop car, s'il continuait à exister, le prix du coton baisserait et nous, les producteurs de coton, nous aurions un peu moins de petits morceaux de papier."  (op.cité)

C'est un des rares passages de l'ouvrage qui évoque concrètement l'inanité du capitalisme. Il s'agissait plus ici pour l'auteur de célébrer, de chanter les richesses et les beautés naturelles du monde et de vomir celui que les riches était en train de  construire à la place, que de poser les bases d'une réflexion argumentée. Mais ici ou là, tour à tour, l'écrivain porte un regard aussi critique que laconique sur "la matière artificielle", "le ciment mort" des routes "où il est impossible que surgisse cette élasticité électrique qui soulève et porte le pas" ; sur la disparition du beau : "On veut faire vite, bon marché et beaucoup" ;  sur les vêtements standardisés des citadins "avec tout un «comme il faut » uniforme." ; sur le "rendement" qui impose de dénaturer le blé avec du bleu de méthylène payé par l'Etat.  Sa critique de l'Etat, justement, est féroce, mais elle prend ici, comme dans tout le reste de l'ouvrage, un tour essentiellement littéraire et poétique  : "A mesure que nous avançons; les Etats civilisés fourmillent devant nos pas de monstres en fuite... Des ministres à cul de hyène montrent les dents, aboient, détalent, crèvent sous les haies ;"

 bientôt, le meilleur de ce peuple n'aura plus de feuillage, ni d'oiseau, ni de joie ; bientôt le meilleur de ce peuple – ce qui est exactement ce qu'on a appelé le populaire – n'aura plus ni force ni courage, car, pour vous qui n'êtes pas le populaire, mais qui êtes les riches et les forts, l'Etat, la société, votre social, il ne s'agit plus de manger ou de faire manger, mais votre seul souci est de faire produire de l'argent.

Jean Giono,  Les vraies richesses

 

 

 

En 1938, il fait appel au monde paysan, dont il croit assez naïvement qu'il pourrait être le porte-parole d'une révolution culturelle et sociale : "Pour vous, qui êtes le peuple universel au-dessus des peuples et qui, je crois, allez être chargés bientôt de tout reconstruire, vous vous devez de décider avec franchise." (Jean Giono, Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix,  Grasset, 1938)d'autres. Comme chez nos révoltés gascons, il y a une résistance à tout ce qui empêche l'homme de développer librement ses facultés : le poids des lois, de la technique, de la démesure des villes, mais avant tout, la recherche effrénée du profit : "Il y a environ cinquante ans qu’on a commencé à se servir de la technique industrielle. C’était le début de la passion géante pour l’argent. Jusqu’à ce moment-là, le seul moyen de gagner de l’argent rapidement et beaucoup était la banque. La technique industrielle était le nouveau moyen – ou l’amélioration du premier – qui permettait de constituer encore plus rapidement entre les mains d’un homme de plus énormes capitaux. Le profit qui, auparavant ne pouvait pas s’accorder avec le travail mais seulement avec le jeu, on lui donnait ainsi une apparence d’accord avec le travail et, du même coup, on légitimait la soif du profit. En réalité, on transformait tout simplement le travail en jeux d’argent. (...)  Le jeu industriel s’installa donc dans les villes. Il en transforma la vie. Suivant les règles de tous les jeux, il offrait, montrait, criait publiquement l’annonce de 10 % de bonheurs extraordinaires entièrement nouveaux ; et il les apportait, cartes sur table ; c’était vrai. Il apportait d’autre part 90 % de malheurs extraordinaires et également nouveaux sur lesquels il était inutile d’attirer l’attention et qui étaient le résultat des profits industriels. De tous les côtés les hommes s’approchèrent des nouveaux bancs. Tout était arrangé de telle façon que les grands enrichissements de l’homme ne pouvaient pas lui donner des moyens de contrôle. Il ne pouvait plus se servir ni d’esprit critique ni de conscience ; il lui semblait même que son honneur était de jouer plein jeu. Ces bonheurs nouveaux, ainsi offerts, travailler à les gagner c’était se civiliser; c’était donner à la civilisation de l’homme cette éminence sur la nature, si consolante au fond de la solitude ; l’extraordinaire de ces bonheurs lui donnait un nouveau sens de jouissance ; l’orgueil de se rapprocher de Dieu. Le jeu, si parfois il en sentait la ruse, ou le passage furtif de quelque mouvement de triche, était si bien caché sous le travail qu’il lui était impossible de croire ses sens, de croire ses yeux, ses oreilles, son toucher, de croire ce que brutalement il voyait, il entendait, il touchait ainsi, quand il avait tant d’intérêt à ne rien voir d’autre que sa passion pour un nouvel arbre de science. "  (op. cité),  

"Depuis, la génération de ces hommes artificiels s’est cinquante fois reproduite. Cinquante fois, le contingent d’enfants qu’ils faisaient est venu remplacer les anciens hommes morts. D’année en année, ces générations successives sont arrivées dans le monde avec un peu moins chaque fois de l’ancien naturel avec, chaque fois, un peu plus besoin de poison, avec chaque fois un peu moins de force, avec, chaque fois un peu plus de confiance en la machine avec chaque fois un peu moins de chance de vaincre, avec chaque fois un peu moins d’espoir! Nous sommes maintenant au moment où cette génération ne peut plus digérer ni le pain ni le vin; elle ne se nourrit plus que d’excitants industriels. Elle se réveille de moins en moins. Elle a pris l’habitude de souffrir sa vie.. (...) Nous sommes dans l’extrême multiplication des générations que la technique a entassées dans les villes. De ce côté‑là il ne reste plus aucun homme naturel. Partout ce sont eux qui gouvernent. Partout ils font les lois ; les lois régissent votre vie, les lois qui enchaînent au gouvernement de l’état, à leur gouvernement l’exercice de votre vie et la décision de votre mort."  (op. cité).

L'écrivain manque parfois d'analyse historique, quand il accuse les paysans d'avoir déserté les campagnes pour les villes  "abandonnant le naturel ; avides de facilité et de profit." alors qu'il faudrait parler plutôt parler d'hommes misérables ou au chômage, qui n'avaient pour la plupart pas d'autres moyens pour subvenir à leurs besoins ou pour améliorer quelque peu une vie devenue trop difficile, que de grossir le flot des prolétaires. Ou encore, il succombe au "c'était mieux avant" qui rappelle le propos réactionnaire : "Tout le monde avait assez de tout. Il n’y avait aucun intérêt à en prendre trop. Voilà ce que j’appelle donner (...) On donnait abondamment aux uns et aux autres des pommes de terre, des haricots, des salades, des radis, de la farine, de la farine tant qu’on voulait (...) l’abondance n’est pas un problème technique, que c’est exactement le contraire. Tout est une affaire de vrai et d’artificiel. L’abondance que vous recherchez, l’aisance que vous promettent vos mystiques politiques sont des aisances et des abondances artificielles; celles que vous avez perdues étaient bonnement et simplement de vraies aisances et une vraie abondance matérielle"  (op. cité),  Il ne s'agit pas de dire que l'écrivain affabule, non, les contextes géographiques, historiques et sociaux de chaque région ont toujours produit des réalités économiques différentes, mais on ne peut pas faire croire (même de bonne foi) qu'il existait avant l'ère industrielle, que ce soit en France ou ailleurs, un pays de Cocagne où tous connaissaient l'abondance, et se nourrissaient gratuitement. Car ici, Giono évacue de son propos les très nombreuses période de disettes, de famines où les pauvres ont régulièrement manqué cruellement de pain pour se nourrir. Par ailleurs, il y a là un jugement moral subjectif qui oppose une époque préindustrielle qui serait "vraie" à celle qui suit, qui serait "artificielle",  alors  que depuis les débuts de l'humanité, les hommes n'ont cessé de chercher, par des moyens techniques, à ne pas se contenter seulement de ce que la nature leur offre mais  à transformer leur existence, comme la pierre polie, taillée, la maîtrise du feu, celle des métaux, etc. Il en va de même avec la comparaison du travail direct de la terre et celui de l'usine, le premier anobli par Giono car il s'opère "directement  du corps à la matière", par une "divine habileté des mains nues", tandis que le second le médiatise au moyen de multiples outils :  "des boucliers, des gants, des cagoules, des capuchons et des masques: les machines et le capital. On ne va plus directement, on fait le détour par le capital."  (op. cité).  Aurait-il fallu  ne pas inventer la roue  ? La poulie ? La meule ?  L'auteur a une réponse de jésuite : "il y a la faux avec laquelle on fauche le blé, et la charrue qui déchire la terre, et le harnais de cuir qui attelle le cheval à la charrue. Ceux qui font tous ces objets exprimaient le monde à l’égal de vous-mêmes."  (op. cité)

 

 A quoi sert, par ailleurs, d'opposer le paysan à l'ouvrier,  sinon à risquer d'opposer deux catégories qui forment le plus gros de la population pauvre d'un pays ? "Que le paysan soit un plus grand homme que l’ouvrier ne fait aucun doute, et cela provient uniquement de ce que le paysan est par rapport au monde placé dans une position naturelle et l’ouvrier dans une position artificielle, et plus encore, anti-naturelle. Que le paysan soit un plus grand homme qu’un capitaliste ne se discute pas: le capitaliste n’est pas un homme ; il n’exprime pas le monde et son ambition est précisément (au contraire de la définition même de l’homme) de ne pas l’exprimer"   (op. cité)

Plus profonde est le propos sur le concept du travail, là encore diamétralement opposé à la conception libérale : "Outre que je considère que ce que fait l’ouvrier n’a pas le droit de s’appeler travail (mais par exemple esclavage ou martyre, ou tel mot terrible que vous voudrez) puisqu’il s’en débarrasserait volontiers, et, au contraire, un vrai travail on ne peut pas s’en débarrasser, c’est la vie même" (op. cité).   

Le romancier de Que ma joie demeure n'imagine pas une vie sans travail, car il identifie ce dernier à l'action vitale de l'homme : voilà encore une dimension radicalement nouvelle dans l'histoire, dû au développement continu du machinisme, des sciences et de la technique, que les tenants du capitalisme n'abordent jamais, alors même qu'ils n'ont cessé d'imaginer un monde qui fasse l'économie des travailleurs  et que cette question, comme beaucoup d'autres, nécessite un vaste débat citoyen sur le type de société que nous désirons  :

 

"quand vous parlez à un homme socialement technique, il ne rêve que du temps où les machines feront tout le travail, où l’homme ne travaillera plus – c’est-à-dire respirera à la surface, croit-il – ne travaillera plus que quelques minutes par jour à pousser des boutons de machineries ou à lever et baisser des commutateurs. Et qu’est-ce qu’il fera le reste du temps, lui demandons-nous? Et il nous répond: il se cultivera ; quand ce pauvre homme a oublié, ne sait pas, ne peut pas savoir, dans sa position anti-naturelle, que la vraie culture de l’homme c’est précisément son travail, mais un travail qui soit sa vie, ce qui, évidemment, n’est le cas pour aucun travail technique. On ne peut pas savoir quel est le vrai travail du paysan: si c’est labourer, semer, faucher, ou bien si c’est en même temps manger et boire des aliments frais, faire des enfants et respirer librement, car tout est intimement mélangé, et quand il fait une chose il complète l’autre. C’est tout du travail, et rien n’est du travail dans le sens social de travail. C’est sa vie."  (op. cité). 

Ici se trouve un des nœuds essentiels de la réflexion sur l'organisation sociale, qui devrait frapper toutes celles et ceux qui  ont mis le nez dans les ouvrages des premiers économistes libéraux. Nous avions communiqué cette stupeur à propos de la manufacture d'épingles chez Adam Smith ou celle de montres, chez William Petty  (cf. Le libéralisme... L'Angleterre (4) "Quelques adoucissements à la misère").  C'est le fait que les théoriciens libéraux de l'économie, au sujet du travail ouvrier, n'avaient comme but que le rendement, la production maximale des biens manufacturés, objectif parfaitement corrélé à la rentabilité et au profit maximum, et ne subordonnaient jamais ce but au bien-être de l'ouvrier au travail, dont on a vu qu'il était un impensé du capitalisme.  Giono, comme d'autres révolutionnaires, attribuent au contraire une importance capitale au travail si étroitement lié à la vie, entendez la vie qui enrichit les facultés individuelles au lieu de les en déposséder, et voudrait, comme les anarchistes, par exemple, fonder la vie sociale au profit de ces facultés et non contre elles : "Vous savez que les ouvriers font quarante heures de travail par semaine. C’est bien suffisant en effet, de ce travail qui est le leur, sans intérêt et si martyrisant; je voudrais bien qu’ils ne fassent point d’heure du tout, quitte à leur gré à faire cent heures d’un travail qui les passionnerait. Ils feraient comme vous, ils n’y lésineraient pas, croyez-moi. Donc, comme la société qui a besoin de ne pas tuer ses ouvriers leur laisse un peu de temps pour se reposer – comme vous faites-vous autres à votre mulet – on a fixé le travail à quarante heures."  (op. cité).

 

Dans le chapitre VII sur l'inanité de l'argent, l'écrivain décrit la filouterie que cache le concept de la monnaie. Je conseille vivement de lire ce long passage éclairant et désopilant  :  Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, pp 36 à 39Nous y reviendrons plus tard dans un exposé sur la monnaie.  Le problème du révolutionnaire aguerri, c'est qu'en réfléchissant, en étudiant, il finit par prendre conscience de l'absurdité, de l'inanité, de la dangerosité de nombre d'institutions humaines qui ont permis aux différentes ploutocraties du monde d'exercer un pouvoir immense sur l'ensemble de la planète depuis des millénaires. Mais, comparée à la population générale, le groupe que pourraient constituer tous les révolutionnaires de ce type est d'une importance encore ridicule, probablement plus en 1938 qu'en 2023. Ainsi, les chapitres qui suivent sont consacrés à un projet tout à fait utopique qui aurait fait des paysans le fer de lance de la révolution voulue par Giono :  

"Vous n’êtes pas obligés, vous autres, de passer par l’argent. Vous n’y passez que parce qu’ils vous ont avilis. Ce que je suis obligé d’acheter, vous le produisez directement. Quel besoin avez-vous de transformer votre blé en argent puisqu’à la fin du compte votre nécessité de vivre vous obligera toujours à retransformer cet argent en blé ? Faites passer directement le blé dans votre vie. Vous êtes hors du social. Vous pouvez, du jour au lendemain, sans efforts, être libres et autonomes. Sans aucun argent" (op. cité, IX, Le paysan libre).            

 

Comment imaginer raisonnablement que les paysans auraient pu, dans le contexte d'une politique productiviste, de plus en plus mécanisée, se mettre tous en ordre de marche pour un tel combat ?  A lire l'auteur, on pourrait croire que tous les paysans, tels des martyrs modernes auraient fait vœu de pauvreté  : "Voilà la pauvreté dont je veux vous dire qu’elle est entre vos mains une arme si définitivement victorieuse qu’elle peut à votre gré imposer la paix à la terre entière."  (op. cité).  Il y a ici une pensée qui a une lointaine parenté avec la physiocratie, dans le sens où l'auteur cherche à  fonder un ordre du monde sur une classe d'homme particulière, au moment même de l'histoire du monde où, justement, elle va commencer à ne plus occuper le rôle primordial qu'elle  tenait depuis l'aube de l'humanité.  L'auteur a même la folie de croire qu'en temps  de guerre, qu'il déteste par dessus tout, les paysannes pourraient changer le cours de l'histoire : "Allons, paysannes du monde entier, éclairez un peu ce sombre abattoir où l’on égorge vos hommes. Pourquoi continueriez-vous à fournir du pain à leurs bouchers? Vous avez la famine à votre disposition: affamez les parlements et les états-majors jusqu’à ce qu’il soit indispensable de renvoyer vos hommes aux champs comme on a renvoyé les ouvriers à l’usine."   (op. cité, ch. VIII, Les paysans peuvent arrêter toutes les guerres).  

Il n'empêche, le texte reste sur de nombreux sujets aussi incisif qu'urgent aujourd'hui et alerte avec d'autres sur les dangers, les absurdités entretenues par nos institutions, par la technique. Un paragraphe rappelle par exemple, au sujet des farines, comment des méthodes modernes ont fait régresser leurs qualités nutritives : 

 

"Le pain que le boulanger fait avec les farines légales est mauvais, physiquement mauvais, n’importe quel médecin vous le dira. La farine légale, blutée aux trémies légales donne une matière panifiable entièrement privée des phosphores et des diverses qualités nourricières de la farine qu’on pourrait qualifier de sauvage, c’est-à-dire obtenue avec des procédés non techniques. Mais, la technique vous dit: avec mon procédé actuel je fais rendre au grain 74 % de farine, les anciens procédés ne faisaient rendre que 55 %. Un procédé mécanique de broyage ne pouvant pas intervenir dans la constitution chimique, dans les  proportions nourricières d’un grain de blé, s’il fait rendre 19 % de plus est obligé de prendre ces 19 % dans les parties non nourricières de ce grain de blé. Au lieu de 55 % d’excellent, la technique vous donne 74 % de médiocre."  (op. cité, XI, Contradictions).

  Suit un passage kafkaïen  du paysan qui se débat dans une Absurdité de la démesure (chapitre XII), qui achète un tracteur, une batteuse, embauche deux faucheurs, qui produit dix fois plus qu'avant, causant une surproduction de plus en plus colossale de blé invendable. Son frère s'était quant à lui lancé dans les primeurs : "Cette année, il a fait cent mille kilos d’oignons et trois cent mille kilos d’asperges. Il m’a envoyé sa femme l’autre jour. Je me demandais ce qu’elle venait faire. Elle venait pour voir si je ne pourrais pas lui prêter de l’argent (...) nous produisons de la nourriture et nous crevons de faim".  Comme pour la farine, cette production intensive se répercute sur le goût des fruits :  "Tout le monde peut se payer des pêches à deux francs cinquante le kilo mais la vérité c’est que ça n’a plus de pêche que le nom. J’aime mieux ne pas en manger que manger de celles-là, moi qui sais ce que c’est une pêche."  Elle entraîne aussi l'étendue des maladies qui, sur de petites parcelles, nécessitaient seulement "deux de mes doigts et mon soulier", au lieu "des appareils à pulvériser, des lances à asperger, des journées entières d’hommes pour arroser les feuilles et le liquide qu’on ne donne pas."  Ajoutons à cela le développement tous azimuts des "commissionnaires" qu'on appelle aujourd'hui "intermédiaires", "sous-traitants", qui ôtent le pain de la bouche du paysan mais dont l'agriculture intensive (et le développement du commerce, en général) ne peuvent se passer :   "Quand les comptes des commissionnaires leur reviennent c’est tout juste s’il leur en reste assez pour payer les emballages. Vous me direz : supprimez les commissionnaires. Je vous répondrai: essayez de vous rendre compte de ce que c’est que cinq cent mille kilos de fraises et voyez après si je peux moi seul à la fois les récolter, et aller les vendre à la ville"   

 

 

Au chapitre XIII, Perte de la liberté artisanale, l'écrivain revient sur un thème qui a beaucoup préoccupé les travailleurs qui assistaient au développement des machines. à la fin du XVIIIe siècle. En quittant son échoppe pour l'usine, l'artisan perdait le contrôle de son temps, de la maîtrise d'ensemble de son œuvre qui faisait sa fierté, sa réputation :

"– Cet artisan cordonnier est devenu un ouvrier cordonnier. Il travaille chez Bata. Il sait coudre une trépointe. Mon père mettait deux heures pour coudre une trépointe. L’ouvrier de Bata met à peine une demi-heure. Il y est plus habile que mon père mais il ne sait faire que ça. Il ne sait pas monter tout le soulier. Il coud sa trépointe et il passe le travail à un autre. Malheureusement pour lui personne au monde n’a besoin d’une trépointe ; on a besoin de souliers finis. L’ouvrier ne peut pas quitter sa chaise chez Bata. S’il s’en allait de là il ne pourrait pas vivre. Il n’a plus un métier qui le fait Vivre n’importe où. Il ne peut plus vivre qu’intercalé à la place des trépointes dans l’ordre Bata. Sous peine de mourir il ne peut ni se déplacer, ni vivre (car vivre est autre chose que coudre des trépointes). Il est obligé de rester là ; il faut qu’il s’y oblige physiquement. Il est prisonnier et sa famille est prisonnière. Et, si on lui donne quinze jours de congé payés par an, je dis qu’à côté des grandes vacances perpétuelles de mon père ce qu’on appelle ici progrès n’est qu’une sérieuse régression."   

On voit bien que l'auteur ne manque pas d'arguments quand il concluait au précédent chapitre : "on croit augmenter, on diminue ; on croit faire des progrès, on tombe plus bas qu’en arrière."  

Sans transition, notre écrivain révolutionnaire passe, dans le chapitre XIV, à la critique de l'Etat, une critique sans concession  dont le titre donne une idée de la virulence, digne d'un pamphlet anarchiste  : Constitution de l'esclavage des masses.  

"Le but de l’État moderne n’est pas de donner la joie ; la joie libère et il a besoin de contrôler constamment l’existence des hommes. Le but de l’État moderne n’est pas l’homme ; c’est l’État. Dès qu’on travaille pour l’argent on ne travaille plus pour soi-même. C’est-à-dire que la joie du travail n’est plus le but essentiel. On travaille pour l’État. On ne vit plus; on fait vivre l’État." 

 

Si  de nombreux problèmes civilisationnels que l'auteur a répertoriés auparavant ne sont pas nés d'une action directe de l'Etat, mais du développement conjugué de la science, de la technique, de l'économie de marché, etc., toutes ces transformations sociales n'auraient pu s'effectuer sans leur acceptation, leur promotion et leur justification par tous les gouvernement successifs, par lesquels sont passés bon nombre des économistes libéraux ou qui ont appliqué avec zèle le libéralisme économique.  L'Etat, où que ce soit, est toujours constitué des fractions élitistes d'un pays, dont les dirigeants ont majoritairement des intérêts capitalistes, ou sont parvenus aux responsabilités politiques par l'entremise des puissances d'argent et à leur service, ce que nous nous appliquons ici, depuis le début, à démontrer. Pour cette raison, Giono, comme beaucoup d'autres, a des  raisons à la fois nombreuses et légitimes de vomir l'institution de l'Etat :

"Le but de l’État moderne c’est de composer une termitière ; une masse de fourmis. Dans les États démocratiques comme la France, ou à peu près semblables, l’organisation sociale prévoit la place de grosses fourmis au ventre blanc qui sont des reines qu’on nourrit et qu’on soigne. Dans les États autoritaires fascistes: Russie, Allemagne, Italie, l’ordre social ne prévoit plus que la place d’un nombre très restreint de ces grosses reines et tend vers une reine unique au ventre énorme. Toute la différence entre les deux systèmes est là. Il n’y a pas progrès de l’un à l’autre." 

Le reste du texte n'apporte pas d'éléments nouveaux par rapport à la critique qui nous intéresse ici, mais il va sans dire que les lecteurs liront ces derniers chapitres avec profit sur les valeurs de pauvreté ("Je parle de cette pauvreté qui est la mesure, quand vous avez poursuivi la richesse qui est la démesure") ou l'absurdité, l'inanité et l'inutilité de la guerre, par exemple.  Georges Sadoul, comme d'autres,  ont fustigé ce pacifisme de Giono, l'assimilant à un "amour du statu-quo"   Communiste, distillant ses idées politiques dans moult revues des années 1930 (Regards, Mon Camarade, Commune, Confluences, les Lettres françaises, l’Humanité, Liberté, les Cahiers du cinéma, etc.), Sadoul n'a pas manqué, après 1937 et le "Refus d'obéissance" de l'écrivain, accompagnant son éloignement du communisme, de lui réserver, dans Commune, ses critiques les plus acerbes  (Fagot, 2004).   

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Dans Le Poids du ciel,  paru aussi en 1938 aux éditions Gallimard,  Giono différencie nettement les paysans, dont la vie est encore pétrie par l'environnement naturel, et les "âmes modernes", séparées des éléments vivants du monde : la pensée de Giono est à rapprocher non seulement de la critique écologique, celle de ces nombreuses traditions culturelles anciennes, pensons par exemple aux autochtones d'Amérique, du Nord ou du Sud, qui, nous le verrons ailleurs,  ont souvent dénoncé cette rupture d'avec la vie en symbiose avec la nature et les atteintes graves faites à celle-ci par la société industrielle. Cette écocritique n'est pas encore au fait du dérèglement climatique, d'un écocide général dû à l'action humaine,  mais elle a déjà un savoir, une sagesse ancestral qui connaît la réciprocité, la complémentarité, la symbiose nécessaire entre la société humaine et la nature.  

 

Le romancier ne jette pas pour autant en bloc la technique :

 

" Je ne suis pas l’ennemi de la technique. Je suis l’ennemi des formes modernes de l’emploi de la technique. Je ne veux pas détruire les avions, les phonographes, les cinématographes, la radio. Je dis seulement qu’il y a quelque chose de plus que tout ça et de plus beau : c’est un homme. J’ai dit ailleurs que toutes les patries, tous les territoires, toutes les mystiques ne valaient pas la vie d’un homme ; je dis ici que toutes les découvertes ne valent pas la vie d’un homme (...)  Je ne crois pas que la technique puisse apporter toute seule le bonheur aux hommes. Je ne crois pas qu’il suffise d’une réforme de structure sociale pour que l’emploi de cette technique devienne soudain bénéfique. Je dis que nous serions peut-être sur la vraie route de la joie si nous nous servions en même temps et également de la technique et de la sagesse. Je dis que l’ennemi de la sagesse, c’est le profit ; et je dis que la technique est une séduisante machine à profit. Les réformes de structure ne font jamais que changer le profit de place : il cesse de tuer la sagesse du capitaliste pour tuer la sagesse de l’état. La sagesse est de savoir que l’homme n’est pas un animal politique, mais qu’il est un animal naturel. Il n’a pas un absolu besoin de technique. Il existait des hommes heureux avant que la technique existe. Je dis même que depuis qu’elle existe, les hommes sont un peu plus malheureux, contrairement à ce que généralement on affirme."   (op. cité)

Le romancier redonne  ici toute la noblesse à la sagesse, qui, associée à la technique, aurait pu faire bénéficier les civilisations de ce qu'on recouvre par la notion de progrès. Utiliser la roue pour transporter des charges lourdes ou pour une destination éloignée évite aux hommes de grandes peines physiques qui meurtriront leurs corps : en ce sens que cette technique améliore la vie de l'individu, elle représente indubitablement un progrès pour lui. Le mot sagesse a toujours été utilisé par les hommes de pouvoir (mais aussi par beaucoup de littérateurs) de manière décorrélée du bonheur commun, entendez celui qui se préoccupe réellement du bien-être de tous ("la vraie route de la joie"), et non cette balance vantée par le libéralisme entre pauvreté et richesse, qui permet aux puissants de s'enrichir tout en dosant au mieux l'acceptabilité des pauvres de leur condition.  

Il est dommage que la suite de ce passage soit si échevelé et peu rigoureux. On ne peut pas, en effet, souscrire à l'affirmation que l'homme n'est pas un animal politique mais un animal naturel.  La confusion vient d'abord du fait que les deux termes sont très polysémiques et on peut leur faire dire beaucoup de choses. Le seconde expression n'a pas grand sens, d'ailleurs. Sauf à parler de clones, ou autre manipulation permettant de reproduire du vivant, un animal est toujours issu d'une procréation, d'un principe naturel, donc. D'autre part, si on entend l'animal politique par un animal qui organise sa vie en fonction d'une communauté d'individus, beaucoup d'êtres vivants sont des animaux politiques. Encore qu'il faille ici distinguer les animaux hautement sociaux (abeilles, fourmis, primates, etc.) de l'espèce humaine. On n'a jamais vu un animal, fût il très intelligent, choisir un type de vie pour lequel il n'a pas été déterminé. Vous ne verrez jamais une fourmi, une abeille ou un chimpanzé décider de quitter sa société pour aller vivre reclus dans une grotte ou parcourir le monde. Vous ne verrez jamais un animal dont l'espèce vit dans des jungles tropicales choisir d''habiter un désert ou des steppes glacées pour le reste de sa vie. L'homme est le seul animal à avoir connu une évolution qui l'a libéré, dans l'absolu, de beaucoup de déterminismes.  Enfin, la technique a évolué sans cesse depuis la préhistoire et l'histoire des sociétés est impensable sans la maîtrise technique, depuis la pierre taillée, celle du feu ou des métaux. L'usage flou des concepts empêche ici l'écrivain de déployer une réflexion cohérente sur le sujet. Dans cette pensée assez désordonnée, surgit alors une phrase aussi simple qu'importante : "Il fallait d’abord voir si elle [la technique, NDR] nous était vitalement indispensable (j’emploie encore ce mot dans le sens  : pensée conjointement)"  (op. cité) Cette réflexion est un des grands impensés de la révolution industrielle, pour une raison très simple : Pour que la question puisse être posée par une communauté humaine , il faudrait que les femmes et les hommes qui la composent puissent se concerter et décider ensemble du bien-fondé de la chose. Or, depuis les débuts de l'humanité et jusqu'aux prétendues démocraties comprises, ce sont toujours les plus puissants qui se sont arrogés d'une manière ou d'une autre le pouvoir de conduire la marche du monde :  Le paysan ou l'ouvrier n'a jamais été consulté pour savoir s'il fallait faire la guerre, développer la voiture, les avions, les autoroutes, les hypermarchés, les HLM, les assurances, les essais et les centrales nucléaires, les usines d'armement et des millions d'autres choses qui composent aujourd'hui son quotidien. Les gens de pouvoir n'ont, bien entendu, aucun intérêt à une réelle démocratie et c'est pour cette raison  qu'ils ont inventé des succédanés ingénieux qui ont été estampillés ainsi, tels le suffrage universel, les assemblées prétendument représentatives diverses où ne sont quasiment pas présents, jusqu'à ce jour, les paysans et les ouvriers. 

L'écrivain propose ensuite une deuxième réflexion importante, corollaire à la précédente : 

"Il faut s’examiner soigneusement soi-même et se poser la question à l’instant où l’idée vous saisit : votre bonheur personnel dépend-il de la technique  ? À l’instant précis où vous vous examinez, vous, individuellement, seul avec vous-même, votre paix intérieure, votre joie a-t-elle un absolu besoin de technique  ? Faites votre compte ; faites deux parts des choses qui vous sont absolument nécessaires et individuellement nécessaires pour que votre vie soit belle : mettez d’un côté ce qui est sujet de la technique et de l’autre ce qui est sujet de la nature. Pesez. Ce qui est sujet de la nature, c’est ce que j’appelle le poids du ciel. Et je n’attends pas que vous me répondiez ; répondez-vous à vous-même ; ça suffit. Votre réponse ne m’intéresse pas (voilà toute la question), elle vous intéresse, vous. Même si vous êtes un homme ultramécanique, vous verrez combien le ciel pèse sur vous en réalité. Et quelle importance pour votre beauté que vous placiez sous ce poids des épaules naturelles  ! Car c’est pour ce poids qu’elles sont faites."

 (J. Giono, Le poids du ciel, op. cité)

 

Là encore, il nous apparaît regrettable de poser une question si fondamentale et d'y répondre ensuite à la manière des philosophes, par un propos alambiqué, d'une force poétique certes, mais qui empêche de poser les éléments factuels du débat. Mais, avant même ce propos, l'écrivain nous donne déjà du grain à moudre. Un vice de forme apparaît d'emblée dans le raisonnement de l'auteur. Jusqu'où pousser l'absolu dans sa formule d'un "absolu besoin" ? Il est clair que ce dont un homme a nécessairement besoin pour vivre est de s'alimenter, de boire, de dormir et de vivre, en particulier, dans des conditions qui  permettent de conserver l'intégrité de son corps et de on esprit.  En ce sens, l'être humain qui n'a pas connu l'automobile, le train ou l'avion n'en a évidemment pas eu un "absolu besoin". Mais déjà, la maîtrise du feu permet d'approfondir la réflexion sur le progrès. "Dans l'absolu", l'homme pouvait continuer à vivre sans le découvrir. Mais cette découverte lui a permis de se réchauffer quand il faisait froid, de faire cuire des aliments, des médecines, et de les conserver, d'éloigner des animaux sauvages, etc. On peut alors rejoindre ici l'auteur, qui affirme que "l'homme est un animal qui a le sens de l'utile".  Tant qu'il s'agit du feu ou de la roue, nous pouvons tous nous mettre d'accord sur l'utilité de la technique. Mais à un stade technique avancé, elle procède d'une utilité très discutable, en tout premier lieu par le type de labeur qu'elle réclame et qui meurtrit la vie de l'ouvrier. Cependant, ce ne sont pas tant les dégâts humains qui préoccupent le plus Giono, mais que les conditions du prolétaire l'aient éloignées du travail au sens noble du terme, de telle sorte que ce "qui devait servir à la joie sert à fabriquer du produit technique." :  

"C’est une question de valeur individuelle, de beauté individuelle perdue. Je ne parle pas de la mutilation physique qui existe et qui compte, mais qui est accidentelle ; je ne parle pas des déformations physiques déjà un peu plus généralisées, ni de certaines perversions presque aristocratiques qui saisissent les ouvriers en contact avec certains produits chimiques attaquant la matière de l’homme avec une violence voluptueuse, comme par exemple : les benzol, benzine, xylol, toluol, des peintures au pistolet, dont on ne peut priver l’intoxiqué sans qu’aussitôt il en réclame terriblement pour son dernier plaisir, ne pouvant plus vivre sans le poison."   (op. cité)

 

Là encore, il manque à Giono une réflexion approfondie sur le contexte social et historique qui rend le travailleur attaché à son milieu professionnel, malgré la pénibilité et les divers dangers auxquels il s'exposent, avant même la révolution industrielle (cf. "un terrible bétail à gouverner").  Non seulement le monde du travail existant, associé à sa condition sociale,  ne lui que rarement un choix plus acceptable, mais de plus, les habiles communicants de l'Etat capitaliste (ou communiste d'ailleurs), n'avaient cessé de leur fabriquer, par une intense propagande, une image de héros (cf. par ex. "la mythologie du mineur"), tout comme on a célébré il y a peu, pendant l'épidémie de COVID 19, tous les pauvres travailleurs sans améliorer de manière substantielle ni leur santé morale et physique, ni  leurs conditions de travail souvent déplorables : On a ici un des multiples exemples de propagande que l'Etat n'a cessé d'employer pour calmer les sentiments de révolte citoyens. 

De personnifier ensuite la technique fausse la réflexion que suscite l'ensemble des problèmes sociaux et conceptuels qu'elle suscite, surtout en  poétisant le discours, une nouvelle fois, : "La technique a une autre conception de la bonté et de la tendresse. Elle ne peut pas s’embarrasser de l’humain, et, ainsi libérée, elle atteint une sorte de bonté pure, de tendresse pure pour la chair." (op. cité).  La fabrication et l'utilisation des machines qui révolutionneront le travail humain ont été très rapidement aux mains des hommes d'affaires, dont les moyens permettaient de les développer et de les faire marcher en vue d'un profit maximum, sans se soucier comme d'une guigne de la joie au travail. C'est l'ensemble d'un système encouragé, forgé par les pouvoirs économiques et politiques qui a organisé de bout en bout le développement de la machine, en ouvrant la voie aux privilèges, aux patentes et autres brevets, destinés aux affairistes de tout poil dès le XVe siècle, nous l'avons vu, qui conduira plus tard à la taylorisation ou à la fordisation (cf. "Le joug du peuple lui semblera plus doux").  C'est un énième exemple du fait que le capitalisme industriel n'est qu'un avatar de plus des ploutocraties millénaires. qui, à chaque époque, a utilisé au mieux les moyens à sa disposition pour asservir les pauvres.  

Le problème de beaucoup de textes philosophiques traitant de sujets pour une bonne part très concrets, c'est que leur discours ne s'arrime pas constamment à des faits,  à des situations réelles qui mettent à l'épreuve leur démonstration. Quand l'auteur affirme "Il ne peut pas être question de beauté de l’individu dans la civilisation technique ; il est question de logique. Ce qui ne sert pas doit être supprimé", il ne précède ni ne suit son assertion d'éléments factuels qui l'y ont conduit, mais d'autres affirmations du même type, plus ou moins poétiques, plus ou moins sibyllines : "ls avaient une beauté individuelle qui était d’accord avec l’univers. – Ils auront une beauté de masse qui sera d’accord avec la logique intelligente de la technique." ou encore "Si la beauté de l’individu était l’espoir, il y faudrait assujettir la technique. Si la technique est l’espoir, il y faut assujettir la beauté de l’individu."   (J. Giono, Le poids du ciel, op. cité). 

 

Quand les hommes creusent la terre, élèvent des maisons sans aide mécanique, il y a de la beauté dans leur travail manuel, direct avec la matière, mais il peut y avoir beaucoup de peine physique, des accidents et toutes sortes de désagréments où la question de la beauté ne se pose pas vraiment.  N'ayant pas de bornes concrètes, l'écrivain ira encore plus loin dans sa vision fantasmatique du travail moderne, déroulant sa vision du futur à la manière d'un récit de science-fiction qui pourrait s'avérer un jour prophétique si rien n'est fait pour contrecarrer le pouvoir grandissant des différents maîtres du monde : 

"Il sera facile d’intervenir biologiquement. Après la maternité du haras, la maternité chirurgicale donnera à l’enfant sa deuxième naissance ; sa naissance logique. Il était né pour l’univers, il naîtra pour la technique. (...) Le malheur venait du désaccord entre la chair naturelle et la technique. La chair sera mise chirurgicalement d’accord. Elle n’aura plus d’autre bonheur que cet accord. La technique a besoin d’hommes qui doivent accomplir dans tout le temps de leur travail un certain nombre de gestes extrêmement précis dont il est facile de dresser le catalogue. On détermine exactement quels sont les membres nécessaires à l’exécution parfaite de ces gestes, et quelle partie du cerveau est le moteur. Tout l’organique inutile est supprimé. Il est inutile que cette chair soit sensible aux couleurs ou aux sons ; que les jambes soient capables de marcher par exemple ; si la station devant la machine est absolue, on peut supprimer les jambes, et les remplacer par une bitte de fonte sur laquelle la chair sera placée." 

 

 

Le meilleur des mondes

 

 

 

Si un certain nombre de romanciers de science-fiction, jusque dans les années 1950  (Heinlein, Van Vogt, etc.) tenaient la science pour une sorte de graal  (Leroy, 2021) d'autres, comme Aldous Huxley qui, "dès les années 1930, avec Le Meilleur des Mondes, avait montré que le mode de production lié à la taylorisation, dont le symbole était les usines Ford, allait à un moment ou à un autre s’attaquer au vivant et vouloir procéder à une rationalisation eugéniste d’une humanité hiérarchisée par des manipulations génétiques in vitro. C’est, l’air de rien, une des grandes peurs de la bioéthique aujourd’hui qui réfute toute idée de posthumanité ou de surhumanité" (op. cité).  Avant même la fin de la deuxième guerre mondiale, le romancier Barjavel (1911-1985) écrit Ravage (1943) et décrit une société bardée de technologie s'effondre après une panne générale, et permanente d'électricité, survenue en 2052, ce qui permet à l'auteur de mettre en avant un petit groupe de héros fondateur d'une nouvelle civilisation qui redécouvre son lien avec la nature. La même année paraît le livre qui fit connaître la pensée de Giuseppe Lanza di Trabia-Branciforte, dit Lanza del Vasto (1901-1981),  qui est éloquente sur les questions vitales que pose le type de civilisation qui se dessine sous ses yeux  : 

le meilleur des mondes

Si les gens d’aujourd’hui ne se sont pas convaincus du caractère fâcheux d’un système qui les a mené de crises en krach, de faillite en révolte, de révolution en conflagration ; qui gâte la paix, la rend affairée et soucieuse ; qui fait de la guerre un cataclysme universel, presque aussi désastreux pour les vainqueurs que pour les vaincus ; qui ôte son sens à la vie et sa valeur à l’effort ; qui consomme l’enlaidissement du monde et l’abrutissement du peuple ; si les gens d’aujourd’hui accusent n’importe qui des grands maux qui les accablent, en attribuent la cause à n’importe quoi plutôt qu’au développement de la machine, c’est qu’il n’est pas de sourd mieux bouché que celui qui ne veut pas entendre.

Il faut que la puérile admiration pour les brillants jouets qui les amusent, il faut que l’exaltation fanatique pour l’idole qu’ils se sont forgée, et à laquelle ils sont prêts à sacrifier leurs enfants, leur ait tourné la tête et fermé les yeux à l’évidence pour qu’ils continuent d’espérer du progrès indéfini de la machine l’avènement d’un âge d’or.

Ne parlons pas des bouleversements que le progrès des machines fait sans cesse subir aux institutions humaines, parlons seulement des avantages par lesquels elles allèchent le sot :

Elles épargnent du temps, elles épargnent des peines, elles produisent l’abondance, elles multiplient les échanges et amènent un contact plus intime entre les peuples, elles finiront à assurer à tous les hommes un loisir perpétuel.

S’il est vrai qu’elles épargnent du temps, comment se fait-il que dans les pays où les machines règnent on ne rencontre que des gens pressés ? Alors que dans ceux où l’homme fait tout de ses mains, il trouve le temps de tout faire et du temps en outre, autant qu’il en veut, pour ne rien faire.

S’il est vrai qu’elles épargnent de la peine, pourquoi tout le monde se montre-t-il affairé là ou elles règnent, attelé à des tâches ingrates, fragmentées, précipitées par le mouvement des machines, à des travaux qui usent l’homme, l’étriquent, l’affolent et l’ennuient ? Cette épargne de peine, en vaut-elle la peine ?

S’il est vrai qu’elles produisent l’abondance, comment se fait-il que là où elles règnent, règne aussi, dans tel quartier bien caché, la misère la plus atroce et la plus étrange ? Comment, si elles produisent l’abondance, ne peuvent-elles produire la satisfaction ? La surproduction et le chômage ont logiquement accompagné le progrès des machines, tant qu’on n’a pas fait une guerre, trouvé un trou pour y jeter le trop-plein.

S’il est vrai qu’elles ont multiplié les échanges et rendu les contacts plus intimes entre les peuples, il ne faut pas s’étonner que lesdits peuples en éprouvent les uns pour les autres une irritation sans précédent. Suffit qu’on me frotte à quelqu’un malgré moi et malgré lui pour que je commence à haïr ce quidam et lui moi. Peut-être est-ce regrettable, mais c’est humain. Les contacts mécaniques et forcés n’engendrent pas l’union. C’est bien dommage, mais ainsi veut nature.

Enfin, s’il était possible, toutes ces crises Dieu sait comment dépassées, de soulager l’homme de tout travail pénible et de lui assurer un loisir perpétuel, alors tous les dégâts que le progrès des machines a pu causer par ruines, révolutions et guerres deviendraient insignifiants au regard de ce fléau définitif : une humanité privée de tout travail corporel.

À vrai dire l’homme a plus encore besoin du travail que du salaire.

Ceux qui veulent le bien des travailleurs devraient se soucier moins de leur obtenir un bon salaire, de bons congés, de bonnes retraites, qu’un bon travail qui est le premier de leur bien.

Car le but du travail n’est pas tant de faire des objets que de faire des hommes. L’homme se fait en faisant quelque chose. Le travail établit un contact direct avec la matière et lui en assure une connaissance précise, un contact direct et une collaboration quotidienne avec d’autres hommes ; il imprime à la matière la forme de l’homme et s’offre à lui comme un mode d’expression ; il concentre l’attention et les forces sur un point ou au moins sur une ligne continue ; il bride les passions en fortifiant le vouloir. Le travail, le travail corporel, constitue pour les neuf dixièmes des hommes leur seule chance de manifester leur valeur en ce monde.

Mais pour que le travail même, et non le paiement seul, profite à l’homme, il faut que ce soit un travail humain, un travail où l’homme entier soit en engagé : son corps, son cœur, son intellect, son goût. L’artisan qui façonne un objet, le polit, le décore, le vend, l’approprie aux désirs de celui à qui il le destine, accomplit un travail humain. Le paysan qui donne vie aux champs et fait prospérer le bétail par une œuvre accordée aux saisons, mène à bien une tâche d’homme libre. Tandis que l’ouvrier enchaîné au travail à la chaîne, qui de seconde en seconde répète le même geste à la vitesse dictée par la machine, s’émiette en un travail sans but pour lui, sans fin, sans goût ni sens. Le temps qu’il y passe est du temps perdu, vendu : il vend non son œuvre mais le temps de sa vie. Il vend ce qu’un homme libre ne vend pas : sa vie. C’est un esclave.

Il ne s’agit pas d’adoucir le sort du prolétaire afin de le lui faire accepter, il s’agit de supprimer le prolétariat comme on a supprimé l’esclavage, puisque de fait le prolétariat, c’est l’esclavage.

Quant aux peuples entiers voués à l’oisiveté, que fera-t-on d’eux ? Que feront-ils d’eux-mêmes ?

L’État, répondent ces gens-là (si vous ne savez pas ce que c’est que l’État je vous le dirai : c’est la Providence mécanisée), l’État qui aura résolu le problème du travail par l’industrialisation intégrale n’aura plus qu’à résoudre le problème des loisirs et de l’éducation. Il règlera jeux et spectacles et distribuera la science à tous.

Mais les plaisirs des hommes sans travail ont toujours été l’ivrognerie et la débauche. L’État aura beau leur proposer des plaisirs éducatifs, ils préfèreront toujours l’ivrognerie et la débauche. Les jeux devront donc prendre un caractère obligatoire et cesseront du coup d’être des jeux pour devenir des disciplines et des corvées : des falsifications du travail d’où rien de bon ne saurait résulter. Mieux eût valu régler le travail.

Mais il est un plaisir plus cher à l’homme sans travail, plus cher à l’ivrognerie et à la débauche, celui de crier “À bas” et de mettre le feu partout. Ce jeu-là ne tardera pas à remplacer tous les autres au Paradis mécanisé.

Si des malheurs qui accablent aujourd’hui même les civilisés finissent par leur démontrer par la réduction à l’absurde qu’il leur faut tourner ailleurs leurs espoirs, on pourra dire que leurs malheurs auront été bons à quelque chose. 

Lanza del Vasto, Le pélerinage aux sources, Paris, Editions Denoël, 1943, pp 157-161.

                   

                     

 

 

 

 

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