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           RUSSIE

                   ·

      Le moment         révolutionnaire

      (1825 - 1922)

   6.   Les révolutions de 1917

 « cette bête était.... sa majesté le peuple russe »

          

     

   

 

    Discours de V. I. Lénine à l’usine Poutilov   (12 mai 1917)

              Isaak Izrailevich Brodsky   (1883-1939) 

             huile sur toile             280  x  555  cm

 

                                     1929

                       Moscou, Musée historique d'Etat  

 

 

« Le raifort n’est pas plus doux que le radis noir »

 

 

En 1917, les seuls mois de janvier et février comptent plus de 300.000 grévistes, presque tous pour des raisons politiques, ce qui fait craindre une insurrection imminente à beaucoup d'observateurs, le ministre de l'intérieur en tête, Nicolas Borissovitch Chtcherbatov, qui, depuis 1915, observe et s'inquiète avec sa police de la progression régulière du mouvement révolutionnaire au sein de la population ouvrière   (Cliff, 1976, chapitre 2).  Dès le 9 janvier, des grèves et des manifestations ont  lieu à Pétrograd, Bakou, Nijni-Novgorod ou encore Moscou, où, sur le boulevard Tverskoï, une manifestation de  2000 personnes est dispersée par la police montée (Précis d'histoire du Parti Communiste d'Union Soviétique (bolchévik), 1938).  Le 14 février, une manifestation ouvrière a lieu à l'ouverture de la session parlementaire de la Douma, rapportée par certains témoins de la révolution comme un prologue à celle-ci  (Koustova, 2018).  Le 16 février, la nouvelle d'une pénurie prochaine de farine (et donc de pain noir)  ayant fuité, de longues queues se forment devant les boulangeries et les magasins d'alimentation. Encore une fois, l'usine Poutilov, comme pendant la révolution de 1905, est aux avant-postes de la contestation. Le 18 février, une section d'ouvriers réclament une augmentation de salaire de 50 % et sont renvoyés trois jours plus tard, suscitant un arrêt de travail dans d'autres sections.  Le 22, la direction ferme l'usine pour une période indéterminée.

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Le lendemain 23 février/8 mars, a lieu la Journée Internationale de la Femme, créée le 8 mars 1910 à Copenhague, lors  de la IIe Conférence Internationale des femmes socialistes, à l'initiative de l'Allemande Clara Zetkin (née Clara Eißner, 1857-1933), grande figure du socialisme comme son amie Rosa Luxemburg. Depuis les années 1950,  on a  raconté en France que cette fête commémorait le 8 mars 1857, jour de manifestation des couturières à New-York, mais l'historienne Françoise Picq a démontré que cette histoire était un mythe, que l'évènement n'avait jamais eu lieu et que ce sont bien les femmes socialistes de Russie qui en sont à l'origine

(https://lejournal.cnrs.fr/articles/journee-des-femmes-la-veritable-histoire-du-8-mars). 

Après des discours dans les usines,  les femmes de Petrograd défilent dans les rues, brandissant  des drapeaux rouges,  réclamant du pain et la fin de l'autocratie, dans le district de Vyborg, puis dans d'autres, Rojdestvensky,  Lintelnyi. Le lendemain, une grosse centaine d'entreprises cessent le travail, beaucoup d'étudiants se mêlent aux manifestants, dont le nombre grossit.  Les rapports de l'Okhrana indiquent que la police, les cosaques dispersent parfois la foule mais ne sont pas disposés à la réprimer  (Cliff, 1976, chapitre 6). Au soir du 26 février/11 mars, la 4e compagnie du régiment Pavlovsk se mutine contre un détachement d'entraînement qui a tiré sur la foule, et de colère, tire sur des policiers qu'elle rencontre. On traque des policiers déguisés en soldats soupçonnés de causer des provocations parmi les insurgés, et même de violence meurtrière "contre les foules endimanchées sur la perspective Nevski le 26 février, désigné comme le « deuxième dimanche rouge »  (...) Les scènes de leur arrestation et de leur convoiement à travers les rues de Petrograd (quand ils n’étaient pas lynchés sur place) peuplaient l’imagerie de Février, grâce notamment à leur reproduction en cartes postales sous forme de photos et de dessins, et à la diffusion de ces derniers dans la presse illustrée"  (Koustova, 2018).  

"Sans coup férir, sans qu'une goutte de sang ait été versée, le premier pas a été franchi (...) Les travailleurs ne veulent pas de sang. Ils ne le verseront que réduits à l'autodéfense""  dira le Soviet de Kronstadt,  dans un message  radio ("Pourquoi nous combattons") publié le 6 mars dans les Izvestia (Известия, litt : "nouvelles"), journal publié par le comité exécutif du soviet de Petrograd,  "Nouvelles du Soviet de Petrograd des députés ouvriers et soldats", qui deviendra un journal national après la révolution d'octobre.  Si, le mythe répandu d'une révolution "sans une goutte de sang" ne peut pas recevoir une onction historique, il rappelle que celle-ci fut aussi pacifique que possible, et même festive, nous le verrons.

 

Pendant ce temps, la bourgeoisie, qui avait beaucoup à perdre de la révolution, s'employait avec force à des "tentatives d'accord et de combinaisons avec le tsarisme", dira le menchevik Nikolaï Nikolaïevitch Soukhanov (Sukhanov, 1882-1940), dans une somme en 7 volumes sur la révolution russe (N. Soukhanov, Записки о революции / Zapiski o revolyutsii :  "Notes sur la Révolution"), et victime, plus tard, de la répression stalinienne, exilé pendant dix ans à Tobolsk, en Sibérie, puis exécuté.  On voit en particulier Mikhaïl Vladimirovitch Rodzianko (1859-1924), un des fondateurs du mouvement octobriste, président de la Douma à partir de 1911,  monarchiste et grand propriétaire terrien et adversaire acharné de Raspoutine, rechercher avec le tsar, avec qui il était en contact permanent, un compromis autour d'une abdication en faveur de son fils Alexis, sous la régence de son frère Mikhaïl/Michel, ou d'un nouveau tsar.  Deux ans plus tard, au sein du camp de la contre-révolution du général Denikine, Rodzianko reconnaissait que la "cause de la naissance de la révolution en Russie réside dans la politique erronée du pouvoir d'Etat à l’égard de la classe ouvrière : les classes dirigeantes ne voulaient pas se rendre compte que la brassière d’enfant devient trop courte au peuple russe qui exige un autre vêtement et une autre attitude à son égard" (M. V. Rodzianko, La Douma d'Etat et ta révolution de Février 1917, Rostov-sur-le-Don, 1919).

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Le tsar ordonne au général Sergueï Khabalov de rétablir l'ordre par la force, et le 27 février, les soldats ouvrent le feu à quatre endroits du centre-ville, munis d'une mitrailleuse en plus de leurs fusils, et font une quarantaine de tués et autant de blessés. De 25.000 à 70.000 soldats quittent les casernes, ce jour-là pour rejoindre la foule des manifestants, qui se dirige vers le palais de Tauride, où siège la Douma : 

"Certains députés quittent l'Assemblée, d'autres s'apprêtent à résister. Les représentants de la gauche, à l'initiative du travailliste Alexandre Kerenski et, dans une moindre mesure, du menchevik Nicolas Tcheidzé, [Tchkhéidzé, cf. plus bas, NDA] décident de les accueillir au nom de l'Assemblée. Une salle du palais est mise à disposition d'une trentaine d'activistes, qui se constituent en comité exécutif provisoire du soviet de Petrograd. Il s'agit d'ouvriers, le plus souvent désignés par un comité d'usine, de représentants syndicaux et du mouvement coopératif, et de membres de partis politiques (quatre ou cinq mencheviks, des socialistes-révolutionnaires, deux bolcheviks, un membre du Bund, le parti socialiste juif, un ou deux socialistes lettons, un anarchiste...)"   

 

Marc Ferro, interview de la revue mensuelle Histoire, N° 432, février 2017 

https://www.lhistoire.fr/%C2%AB-personne-navait-anticip%C3%A9-lexplosion-de-f%C3%A9vrier-%C2%BB

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Les insurgés se rendent aussi maîtres de la forteresse Pierre-et-Paul, de l’Amirauté et font arrêter l’ancien gouvernement (Ivanova, 2014).  Le régiment d'infanterie Volynsky (Volynski) est tenu pour être le premier à avoir fait passer les troupes du côté des révolutionnaires, et sera célébré dans la presse, dans toutes sortes de publications, ou encore les cartes postales.  

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                          27 février 1917  

(Vue de l’atelier de l’artiste à Petrograd sur le jardin de l’église de la Présentation de la Vierge au Temple)

     

         Boris   Mikhaïlovitch Kustodiev                  (Koustodiev, 1878-1927)  

                        Aquarelle   

 

                       33,5  x  26 cm             

 

                          1917

      Moscou,  Galerie  Tretiakov

 

Le lendemain, le reste des troupes capitule, les ministres du tsar sont arrêtés ou se rendent aux nouvelles autorités. Le 1er mars, le soviet de Petrograd émet son premier prikaz (ou pricaz,  "ordre",  Прика́з № 1), qui invite les soldats à élire des comités et soumet l'armée au contrôle des soviets. En disant de cette ordonnance qu'elle « abolissait pratiquement la hiérarchie militaire, étranglait la discipline et menaçait de mort les officiers "contre-révolutionnaires » (Kerensky, in Nerin Gun, Kerensky m'a dit, III, L'agonie de la monarchie, Revue des deux mondes, décembre 1987), Kerensky aurait débité trois mensonges de suite. Cette mesure est destinée à soumettre l'usage des armes à la volonté du peuple, que cherche à représenter les soviets, mais aussi à faire des soldats des hommes dignes de respect et de posséder comme les autres un certain bien-être. Enfin, ce texte ne mentionne pas la moindre sanction envers les récalcitrants, mais un rapport des infractions, au préalable,  qu'on en juge : 

« Ordre n° 1 du Soviet de Petrograd, 1er (14) mars 1917

A la garnison du district de Petrograd, à tous les soldats de la Garde, de l’armée, de l’artillerie et de la marine pour une exécution immédiate et précise, et les travailleurs de Petrograd pour l’information.

Le Conseil des députés ouvriers et soldats a décidé :

(1) Dans toutes les compagnies, bataillons, régiments, divisions, batteries, escadrons et services divers de  directions militaires et sur les navires de la Marine, élire immédiatement des comités de représentants élus des rangs inférieurs des unités militaires susmentionnées.

(2) Dans toutes les unités militaires qui n’ont pas encore élu leurs représentants au Conseil des députés ouvriers, élire un représentant de chaque compagnie qui se présentera avec des certificats écrits dans le bâtiment de la Douma d’État avant 10 heures le 2 mars. 

(3) Dans toutes les affaires politiques, une unité militaire est subordonnée au Conseil des députés ouvriers et soldats et à ses comités.

(4) Les ordres de la commission militaire de la Douma d’État sont exécutés, sauf dans les cas où ils contredisent les ordres et les décisions du Conseil des députés ouvriers et soldats.

5) Toutes sortes d’armes, telles que des fusils, des mitrailleuses, des véhicules blindés, etc., devraient être à la disposition et sous le contrôle des comités de compagnie et de bataillon et ne devraient en aucun cas être délivrées aux officiers, même à leur demande.

(6) Dans les rangs et dans l’exercice de leurs fonctions, les soldats doivent observer la discipline militaire la plus stricte, mais en dehors du service et de l’ordre dans leur vie politique, civile et privée, les soldats ne peuvent en aucun cas être diminués des droits dont jouissent  les autres citoyen, et tout particulièrement, le salut militaire. 

(7) De même, le titre d’officier sera aboli : Votre Excellence, Noblesse, etc., et sera remplacé par l’adresse du grade : Monsieur général, Monsieur Colonel, etc. Le comportement brutal envers les soldats de la part de tous grades militaires et, en particulier le tutoiement, mais aussi tout malentendu entre officiers et soldats, doivent être portés à l’attention des commandants de compagnie. Cet ordre doit être lu dans toutes les compagnies, bataillons, régiments, équipages, batteries et autres unités militaires. 

                     Le Soviet des délégués ouvriers  et soldats de Petrograd »

Chrestomathie d'histoire de la CCCP / SSSR (Cоюз Советских Социалистических Республик / Soïouz Sovietskikh Sotsialistitcheskikh Respublik : Union des Républiques Socialistes Soviétiques, URSS,  1861-1917.M.. 1970. A. 528-529.

« Vive une Russie libre ! »

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clocher de l'église des Trois-Saints, démolie en 1927

Porte Rouge triomphale

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On chante la Marseillaise,  on arbore des rubans, des bannières rouges,  les enfants sont ravis ! 

     

 

Collection de dessins d'enfants, des garçons de 7 à 13 ans, exécutés librement chez eux sous la Révolution russe,  réunie par leur professeur de dessin, Vassili Voronov, et offerte en 1919 au Musée historique russe de Moscou      

     

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Les socialistes les plus révolutionnaires, les bolcheviks, sont alors loin d'être majoritaires dans le mouvement ouvrier, et de plus, les principaux membres du Comité Central élu en 1912 étaient en exil, soit à l'étranger, comme Lénine, en Suisse, soit déportés en Sibérie, comme Staline ou Iakov (Jacob) Mikhaïlovitch Sverdlov (1885-1919), peut-être dénoncé par le traître Malinovski. En février 1917, sur 40.000 ouvriers des usines Poutilov, par exemple, on ne compte que 150 bolcheviks. Sur les 1500 à 1600 délégués du Soviet de Petrograd, à la même date, ils ne sont que 40 bolcheviks , les chiffres parlent d'eux-mêmes  (Cliff, 1976, chapitre 7).  Les mencheviks, quant à eux, suivaient la ligne orthodoxe du marxisme, qui affirmait le passage à une démocratie bourgeoise avant la dictature du prolétariat.  Le Géorgien Iraklii Georgievitch Tseretelli (Tsérételi), principal représentant menchevik, explique la "nécessité d'un accord avec la bourgeoisie. Il ne peut y avoir d'autre position et d'autre voie pour la révolution. Certes toutes les forces sont à nous. Le gouvernement tomberait si nous levions le petit doigt, mais ce serait un désastre pour la révolution."  (Soukhanov, Notes..., in Cliff, 1976, chapitre 6).  Lénine n'aura de cesse de démontrer (et l'histoire avec lui) à quel point ces "conciliateurs" (S-R y compris), en accordant leur crédit au gouvernement provisoire, empêchent la lutte révolutionnaire de parvenir à ses objectifs de pouvoir du prolétariat. 

 

Par ailleurs, les soldats-paysans avaient plus de délégués pour les représenter (un par compagnie) contre un pour mille ouvriers, et on sait que c'était essentiellement des intellectuels petits-bourgeois qui les représentaient : "La plupart de ces délégués des soldats et des officiers composaient une masse démocratique de droite, ou purement petite-bourgeoise, ou à l'état d'esprit tout simplement cadet. C'était, en partie, des gens de professions et d'opinions libérales, qui s'étaient hâtivement affublés d'une étiquette socialiste, indispensable dans les organisations démocratiques des soviets ; mais, en partie, c'était en fait des soldats présentés par des organisations de soldats en conformité avec le sentiment belliciste qui dominaient chez eux. La plupart d'entre eux se regroupaient autour du noyau SR." (Soukhanov, Notes..., op. cité).  Enfin, les bolcheviks eux-mêmes n'étaient pas unis sur la question du pouvoir :  A peine quinze sur quarante d'entre eux votèrent contre le transfert du pouvoir au gouvernement provisoire (Cliff, 1976, chapitre 7).   Le 3 mars, le Comité de Pétersbourg du Parti bolchevik adoptait une résolution qui affirmait ne pas s'opposer au pouvoir du gouvernement provisoire "aussi longtemps que ses activités correspondront aux intérêts du prolétariat et des larges masses démocratiques du peuple" (op. cité)

 

Le 23 mars eut lieu une grande cérémonie de funérailles pour commémorer les victimes de Petrograd, déjà héros de la révolution, plus d'un millier personnes  (Koustova, 2018).

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« les cellules de l'avenir »  ( I )

 

 

 

Le Soviet avait, en théorie, toute latitude pour organiser le pouvoir contre la bourgeoisie, et pourtant, il le dépose en grande partie à ses pieds. C'est que  beaucoup d'éléments semblent indiquer qu'il n'était en rien prêt à gouverner. Mais la lutte continuait, en particulier au travers des comités d'usine : "Dans le but de raffermir les positions conquises et en vue d’autres conquêtes, le Soviet des Députés ouvriers appelle en même temps qu’à la reprise du travail à créer immédiatement des organisations ouvrières de tous genres comme points d’appui de la lutte révolutionnaire ultérieure pour la liquidation complète de l’ancien régime et pour les idéaux de classe du prolétariat. D’autre part le Soviet des Députés ouvriers reconnaît qu’il est nécessaire en même temps que la reprise du travail, de procéder à l’élaboration du programme des revendications économiques qui seront présentées au nom de la classe ouvrière." (Résolution du Soviet des députés ouvriers, 5 mars 1917, in Pankratova, 1923)

 

La détermination ouvrière conduira Tchkhéidzé, dans son rapport sur la reprise et l'organisation du travail, à affirmer  "Quelles sont les conditions pour que nous puissions travailler ? Il serait ridicule de reprendre le travail dans les conditions antérieures. Que la bourgeoisie en prenne acte."  (in Pankratova, 1923).  C'est aux comités d'usine, dès le 5 mars à Petrograd, que les ouvriers confient alors les rênes de la conduite révolutionnaire dans les usines.  Leur première lutte des 10 et 11 mars concernera la journée de 8 heures. Les patrons commencèrent par s'y opposer, arguant de la situation exceptionnelle due à la guerre et faisant de la question un problème d'Etat, mais les ouvriers n'étaient pas dupes des manœuvres capitalistes et réussirent à imposer un accord. Une convention fut  signée entre le Comité exécutif et la Société des fabricants pétersbourgeois, reconnaissant la journée de huit heures, mais aussi   "les comités d’usines créés pendant les premiers jours de la révolution, élus sur des bases démocratiques et possédant des fonctions étendues dans le domaine du règlement intérieur." (Pankratova, 1923).  Ces dispositions furent reprises à Moscou puis dans toutes les villes de Russie.  Il y eut cependant des résistances à l'appel du Soviet à élire des starostes (représentants élus par une communauté ou chefs de mir, qui répartissait l'impôt).  En effet, vers 1903, un système policé avait été mis en place, où  des conseils de starostes ou conseils de doyens d'usine étaient choisis par les patrons eux-mêmes.  Mais les conditions étaient différentes cette fois, et les starostes devaient exprimer la volonté de leurs électeurs, et les ouvriers finirent par accepter cette disposition. Malgré tout, la bourgeoisie ne capitula pas et réussit, le 23 avril 1917, à faire passer une loi dont le but principal était clair "restreindre l'importance et le rôle des comités d'usines et limiter leurs pouvoirs"  (Pankratova, 1923),  ce qui n'empêcha pas les ouvriers de produire un peu partout leurs propres statuts, règles, et même, "constitutions d'usine".  A la loi, s'ajouta "une campagne monstre contre la journée de 8 heures faisant passer les ouvriers aux yeux du pays et surtout de l’armée, pour des maraudeurs et des profiteurs. Les colonnes des journaux pleins de fiel et de haine de classe, se remplirent des échos sur l'argent allemand, la vénalité et l’espionnage des chefs, l’anarchie et la débauche des masses ouvrières qui mènent le pays vers sa perte par les « exigences extraordinaires ». Le prolétariat indigné et la presse ouvrière démasquèrent courageusement les calomniateurs. Les organisations ouvrières publièrent des chiffres et des faits qui illustraient non la baisse mais la hausse de l’effort de travail des masses ouvrières en mettant en avant les autres causes objectives de la baisse de la production dans les entreprises. A l’appel des ouvriers, l’armée envoya ses délégués et mandataires dans les usines pour « vérification » et ils témoignèrent publiquement dans les meetings et dans la presse de la vérité des explications données par les ouvriers. Sur ce terrain la bourgeoisie fut démasquée. Alors elle s'engagea ouvertement sur une autre voie, celle du sabotage et du lock-out. Et ici sur on mit en avant le même thème  : la chute de la productivité et le déficit de l'entreprise." (Pankratova, 1923).  

 

Celle qui parle ici, Anna Pankratova, a vécu les évènements de l'intérieur. Issue d'une famille ouvrière, elle participe à la révolution comme étudiante à l'université d'Odessa, adhèrera au parti bolchevique en 1919 et après des études d'histoire, devient professeur à l'Université de Moscou, ainsi qu'à l'Académie des Sciences sociales.  Elle publiera près de deux cents travaux scientifiques, consacrés avant tout à l'histoire de la classe ouvrière russe.  En 1952 elle est élue au Comité Central du Parti  et l'année suivante devient directrice du journal du parti Voprosii Istorii ("Questions d'histoire"). Ce que raconte Pankratova se retrouve dans bien des témoignages. Les directions des usines Duflon, Markov ou encore Nevski vendent des stocks de métal restants à des prix exorbitants au lieu de faire travailler leurs propres ouvriers, et chez Bezdek, le comité d'usine dénonce le patron pour commerce spéculatif de sucre, par exemple. 

« amasser des fortunes » 

 

La bourgeoisie d'affaires ne se contenta pas d'inonder la presse, elle remplit les tribunes politiques de sa vindicte. En fait, les lock-out ont des objectifs principalement politiques, devant la menace des intérêts des plus riches, mais cela n'empêchait pas  les spéculateurs de profiter du désordre général "pour amasser des fortunes et les dépenser en orgies fantastiques ou en pots-de-vin distribués aux fonctionnaires."  (John Reed, Ten Days that Shook the World : "Dix jours qui ébranlèrent le monde", 1919 : cf. plus bas).  Il ne faut pas oublier que les révolution russes ne menaçaient pas seulement les intérêts des capitalistes du pays, mais aussi ceux de divers pays étrangers :  "A la veille de la révolution, les banques de Petrograd disposaient d'un capital de huit milliards et demi de roubles environ, la participation étrangère y revêtant les proportions suivantes : banques françaises, 55 % ; anglaises, 10 % ; allemandes, 35 %."  (Victor Serge, 1890-1947,  L'an I de la révolution russe, écrit entre 1925 et 1928, publié en 1930).  Dans le même temps, "le caractère  quasi colonial de l'industrie russe" est patent : Par l'intermédiaire de grandes banques russes, les établissements financiers de l'étranger contrôlaient l'industrie russe, surtout la métallurgie, dans des proportions très importantes :  60 % pour le pétrole, 68 % pour les machines, 96 % pour les navires, et même 100 % pour les locomotives   (V. Serge, op. cité).      

 

Comme partout ailleurs, à toutes les époques, les riches ne veulent en aucun cas partager la richesse en parts équitables et, très souvent, affichent le plus grand mépris pour les pauvres et se moquent du coût social de leur prédation. Ici, un homme d'affaires moscovite, Ryabouchinsky déclare que "la main décharnée de la faim.... prendra à la gorge les membres des différents comités ouvriers et des soviets" (Marcel Liebman, La Révolution russe, Editions Marabout Université, Paris, 1967), là, un Rockfeller russe affirme que la révolution est une maladie contagieuse, que l'intervention étrangère sera peut-être nécessaire, ou que la famine et la défaite pourraient ramener le peuple russe à la raison. Dans tous les cas, ajoute-t-il, "les marchands et les industriels n'admettront jamais l'existence des comités d'usine ni la moindre participation des travailleurs à la gestion des entreprises." (J. Reed, Dix jours..., op. cité). La situation est catastrophique mais la bourgeoisie bien enrichie "refuse de prêter son argent au gouvernement qui a lancé l’emprunt pour la Liberté fin avril. Au lieu des 3 à 4 milliards de roubles attendus par le ministre des Finances, il ne rapporte que quelques centaines de millions, dont seulement 43 issus des caisses des magnats moscovites du textile. Pis, les banques jouent contre le gouvernement et encouragent l’évasion des capitaux, entraînant mécaniquement une baisse brutale du rouble. Le cercle vicieux s’enclenche, la planche à billets galope."   (Sumpf, 2017b).  

 Comme partout et à toutes les époques, nous le constatons encore ici, les riches s'organisent pour continuer de s'enrichir, même aux pires moments que traverse la société dans laquelle ils vivent, ils n'ont pas attendu le libéralisme pour cela.  Evoquons rapidement les deux clans de  Russie alors les plus importants, à Petrograd et Moscou. Dans la capitale, on trouve en particulier l'industriel bien connu Alexis Ivanovitch Poutilov (1820-1880), alors président de la Banque russo-asiatique, "haut administrateur qui « pantoufle » dans la banque et dans l'industrie métallurgique, tout en étant dans le principe lié à un groupe français, pense vers 1912/13 que le plan de réorganisation de ses usines d'armement risque de ne pas être agréé par le gouvernement russe ; pour triompher d'un concurrent russe que l'on sait pourtant être lié à un autre groupe international auquel appartiennent Vickers et Châtillon-Commentry, Poutilov fabrique une fausse nouvelle selon laquelle Krupp soutiendrait son concurrent"  (Girault, 1975) ;  Ivan Alexeïevitch Vichnegradski (1832-1895),  lui, est propriétaire des aciéries de Sormovo, à Nijni Novgorod et dirige la Banque Internationale de Pétersbourg : rappelons qu'il a été ministre des Finances, et qu'il s'est enrichi de manière colossale en même temps qu'il  n'avait pas vraiment lutté  contre la famine en 1891, en exportant du blé à l'étranger (cf.   partie 3. Une révolution annoncée, 1882 - 1904).  Le banquier Mikhaïl Mikhaïlovitch Fedorov (1858-1949) est directeur de la banque Azov-Don et de nombreuses entreprises métallurgiques et minières ;  Vassili Ivanovitch Timiriazev (Vasily Ivanovich Timiryazev, 1849-1919) dirige la Banque russe du commerce extérieur, élu au Conseil d'Etat, au Conseil Spécial de Défense,  Nikolaï Nikolaïevitch Kutler (Koutler, 1859-1924), économiste, plusieurs fois ministre (Finances, Agriculture) et directeur de la Nobles Land Bank et de la Peasant Land Bank.  Au Congrès du parti Cadet du mois de mai, il affirme "que les exigences des ouvriers prenaient un caractère de plus en plus intolérable et inadmissible : « L'Etat ne peut pas prendre l’engagement d'offrir à la classe ouvrière une situation exceptionnellement privilégiée aux dépens de toute la population ». La classe ouvrière opposa ses méthodes de lutte prolétarienne à ce système de provocation, de mensonge, sabotage et lock-out. Dès les premiers jours de mai, le pays fut submergé par un formidable mouvement de grèves. C’est à Donbass qu'il atteignit sa plus grande force et âpreté."  (Pankratova, 1923).  Il finira par coopérer avec les autorités soviétiques en 1919 et entrera au Commissariat du peuples aux finances.  À  Moscou,  le  milieu des industriels se réunissent chez Stepan Riabouchinski (Ryabushinsky, 1874-1942), banquier, collectionneur, mécène, autour de lui et  Tretiakov,  dans le cadre  de  l’Union du commerce et de l’industrie. Avec un de ses sept frères, Sergueï, Riabouchinski créera la première usine d'automobiles AMO (puis Zavod Imeni Likhatchiova, ZIL ou AMO-ZIL).  Un autre frère, Mikhail Pavlovitch R. (1880-1960) dirigera la Banque Riabouchinsky Frères en 1902.  Plus connu encore chez les collectionneurs, Pavel Mikhaïlovitch Tretiakov (1832-1898) est issu d'une famille de marchands. Industriel et mécène, il a fondé  la célèbre galerie qui porte son nom, qui ouvrira en 1881.  Sumpf présente Tretiakov  et  le magnat du textile cotonnier Aleksandr (Alexandre) Ivanovitch Konovalov (1875-1948), qui  "ont  adhéré au parti des «progressistes» fondé en 1912" comme ayant pratiqué  "le  compromis  de  façon  plus  poussée  que  leurs  concurrents  de  Petrograd  et  ouvrent  la  voie  à  des  avancées  que  ne  désirent  pas  vraiment  les  autres  grands  patrons  nationaux" (Sumpf, 2017b), qu'on en juge : 

 

"En mai, la capitale donne le signal de passer à l’offensive contre les conquêtes de la classe ouvrière. L’intervention des industriels à la séance chez le Premier Ministre Lvov, le 11 mai, le discours de Konovalov au Congrès des Comités de l'Industrie de guerre, les délibérations à la conférence des industriels du Donbass poursuivirent, au fond, le même but : présenter à la face du pays tout entier les ouvriers comme « ennemis de la patrie », comme les destructeurs de l’industrie, comme des profiteurs ayant dépassé toutes les bornes et n’admettant même pas l’idée d’une « restriction volontaire ». Docile entre les mains du capital militant, le gouvernement l’annonçait officiellement à chaque conférence panrusse, réunion ou congrès. Cette sorte d’ « accusation » fut particulièrement vive dans la bouche des ministres « socialistes » qui ne se lassèrent pas de convier la classe ouvrière à pratiquer la politique des « sacrifices et restrictions volontaires »." (Pankratova, 1923).  Très progressiste, en effet !

 La famille Konovalov se distinguait en tout cas par ses origines modestes,  de milieu servile, une singularité qui s'explique  par différents facteurs, qui, là encore, fait figure des nombreuses illustrations des stratégies de domination sociale, et tout particulièrement l'articulation entre les puissants et la frange privilégiée des classes sociales inférieures  : 

 

"L'accession de ces familles d'industriels du textile à la catégorie des grands bourgeois, riches et influents, a été rendue possible par la mécanisation qui grossissait les profits ; elle est donc postérieure à 1861 (...)  la situation servile en un sens a servi plutôt qu'elle n'a nui à son ascension. Dans un climat d'obéissance, protégé par son propriétaire qui tirait de lui un fructueux obrok, pouvant embaucher à son usine ou faire travailler à domicile aussi bien des paysans libres que des serfs, le serf fabricant entre dans une aristocratie de la servitude où sa fonction économique lui confère, comme par une sorte de délégation tacite du propriétaire, une autorité en apparence incompatible avec sa condition juridique. La rapidité de cette ascension a été, bien entendu, favorisée par les circonstances, et en particulier par les facilités du commerce sur un marché protégé par le système douanier, mais aussi un marché sans unité, fait de régions mal reliées entre elles, très diversement peuplées et développées, où les différences de prix procurent au commerçant itinérant de gros bénéfices. A cet égard, l'Ukraine a été source de profits considérables pour la firme Konovalov", sans compter les avantages de la structure communautaire des Vieux-croyants dont le père Petr Konovalov était issu qui constituait "autant de relais sur les pistes qui, à partir du fleuve, traversent les gouvernements de Vladimir, de Kostroma et de Moscou. Singulier avantage pour le fabricant qui accompagne sa marchandise et trafique de produits qui ne sortent pas tous de sa manufacture, mais qui ont été achetés à d'autres ! Il trouve plus facilement gîte, crédit, défense, en un temps où les communications sont lentes, les chemins peu sûrs, l'argent rare et cher." (Portal, 1961).  

      1912   :   On se demande comment : Pavel Tretiakov est mort en 1898, son frère Sergueï, six ans avant, en 1892 !

 Ajouter à cela le travail acharné de l'artisan vieux-croyant, dur avec lui même et avec les autres, et son talent particulier, vous aurez un tableau assez universel de la réussite sociale, qui est constitué pour la plus grande part,  nous le constatons à chaque fois, à un ensemble de facteurs qui définit ce qu'on appellera "l'égalité des chances". Et ne parlons pas de la connivence, des allers-retours permanents des puissants entre la sphère économique et la sphère politique, plus que jamais en vigueur aujourd'hui dans tout le monde capitaliste, c'est à dire presque partout sur la planète. 

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                      Hôtel particulier de Zinaida Grigorievna Morozova, sur  Spiridonovka, Moscou

 

 

Conçu par l'architecte Fiodor Schechtel (1898), le manoir style Art Nouveau est un cadeau de son mari, l'industriel Savva Morozov, de la riche famille du milieu Vieux-croyant (comme celle de sa femme), dont le père Timofeï  Morozov (1823-1889),  est le propriétaire de la Compagnie de l'usine textile de Nikolskoïe. Après la mort de son mari, Zinaïda vendit la maison à M. Riabouchinsky  en 1909.                              

 

                     

                        Manoir de Ryabushinsky, sur Malaya (Malaia) Nikitskaya, Moscou

 

Située près de la porte Nikitsky, en face de l’église de la Grande Ascension, la maison de style Art Nouveau a été construite par Fiodor Schechtel  en 1902 pour Stepan Pavlovitch Ryabushinsky. L'écrivain Maxime Gorki s'y installera en 1931 jusqu'à sa mort en 1936, et la demeure deviendra le Musée Maxime Gorki, en 1965. 

 

« les cellules de l'avenir »   ( II )

 

 

 

 

Le 10 mai, devant le gouvernement, ce sont les directeurs des entreprises métallurgiques, menés par le président du Conseil des Congrès du Commerce et de l’Industrie, le cadet Nikolaï Nicolaïévitch Koutler (1859-1924), membre du comité de guerre pour l'industrie,  qui déclarent que les usines ne peuvent plus travailler et qu'elles courent à la ruine économique à cause d'une impossible augmentation de salaire  (Pankratova, 1923).  Koutler et Dmitri Petrovitch Konovalov (1856-1929, chimiste, devenu ministre du Commerce et de l'Industrie), font la même chose au congrès de leur parti des Cadets, pour l'un,  au Congrès des Comités des Industries pour l'autre. Devant ces attaques répétées, le prolétariat riposta dans tout le pays par des grèves, d'une grand intensité dans le Donbass, et convoqua la première conférence de tous les comités d'usine : "C'était un vrai parlement ouvrier, réuni dans la même salle du Palais de Tauride où, à peine trois  mois plus tôt, siégeait le parlement  bourgeois et seigneurial, la Douma d’Etat."  (Pankratova, 1923).  Par ailleurs, les "organisations ouvrières se transformaient en détachements de gardes rouges ; on ramassait les armes, on distribuait des tracts révolutionnaires, on organisait des meetings en appelant la classe ouvrière à la fermeté, à l’unité et à la décision, au combat. Le soviet central des comités d’usines était l’état-major des masses soulevées pour l’insurrection. Le comité militaire révolutionnaire créé le 20 octobre était composé des représentants envoyés par les comités d’usines, les syndicats, les organisations militaires et du parti"  (Pankratova, 1923).   

"A la veille de la Révolution d'Octobre, Lénine commençait à se convaincre que les comités d'usine, et non le Soviet, serviraient d'instruments de l'insurrection. Il dit à Ordjonikidzé : Nous devons transférer le centre de gravité sur les comités d'usine. Les comités d'usine doivent être les organes de l'insurrection. Il faut changer de mot d'ordre, et dire, au lieu de « Tout le pouvoir aux soviets », « Le pouvoir aux comités d'usine ». Même s'il s'avéra qu'en fait c'est le Soviet qui joua ce rôle, les comités furent d'une importance centrale dans la victoire d'Octobre"   (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe,  tome 2, "Octobre", paru en 1933.  Le

tome 1, "Février" a été publié en 1930.) 

 

       Ordjonikidzé    :  Grigory Konstantinovitch Ordjonikidze (1886-1937), Géorgien, issu de la petite bourgeoisie terrienne, il étudie la médecine et se lie à des activistes de gauche. Longtemps compagnon de Staline, collaborant à ses méthodes violentes, il organisera  les purges au sein du parti communiste, avant d'en être lui-même la victime, assassiné avec une grande partie de sa famille. 

source : https://wikirouge.net/Grigory_Ordjonikidze

A Kharkov, le 20 mai, la Conférence des Comités d'usine est même en avance sur celle de Petrograd, comme dans d'autres villes de province : "Les Comités d’usine doivent prendre en main la production, la sauvegarder, la porter à son point maximum (...) Enfin, ils sont chargés de la fixation des salaires, des conditions d’hygiène, du contrôle de la qualité technique des produits, de l’élaboration des règlements intérieurs et de la solution des conflits" (Iuri Kreizel / Kriezel, Iz istorii profdvizheniya g. Kharkova v 1917 godu  ("Sur l'histoire du mouvement syndicaliste à Kharkov en 1917", Kharkiv, 1921).  Dans un certain nombre d'usines, comme dans les ateliers de mécanique de Brenner, le 21 mai, à Petrograd, c'est un contrôle total que vont exercer les ouvriers, expérimentant l'autogestion (samo-oupravlenié) quand d'autres n'avaient encore ni comité  d'usine  ou de syndicat (Ferro, 1976).   Plus de cinq cents entreprises feront cette expérience d'autogestion, de petite taille (une moyenne de 335 salariés) en regard des géants que l'on trouve alors dans le pays : 27.000 ouvriers chez Poutilov, 19.000 à la Manufacture de tabac, plus de 15.300 à Treugolnik, etc. (Ferro, 1976).  Sans grand succès, il faut le dire : "L’expérience d’autogestion avait été un échec parce qu’elle avait été menée dans une conjoncture économique difficile, parce que les entreprises qui l’avaient pratiquée avaient agi en francs-tireurs, mais aussi parce que ces entreprises étaient trop petites pour perturber sérieusement la domination de la classe possédante et le fonctionnement du système économique."  (Ferro, 1976). 

 

                samo-oupravlenié        :  "samo-oupravlenie, désigne aussi bien une « administration avec une certaine indépendance locale » qu’une « action décidée et organisée par des individus ». Michel Bakounine utilise en russe le mot dans ces deux sens en 1873 : « […] plus le peuple est dans l’impossibilité d’exercer un contrôle […], plus l’administration du pays s’éloigne de l’autogestion par le peuple* […] L’idée républicaine est l’expression la plus haute et la plus pure de l’autogestion*  et de l’égalité des droits des citoyens. » Lénine emploie également le terme « autogestion » en 1905 : « L’organisation de l’autogestion révolutionnaire, le choix par le peuple de ses représentants n’est pas le prologue, mais l’épilogue de l’insurrection.*  »" 

  *  Citations de Bakounine :

Étatisme et anarchie, 1873, Bakounine, Editions Champ libre, 1976 : « gestion du peuple par lui-même » dans la traduction officielle, p. 244, « narodnogo samoupravlenia », p. 45 en russe.   

« la souveraineté » dans la traduction officielle, p.327, « virajenie grajdanskogo samoupravlenia » en russe.

  Citation de Lénine :  Proletari, n°12, 16 août 1905 : « Boïkot boulguinski doumi i vostanie » [« Boycott de la Douma de Boulguine et insurrection »].

source :   Franck Mintz (professeur, spécialiste de l'autogestion), Apparition, usage et abus du terme « autogestion », les Utopiques Solidaires, 22 novembre 2019.

Le 28 août, le ministre menchevik du travail, Matvei Ivanovitch Skobelev (1885‑1939) publie la "circulaire N. 421" "interdisant les réunions des Comités d'usine pendant les heures de travail" et autorisant "la direction à déduire  des salaires le temps perdu par les travailleurs" qui y assistaient (Pallis et Morel, 1973), tout cela au moment même où le général Lavr Gueorguievitch Kornilov (Korniloff, 1870-1918), un cosaque du Kazakhstan, marchait sur Petrograd, et où "les ouvriers se dressaient menaçants, prêts à défendre la révolution sans se soucier de savoir s'ils le faisaient ou non pendant les heures de travail"  (Novy put [Nouvelle Voie], organe du Soviet  Central des Comités d'usine, le 15 octobre 1917, N° 1 et 2).  

Du 17 au 22 octobre se tient la Première Conférence Panrusse des Comités d'usine, convoquée par Novy Put. Vasily Vladimirovich Schmidt (1886-1938, fusillé sous Staline pendant la Grande Purge), futur commissaire du travail (1918-1928), décrira ce qui se passe alors dans beaucoup de régions, à savoir la multiplication des comités d'usine, alors que les syndicats "n'existaient pratiquement pas"  (Oktyabrskaya revolutsiya i fabzavkomy : materiali po istorii fabrichno - zavidskikh komitetov : "La Révolution d'Octobre et les Comités d'usine :  matériaux pour une histoire des Comités d’usine", Moscou, 1927-1929, 3 vols., II, p. 188). Se dessine alors une divergence entre partisans d'une ligne libertaire et une ligne centralisatrice. La première appelle à ce que les commissions de contrôle ouvrier  "doivent être les cellules de l'avenir qui dès maintenant, préparent le transfert de la production entre les mains des ouvriers... Ce sont eux, et non l'Etat, qui devraient maintenant gérer le pays"  (op. cité : 180),   alors que les syndicats, dont les ouvriers ne veulent pas, sont "une forme d'organisation imposée de l'extérieur" (op. cité ).  La seconde, suivant une ligne marxiste plus orthodoxe, dénonce un "processus tout à fait anormal, qui a abouti dans la pratique à des résultats indésirables".  Les mencheviks avaient même fini par accuser les bolcheviks d'abandonner le marxisme et de défendre des positions anarchistes. Selon Isaac Deutscher, Lénine et les siens "restaient fermement attachés à la conception marxiste de l'Etat centralisé. Leur objectif immédiat n’était pas d’organiser la dictature centralisée du prolétariat, mais de décentraliser autant que possible l’Etat bourgeois et l’économie bourgeoise, car il s’agissait là d’une condition nécessaire du succès de la Révolution. Or dans le domaine économique, les Comités d’usine, organes créés sur les lieux mêmes de travail, étaient des instruments de subversion beaucoup plus puissants et efficaces que les syndicats."  (I. Deutscher, Soviet Trade Unions, Royal Institute of International Affairs, Londres, 1950, p. 15-16).  Milioutine pouvait bien arguer du fait "qu’un contrôle ouvrier véritable ne pourrait s’exercer que dans le contexte de la prise du pouvoir par les soviets"  (Ferro, 1976), nous verrons que le contrôle ouvrier qui se dessinera après l'accession des bolcheviks au pouvoir ne sera pas "véritable" de plus en plus subordonné. Larine, qui comme Milioutine aura une place de choix dans l'élite bolchevique après la révolution d'octobre,  sous :  "« L’idée de contrôle ouvrier », expliqua Larine, « c’est la transposition d’une idée démocratique dans le champ de l’économie. Grâce au contrôle ouvrier, le travail changerait de nature : assumé par les ouvriers, il deviendrait plus productif car les travailleurs auraient le sens de leur responsabilité. L’Allemagne avait mis sur pied un programme national d’économie, mais conçu dans l’intérêt des possédants ; il fallait procéder de la même façon, mais dans l’intérêt des travailleurs. Aussi, le Conseil Economique serait composé en majorité de représentants des travailleurs. Distribution du  travail à de l’échelle nationale, évaluation des salaires seraient de la compétence des syndicats. La fonction des comités d’usine serait d’assurer le contrôle de la production à l’échelle de l’usine ou de la ville" (Larine, in Ferro, 1976).   Riazanov dira même que "les comités ne pouvaient soutenir la comparaison avec les syndicats... Ils n'avaient aucune vision d'ensemble de la situation économique du pays" (Ferro, op. cité)Pour certains, on était en train de sonner le glas de la gestion ouvrière. 

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         Collection de dessins d'enfants, op. cité 

 

Lénine  ( V )

 

« les hiboux de la bourgeoisie »

 

 

 

 

Pour trouver un mouvement radical chez les bolcheviks, il fallait alors se tourner vers le comité du district de Vyborg, toujours dans la capitale Petrograd, le plus organisé, le plus combattif contre la bourgeoisie, et qui avait une influence sur Krondstadt et Helsingfors, des bastions du bolchevisme pendant cette période. Le 27 février, il distribuait un tract qui appelait à élire un soviet pour lui transférer tous les pouvoirs, décision votée à l'unanimité dans les usines.  Le 5 mars, un projet du même comité réclamait "l'organisation de l'armée sur des principes démocratiques, la confiscation des terres et la satisfaction de toutes les autres revendications du programme minimum..." (Cliff, 1976, chapitre 7).  Quand le 5 mars, le Soviet de Petrograd vota à la quasi-unanimité la reprise du travail, le Comité de Vyborg rejeta la décision, la subordonnant à diverses exigences répétées depuis longtemps : instauration d'une république démocratique, journée de huit heures, augmentation de salaire, confiscation des terres, etc., mais aussi, un mot d'ordre de fin à la guerre.  Pour enrayer ce pacifisme, l'Etat tente de convaincre par une propagande patriotique : tracts, journaux, et même films, avec le Comité Skobelev, dont la section cinématographique, placée sous la tutelle de l'état-major, avait le monopole des images du front et qui, après la révolution de février, prend son indépendance et se met au service de la cause démocratique. On citera, par exemple le film  de Ladislas Starevitch, Pour le pouvoir du peuple, mêlant fiction et documentaire dans un but pédagogique, pour expliquer la loi électorale, la procédure du vote, etc.  Parallèlement, fleurissent moult dictionnaires et lexiques bon marché pour apprendre à être un bon citoyen, se familiariser avec le nouveau vocabulaire politique, etc.  (Sumpf, 2017/b).  

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Un autre son de cloche vint du Bureau russe du Comité Central en exil, dont les trois membres,  Chliapnikov, Vyacheslav Mikhailovich Molotov (1890-1986) et Piotr Antonovitch Zaloutsky (1887-1937, condamné à mort sous Staline), ne savaient pas vraiment sur quel pied danser, vers la droite pour le gouvernement provisoire, vers la gauche en mentionnant le Soviet comme "embryon du pouvoir révolutionnaire", le 9 mars  (op. cité).   Le retour d'exil sibérien de Kamenev, Staline et l'Ukrainien Matvei Konstantinovich Mouranov (1873-1959, député à la Douma en 1912) accentuera le virage à droite des bolcheviks dans leur ensemble. Les trois hommes reprirent la direction d'une Pravda en une forme d'OPA rédactionnelle sur Molotov, proche de Lénine, et le journal, qui réapparaît le 16 mars 1917, en "devint méconnaissable" confie Soukhanov  (Notes..., op. cité), caressant le gouvernement populaire dans le sens du poil, soutenant l'effort de guerre, ce qui avait enchanté les bourgeois du Palais de Tauride, où siégeait la Douma, mais suscité la colère chez les ouvriers de Vyborg : "Si le journal ne veut pas perdre la confiance des quartiers ouvriers, il doit porter et portera la lumière de la conscience révolutionnaire, si blessante soit-elle pour les hiboux de la bourgeoisie."   (Arkadi/Arkady Lavrovitch Sidorov, Великая октябрьская Социалистическая революция : Документы и материалы : La Grande Révolution socialiste d'Octobre : documents et matériaux, Vol 1., p. 111, Moscou, 1957).   A la Conférence bolchevique panrusse du 28 mars, Staline et Kamenev confirment leur attitude "droitière", en affirmant que le Gouvernement provisoire a "en fait assumé le rôle de consolidateur des conquêtes du peuple révolutionnaire" (rapport de Staline,  Sur l'attitude envers le Gouvernement provisoire, in Cliff, 1976, chapitre 7 ).  A l'inverse, la fraction de gauche des S-R se range du côté des bolcheviks, et a l'avantage de mener les actions du mouvement paysan dans diverses provinces de Russie et d'Ukraine surtout : Kazan et à Oufa, à Kharkov et à Kherson, par exemple. 

De son lieu d'exil, où lui et sa femme vivaient assez pauvrement, Lénine trépigne contre le social-patriotisme de Kerensky, le social-pacifisme de Tchkhéidzé, l'opportunisme de Kamenev, et commence à passer à l'offensive en écrivant de Zürich ses cinq Lettres de loin, entre le 7 et le 26 mars, à destination du parti et de la classe ouvrière. La première rappelle que la révolution de février a été aussi rapide grâce aux "grandes batailles de classe" du prolétariat au cours des années révolutionnaires 1905-1907. Par ailleurs, Lénine porte toujours la même radicalité contre les "possesseurs de millions de déciatines de terre" (Lettres de loin, 1e lettre du 7/20 mars 1917) et affirme que c'est au prolétariat, aux pauvres, représentant neuf dixièmes de la population, de prendre en la direction du pays. Comme il l'a toujours prôné, il appelle une nouvelle fois à la guerre civile : "Aidez les ouvriers à s'armer ou du moins ne les en empêchez pas, et la liberté sera invincible en Russie, la monarchie impossible à restaurer, la république assurée"  (op. cité).   De même, Lénine pense toujours que les meilleurs alliés du prolétariat sont toujours les petits paysans, puis, en deuxième lieu,  le prolétariat "de tous les pays belligérants et de tous les pays en général" (op. cité).   

 

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Dans la troisième lettre, Lénine continue oppose la vaine participation au gouvernement provisoire à ce qui devrait occuper les socialistes, à savoir "créer une force réellement de classe et réellement révolutionnaire, c'est-à-dire une milice prolétarienne, capable d'inspirer confiance à toutes les couches pauvres qui forment l'immense majorité de la population, capable de les aider à s'organiser, de 1es aider à combattre pour le pain, la paix, la liberté" (Lettres de loin, 3e lettre du 11/24 mars 1917), mais aussi, des Soviets de députés ouvriers, soldats ou petits paysans "dans toutes les localités de Russie"  (op. cité),  et encore et toujours, "le prolétariat doit organiser et armer tous les éléments pauvres et exploités de la population, afin qu'eux-mêmes prennent directement en main les organes du pouvoir d'Etat et forment eux-mêmes les institutions de ce pouvoir."  (op. cité).  C'est un des rares points où Lénine entre dans le détail : "Pétrograd compte près de 2 millions d'habitants dont plus de la moitié ont de 15 à 65 ans. Prenons-en la moitié, soit un million. Retranchons même de ce nombre tout un quart de malades, etc., qui ne participeraient pas actuellement au service public pour des raisons valables. Restent 750000 personnes qui, en consacrant à la milice 1 jour sur 15, par exemple (tout en touchant leur paye versée par les patrons), formeraient une armée de 50000 hommes."  (op. cité).  Cet entraînement militaire va de pair avec une formation citoyenne qui, contrairement aux autres révolutions européennes, met en avant les femmes comme jamais elles ne l'ont été dans l'histoire, au travers "une milice populaire à laquelle les femmes participeraient absolument, à l'égal des hommes" et qui "entraînerait les jeunes gens à la vie politique en les instruisant non seulement par la parole, mais aussi par l'action, par le travail. Cette milice développerait les fonctions qui, pour employer un langage savant, sont du ressort de la «police du bien-être», l'hygiène publique, etc., en y faisant participer toute la population féminine adulte. Car il est impossible d'assurer la vraie liberté, il est impossible de bâtir même la démocratie, et encore moins le socialisme, sans la participation des femmes aux fonctions publiques, à la milice, à la vie politique, sans les arracher à l'ambiance abrutissante du ménage et de la cuisine"   (op. cité).  Il y a dans la quatrième lettre des éléments intéressants la situation politique actuelle. De la même manière que Lénine énonce dans un programme de paix que le Soviet des ouvriers et des paysans "déclarerait aussitôt n'être lié par aucun traité ni de la monarchie tsariste ni des gouvernements bourgeois"  (op. cité, lettre 4, du 12/25 mars 1917), un parti révolutionnaire arrivant au pouvoir en Europe aujourd'hui ne pourrait que dénoncer, point par point, en quoi les traités européens ont été élaborés beaucoup plus dans l'intérêt des puissances économiques que dans celui des peuples, ce que nous montrerons plus tard dans une étude sur le sujet.  De même, hormis le fait que le contexte n'est plus le même, il y a des leçons à tirer de l'illégitimité des dettes contractées par les capitalistes, car, selon Lénine, le Soviet devait déclarer "que MM. les capitalistes n'ont qu'à payer eux-mêmes les milliards de dettes contractées par les gouvernements bourgeois pour faire cette guerre criminelle de brigandage, mais que les ouvriers et les paysans ne reconnaissent pas ces dettes. Payer les intérêts de ces emprunts, ce serait payer tribut pendant de longues années aux capitalistes parce qu'ils ont charitablement autorisé les ouvriers à s'entre-tuer pour le partage du butin capitaliste." Enfin, la cinquième lettre confirme une nouvelle fois la nécessité d'une "dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie"  (op. cité, lettre 5, du 26 mars/8 avril 1917), avec une transition nécessaire à cause de la guerre conduisant à des mesures autoritaires, mais temporaires, comme le "service obligatoire du travail"  (op. cité).  

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            Collection de dessins d'enfants, op. cité 

 

 

Le retour de Lénine en Russie est à l'image de l'homme, peu orthodoxe et audacieux. Alors que les puissances belligérantes n'auraient jamais laissé passer des bolcheviks en Russie sous leur autorité, passer par l'Allemagne pouvait réduire à néant le projet de Lénine, en devenant un traître à sa patrie. C'est pourtant le seul choix que Lénine et ses amis avaient à disposition, et Martov avait un plan pour cela : obtenir des permis de passage en échange de prisonniers politiques allemands et autrichiens. Lénine avait un excellent soutien en Allemagne, l'ancien révolutionnaire Parvus, qui conseillait en secret Brockdorff-Rantzau, ambassadeur d'Allemagne à Copenhague. Comme le général prussien Erich von Ludendorff , il  était persuadé que la révolution russe provoquerait un  chaos qui réduirait à néant l'armée russe.  Le 27 mars, Lénine parti de Suisse avec un groupe de 32 bolcheviks, dont Grigori Zinoviev, dans le fameux "train plombé" (ou "scellé"), une expression qui n'est pas du tout conforme à la réalité. C'était un train de voyageurs parfaitement normal, à ceci près qu'il était protégé par l'immunité diplomatique, d'où l'image d'un sceau protecteur. Deux autres voyages du même type suivront, le premier emportant 257 passagers le 5 mai, puis un second le 7 juin, avec 206 personnes à bord.   Il y avait parmi eux un certain nombre de bolcheviks, bundistes, mencheviks, socialistes-révolutionnaires et autres anarcho-communistes. Parmi les plus connus, il y avait le dirigeant menchevik Julius Martov, le dirigeant des SR qu'était devenu Nathanson, mais aussi Lounatcharsky et Dimitri Zakharovitch Manouilsky (1883-1959), alors affiliés comme Trotsky, aux Mejraiontsy (Mezhraiontsy, mezhrayontsi, межрайонцы, "Inter-districts", "Inter-rayons"), l'organisation des sociaux-démocrates internationalistes unifiés, ou encore la socialiste Balabanova (Angelika Balabanov, 1878-1963), du Parti socialiste italien, au Comité exécutif de l'Union des Femmes socialistes pendant la guerre, comme l'Allemande Clara Zetkin, et qui deviendra première Secrétaire de l'Internationale communiste en 1919. 

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                          L'arrivée de Lénine à Petrograd 

     

          (nuit du 3-4/16-17 avril 1917 en gare de Finlande. Par                       souci idéologique et non  réaliste, l'artiste a représenté Staline,               derrière lui)

           Mikhaïl  Georgievitch Sokolov   (1875-1953)  

                                  huile sur toile                 

 

                                   vers 1936

             Moscou,  Musée  d'Etat  de la Révolution

délire d'un fou
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Lénine  ( V )

« délire d'un fou »

 

 

 

 

Le soir même de son retour à Petrograd, le 3/15 avril, Lénine  fait un discours à la foule sur la place de la gare de Finlande, en montant sur un blindé  (Löwy, 1970), puis le soir du 4 avril au palais Ksechinskaia, ancienne résidence d’une ballerine du tsar réquisitionnée par les bolcheviks, où il met en garde sur l'impréparation, sur le fait de déclencher prématurément le renversement du gouvernement  :

 

"Reconnaître que notre parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu’une faible minorité, dans la plupart des soviets, en face du bloc de tous les éléments opportunistes, petits-bourgeois, tombés sous l’influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes-révolutionnaires au comité d’organisation (Tchkeidzé, Tseretelli, etc.), à Steklov, etc. Expliquer aux masses que les soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se soumet à l’influence de la bourgeoisie, ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques. Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers, afin que les masses s’affranchissent de leurs erreurs par l’expérience."   (Lénine, Discours du 4 avril 1917).

 

La journée du 4, il présente par deux fois ses Thèses d'avril,  ébauchées pendant son voyage en train plombé, à une première réunion de bolcheviks, au Soviet d'ouvriers et de soldats, puis à une réunion conjointe de bolcheviks et mencheviks réuni : "Ce jour-là (le 4 avril) le camarade Lénine ne trouva point de partisans déclarés, même dans nos rangs", reconnaît Trotsky (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, tome 1, "Février", op. cité)Le texte final des Thèses d'avril  sera publié  dans laPravda du 7 avril 1917,  où Lénine expose   :

1) le caractère impérialiste et capitaliste de la guerre, 

2) la situation transitionnelle de la révolution qui oblige le parti à s'adapter à des conditions spéciales,

3) le travail nécessaire de démonstration de la dangerosité du gouvernement populaire : "Le démasquer au lieu d'« exiger »" (op. cité),

4) la nécessité de reconnaître la position de minorité du parti bolchevique en face du bloc des éléments "petits-bourgeois" avant de travailler à convaincre "les masses", trompées par la bourgeoisie,  que "les Soviets de députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire" (op. cité).

5)  le passage direct à une "république des Soviets des députés ouvriers" et surtout pas à une "république parlementaire" (op. cité)

6)  l'installation des soviets de députés des salariés agricoles, les "paysans pauvres" (op. cité), sur des terres entièrement nationalisées mises à leur disposition et gérées collectivement,

7)  la fusion de toutes les banques en une seule, contrôlée par les Soviets,

8)  la primauté du contrôle et de la répartition de la production sociale, avant toute autre démarche socialiste,

9)  les différentes tâches du parti à accomplir : convocation d'un congrès, modifications du programme et de la dénomination du parti, non plus "social-démocratie" mais "Parti communiste(op. cité), 

10)  la création d'une "Internationale révolutionnaire... contre les social-chauvins et le « centre »" (op. cité).

     « centre »      :      "On appelle « centre », dans la social-démocratie internationale la tendance qui hésite entre les chauvins (=« jusqu'auboutistes ») et les internationalistes, à savoir. Kautsky et Cie en Allemagne, Longuet et Cie en France, Tchkhéidzé et Cie en Russie, Turati et Cie en Italie, MacDonald et Cie en Angleterre, etc. "  (op. cité, note de l'auteur). 

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Soukhanov raconte que les propos de Lénine furent pris pour le "délire d'un fou" et traité comme " "anarchisme primitif"  (Soukhanov, Notes..., op. cité).  "Ce sont des rêves insensés", dira le menchevik Plekhanov  (Löwy, 1970).  C'était en substance l'avis de Kamenev, Zinoviev ou Rykov.  Staline et Kamenev, qui avant le retour de Lénine soutenaient la guerre et le gouvernement provisoire,  pour pouvoir créer, pensaient-ils, des conditions plus favorables à la prise de pouvoir du prolétariat, s'étaient opposés  à Lénine le 6 avril, lors d'une séance du Comité central du parti. Entre le 8 et le 13 avril, Lénine publia à la fois son projet de programme pour la prochaine conférence bolchevique, qui devait se tenir du 24 au 29 avril, intitulé Les tâches du prolétariat dans notre révolution,  qui reprend beaucoup de propos déjà énoncés par Lénine, qui appelle à une IIIe Internationale, et ses Lettres sur la tactique, brochure qui répondait avant tout aux positions tenues par Kamenev ou Plekhanov, reprenant en particulier ses critiques maintes fois énoncées contre les jusqu'au-boutistes et soulignant l'importance du mouvement agraire, dont il espérait, sans trop y croire encore, son détachement d'avec la bourgeoisie sa mutation en une force indépendante et puissante de sa propre destinée  :

"Il est possible que la paysannerie prenne toute la terre et tout le pouvoir. Loin d'oublier cette éventualité et de borner mon horizon au jour présent, je formule sans détours et avec précision le programme agraire en tenant compte d'un fait nouveau : l'approfondissement du fossé entre les ouvriers agricoles et les paysans pauvres d'une part, et les paysans patrons, d'autre part.

Mais il existe aussi une autre possibilité : les paysans peuvent prêter l'oreille aux conseils du parti socialiste-révolutionnaire, parti petit-bourgeois soumis à l'influence des bourgeois, passé au jusqu'auboutisme, et qui leur recommande d'attendre jusqu'à l'Assemblée constituante, bien que même la date de sa convocation ne soit pas encore fixée  !

(...)

Bien des choses sont possibles. On commettrait une profonde erreur en oubliant le mouvement agraire et le programme agraire. Mais il serait non moins erroné d'oublier la réalité qui nous montre l'existence d'un accord ou, pour employer une expression plus exacte, moins juridique, plus économico-sociale, l'existence d'une collaboration de classe entre la bourgeoisie et la paysannerie.

Quand ce fait cessera d'être un fait, quand la paysannerie se séparera de la bourgeoisie, prendra la terre malgré elle, prendra le pouvoir contre elle, alors s'ouvrira une nouvelle étape de la révolution démocratique bourgeoise, dont il faudra s'occuper tout spécialement."   (Lénine, Lettres sur la tactique, op. cité). 

Lénine rappelle aussi la conception marxiste qu'il partage de l'Etat, en théorie très avancée, très progressiste en terme social, quand on la compare à la conception très verticale, très autoritaire, coercitive et violente de l'Etat libéral "bourgeois" : "...l'anarchisme nie la nécessité de l'Etat et d'un pouvoir d'État durant l'époque de transition qui va de la domination de la bourgeoisie à la domination du prolétariat. Je défends, au contraire, avec une clarté excluant toute équivoque, la nécessité, durant cette époque, de l'Etat, non pas d'un Etat parlementaire bourgeois ordinaire, mais, en accord avec Marx et avec l'expérience de la Commune de Paris, d'un Etat sans armée permanente, sans police opposée au peuple, sans fonctionnaires placés au-dessus du peuple."   (op. cité). 

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Lénine  ( V )

« choisir le moment »   ( 1 )

Le ministre des affaires étrangères Milioukov cristallisait alors tous les mécontentements. Son programme de conquêtes guerrières (prise de Constantinople, conquête de l'Arménie, division de l'Autriche et de la Turquie, conquête du nord de la Perse), annoncé le 23 mars 1917,  attisa les colères et il dut faire machine arrière, en affirmant le 27 se limiter seulement à la lutte commune avec les alliés.

Le 14/27 avril, Lénine fait un discours à la Conférence panrusse des soviets de délégués ouvriers et soldats où il explique simplement la situation et réaffirme un point de stratégie important en vue d'une victoire révolutionnaire : "Le gouvernement doit être renversé ; mais c'est une vérité qui n'est pas encore très bien comprise de tout le monde. Le pouvoir du Gouvernement provisoire s'appuyant sur le Soviet des députés ouvriers, on ne saurait le renverser « tout simplement ». On peut et on doit le renverser en acquérant la majorité dans les soviets."   (Lénine, Conférence de Pétrograd-ville, 14/27 avril 1917).   

 

 

Le 18 avril/1er mai, la réaffirmation de la poursuite de la guerre le même jour où était fêtée traditionnellement la fraternité entre les peuples provoque la colère un peu partout. Les 20-21 avril/3-4 mai, au moins 100.000 ouvriers et soldats manifestent dans la capitale, se rassemblant au Palais Marie, siège du gouvernement. Certains délégués du PSODR réclament la démission de Milioukov et de Gouchkov, le renversement immédiat du gouvernement provisoire, Vladimir Ivanovitch Nevsky (1876-1937), militant de l'Organisation militaire bolchevique, allant même à appelle à soulever les troupes, vraisemblablement pour opérer une prise de pouvoir par le Soviet (Cliff, 1976, chapitre 9).  Des heurts  parfois sanglants se produisent alors avec des groupes de la bourgeoisie soutenant le gouvernement. Kornilov appelle à tirer sur les manifestants mais les soldats refusent d'exécuter son ordre.  Là encore, le travail explicatif auprès des troupes révolutionnaires était nécessaire pour faire comprendre qu'ils n'étaient pas assez nombreux pour passer à l'offensive. C'est ce à quoi s'attela Ludmilla Stal  (1872-1939), militante très active, plusieurs fois arrêtée, exilée dix ans entre 1907 et 1917, collaborant à la Pravda de 1912 à 1914, membre du comité du journal Rabonitsa.  Il faut signaler l'impatience, à nouveau manifestée, des marins d'Helsingfors ou de Kronstadt, dont un certain nombre parmi ces derniers viennent à Petrograd sous la direction d'un jeune officier bolchevik, Fedor Fedorovitch Raskolnikov (1892-1939), vice-président du Soviet de Kronstadt, dans le but de renverser le gouvernement. Le député socialiste français (SFIO) Albert Thomas (1878-1932), connaisseur des affaires russes, alors ministre de l'armement, missionné par le gouvernement français,  rapporte ce qu'il sait des évènements : 

"La propagande de Lénine produit son effet sur la flotte. L'équipage du Paul Ier, en particulier, est très travaillé. L'officier qui raconte ces faits et qui demande l'intervention de Plekhanoff  [Plekhanov, NDA] et de ses amis semble très frappé de la politique habile de Lénine et de ses partisans. Il rapporte quelques-uns de leurs discours montrant le Capitalisme occidental imposant la guerre à la Russie, montrant que seuls les pauvres feront les frais de la guerre, dénonçant les énormes bénéfices de guerre, invitant même au pillage des banques. On parle pour le Ier Mai de faire un coup de main et d'enlever le Gouvernement provisoire. Chacun, aujourd'hui, peut arrêter chacun, dit Plekhanoff."  (Albert Thomas, Journal de Russie). 

De rares soviets, comme celui de Cronstadt (Kronstadt), en effet, étaient impatients d'en découdre dès le mois d'avril et rompait avec le gouvernement provisoire.  Il faut l'intervention du Comité central, de Lénine, puis de Trotsky, pour "retenir les têtes chaudes de Pétrograd, de Kronstadt et d'Helsingfors – au cours des Journées d'Avril, des Journées de Juin et des Journées de Juillet"  (Cliff, 1976, chapitre 8), en leur expliquant que l'offensive commune était encore prématurée au vu des forces en présence, du risque d'une contre-révolution brutale à laquelle les bolcheviks ne pourraient pas faire face : ce qui montre ici le manque de profondeur de l'analyse d'Albert Thomas sur Lénine. L'exercice était difficile, du côté de Lénine, car il fallait à la fois jouer les pompiers sans trop doucher l'enthousiasme des plus aguerris et en les encourageant à poursuivre leur lutte. Les difficultés ne s'arrêtaient pas là. La progression importante des effectifs du parti entre le printemps et l'été rendait l'organisation sans cesse mouvante, le sentiment fréquent d'abandon par les responsables de la capitale, du centre du parti, décourageait ici ou là les comités régionaux, qui, par ailleurs, entraient parfois en concurrence.  Enfin, les divers ratés administratifs du Comité central, dirigé entre avril et octobre par  Sverdlof  n'arrangeaient pas vraiment le cours de choses, malgré le grand talent d'organisation de Sverdlov lui même (cf. L. Trotsky, A la mémoire de Sverdof, 1925), auxquels s'ajoutait le manque cruel de sources de financements pour le Comité central. Nous somme donc là, très loin du cliché d'un parti bolchevik centralisateur à la botte d'un Lénine grand faiseur de la Révolution d'octobre. Nous voyons au contraire beaucoup de débats, beaucoup de divergences discutées non seulement en privé mais sur les estrades du parti, des comités décentralisés de province ou des organes internes au parti. Au mois de juin encore, "les bolcheviks n'obtenaient que 11,66 % des voix aux élection municipales de Moscou. Ce n'est que dans des centres purement industriels comme Orekhovo-Zuevo, Ivanovo-Voznessensk, Lougansk et Tsarytsine, ou dans des postes militaires avancés comme Reval et Narva, que les bolcheviks remportèrent ces élections. Au Congrès Panrusse des Soviets, qui se réunit le 3 juin, il y avait 105 bolcheviks sur un total de 777 délégués"  (Cliff, 1976, chapitre 9).   Les idées contradictoires répandues dans l'ensemble du prolétariat étaient un obstacle à leur adhésion claire à la ligne bolchevik prônée par Lénine, une situation qu'il résume dans un article de la Pravda, N° 91, du 25 juin :  Une révolution en déliquescence.  

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Trotsky était revenu d'un long exil à l'étranger en partie grâce aux réclamations insistantes des ouvriers de Petrograd et des bolcheviks, qui ont fini par forcer la main de Milioukov, qui demanda sa libération du camp britannique d'internement  d'Amherst, au Canada, où il était détenu pour activité révolutionnaire. Le 16 avril 1917, il embarquait sur un navire à destination de l'Europe.  A peine arrivé en Russie, Trotsky s'était rallié à Lénine. Après quatorze années de discorde, son ralliement à Lénine était un atout capital pour le succès révolutionnaire, car il  avait une grande influence sur les ouvriers.  Petit à petit jusqu'en août 1917, l'ensemble des Comités inter-rayons (mezhrayontsi), jusque-là attachés à l'idée phare de Trotsky d'une révolution permanente, se rallient aux bolcheviks : 

 

« Dès le premier jour de mon arrivée à Petrograd, je travaillais en complet accord avec le Comité Central des bolcheviks. Il va de soi que je soutenais entièrement la théorie de Lénine sur la conquête du pouvoir par le prolétariat. En ce qui concerne la paysannerie, je n'avais pas l'ombre d'une divergence de vues avec Lénine, qui terminait alors la première étape de sa lutte contre les bolcheviks de droite, arborant le mot d'ordre de la "Dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie". Jusqu'à mon adhésion formelle au Parti, je pris part à l'élabo­ration d'une série de décisions et de documents portant l'estam­pille du Parti. Le seul motif qui me fit retarder de trois mois mon adhésion au Parti fut le désir d'accélérer la fusion des bol­cheviks avec les meilleurs éléments de l'organisation interrayonniste et, en général, avec les internationalistes révolutionnaires. Je menais cette politique avec l'entier assentiment de Lénine. » (L. Trotsky, Les leçons d'Octobre, 1924)

« Je pris connaissance des thèses d’avril de Lénine le lendemain ou le surlendemain de mon arrivée à Pétersbourg. C’était précisément ce qu’il fallait pour la révolution. …Cette première entrevue eut lieu, je crois, le 5 ou le 6 mai. Je dis à Lénine que rien ne m’éloignait de ses thèses d’avril et de toute la ligne suivie par le parti depuis son retour en Russie. »   (L. Trotsky, Lénine, 2e partie, Autour d'octobre, 1924).

 

Près de 150 délégués de toute la Russie représentent 79.000 membres à la conférence bolchevique, des 24/29 avril, selon les chiffres fournis par Trotsky dans son Histoire de la Révolution russe (op. cité).  La cessation de la guerre et la prise de pouvoir par les Soviets, préconisées dans les thèses d'avril sont adoptées à une large majorité, mais pas la IIIe Internationale. Ce qui signifie que, partout en Russie, allait être répandue l'idée centrale de "Tout le pouvoir aux Soviets".  C'est par une intense campagne des idées que les bolcheviks allaient convaincre petit à petit beaucoup de centres ouvriers de se rallier au camp radical, opposé au gouvernement, à la bourgeoisie, et de rompre avec les mencheviks. Ce fut fait à la fin du mois de mai pour Ekaterinbourg, Perm, Toula, Orel, Bakou, Yaroslav, Kiev et Voronèje, et au cours du mois de juin pour Minsk, Tiflis, Nijni-Novgorod, Omsk, Tomsk, Odessa, ou encore Nikolaïev, Zlatoust, Kostroma, Sébastopol ou Vitebsk  (Cliff, 1976, chapitre 8)

 

Au mois de mai 1917, une pression croissante des alliés sur la Russie, pour la faire passer à l'offensive militaire, attise l'enthousiasme des "défensifs" et on pouvait lire le 6 mai  dans les Izvestia : "Qu'ils se défendent sur une position fortifiée, ou qu'ils se lancent dans une attaque dictée par des considérations stratégiques ou tactiques, les soldats doivent maintenant être certains que toutes ces opérations militaires ne servent désormais qu'un seul et même but – la défense de la révolution contre sa destruction et la conclusion la plus rapide possible de la paix universelle."   Entre mai et juin, les "têtes chaudes" étaient cette fois du côté de l'Organisation militaire bolchevique, où les régiments Pavlovsky, Ismaïlovsky, les grenadiers et le premier régiment d'infanterie de réserve, entre autres, disaient se tenir prêts pour passer à l'action, indépendamment des décisions du parti.  Nevsky,  mais aussi Nikolaï Illitch Podvoïsky (1880-1948), qui dirige son journal, la Soldatskaïa Pravda ("La Vérité du soldat") proposent d'organiser une manifestation à une réunion entre Comité central, Organisation militaire, et Comité exécutif du Comité de Pétersbourg. L'idée est soutenue par Lénine, rejetée par Kamenev, Zinoviev ou encore Noguine. Certains veulent un défilé sans arme, contrairement aux soldats de l'Organisation militaire. Un évènement accélère les choses, le 5/18 juin, une menace d'expulsion frappant les anarchistes occupant la somptueux palais faisant office de datcha pour P. N. Dournovo, l'homme de la répression de 1905, au cœur du district de Vyborg, ordonnée par Péréverzev, ministre de la justice.  Les anarchistes refusent de quitter la Datcha, dont ils avaient "proclamé son « expropriation » en « maison de repos» pour le peuple" (Trotsky, Œuvres, 15 janvier 1938) et vont chercher du soutien chez les ouvriers du district, dont le caractère révolutionnaire  a été souligné plus haut. Lors de l'assaut des forces de l'ordre,  l'anarchiste Shlema (Shlioma) Aronovitch Asnin sera tué (Ivanov, 2020) et une petite soixantaine d'autres  arrêtés, y compris un marin,  Anatoli Jelezniakov  (Anatole Gelezniakoff, 1895-1919), dont nous reparlerons. Déjà, on avait pu admirer leur courage lors de l'assaut de l'imprimerie du journal droitier Rousskaïa Volia, deux jours avant, ou encore celui de la prison de Kresty, deux semaines plus tard.  Cette action du pouvoir envers les anarchistes n'était pas étranger à une monté en puissance, certes modeste, mais avec une certaine aura dans l'opinion, des mouvements libertaires. En mars ils n'étaient qu'une dizaine à se réunir à Petrograd, en juin, c'était près d'une centaine de représentants d'usines et de régiments militaires qui avaient été réunis en conférence dans le palais de Dournovo. 

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Au même moment naissait l'Union de propagande anarcho-syndicaliste de Petrograd (CASP), que rejoint Vladimir Sergueï Shatov, alias Bill Shatov, 1887–1943, pseudonyme venu de son long séjour militant aux Etats-Unis, avec William Haywood (1869-1928, dit Big Bill) et le révolutionnaire bulgare Georgiy Iliev Andreychin (Andreytchine, 1894-1950), qui jouèrent un rôle de premier plan dans le fameux syndicat  international IWW (Industrial Workers of the World), connu sous le nom de Wobblies.  

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Le lendemain, près d'une trentaine d'usines étaient en grève et plusieurs manifestations armées animèrent le district.  Les Comités bolcheviques se réunissent une nouvelle fois et décident d'une grande manifestation pour le 10 juin, mais la décision de Sémachko, qui dirigeait le 1er régiment de mitrailleuses et d'autres encore, de se tenir armés et prêts à s'emparer du pouvoir refroidit Lénine et Sverdlov. La manifestation fut annulée, et cette retraite des caciques du parti, tous bords confondus, suscitera beaucoup de colère chez les plus impatients, comme ceux de Kronstadt, encore une fois.  Des militants bolcheviks iront même jusqu'à déchirer leur carte du parti.  Le 11/24 juin, Lénine s'en expliquait dans un discours prononcé lors d'une réunion en urgence du Comité de Pétersbourg, arguant de conspiration contre-révolutionnaire, sans oublier de rappeler, encore une fois, le caractère prématuré de la prise du pouvoir par le peuple : "Il arrive, même dans les guerres ordinaires, qu'une offensive fixée doive être décommandée pour des raisons d'ordre stratégique ; cela peut aussi arriver, à plus forte raison, dans la lutte des classes, selon les hésitations des couches moyennes petites-bourgeoises. Il faut savoir choisir le moment et se montrer hardi dans ses décisions." .   Lénine ne veut pas que le peuple soit accusé d'être à l'origine de la violence : "Nous ne devons pas leur fournir l'occasion d'une agression. Qu'ils attaquent, eux, et les ouvriers comprendront que nos agresseurs attentent à l'existence même du prolétariat" mais en conclusion, dit à ses compagnons de lutte : "Le Comité central ne veut pas peser sur votre décision. C'est voire droit légitime de protester contre ses actions, et votre décision doit être libre."  Nous sommes là encore, loin de la caricature d'un Lénine essentiellement violent et autoritaire. Pensant avoir la main, le menchevik Bogdanov, au nom du presidium, proposa une manifestation pour le 18 juin, et Tsérételli vit dans cette occasion un moment de vérité entre bolcheviks et mencheviks, "une arène ouverte" où la majorité des gens allaient montrer leur préférence.

Le 16 juin, Kérenski, passé du ministère de la justice à celui de la guerre le 18 mai,  donne l'ordre aux armées d'attaquer, provoquant encore la colère de beaucoup.  De 2000 bolcheviks dans l'armée à la Révolution de février,  ils étaient passés à 26.000,  ne cessant, jusqu'à la prochaine révolution d'octobre d'occuper en nombre quasiment tous les secteurs militaires. Sur le front, on constatait beaucoup de désorganisation, d'insubordination, de désertions, d'agressions diverses envers les officiers, 

 

La manifestation prévue du 18 juin fut forte de  400.000 personnes  (Cliff, 1976, chapitre 9),   et les mencheviks eurent leur réponse : Partout, des slogans, des banderoles anti-gouvernementales, pour la paix, pour le pouvoir des soviets, pour la démission des ministres capitalistes, raconte Soukhanov (Notes..., op. citéet le journal de Gorki le confirmera : "A en juger par les pancartes et les mots d'ordre des manifestants, la démonstration de dimanche a dévoilé le complet triomphe des bolcheviks dans le prolétariat pétersbourgeois" (in Trotsky,  Histoire de La Révolution... tome 1, "Février", op. cité., ch. 22, Le Congrès des soviets et la manifestation de Juin).   Dans le même temps, le romancier réunissait quarante personnalités du monde artistique pour former une Commission pour les Affaires de l'art, pour établir un plan d'urgence de sauvegarde du patrimoine  (Boulvain, 2013) : encore une réaction typique de la classe aristocratique, qui imagine le peuple en furie détruisant les biens sans discrimination. 

 

Au même moment, de grandes manifestations se déclenchèrent partout dans le pays, racontera l'historien soviétique A. L. Sidorov, à Moscou, Kiev, Minsk, Reval, Riga, Kharkov, Helsingfors, etc. etc.  (Arkady Lavrovich Sidorov et al., 1900-1966, Великая октябрьская Социалистическая революция : Документы и материалы, "Grande Révolution Socialiste d'Octobre : Documents et matériaux, Moscou 1957, vol.3, p.541-551). 

paysans

 

 

« la terre tout de suite, sans délai ! »

 

 

 

Le 6/19 mars le gouvernement décrétait les libertés individuelles et abolissait la "catégorisation sociale en "états" (soslovie) qui maintenait le paysan dans une catégorie inférieure au citadin, c’est une révolution démocratique que la paysannerie expérimente, liée à la tentative de nationalisation de la politique"  (Sumpf, 2017/a)Cependant, nous l'avons vu avec l'abolition du servage, les paysans pauvres continuent de vivre une existence misérable dans leur grande majorité et la guerre ajoute des inégalités supplémentaires :  beaucoup des 16 millions de soldats (soldatki) mobilisés en 1914 pour la première guerre mondiale sont des ruraux, du "fait de nombreuses exemptions accordées aux ouvriers et à certains bourgeois" (Sorlin, 1964)Nous avons vu aussi que, pendant toute la guerre, la violence s'est intensifiée dans les campagnes : "les violences ont pris la forme d’envahissements de domaines (zahvat), de débauchages (snjatie s rabot), de destruction (razgrom) ou de pillages (pogrom)"  (Sumpf, 2008)

 

Malgré de belles paroles du gouvernement, le 19 mars, sur sa volonté d'établir une réforme agraire, rien ne se fait de très substantiel pour les paysans pauvres, d'autant que le 21, il informe la population que la question de la terre "ne peut être convenablement et totalement résolue que par l'Assemblée constituante, élue au suffrage universel direct, égalitaire et secret", qui  devra nécessairement être précédée d'un recueil  d'informations "de toutes les régions sur les besoins en terres de la population"  Robert Paul Browder et Aleksandr Fyodorovitch Kerensky, The Russian Provisional Government 1917Documents, Stanford 1961, vol.2, p. 527-528).   Et cela sans compter sur les différents sons de cloche du gouvernement, avec un ministre de l'agriculture S-R, Victor Tchernov, voulant interdire la vente des terres en attendant la convocation d'une Assemblée constituante régulièrement ajournée ("On n'aurait pas pu inventer un meilleur moyen de dégoûter le paysan de l'Assemblée constituante" dira-t-il), et la ferme opposition des milieux d'affaires, défendus par le prince Lvov, premier ministre, "lui-même grand propriétaire dans la province de Toula"  (Cliff, 1976, chapitre 9).  Au lieu d'apporter des réponses concrètes aux revendications paysannes, il  a plu des ordres répétés de Kornilov, de Kerensky,  puis quelques jours avant la révolution, d'Alexeï Maximovitch Nikitine (1876-1939) , ministre de l'Intérieur, visant à durcir le ton envers les paysans insoumis, à coups d'interdictions et de menaces contre l'illégalité, le désordre et l'anarchie. 

Monument  Pouchkine

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                                Collection de dessins d'enfants, op. cité 

                              Les slogans sur les affiches sont indiqués par des initiales : 

"ДЗСДРП"  : « Vive le Parti ouvrier social-démocrate » ;  "ДЗДР"  :  « Vive la Russie                 démocratique » ; "ПВСС"  :  « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ».

          Influence de l'idéologie sur l'éducation des enfants : ici, le juif ,  archétype du

                              « spéculateur » (спекулянт), écrit ici en deux parties .

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                                   socialistes

                           révolutionnaires 

 

                     Affiche de 1917

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« La démocratie vaincra l’anarchie. », slogan d'une  affiche du parti cadet,  où le lézard (anarchie) affronte un cavalier sur un cheval blanc (démocratie), 1917

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« Ce n'est qu'au combat que nous nous emparerons de nos droits »

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Parti soc(ialiste)-rév(olutionnaire)

(партия соц[иалистическая] - рев[олюционная]   

Terre et Liberté :  Земля и воля, Zemlia i Volia

 Affiche du parti socialiste-révolutionnaire de 1917,  « brisez les chaînes et le monde entier sera libre », unissant ouvriers et paysans dans le même combat. 

 

 

 

C'en est trop pour les paysans qui disent avoir déjà attendu des siècles.  Dès les mois de mars/avril, ils  commencent de refuser, un peu partout, de payer les loyers de la terre, les paysans devenus propriétaires ("séparateurs" : otrubniki) par les lois de Stolypine sont contraints de revenir dans le giron de la commune paysanne (obscina), qui redonne bientôt des couleurs à son organisation locale (skhod). Certains récalcitrants sont arrêtés, et en août, on verra même les premiers meurtres de séparateurs, ainsi que la confiscation des terres d'officiers ou d'étrangers  (Sumpf, 2017a)Les paysans confisquent aussi des terres arables qui appartiennent à des églises, à des monastères, à des propriétaires terriens, mais aussi du bétail, du foin, des machines et des séparateurs, contre qui les petits agriculteurs avaient une haine particulière, sont "parfois condamnés à mort par des tribunaux arbitraires (samosudy)(Sumpf, 2008) Des comités ruraux sont créés, les paysans procèdent à des élections dans les volost (anciens villages de serfs devenus autonomes), chassent les anciens administrateurs (Ferro, 1973).  Beaucoup d'incendies sont déclenchés, en partie par la guerre, en partie pour faire table rase des inégalités  : "L’incendie des propriétés procède d’un choix, d’une logique d’éradication d’un passé agraire à l’équilibre récemment rompu par l’abolition du servage (1861) et les lois Stolypine, qui, sous couvert d’égaliser les statuts sociaux à la campagne, en creusèrent les clivages. Le feu qui faisait place nette était ainsi une forme de garant d’un avenir plus juste parce qu’égalitaire"  (Sumpf, 2008).   Il faut souligner la persistance de quelques pogroms ethniques, assassinats isolés à Minsk en septembre, en masse à Podol'sk. Dans certaines provinces comme Orel, la situation était catastrophique et poussait à l'anarchie et au meurtre : "Dans la province, l’anarchie est une calamité pour le peuple entier. Les saisies de terres, la mort des forêts, les destructions d’habitations, les vols, la retenue arbitraire des convois de grains et leur distillation artisanale ont donné naissance à une masse de population ruinée et font planer le spectre de la faim sur les villes et l’armée" (Krest’janskoe dviženie [Mouvement paysan] 1917 goda, Moscou, Gosizdat, 1927, p 321).  Un certain nombre de propriétaires prennent peur, quittent leurs domaines ou les vendent à bas prix, et les paysans considèrent qu'ils se sont séparés de la communauté paysanne, qu'ils n'en font plus partie  (Sorlin, 1964 ; Ferro, 1973). 

 

 

"Les statistiques accumulées par le Comité central de la Terre du Gouvernement provisoire donnent une image concrète du mouvement agraire dans diverses goubernias [gubiernas : gouvernement, gouvernorat, NDA] de la Russie d'Europe. Elles sont divisées en six groupes en fonction du nombre de soulèvements paysans. Le premier groupe, le plus bas avec dix incidents ou moins, comprend les gubernias d'Olonets, Vologda, Iaroslavl, les oblasts de Viatka et de l'Oural, Estland, Kovno, Grodno et Kavkaz. Le second groupe, avec onze à trente cinq soulèvements, comprend les gubernias de Moscou, Vladimir, Kostroma, Perm, Astrakhan, l'oblast des cosaques du Don, Pétrograd, Novgorod, Tver, Kalouga, Nijni-Novgorod, Oufa, Kharkov, Ekaterinoslavl, la Bessarabie, la Podolie, la Volynie et Vilna. Le quatrième, comportant de cinquante à soixante-quinze cas, regroupe les gubernias de Vitebsk, Smolensk, Orlov, Poltava, Kiev, Kherson, Saratov et Orenbourg. Le cinquième, avec Soixante-seize a cent cas, contient les gubernias de Minsk, Toula, Koursk, Voronèje, Tambov, Penza et Simbirsk. Finalement, le sixième groupe, le plus élevé, comprend les gubernias de Pskov, Moghilev, Riazan, Kazan et Samara."

Browder et  Kerensky, op. cité, p. 582 

"Dans les mois précédant octobre, les actions illégales des paysans se firent de plus en plus violentes. Le nombre des raids sur les domaines agricoles augmenta de 30 % entre août et septembre, et de 43 % en octobre.

 

Sur les 624 districts constituant la vieille Russie, 482 furent en août le théâtre de violentes attaques contre les propriétaires ; en septembre, la proportion fut encore plus élevée. Au surplus, non seulement le nombre, mais l'intensité de ces désordres était en progression constante – en octobre est concentrée pas moins de la moitié des actes de violences commis de février à septembre.

 

A la fin de l'été et en automne, manoir après manoir disparaissaient dans les flammes"  

                                                             

                                                                       ***

" L'édition du soir de la Rousskaïa Volia – la Liberté russe!- du 4 mai donne sur l'état d'esprit des délégués du congrès paysan l'information suivante :
« Le principal grief des délégués, c'est, paraît-il, que les paysans sont lésés, toutes les classes récoltant déjà les fruits de la révolution, tandis qu'eux seuls attendent encore leur part. Seuls les paysans sont invités à attendre l'Assemblée constituante, qui tranchera la question agraire.
- Non, il n'en sera rien, nous ne voulons pas attendre ; les autres n'ont pas attendu. Nous voulons la terre tout de suite, sans délai. »" 

 

Cliff, 1976,  ch. 11, La paysannerie dans la révolution

(citation de Lénine, in 'Le « nouveau » gouvernement retarde déjà non seulement sur les ouvriers révolutionnaires, mais aussi sur les masses paysannes'" , in Lénine, Œuvres en 47 volumes publiées des années 1950 à 1960,  t. XXIV, p.374,  Paris, Editions sociales, Moscou, 4e édition).  

propriété du peuple

 

 

Lénine  ( VI  )

« propriété du peuple tout entier »

 

Jusqu'au mois d'avril, Lénine ne pariait guère sur le soutien des paysans à la révolution,  mais les bolcheviks affirment leur soutien au "mouvement paysan" (krest’janskoe dvizenie) et à la  "révolution agraire"  (agrarnaja revoljucija)  : "Le parti doit soutenir l'initiative des comités de paysans qui, dans une série de régions de la Russie, font passer les biens des propriétaires fonciers, le bétail, le matériel, dans les mains des paysans organisés en comités pour l'exécution régulière du travail"  (Lénine, Œuvres, op. cité,  t. XXV, Résolutions sur l'agriculture, 8e point, p. 258-260,  Paris, Editions sociales, Moscou, 4e édition).   A plusieurs reprise durant les derniers mois précédant la révolution, Lénine précisera ses idées sur la politique agraire. Tout en affirmant que l'organisation des ouvriers doit être séparé de celle des paysans, il soutient que c'est au prolétariat d'accomplir la révolution socialiste, tandis que le mouvement  paysan est une "lutte  de petits exploitants...pour les débarrasser de tous les vestiges du servage"  (in Cliff, 1976,  ch. 11, La paysannerie dans la révolution) .     Dans le même temps, il appelle à la coopération entre ouvriers industriels et ouvriers agricoles : 

"Nous espérons qu'à une époque révolutionnaire, au moment où dans les masses laborieuses en général, et spécialement parmi les ouvriers, il existe un vif désir de se manifester, de se frayer un chemin, de ne pas laisser réorganiser la vie sans que les questions du travail soient tranchées par les ouvriers eux-mêmes, nous espérons qu'à une telle époque, précisément, les syndicats sauront ne pas se confiner dans le cadre étroit des intérêts corporatifs, n'oublieront pas leurs frères plus faibles, les ouvriers agricoles, mais leur viendront en aide de toute leur énergie, en fondant le syndicat des ouvriers agricoles de Russie."   

(Lénine, De la nécessité de fonder un syndicat des ouvriers agricoles de Russie, paru dans la Pravda n°  90-91 des 24-25 juin/7 et 8 juillet 1917).

Au sein même des Soviets paysans, Lénine préconise de distinguer "les éléments prolétariens (journaliers, domestiques de ferme, etc.)" et d'organiser des soviets de députés de salariés agricoles.  La terre doit devenir "propriété du peuple entier".

 

"Cette expérience ne sera pas facile ; nous ne pouvons promettre et ne promettons pas que des fleuves de lait se mettront à couler entre des rives de pain d'épice. Non, les grands propriétaires fonciers seront renversés parce que telle est la volonté du peuple, mais le capitalisme subsiste. Il est beaucoup plus difficile de le jeter bas, un autre chemin mène à son renversement, et c'est celui des organisations indépendantes, distinctes, des ouvriers agricoles et des paysans pauvres. Voilà ce que notre parti préconise en premier lieu"   (Lénine, Œuvres, op. cité, t. XXIV,  p. 516-517)

 

Pour "affranchir les masses de la misère" explique aussi Lénine, l'organisation en soviets, en syndicats, avec de petites exploitations, ne suffit pas, "tant que subsistent l'économie marchande et le capitalisme, la petite exploitation n'est pas en mesure d'affranchir l'humanité, d'affranchir les masses de la misère, qu'il faut songer à passer à la grande exploitation travaillant pour le compte de la société et s'y mettre tout de suite, en enseignant aux masses et en apprenant auprès des masses à appliquer les mesures pratiques adéquates."   (Lénine, Le congrès des députés paysans, paru dans la Pravda n°34, du 16 avril 1917).  

La deuxième mesure recommandée par notre parti, c'est de transformer au plus tôt chaque grande économie agricole, par exemple chacun des grands domaines, qui sont au nombre de 30.000 en Russie, en entreprises modèles collectivement exploitées par des ouvriers agricoles et des agronomes compétents, à l'aide du bétail, de l'outillage, etc., des anciens propriétaires. Sans cette exploitation collective sous la direction des soviets des ouvriers agricoles, on n'arrivera pas à transmettre toutes les terres aux travailleurs. Certes, la culture collective est une chose difficile ; si quelqu'un s'imagine qu'on peut la décréter et l'imposer d'en haut, ce serait évidemment une folie, parce que l'habitude séculaire de l'exploitation individuelle ne peut disparaître d'un seul coup, parce qu'il faut de l'argent, il faut une adaptation au nouvel état de choses.

 

Lénine, Œuvres, op. cité, t. XXIV,  p. 517-518

On voit encore là que Lénine n'imagine pas imposer un tel bouleversement de société de manière autoritaire, du haut vers le bas, mais s'attend à un processus d'adaptation de la part de tout un chacun. Autre témoignage qui va encore à l'encontre de l'image glacée que certains ont fabriqué de Lénine :  Lénine reconnaîtra la validité des 242 revendications présentées par  les socialistes-révolutionnaires  au 1er Congrès des députés paysans de Russie, tenu à Petrograd en août 1917 ("Qu'importe par qui ils ont été établis", dira-t-il aux bolcheviks outrés),  à l'exception d'un point crucial : "Les 242 revendications, disait-il, ne pouvaient être satisfaites que si une guerre sans merci était déclarée au capitalisme sous la direction du prolétariat. Ainsi il s'empara de la totalité du programme agraire déclaré des SR, mais il y ajouta l'élément vital selon lequel il ne pouvait être réalisé que comme partie intégrante d'une révolution prolétarienne contre le capitalisme. Les revendications étaient destinées à être incorporées au décret sur la terre que prit le gouvernement bolchevik le 26 octobre"  (Cliff, 1976,  ch. 11, La paysannerie dans la révolution) .

choisir le moment 2
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Lénine  ( VI  )

« choisir le moment  »   ( 2 )

 

 

 

 

Le 24 juin, les Izvestia annoncent les prévisions de nouvelles fermetures d'usines, rapporte Trotsky qui rappelle  la  situation :  "L’arrêt, prémédité par les patrons, de la marche des entreprises prit un caractère systématique. La production métallurgique fut réduite de 40 %, le textile de 20 %. Tout ce qui était nécessaire à l’existence commençait à manquer. Les prix montaient à mesure de l’inflation et de la décadence économique (...)  Le trafic des chemins de fer était encore plus lourdement touché que l’industrie. La moitié des locomotives avaient besoin de grosses réparations, une grande partie du matériel roulant se trouvait au front, le combustible venait à manquer (...) le danger d'une famine était constant"   (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, op. cité,  tome 2, "Octobre).  Le 3 juillet, c'est au tour des mitrailleurs de perdre patience, apprenant l'échec de l'offensive du général Alexeï Broussilov contre les Allemands, en Galicie, due en partie par l'extrême abattement moral de ses troupes.  Dèjà le 20 juin,  divers régiments reçoivent l'ordre de se préparer à une offensive sur le front, et le jour suivant, le premier régiment de mitrailleurs est sommé de fournir cinq cents mitrailleuses dans la semaine, sans parler des deux tiers de ses effectifs envoyés au front. La réponse des mitrailleurs, on ne peut plus claire, sera "de ne pas aller sur le front allemand, contre le prolétariat allemand, mais contre leurs propres ministres capitalistes"  (Cliff, 1976, chapitre 14).  Exactement au même moment, Lénine répétait inlassablement ses appels à la patience :

"Nous continuerons à démasquer inlassablement la politique du gouvernement, mettant résolument en garde, comme par le passé, les ouvriers et les soldats contre les espérances absurdes qu'ils pourraient placer dans des actions éparses et désorganisées.
Il s'agit d'une étape de la révolution faite par notre peuple tout entier... l'étape des illusions petites-bourgeoises et des phrases petites-bourgeoises qui camouflent le même impérialisme cynique.
Cette étape, il faut la franchir. Aidons à la franchir d'une façon aussi prompte et indolore que possible. Elle débarrassera le peuple des dernières illusions petites-bourgeoises et fera passer le pouvoir à la classe révolutionnaire"  (Lénine, La révolution, l'offensive et notre parti, in Pravda n°87, 21 juin/4 juillet 1917)
 
 
Pendant ce qu'on a appelé les "Journées de juillet", il fut, cependant, de plus en plus difficile de calmer les "têtes chaudes" chez les bolcheviks. Au Comité de Pétersbourg, seule une minorité est du côté de Lénine. Parmi ces hommes qui conserveront  leurs convictions bien trempées, on citera ceux dont on connait les noms, des leaders qui continueront à leur manière la lutte révolutionnaire et seront assassinés plus tard sous les ordres de Staline, que ce soit  Ivan Kouprianovitch Naoumov (1895-1938), ouvrier, élu au conseil central des comités d'usine, auteur de "Les journées d'octobre",  Martyn (Martin) Ivanovitch Latsis (1888-1938), de Lettonie, sera un des organisateurs de la Garde Rouge de Petrograd et dirigera le Tcheka en mai 1918, Innokenti Nikolaïevitch Stoukov (1887-1936), qui étudia la psychoneurologie, a passé six ans en prison, membre de la future assemblée constituante, et enfin, Piotr Antonovitch Zaloutsky, membre du comité exécutif du Soviet de Petrograd.  Même les éléments les plus mesurés du groupe connaîtront une terrible fin, comme Mikhaïl Pavlovitch Efremov dit Tomsky (1880-1936), imprimeur, président des syndicats après octobre, qui se suicidera en 1936 menacé d'arrestation, ou V. Volodarsky (Volodarski, de son vrai nom : Moisei Markovitch Goldstein, dit), assassiné en 1918 par Grigory Ivanovitch Semyonov, membre de la droite du Parti socialiste révolutionnaire.  
Les journaux des deux camps traduisent les deux options en présence : La Pravda, que contrôle Lénine, et la Soldatskaïa pravda, déjà citée.  Alors que la Pravda concentrait ses efforts de consolidation du pouvoir prolétarien, en faisant campagne sur le contrôle du Soviet de Petrograd, la Soldatskaïa pravda traduisait l'extrême exaspération d'une grande partie des soldats, des paysans et des ouvriers, et au-delà, de toute une population qui n'en peut plus de la guerre et des privations : 
"Camarades ! Nous en avons assez de nous sacrifier pour le bien-être de la bourgeoisie. Le temps est venu, non pas de dormir, mais d'agir. Camarades! Chassez la bourgeoisie du pouvoir, et puisqu'ils crient « guerre jusqu'à la victoire complète », qu'ils aillent tous au front, ces salauds. Nous sommes fatigués de cette horrible guerre qui a déjà pris les vies de millions d'hommes, en a transformé des millions en infirmes, et qui a apporté avec elle misère, destruction et famine à une échelle jamais vue." 
 
Alexander Rabinowitch, Prelude to Revolution : The Petrograd Bolsheviks and the July Uprising, Indiana 1968 : 131-134).  

Les classes possédantes, en Russie ou ailleurs, voient les victoires du prolétariat comme les pires avanies de l'histoire, car elles seules menacent réellement leur pouvoir, pas les guerres, dont elles tirent toujours profit :  "Le journaliste américain John Reed, qui savait voir et écouter, et qui a laissé un livre immortel de chroniques sur les journées de la Révolution d’Octobre, déclare sans ambages qu’une considérable partie des classes possédantes de Russie préférait la victoire des Allemands au triomphe de la révolution et ne se gênait pas pour en parler ouvertement. « Au cours d’une soirée que je passai chez un marchand de Moscou — raconte John Reed, entre autres exemples — on demanda pendant le thé aux onze personnes présentes qui elles préféraient de Guillaume ou des bolcheviks. Dix voix contre une se prononcèrent pour Guillaume. » (Dix jours qui ébranlèrent le Monde [mars 1919, NDA] , édition française, p. 33.) Le même écrivain américain s’entretint sur le front Nord avec des officiers « qui préféraient franchement le désastre militaire à la coopération avec les comités de soldats » (p. 33).(L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, op. cité,  tome 2, "Octobre).    De la même manière, Rodzianko  "déclara à Outro Rossi que la prise de Pétrograd par les Allemands serait une bénédiction, parce que cela détruirait les soviets et débarrasserait de la flotte révolutionnaire de la Baltique"  (Cliff, 1976, chapitre 16).  

       John Reed   :  John Silas Reed (1887-1920) et sa femme, Louise Bryant arrivent en Russie en septembre 1917 en tant que journalistes, mais très engagés politiquement pour le progrès social, Reed lui-même étant un militant communiste américain de premier plan. Louise Bryant (née Anna Louise Mohan, 1885-1936), féministe, activiste, tira de son expérience un récit, publié en 1918, intitulé Six Red Months in Russia ("Six mois rouges en Russie"George Henry Doran Company, 1918)

 

 

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Le 4 juillet, près de 500.000 personnes sont dans la rue, principalement ouvriers et soldats, réclamant avec force slogans la fin du gouvernement provisoire et de ses "dix ministres capitalistes !" et "Tout le pouvoir aux soviets !".  Lénine revient en urgence de Finlande, où il se reposait pour cause de maladie et fait un discours bref rappelant que le mot d'ordre "Tout le pouvoir aux Soviets... serait victorieux" tout en appelant ses auditeurs au "sang-froid, à la fermeté et à la vigilance" (Lénine, Réponse, in Rabotchi i soldat, 27 et 28 juillet 1917).  Entre le temps de la manifestation et la "Réponse" de Lénine, le pouvoir avait lancé contre les bolcheviks une instruction ouverte pour trahison et organisation d'insurrection armée. L''accusation portée contre Lénine d'être un agent allemand choquera  beaucoup de bolcheviks et affaiblira  la confiance d'un certain nombre d'ouvriers démoralisés, qui démissionnent des organisations, votent pour les S-R aux élections municipales.  D'autre part, il était reproché non seulement à Lénine, mais aussi à Zinoviev et Kamenev, d'avoir reçu  de Parvus, via les révolutionnaires polonais Ganetsky er Kozlovsky, des financements pour le parti, accusation que les trois hommes rejetèrent en bloc, vu qu'ils avaient désavoué Parvus depuis 1915, comme "rénégat léchant les bottes d'Hindenburg", ce qu'ils expliquèrent dans une lettre publiée par le journal de Gorki, Novaïa Jizn ("Nouvelle Vie"), le 11 juillet  (Cliff, 1976, chapitre 15.  On s'étonne souvent qu'au lieu de se défendre de ces accusations, Lénine choisisse de rester caché. Il l'est en effet, à l'abri des poursuites, du 6 juillet au 25 octobre, d'abord  dans les bois avec Zinoviev, puis en Finlande.  Ce que craint surtout Lénine, c'est que le pouvoir se débarrasse d'un coup des leaders bolcheviks : "Maintenant, ils vont nous fusiller tous. C'est le bon moment pour eux", confiera Lénine à Trotsky  (L. Trotsky, Ma vie, 1929).  

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                          V. I Lénine à Razliv en 1917  

     

          (Lénine et Zinoviev furent hébergés début juillet chez un                         paysan  bolchevique, Emelianov, près du lac de Razliv)

           Arkadi Alexandrovitch Rylov   (1870-1939)  

            huile sur toile          126,5  x  212 cm       

 

                                    1934

                          Moscou,  Musée  russe

Dans les faits qui concernent les combats, et que le procureur passe sous silence, il était aisé de constater qu'au contraire, comme le montre Lénine par des faits, que les  bolcheviks, dès le 2 juillet, avait tenté de dissuader le régiment de grenadiers de manifester, et que dans la nuit du 3 au 4, ils avaient publié un appel en faveur d'une "manifestation pacifique et organisée"  (op. cité).  Par ailleurs, "Trotski et Zinoviev haranguèrent à diverses reprises les ouvriers et les soldats accourus au palais de Tauride dans la journée du 4 juillet et les invitèrent à se disperser, puisqu'ils avaient déjà manifesté leur volonté"  (op. cité).   Bien que chauffés à bloc, les dizaines de milliers de manifestants, bien armés, défilèrent pacifiquement jusqu'à ce que se déclenche le feu depuis les toits, par (selon l'expresion de Trotsky) les "pharaons de Protopopov", le ministre de l'Intérieur, en février, qui avait fondé le journal réactionnaire Rousskaia Volia ("La Liberté russe"),  mais qui avait été depuis emprisonné à la forteresse de Saint-Pierre-et-Paul :

"Dans les Izvestia officielles, le menchevik Kantorovitch décrivait la fusillade dirigée sur une des colonnes ouvrières dans les termes suivants : « Dans la rue Sadovaïa marchait une foule de soixante mille ouvriers venus de nombreuses usines. Au moment où ils passaient devant l’église, les cloches sonnèrent et, comme d’après un signal, du haut des toits commença une fusillade à coups de fusils et de mitrailleuses. Lorsque la foule des ouvriers se fut jetée de l’autre côté de la rue, du haut des toits d’en face partirent aussi des coups de feu. » Sur les greniers et les toits où, en février, s’étaient installés avec des mitrailleuses les pharaons de Protopopov, maintenant agissaient les membres des organisations d’officiers. En tirant sur les manifestants, ils tentaient, non sans succès, de répandre la panique et de provoquer des collisions entre les unités de l’armée. Des perquisitions faites dans les maisons d’où l’on avait tiré amenèrent la découverte des nids de mitrailleuses, parfois aussi des mitrailleurs"  

 

L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, op. cité,  tome 2, "Octobre. 

Les heurts les plus violents ont eu lieu dans le quartier Liteïny, où les soldats auraient été pris entre plusieurs feux de cosaques qui font une percée sur le quai de la Neva et lancent trois salves d'artillerie, reportées aussi dans les Izvestia. Bourssine, un ouvrier de l’usine Erikson, manifestant aux côtés des mitrailleurs, affirme que « les cosaques ouvrirent immédiatement la fusillade ».  Les ouvriers parviennent cependant à prendre le dessus et les cosaques abandonnent canons, chevaux, carabines, etc., et se dispersent ou vont se cacher dans les maisons bourgeoises environnantes (op. cité).  On comptera pour cet épisode meurtrier six tués et environ vingt blessés chez les manifestants, sept tués et dix-neuf blessés du côté des cosaques.  

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Les organes de Kerenski et de Tsérételli ne s'arrêtent pas là. Ils désarment la Garde Rouge ouvrière, arrêtent nombre de bolcheviks,  font des perquisitions, et s'occupent ensuite de briser l'organisation des soviets, des sections syndicales et traquent les membres du Comité exécutif.  Dans les provinces, ce sont les comités agraires qui subissent "des arrestations massives"  (Cliff, 1976, chapitre 15). 

Le 8 juillet, le général Kornilov donne l'ordre de tirer sur les soldats qui reculent du front et le 12 la peine de mort y est rétablie. Dix jours après, il était fait commandant en chef de toute l'armée russe.  Le 18, Kérensky convoque une réunion d'état-major de l'armée pour organiser une vaste attaque contre les révolutionnaires. Les directeurs d'usine, portés par l'énergie de la contre-révolution, se lancent à leur tour dans "une campagne massive de dissolution des comités d'usine et de lock-outs"  (op. cité).  Soufflant le chaud et le froid, Tsérételli ou Tchernov condamnent les violences du côté contre-révolutionnaire, font dissoudre les sections militaires qui avaient participé aux manifestations armées de juillet (ou plus exactement, font semblant de le faire)  et attisent  la colère des Cadets, qui les accusent de trahison dans leur propre journal, le Retch

Fin juillet, Lénine pointe du doigt à nouveau les "conciliateurs", qui n'ont cessé depuis février de saper la révolution , avec des arguments sans faille, dans un texte  court mais riche : 

Esclaves de la bourgeoisie, enchaînés par leur maître, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks acceptèrent tout : et le rappel de troupes réactionnaires à Petrograd, et le rétablissement de la peine de mort, et le désarmement des ouvriers et des troupes révolutionnaires, et les arrestations, les poursuites, l'interdiction des journaux sans jugement. Le pouvoir, que la bourgeoisie ne pouvait prendre en entier au sein du gouvernement et dont les Soviets ne voulaient pas, tomba aux mains des bonapartistes, de la clique militaire, soutenue sans réserve, cela s'entend, par les cadets et les Cent-Noirs, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.

De déchéance en déchéance. Une fois engagés sur la pente d'une entente avec la bourgeoisie, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks glissèrent irrésistiblement et touchèrent le fond. Le 28 février, au Soviet de Petrograd, ils avaient promis un soutien conditionnel au gouvernement bourgeois. Le 6 mai, ils le sauvaient de la déconfiture et, en acceptant l'offensive, se laissaient transformer en valets et en défenseurs du gouvernement. Le 9 juin, ils s'unissaient à la bourgeoisie contre-révolutionnaire dans sa campagne de haine farouche, de mensonges et de calomnies contre le prolétariat révolutionnaire. Le 19 juin, ils approuvaient la reprise, devenue effective, de la guerre de rapine, Le 3 juillet, ils acceptaient que l'on fît venir les troupes réactionnaires ; ce fut le début de l'abandon définitif du pouvoir aux bonapartistes. De déchéance en déchéance.

Cette fin honteuse des partis socialiste-révolutionnaire et menchevique n'est pas l'effet du hasard ; c'est le résultat, maintes fois confirmé par l'expérience européenne, de la situation économique des petits patrons, de la petite bourgeoisie.

Lénine, Les enseignements de la révolution, article écrit fin juillet, publié les 30-31 août/12-13 sptembre 1917 dans le journal Rabotchi

Le choc produit dans l'opinion ouvrière par les accusations contre les bolcheviks a été variable selon les régions et n'a  été ni profond ni  durable :   "Au Second Congrès du Soviet des Députés Ouvriers et Soldats de l'Oural, représentant 505.780 ouvriers et soldats, réuni du 17 au 21 août, la fraction bolchevique était constituée de 77 députés, contre 23 mencheviks défensistes."  (Cliff, 1976, chapitre 15).   

 

Après avoir déployé une tactique très violente contre les révolutionnaires, le gouvernement provisoire change de stratégie et adopte un visage bonapartiste. Du 12 au 15 août, Kerensky réunit dans une conférence consultative, la Conférence d'Etat de Moscou, l'ensemble des forces sociales en présence :  2414 délégués, pour des sessions auxquelles participent  "quatre doumas tsaristes (488), des coopératives (313), des syndicats (176), des organisations commerciales et industrielles et des banques (150), des municipalités (147), du Comité Exécutif des Soviets Unis de Députés Ouvriers, Soldats et paysans (129), de l'armée et de la marine (117), et des Soviets des Députés Ouvriers, Soldats et Paysans (chacun d'entre eux bénéficiant de 100 places)"    (Cliff, 1976, chapitre 15).   Les bolcheviks  boycottent la conférence et appellent à une  grève générale le 13 août. Le prolétariat de Moscou est si hostile à la conférence que la Centrale Syndicale vote à la quasi-unanimité pour la grève, comme le feront mencheviks et socialistes-révolutionnaires, une grève qui s'avèrera massive, forte de 400.000 ouvriers et qui sera suivie dans d'autres villes, comme Kiev, Kostroma ou Tsaritsyne. Cette fois, on aurait pu croire que les travailleurs avaient compris les messages de Lénine, et avaient montré leur force sans risquer de nouvelles attaques de la contre-révolution. Quand la ville fut privée de tramways, avec tous ses restaurants et cafés fermés, mais surtout, quand elle fut plongée dans le noir, toute le monde comprit la force qui était à l'œuvre, mais aussi  que les bolcheviks étaient loin d'avoir un genou à terre. 

"nous étions dans une période où fleurissaient des milliers de journaux, il était impossible d’améliorer l’information. Il ne lui restait qu’une possibilité : la conférence devait étouffer l’opinion de “toute la démocratie” à l’aide de l’opinion de “tout le pays”  (Soukhanov, Notes..., op. cité).  A la Conférence moscovite des Comités de fabriques et d'usines, fin juillet, on adopta une résolution à l'unanimité  affirmant que la Conférence de Moscou était "une tentative d’organisation des forces contre-révolutionnaires"   (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, op. cité,  tome 2, "Octobre)  

 

       milliers de journaux  :  « Les six premiers mois de l'année 1917, jusqu'aux terribles journées de juillet, malgré toutes les difficultés décrites, sont un temps de grande expérimentation démocratique. Il y a prolifération de tracts, de brochures, de journaux, favorisée par le réseau télégraphique et les échanges postaux qui diffusent rapidement des informations dans l'immense pays qu'est la Russie.  87 titres pour 8,3 millions d'exemplaires pour les S-R, 1,8 million de volumes de la "Bibliothèque ouvrière" des mencheviks, 50 titres bolcheviks pour 1 million d'exemplaires*, 27 millions de pamphlets, etc.  C'est ainsi qu'on se passionne pour la chose politique jusqu'au fond des campagnes, hommes ou femmes, lettrés ou non (les lecteurs sont là pour transmettre les écrits), on débat en association, on chante, on lance des slogans dans les partis, les syndicats, les coopératives, assemblées de village, révoltes paysannes ou citadines,  etc.  Les églises ne sont pas en reste et le clergé a ses propres congrès et ses demandes particulières. »  (Sumpf, 2017/b).  

    *  Ce chiffre est à mettre en parallèle avec ceux comptabilisés par l'historien Boris Kolonitskii : 11 millions d’exemplaires pour les partis de la droite parlementaire, 3 millions pour les Cadets (KD), un peu plus de 5 millions pour les socialistes modérés contre 1 million, en effet,  pour les bolcheviks (Boris Ivanovitch Kolonitskii, The Press,  dans Edward Acton, Vladimir Iurevitch Cherniaev, William. G. Rosenberg (dir.), Critical Companion to the Russian Revolution, 1914-1921, Bloomington, 1997)

La conférence a fait apparaître le prestige acquis par le général Kornilov, très applaudi, très encouragé par la droite et l'extrême droite, mettant Kerensky sur la défensive. Mais qu'on ne s'y trompe pas : "Le fait que Kérensky complotait avec Kornilov pour soumettre Pétrograd à une dictature militaire ne peut être mieux établi que par le général Alexéïev, lui-même impliqué dans le complot. Il écrivait le 12 septembre à Milioukov : L'action de Kornilov n'était pas un mystère pour les membres du gouvernement. La question a été discutée avec Savinkov, avec Filonenko – et par leur intermédiaire, avec Kérensky... La participation de Kérensky est indiscutable..."  (Cliff, 1976, chapitre 16).   Mais laisser toutes les forces armées dans une seule main était bien trop dangereux et Kerensky comprit sont erreur et la transforma, en annonçant publiquement que Kornilov lui avait demandé tous les pouvoirs pour agir et que ce dernier devait céder son poste de commandant suprême au général Klembovsky.  Mais Kornilov ne céda pas. Il s'adressa au peuple pour accuser le gouvernement provisoire de trahir les intérêts du pays, et organise ses soutiens, comme le prince Troubetskoï ou le général Pyotr Nikolaevich Krasnov (1869 - 1947). 

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Kornilov commença sa rébellion par quelques succès, avec le soutien d'une armée britannique dirigée par le colonel Alfred Knox  (Ferro, 1967) mais les mencheviks créèrent un Comité militaire révolutionnaire (CMR, CRM, en russe, BPK pour le cyrillique : Военно Pеволюционный Kомитет, ou VRK en caractères latins : Voyenno Revolyutsionnyy Komitet), qui a eu besoin d'une masse d'ouvriers et de soldats. "Et ces masses, pour autant qu'elles étaient organisées, furent organisées par les bolcheviks et les suivaient. A ce moment-là seule leur organisation qui soit importante, soudée par une discipline élémentaire, et liée aux entrailles démocratiques de la capitale. Sans elle, le Comité militaire-révolutionnaire était impuissant... Avec les bolcheviks... le Comité militaire-révolutionnaire avait à sa disposition toute la forces organisée d'ouvriers-soldats disponibles, de quelque type que ce soit" (Soukhanov, Notes..., op. cité). 

 

 

   BPK  :  Appelé  Военревком (Voyerevkom), terme composé des trois premières lettres de chaque mot de l'intitulé, et bizarrement transcrit ici ou là par  Milrevcom.

Soulignons que le CMR comptera des anarchistes dans ses rangs, tout comme, plus tard, l'Armée rouge bolchevique, mais aussi, le temps passant, de plus en plus d'adversaires, nous le verrons, qui détesterons le tour  autoritaire et violent que prendra la politique bolchevique. Parmi les anarchistes entrés au CMR, citons : 

—  Efim Yarchuk 

—  Iosif Solomonovich Bleikhman (Blejhman, Bleichman, 1868-1921), militant et orateur anarchiste très actif, révolutionnaire "appelant à jet continu à l’insurrection et à la terreur rouge contre les bourjouï [bourgeois, NDR] il colle assez à la caricature de l’anarchiste destructeur et san­guinaire, et c’est sans doute ce qui explique sa relégation aux oubliettes de l’histoire. Visiblement embarrassés, les mémorialistes libertaires de la révolution (Maximov, Voline, Yartchouk, Gorélik) l’ont systéma­tiquement passé sous silence... contrairement à Trotski qui lui a volontiers consacré quelques lignes truculentes"  ( Dossier 1917  :  Minoritaires mais galvanisés, les anarchistes prônent l’expropriation tous azimuts ,  article de l'Union communiste libertaire, 7 septembre 2017)

—  Justin Petrovitch Jouk (ou Zhuk, 1887-1919), du comité d'usine de la poudrerie de Schlüsselbourg, qui a défendu son autogestion, à la tête d'un détachement de deux cents gardes rouges. Avec Bleikhman, il participera au commandement de la flotte venue de Kronstadt. 

 

— Konstantin Akachev (Constantin  Akashev), 1888-1931, Biélorusse plus anarcho-communiste qu'anarchiste,  il sécurisera le Palais d'Hiver après la victoire d'octobre 1917, au moyen de deux batteries d'artillerie. Surnommé l'aviateur noir de la garde rouge, il sera le premier commandant en chef de l'armée de l'air soviétique. Accusé d'espionnage sous Staline, il sera exécuté en 1931. 

— Bill Chatov (Vladimir Sergéïevitch Chatov, dit), 1887-1943, Ukrainien,  de l'Union de propagande anarcho-syndicaliste, émigré en 1907 aux Etats-Unis, où il est typographe et membre de l'IWW. De retour en Russie après la révolution de février 1917, il rejoindra les bolcheviks et travaillera pour plusieurs Commissariats du peuple après la guerre civile.  

On organisa des détachements de Gardes Rouges composés essentiellement de bolcheviks, soit environ 40.000 ouvriers. Les ouvriers de Vyborg reçurent des grenades, et l'usine Poutilov marchait jour et nuit pour monter de nouveaux canons. Un gros effort qui n'était pas, en fait, nécessaire, tant la conspiration de Kornilov se défit en peu de temps, en particulier par la désorganisation causée par les cheminots, organisés depuis peu dans un grand syndicat révolutionnaire et encore atypique à l'été 1917, le Vikjel (Vikhjel, ВИКЖЕЛЬ : Всероссийский исполнительный комитет железнодорожного профсоюза,  "Comité exécutif panrusse du syndicat des chemins de fer"). Les cheminots  démontaient, obstruaient les voies, envoyaient les régiments en de mauvais lieux, ou grâce aux télégraphistes, communiquaient aux soviets toutes les informations sur l'ennemi qui passaient entre leurs mains. En quelques jours, ce fut fini du putsch de Kornilov. Kerenski en profita pour enrayer la lutte politique au sein de l'armée, en faisant dissoudre les comités militaires. Les révoltes dans les campagnes s'intensifiant, les généraux durcissaient à leur tour leur répression.  Nikitine donnera l'ordre de renforcer les milices, de créer de nouveaux comités militaires, tandis que le général Alexandre Ivanovitch Verkhovski (Verkhovsky, 1886-1938) demandera à l'armée de prêter main-forte aux forces locales, en particulier aux Cavaliers de Saint-Georges, qui avaient été des partisans fidèles de...  Kornilov !     (Cliff, 1976, chapitre 16). 

Dès la fin août, les bolcheviks ont la majorité au Soviet de Petrograd, où Trotsky est élu président, puis à celui de Moscou le 5 septembre. Suivront Krasnoïark, en Sibérie, Ekatérinbourg, dans l'Oural, et d'autres régions industrielles commençaient à rejeter le gouvernement populaire : à Ekatérinbourg, en Ukraine (usine Briansk), dans les bassins de la Volga et du Donetz, mais aussi dans la flotte de la Baltique et en Finlande  (Cliff, 1976, chapitre 16). 

« Au congrès du commerce et de l'industrie qui réunit, au début du mois d'août, environ trois cents représentants des plus importantes organisations de Bourse et d'entreprises, le discours-programme fut prononcé par le roi du textile, Riabouchinsky, qui ne mit pas son flambeau sous le boisseau. " Le gouvernement provisoire n'avait qu'une apparence de pouvoir... En fait s'y est installée une bande de charlatans de la politique... Le gouvernement pressure d'impôts, en tout premier lieu, et rigoureusement, la classe des commerçants et des industriels... Est-il rationnel de donner de l'argent au dissipateur? Ne vaudrait-il pas mieux, pour le salut de la patrie, mettre en tutelle les gaspilleurs ?... " Et, enfin, pour conclure, cette menace : " La main squelettique de la famine et de la misère populaire saisira à la gorge les amis du peuple! " La phrase sur la main squelettique de la famine, donnant son sens général à la politique des lock-out, s'inséra dès lors fortement dans le vocabulaire politique de la révolution. Elle coûta cher aux capitalistes. »

Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe, 1930

 

 

En tacticien hors-pair, Lénine sut mettre à profit ce moment décisif pour les révolutionnaires. Là encore, la stratégie souple, adaptative de Lénine, changeant brusquement de direction au bon moment, a mis les bolcheviks sur les bons rails, tout en ne dérogeant pas d'un pouce sur leurs principes : 

"Même à présent, nous ne devons pas soutenir le gouvernement Kérenski. Ce serait ne pas avoir de principes. Comment, nous demandera-t-on, il ne faut donc pas combattre Kornilov ? Bien sûr que si ! (...)  

 

En quoi consiste donc la modification de notre tactique après la révolte de Kornilov ? 

En ce que nous modifions la forme de notre lutte contre Kérenski.  Sans atténuer le moins du monde notre hostilité envers lui, sans rétracter aucune des paroles que nous avons dites contre lui, sans renoncer à le renverser, nous disons : il faut tenir compte du moment, nous n'essaierons pas de le renverser tout de suite, nous le combattrons maintenant d'une autre façon et plus précisément en soulignant aux yeux du peuple (qui combat Kornilov) la faiblesse et les hésitations de Kérenski. Nous le faisions déjà auparavant. Mais c'est maintenant devenu le principal : voilà en quoi consiste le changement.

Il consiste aussi à mettre maintenant au premier plan le renforcement de l'agitation pour ce qu'on pourrait appeler les «revendications partielles» en disant à Kérenski : arrête Milioukov, arme les ouvriers de Petrograd, rappelle les troupes de Cronstadt, de Vyborg et de Helsingfors à Petrograd, dissous la Douma d'Etat, arrête Rodzianko, légalise la transmission des domaines des grands propriétaire fonciers aux paysans, établis le contrôle ouvrier sur le blé et les usines, etc., etc. Et ce n'est pas seulement à Kérenski que nous devons présenter ces revendications, ce n'est pas tant à Kérenski qu'aux ouvriers, aux soldats et aux paysans entraînés dans la lutte contre Kornilov. Il faut les entraîner plus loin, les encourager à rosser les généraux et les officiers qui se sont prononcés pour Kornilov, insister pour qu'ils réclament immédiatement la transmission de la terre aux paysans, leur suggérer la nécessité d'arrêter Rodzianko et Milioukov, de dissoudre la Douma d'État, de supprimer la Retch et les autres journaux bourgeois et de les déférer aux tribunaux. Il importe surtout de pousser dans cette voie les socialistes-révolutionnaires «de gauche».

On aurait tort de croire que nous nous sommes éloignés de notre objectif : la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non. Nous nous en sommes considérablement rapprochés, pas en ligne droite, mais de biais. Et il faut, sans perdre un instant, faire contre Kérenski plutôt de l'agitation indirecte que de l'agitation directe et cela, en exigeant une lutte active, active au maximum, et vraiment révolutionnaire, contre Kornilov. Seul le développement de cette lutte peut nous mener au pouvoir" 

 Lénine, Au comité central du P.O.S.D.R,   rédigé le 30 août/12 septembre 1917, et publié dans la  Pravda le 7 novembre 1920, n° 250

Lénine profita de l'avantage de cette situation pour proposer le 6/19 septembre un compromis aux adversaires les plus proches, mencheviks et socialistes-révolutionnaires  (S-R) : 

"Ce compromis serait que, sans prétendre à la participation gouvernementale (impossible pour un internationaliste sans que soient effectivement assurées les conditions de la dictature du prolétariat et des paysans pauvres), les bolcheviks renonceraient à réclamer la remise immédiate du pouvoir au prolétariat et aux paysans pauvres et à employer les méthodes révolutionnaires pour faire triompher cette revendication. Une condition allant de soi, qui n'aurait rien de nouveau pour les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ce serait l'entière liberté de l'agitation et la convocation de l'Assemblée constituante à la date fixée, ou même dans un délai plus rapproché"  

Lénine, Notes..., Au sujet des compromis, publié dans le Rabotchi Pout, N°3, du 6/19 septembre 1917.   

 

Le rejet du compromis a pu montrer à quel point mencheviks et S-R étaient toujours du côté de la réaction, malgré son durcissement progressif. Pendant ce temps, le pouvoir était en train de se disloquer. Au sein d'une armée dont les chefs étaient largement désavoués, beaucoup d'ordres ne furent pas suivi des faits et les agressions d'officiers furent de plus en plus violentes. Pour se sauver de ce bourbier, les dirigeants conciliateurs crurent bon de convoquer les parties en présence à une Conférence démocratique, du 14 au 19 septembre, pour s'unir face aux soviets, de plus en plus soutenus par les travailleurs et proposer de constituer un Conseil de la République, ou Préparlement, jusqu'à la tenue d'une Assemblée constituante. Les soviets rejetèrent en masse la coalition proposée, et signèrent le début du dernier acte de la révolution.   

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                                                  Collection de dessins d'enfants, op. cité 

          « Vive la république démocratique! »                                                     menchevik   et  bolchevik, 1917 

 

Lénine  ( VI  )

      « Briser...  la machine de l'Etat »  

 

"Entre nous [en français, dans le texte, NDA],  dans le cas où on me zigouillerait, je vous demande de publier mon cahier Le Marxisme et l'Etat (c'est un cahier relié, à couverture bleue, laissé à Stockholm)" (Lénine, note à Kamenev, 5-7 juillet 1917,  Oeuvres, op. cité, t. 36, p. 467).  Ce moment historique sera l'objet, en 1963, du roman éponyme d'Èmmanuilʹ Genrihovič Kazakevič (Emmanuel  Kazakiévitch, 1913-1962), qui raconte comment Lénine se fait apporter le fameux cahier bleu dans lequel avaient été réunis en janvier et février 1917, à Zürich, les matériaux de son ouvrage publié sous le titre L'État et la révolution,  (государство и революция) paru à la fin de l'été 1917. 

D'emblée, Lénine aborde un point intéressant concernant la récupération par les puissants, systématique dans l'histoire, des idées dangereuses pour leur pouvoir : "Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de "consoler" les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l'avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire." (Lénine, L'État et la révolution..., op. cité, chapitre 1).  Lénine se sent donc investi du devoir de "rétablir la doctrine de Marx sur l'Etat", face à la "diffusion inouïe des déformations du marxisme" (op. cité). Inutile de dire que nous pourrions faire nôtre ce constat en 2022, où un certain nombre de ceux qui ont le pouvoir de la parole publique s'estiment légitimes à jeter l'œuvre de Marx aux orties au prétexte si peu soutenable intellectuellement  que Marx a enfanté Staline.  

Dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (Stuttgart, 1894), Friedrich Engels, nous dit Lénine,  a démontré que l'Etat "est le produit et la manifestation de ce fait que les contradictions de classes sont inconciliables. L'Etat surgit là, au moment et dans la mesure où, objectivement, les contradictions de classes ne peuvent être conciliées. Et inversement : l'existence de l'Etat prouve que les contradictions de classes sont inconciliables" (op. cité).   Là où les marxistes voient (et beaucoup de faits le démontrent à chaque époque, comme nous continueront de le voir) un Etat institué pour la domination d'une classe sur une autre, la théorie "petite-bourgeoise" y voit un instrument de conciliation entre les classes sociales. Et parallèlement à la création de l'Etat, il y  a création d'une police, d'une armée placées à côté des citoyens, en autonomie, au-dessus d'eux. Là où le bourgeois, avec Spencer ou Mikhaïlovitch, nous dit Lénine, prétexte la complexification croissante de la société, la différenciation des fonctions, etc., pour justifier les instruments de coercition, le marxiste voit l'investissement exclusif de la force par la classe dominante, à défaut de quoi les classes perpétuellement hostiles les unes envers les autres seraient entraînées à lutter entre elles en permanence.  

Un point très intéressant soulevé par Engels, que nous revisiterons plus tard, est rappelé par Lénine, à propos de la collusion du pouvoir et de la richesse dans les démocraties : 

 

"  Dans la république démocratique, poursuit Engels, "la richesse exerce son pouvoir d'une façon indirecte, mais d'autant plus sûre", à savoir : premièrement, par la "corruption directe des fonctionnaires" (Amérique); deuxièmement, par l'"alliance entre le gouvernement et la Bourse" (France et Amérique).

Aujourd'hui, dans les républiques démocratiques quelles qu'elles soient, l'impérialisme et la domination des banques ont "développé", jusqu'à en faire un art peu commun, ces deux moyens de défendre et de mettre en oeuvre la toute-puissance de la richesse. Si, par exemple, dès les premiers mois de la république démocratique de Russie, pendant la lune de miel, pourrait-on dire, du mariage des "socialistes" - socialistes-révolutionnaires et menchéviks - avec la bourgeoisie au sein du gouvernement de coalition, M. Paltchinski a saboté toutes les mesures visant à juguler les capitalistes et à refréner leurs exactions, leur mise au pillage du Trésor par le biais des fournitures militaires; et si ensuite M. Paltchinski, sorti du ministère (et remplacé naturellement par un autre Paltchinski, tout pareil), est "gratifié" par les capitalistes d'une sinécure comportant un traitement de 120 000 roubles par an, qu'est-ce donc que cela ? De la corruption directe ou indirecte ? Une alliance du gouvernement avec les syndicats capitalistes, ou des relations amicales ? Quel rôle jouent les Tchernov et les Tsérétéli, les Avksentiev et les Skobélev ? Sont-ils les alliés "directs" ou seulement indirects des millionnaires dilapidateurs des deniers publics ?

La toute-puissance de la "richesse" est plus sûre en république démocratique, parce qu'elle ne dépend pas des défauts de l'enveloppe politique du capitalisme. La république démocratique est la meilleure forme politique possible du capitalisme; aussi bien le Capital, après s'en être emparé (par l'entremise des Paltchinski, Tchernov, Tsérétéli et Cie), assoit son pouvoir si solidement, si sûrement, que celui-ci ne peut être ébranlé par aucun changement de personnes, d'institutions ou de partis dans la république démocratique bourgeoise." (op. cité).   

Une autre stratégie de domination, que rappelle Lénine,  a été utilisée nous l'avons vu depuis la plus haute antiquité,  qui consiste à maintenir entre le peuple et les puissants un paravent plus ou moins étoffé de petits privilégiés qui auront la plupart du temps intérêt à favoriser les intérêts des plus riches, petits-bourgeois, classes moyennes, et qui pose aujourd'hui, par sa sophistication, un véritable mur de défense entre les plus riches et les plus pauvres : 

"Le développement, le perfectionnement, la consolidation de cet appareil bureaucratique et militaire se poursuivent à travers la multitude des révolutions bourgeoises dont l'Europe a été le théâtre depuis la chute de la féodalité. C'est, en particulier, la petite bourgeoisie qui est attirée aux côtés de la grande et lui est soumise, dans une large mesure, au moyen de cet appareil qui dispense aux couches supérieures de la paysannerie, des petits artisans, des petits commerçants, etc., des emplois relativement commodes, tranquilles et honorables, plaçant leurs bénéficiaires au-dessus du peuple. Voyez ce qui s'est passé en Russie durant les six mois qui suivirent le 27 février 1917 : les postes de fonctionnaires, réservés jadis de préférence aux Cent-Noirs, sont devenus le butin des cadets, des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires"  (op. cité, ch. II).     

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Un autre point d'un intérêt toujours actuel est la critique d'Engels sur le suffrage universel :

 

« Il faut noter encore qu'Engels est tout à fait catégorique lorsqu'il qualifie le suffrage universel d'instrument de domination de la bourgeoisie. Le suffrage universel, dit-il, tenant manifestement compte de la longue expérience de la social-démocratie allemande, est :

"... l'indice qui permet de mesurer la maturité de la classe ouvrière. Il ne peut être rien de plus, il ne sera jamais rien de plus dans l'Etat actuel."

Les démocrates petits-bourgeois tels que nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks, de même que leurs frères jumeaux, tous les social-chauvins et opportunistes de l'Europe occidentale, attendent précisément quelque chose "de plus" du suffrage universel. Ils partagent eux-mêmes et inculquent au peuple cette idée fausse que le suffrage universel, "dans l'Etat actuel ", est capable de traduire réellement la volonté de la majorité des travailleurs et d'en assurer l'accomplissement. »  (Lénine,  L'État et la révolution ..., op. cité, ch. I).  

 

 

   Le prolétariat s'emparant du pouvoir s'efface en tant que classe et l'Etat "bourgeois", dont le rôle principal était, nous l'avons vu, un ensemble d'institutions au service de la domination des riches, s'étiole, laisse place à un "demi-Etat" prolétarien qui  "s'éteint" ensuite naturellement, ce qui est distinct, nous l'avons déjà vu, de l'abolition décrétée par les anarchistes "du jour au lendemain" (Engels, Anti-Dühring, Monsieur E. Dühring bouleverse la science, 1878, cité par Lénine). Dans ce même texte d'Engels,  il est rappelé le caractère nécessairement violent de cette lutte ultime contre l'Etat bourgeois, violence dont Marx, rappelle-t-il, donne le rôle d'accoucheuse "de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs"  (op. cité)  et affirme son caractère d'inéluctabilité dans le Manifeste communiste, nous dit Lénine. "La bourgeoisie ne peut être renversée que si le prolétariat est transformé en classe dominante capable de réprimer la résistance inévitable, désespérée, de la bourgeoisie, et d'organiser pour un nouveau régime économique toutes les masses laborieuses et exploitées"  (Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. II).   

 

   Un autre problème, plus que jamais d'actualité une fois encore, est le développement de "ces pseudo-socialistes qui ont substitué à la lutte des classes leurs rêveries sur l'entente des classes, se représentaient la transformation socialiste, elle aussi, comme une sorte de rêve sous la forme, non point du renversement de la domination de la classe exploiteuse, mais d'une soumission pacifique de la minorité à la majorité consciente de ses tâches. Cette utopie petite-bourgeoise, indissolublement liée à la notion d'un Etat placé au-dessus des classes, a abouti pratiquement à la trahison des intérêts des classes laborieuses, comme l'a montré, par exemple, l'histoire des révolutions françaises de 1848 et 1871, comme l'a montré l'expérience de la participation "socialiste" aux ministères bourgeois en Angleterre, en France, en Italie et en d'autres pays à la fin du XIXe siècle et au début du XXe  (op. cité).    

 

Poursuivant l'évocation des révolutions françaises, Lénine évoque le regard de Marx sur la Commune (La guerre civile en France, 1871), qui a démontré "que la classe ouvrière doit briser, démolir la "machine de l'Etat toute prête", et ne pas se borner à en prendre possession" (Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. III).  C'est en effet un des points importants que Marx avait déjà soulevé vingt ans auparavant    : "Dans le dernier chapitre de mon 18 Brumaire [Le 18 brumaire de Louis Bonaparte, 1851, NDA], je remarque comme tu le verras si tu le relis que la prochaine tentative de la révolution en France devra consister non plus à faire passer la machine bureaucratique et militaire en d'autres mains, comme ce fut le cas jusqu'ici, mais à la détruire. C'est la condition première de toute révolution véritablement populaire sur le continent   (Marx,  Lettre à Ludwig Kugelmann, Londres, 12 avril 1871, in Annexes à la 3e édition allemande de La guerre civile en France, 1891).  

 

Lénine rappelle que le premier décret de la Commune fut "la suppression de l'armée permanente, et son remplacement par le peuple en armes" et qu'une « des mesures prises par la Commune, et que Marx fait ressortir, est particulièrement remarquable : suppression de toutes les indemnités de représentation, de tous les privilèges pécuniaires attachés au corps des fonctionnaires, réduction des traitements de tous les fonctionnaires au niveau des "salaires d'ouvriers " ».   (Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. III).  

 

Ici apparait  une mesure de "démocratisme primitif", utile pour passer à une transition nécessaire entre capitalisme et socialisme : 

"La réduction du traitement des hauts fonctionnaires de l'Etat apparaît "simplement" comme la revendication d'un démocratisme naïf, primitif. Un des "fondateurs" de l'opportunisme moderne, l'ex-social-démocrate Ed. Bernstein, s'est maintes fois exercé à répéter les plates railleries bourgeoises contre le démocratisme "primitif". Comme tous les opportunistes, comme les kautskistes de nos jours, il n'a pas du tout compris, premièrement, qu'il est impossible de passer du capitalisme au socialisme sans un certain "retour" au démocratisme "primitif" (car enfin, comment s'y prendre autrement pour faire en sorte que les fonctions de l'Etat soient exercées par la majorité, par la totalité de la population ?) et, deuxièmement, que le "démocratisme primitif" basé sur le capitalisme et la culture capitaliste n'est pas le démocratisme primitif des époques anciennes ou précapitalistes. La culture capitaliste a créé la grande production, les fabriques, les chemins de fer, la poste, le téléphone, etc. Et, sur cette base l'immense majorité des fonctions du vieux "pouvoir d'Etat" se sont tellement simplifiées, et peuvent être réduites à de si simples opérations d'enregistrement, d'inscription, de contrôle, qu'elles seront parfaitement à la portée de toute personne pourvue d'une instruction primaire, qu'elles pourront parfaitement être exercées moyennant un simple "salaire d'ouvrier"; ainsi l'on peut (et l'on doit) enlever à ces fonctions tout caractère privilégié, "hiérarchique"  (op. cité).  

Il y a là, d'évidence, une simplification abusive de la part de Lénine du fonctionnement de l'Etat, et il sera le premier à le reconnaître après quelques mois au pouvoir : « Sans la direction des spécialistes des divers domaines de la connaissance, de la technique et de l'expérience, la transition au socialisme est impossible...  Force nous a été de recourir maintenant au vieux procédé bourgeois, et de consentir à payer un prix très élevé les "services" des plus grands spécialistes bourgeois »    (Lénine, Œuvres, op. cité,  t. XXVII, p. 256 et ss).   On remarquera au passage que Lénine fait ici office de piètre dictateur  : Payer le prix forts les services de spécialistes "bourgeois" alors qu'il suffisait de les menacer pour qu'ils se mettent au travail !       

Autre mesure importante d'une révolution prolétarienne, la suppression du parlementarisme qui  décide "périodiquement, pour un certain nombre d'années, quel membre de la classe dirigeante foulera aux pieds, écrasera le peuple au Parlement, telle est l'essence véritable du parlementarisme bourgeois, non seulement dans les monarchies constitutionnelles parlementaires, mais encore dans les républiques les plus démocratiques" (op. cité) Pour cela "La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois"   (Marx, La guerre...op. cité). Ainsi, « le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organismes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à paroles que sont les organismes représentatifs en assemblées "agissantes" »  (Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. III).  

En corollaire, Lénine soulève un point relatif aux stratégies utilisées par les dominants au sein des structures prétendument démocratiques, toujours aussi intéressant à étudier aujourd'hui  :

« Considérez n'importe quel pays parlementaire, depuis l'Amérique jusqu'à la Suisse, depuis la France jusqu'à l'Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d'"Etat" se fait dans la coulisse; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans le parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le "bon peuple". Cela est si vrai que, même dans la République russe, république démocratique bourgeoise, tous ces vices du parlementarisme sont apparus aussitôt, avant même qu'elle ait eu le temps de constituer un véritable parlement. Les héros du philistinisme pourri - les Skobélev et les Tsérétéli, les Tchernov et les Avksentiev - ont réussi à gangrener jusqu'aux Soviets, dont ils ont fait de stériles moulins à paroles sur le modèle du plus écoeurant parlementarisme bourgeois. Dans les Soviets, messieurs les ministres "socialistes" dupent les moujiks crédules par leur phraséologie et leurs résolutions. Au sein du gouvernement, c'est un quadrille permanent, d'une part, pour faire asseoir à tour de rôle, autour de l'"assiette au beurre", des sinécures lucratives et honorifiques, le plus possible de socialistes-révolutionnaires et de menchéviks; d'autre part, pour "distraire l'attention" du peuple. Pendant ce temps, dans les chancelleries, dans les états-majors, on "fait" le travail "d'Etat" !  »

« Au parlementarisme vénal, pourri jusqu'à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où la liberté d'opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n'est plus. Nous ne pouvons concevoir une démocratie, même une démocratie prolétarienne, sans organismes représentatifs : mais nous pouvons et devons la concevoir sans parlementarisme, si la critique de la société bourgeoise n'est pas pour nous un vain mot, si notre volonté de renverser la domination de la bourgeoisie est une volonté sérieuse et sincère et non une phrase "électorale" destinée à capter les voix des ouvriers, comme chez les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, chez les Scheidemann et les Legien, les Sembat et les Vandervelde. »

 Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. III.  

Contrairement aux anarchistes, Lénine pense que supprimer d'emblée "partout et complètement" les organismes représentatifs, est une utopie : "Nous ne sommes pas des utopistes. Nous ne "rêvons" pas de nous passer d'emblée de toute administration, de toute subordination; ces rêves anarchistes, fondés sur l'incompréhension des tâches qui incombent à la dictature du prolétariat, sont foncièrement étrangers au marxisme et ne servent en réalité qu'à différer la révolution socialiste jusqu'au jour où les hommes auront changé. Nous, nous voulons la révolution socialiste avec les hommes tels qu'ils sont aujourd'hui, et qui ne se passeront pas de subordination, de contrôle, "surveillants et de comptables"  (op. cité).   Remarquez qu'il précise à chaque fois "d'emblée", car, nous l'avons déjà vu, il conçoit que la société peut, dans l'absolu, se passer des structures étatiques (un certain nombre de sociétés  n'en ont jamais eues, rappelait-il à juste titre), mais pas du tout à court ou moyen terme. Mais nous l'avons déjà vu, certains s'inquiètent de la bureaucratisation, de la hiérarchisation sociale qui se profilerait dans l'organisation sociale pensée par Lénine, et cette dernière phrase, comme d'autres de l'ouvrage, inquiète Chris Pallis : 

"L’année 1917 vit assurément un bouleversement social gigantesque. Mais il était absurde et utopique de prétendre, comme la phrase de Lénine l’implique, que le socialisme pourrait être construit sans qu’une grande partie de la population le comprenne et le désire. La construction du socialisme (contrairement au développement du capitalisme, qui peut s’en remettre aux forces du marché) ne peut être que le résultat de la prise de conscience et de l’action collective de l’immense majorité"    (Pallis et Morel, 1973).  

Contre le travestissement  opportuniste, social-démocrate, de la pensée de Marx, opéré par Bernstein sur le sujet (cf. aussi Que faire) dans "Les Prémisses du socialisme et les tâches de le social-démocratie" ("Die Voraussetzungen des Sozialismus", 1899 ),   Lénine dénonce le contre-sens "monstrueux" de Bernstein, confondant « les vues de Marx sur la « "destruction du pouvoir d'Etat parasite" avec le fédéralisme de Proudhon ! »  (op. cité)  :   

"Marx est en désaccord et avec Proudhon et avec Bakounine précisément à propos du fédéralisme (sans parler de la dictature du prolétariat). Les principes du fédéralisme découlent des conceptions petites-bourgeoises de l'anarchisme. Marx est centraliste. Et, dans les passages cités de lui, il n'existe pas la moindre dérogation au centralisme. Seuls des gens imbus d'une "foi superstitieuse" petite-bourgeoise en l'Etat peuvent prendre la destruction de la machine bourgeoise pour la destruction du centralisme !

Mais si le prolétariat et la paysannerie pauvre prennent en main le pouvoir d'Etat, s'organisent en toute liberté au sein des communes et unissent l'action de toutes les communes pour frapper le Capital, écraser la résistance des capitalistes, remettre à toute la nation, à toute la société, la propriété privée des chemins de fer, des fabriques, de la terre, etc., ne sera-ce pas là du centralisme ? Ne sera-ce pas là le centralisme démocratique le plus conséquent et, qui plus est, un centralisme prolétarien ?

Bernstein est tout simplement incapable de concevoir la possibilité d'un centralisme librement consenti, d'une libre union des communes en nation, d'une fusion volontaire des communes prolétariennes en vue de détruire la domination bourgeoise et la machine d'Etat bourgeoise. Comme tout philistin, Bernstein se représente le centralisme comme une chose qui ne peut être imposée et maintenue que d'en haut, par la bureaucratie et le militarisme."   (op. cité) 

Et Lénine de donner l'exemple du logement, au travers de l'ouvrage de Friedrich Engels ("La question du logement"Die Wohnungsfrage, 1872),   qui montre les traits similaires et opposés des états prolétarien et  bourgeois. L'un et l'autre, par exemple peuvent ordonner des réquisitions, des expropriations d'immeubles : la forme de l'Etat ici demeure, mais le contenu en diffère profondément. L'Etat prolétarien, tout en permettant à chacun de se loger, pourra continuer à prélever des loyers, jusqu'au moment où sera possible "le passage à un état de choses où les logements pourront être fournis gratuitement est lié à l'"extinction" totale de l'Etat"    (Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. IV).  Cette solution diffère du "rachat proudhonien" où l'ouvrier devient propriétaire de son logis, tandis que le communisme fait du prolétariat le "possesseur collectif des maisons, usines et instruments de travail et, du moins pendant une période de transition, elle en abandonnera difficilement la jouissance sans dédommagement de ses frais aux individus ou aux sociétés privées. Exactement comme la suppression de la propriété foncière n'est pas celle de la rente foncière, mais son transfert à la société, encore que sous une forme modifiée. L'appropriation effective de tous les instruments de travail par la population laborieuse n'exclut donc en aucune façon le maintien du louage et de la location"   (F. Engels, La question..., op. cité,  in Lénine, L'Etat...,  op. cité)     

 

Lénine évoque d'autres entourloupes de la démocratie "confinée dans le cadre étroit de l'exploitation capitaliste" et dont la liberté reste toujours à peu près ce qu'elle fut dans les républiques de la Grèce antique : une liberté pour les propriétaires d'esclaves. Par suite de l'exploitation capitaliste, les esclaves salariés d'aujourd'hui demeurent si accablés par le besoin et la misère qu'ils se "désintéressent de la démocratie", "se désintéressent de la politique" et que, dans le cours ordinaire, pacifique, des événements, la majorité de la population se trouve écartée de la vie politique et sociale (...)  Démocratie pour une infime minorité, démocratie pour les riches, tel est le démocratisme de la société capitaliste. Si l'on considère de plus près le mécanisme de la démocratie capitaliste, on verra partout, dans les "menus" (les prétendus menus) détails de la législation électorale (conditions de résidence, exclusion des femmes, etc.), dans le fonctionnement des institutions représentatives, dans les obstacles effectifs au droit de réunion (les édifices publics ne sont pas pour les "miséreux" !), dans l'organisation purement capitaliste de la presse quotidienne, etc., etc., - on verra restriction sur restriction au démocratisme. Ces restrictions, éliminations, exclusions, obstacles pour les pauvres paraissent menus, surtout aux yeux de ceux qui n'ont jamais connu eux-mêmes le besoin et n'ont jamais approché les classes opprimées ni la vie des masses qui les composent (et c'est le cas des neuf dixièmes, sinon des quatre-vingt-dix neuf centièmes des publicistes et hommes politiques bourgeois), - mais, totalisées, ces restrictions excluent, éliminent les pauvres de la politique, de la participation active à la démocratie.

 

Lénine, op. cité, ch. V

 

 Une nouvelle fois, Lénine pointe du doigt des lacunes importantes des sociétés capitalistes, où toutes sortes de pratiques, d'institutions, sont organisées de manière à ce que les pauvres ne puissent unir leur voix, s'organiser, faire entendre leurs revendications. Depuis, toutes ces formes d'empêchement, de barrières physiques ou mentales ont changé, mais elles continuent plus que jamais d'être des obstacles à une participation active des plus faibles à tout ce qui peut faire entendre leur voix et communiquer leurs attentes. Pour cette raison, répète-t-il, la "marche en avant, c'est-à-dire vers le communisme, se fait en passant par la dictature du prolétariat; et elle ne peut se faire autrement, car il n'est point d'autres classes ni d'autres moyens qui puissent briser la résistance des capitalistes exploiteurs" (Lénine, op. cité).  Cette "démocratie pour les pauvres...apporte une série de restrictions à la liberté pour les oppresseurs, les exploiteurs, les capitalistes. Ceux-là, nous devons les mater afin de libérer l'humanité de l'esclavage salarié; il faut briser leur résistance par la force; et il est évident que, là où il y a répression, il y a violence, il n'y a pas de liberté, il n'y a pas de démocratie" (op. cité).  Une situation temporaire, bien sûr, il ne s'agit pas de molester les riches par vengeance, mais pour parvenir à établir un monde de justice pour tous : "telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme" période pendant laquelle "la répression est encore nécessaire, mais elle est déjà exercée sur une minorité d'exploiteurs par une majorité d'exploités. L'appareil spécial, la machine spéciale de répression, l'"Etat", est encore nécessaire, mais c'est déjà un Etat transitoire, ce n'est plus l'Etat proprement dit, car la répression exercée sur une minorité d'exploiteurs par la majorité des esclaves salariés d'hier est chose relativement si facile, si simple et si naturelle qu'elle coûtera beaucoup moins de sang que la répression des révoltes d'esclaves, de serfs et d'ouvriers salariés, qu'elle coûtera beaucoup moins cher à l'humanité.  (op. cité).

On le voit là encore, la violence à laquelle souscrit Lénine doit  être comprise comme une violence légitime, une légitime défense, pour employer les termes du droit. Et il est clair ici que cette violence est comprise comme une mesure chirurgicale, limitée, circonscrite aux buts préalablement fixés et non dirigée aveuglement envers ses ennemis, qui lui ont fait pourtant bien plus de mal au total dans l'histoire, rappelle l'auteur, à juste titre. Une fois de plus, Lénine  déduit l'usage de la violence de manière logique, démonstrative et pas du tout avec un goût cultivé pour la violence elle-même, comme un certain nombre d'historiens incitent les lecteurs à le penser avec des présentations tronquées du personnage.  Que l'on souscrive à cette violence ou pas est une toute autre histoire.  

Lénine tire cet enseignement du marxisme, bien sûr, et rappelle pour cela les propos d'Engels : "... tant que le prolétariat a encore besoin de l'Etat, ce n'est point pour la liberté, mais pour réprimer ses adversaires. Et le jour où il devient possible de parler de liberté, l'Etat cesse d'exister comme tel" (Engels, Lettre à A. Bebel, 28 mars 1875).    

Lénine aborde ensuite la première phase de la société communiste "qui vient de sortir des flancs du capitalisme et porte dans tous les domaines les stigmates de la vieille société que Marx appelle la phase "première" ou phase inférieure de la société communiste" (op. cité). Là encore, Marx, rappelle-t-il, oppose sa pensée rationnelle aux propos simplistes que le socialiste réformiste Ferdinand Lasalle tient dans le cadre du congrès socialiste de Gotha (1875), dans son ouvrage Critique du programme de Gotha (1875). Quand Lasalle prétend qu'en régime socialiste, l'ouvrier recevra le "produit intégral de son travail", Marx rappelle tous les fonds de réserve qu'il faudra y défalquer pour les différents services sociaux, mais aussi qu'au sortir du capitalisme, la société socialiste passera par une phase transitoire où elle continuera pendant un temps de présenter un peu partout des stigmates de son ancienne oppression.  Ainsi, contrairement à ce que prétend Lasalle, l'égalité, le "partage équitable" sera encore issu d'un "droit bourgeois" où une règle unique s'appliquera à des gens différents. Or, « les individus ne sont pas égaux : l'un est plus fort l'autre plus faible; l'un est marié, l'autre non; l'un a plus d'enfants, l'autre en a moins, etc. 

..."A égalité de travail, conclut Marx, et, par conséquent, à égalité de participation au fond social de consommation, l'un reçoit donc effectivement plus que l'autre, l'un est plus riche que l'autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal (...)  En réfutant la formule confuse et petite-bourgeoise de Lassalle sur l'"égalité" et la "justice" en général, Marx montre le cours du développement de la société communiste, obligée de commencer par détruire uniquement cette "injustice" qu'est l'appropriation des moyens de production par des individus, mais incapable de détruire d'emblée l'autre injustice : la répartition des objets de consommation "selon le travail" (et non selon les besoins).»  (op. cité).  

Ce n'est donc que dans une "phase supérieure de la société communiste" que sera résolu le problème de la division du travail  :

"Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins" (K. Marx, Critique... op. cité, in Lénine, op. cité)

 

Selon Lénine, l'expropriation des capitalistes des moyens de production "entraînera nécessairement un développement prodigieux des forces productives de la société humaine" car « les hommes se seront si bien habitués à respecter les règles fondamentales de la vie en société... que leur travail sera devenu si productif qu'ils travailleront volontairement selon leurs capacités. chacun puisera librement "selon ses besoins" »  

 

 

« ...ce qui importe, c'est de voir l'immense mensonge contenu dans l'idée bourgeoise courante suivant laquelle le socialisme est quelque chose de mort, de figé, de donné une fois pour toutes, alors qu'en réalité c'est seulement avec le socialisme que commencera dans tous les domaines de la vie sociale et privée un mouvement de progression rapide, effectif, ayant véritablement un caractère de masse et auquel participera d'abord la majorité, puis la totalité de la population. »

 

Lénine, L'Etat et la révolution,  op. cité, ch. V 

 

Dans cette première phase de la société communiste, "tous les citoyens se transforment en employés salariés de l'Etat constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d'un seul "cartel" du peuple entier, de l'Etat. Le tout est d'obtenir qu'ils fournissent un effort égal, observent exactement la mesure de travail et reçoivent un salaire égal"  (Lénine, L'Etat et la révolution,  op. cité, ch. V).   On voit mal, soit dit en passant, comment on peut mettre à égalité l'effort physique d'un ouvrier et celui d'un employé de bureau, sauf à  faire travailler le premier beaucoup moins que le second (On verra plus tard que c'est un problème malaisé à régler dans une société alternative au capitalisme).  Les citoyens vont alors remplacer les capitalistes "pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l'enregistrement du travail et des produits (...)   (op. cité).   

Là encore, Lénine imagine que la violence puisse  être utilisée, mais il précise bien son caractère exceptionnel, relatif à des cas de force majeure, de récalcitrants irraisonnables  : 

 

"En effet, quand tous auront appris à administrer et administreront effectivement eux-mêmes la production sociale, quand tous procéderont eux-mêmes à l'enregistrement et au contrôle des parasites, des fils à papa, des filous et autres "gardiens des traditions du capitalisme", - se soustraire à cet enregistrement et à ce contrôle exercé par le peuple entier sera à coup sûr d'une difficulté si incroyable et d'une si exceptionnelle rareté, cela entraînera vraisemblablement un châtiment si prompt et si rude (les ouvriers armés ont un sens pratique de la vie; ils ne sont pas de petits intellectuels sentimentaux et ne permettront sûrement pas qu'on plaisante avec eux) que la nécessité d'observer les règles, simples mais essentielles, de toute société humaine deviendra très vite une habitude."  (op. cité).   

 

Au chapitre VI, Lénine  s'intéresse aux différents regards, à gauche, sur les rapports entre Etat et révolution sociale.  Passons rapidement sur l'approche "philistine" de Plekhanov, qui "enferme des raisonnements du plus mauvais goût sur l'impossibilité de distinguer un anarchiste d'un bandit". Contre les anarchistes eux-mêmes, Lénine n'est pas tendre : "Les anarchistes ont essayé de présenter précisément la Commune de Paris comme une chose, pour ainsi dire, "à eux", qui confirmait leur doctrine. Mais ils n'ont rien compris aux enseignements de la Commune, ni à l'analyse que Marx en a faite. Sur les questions politiques concrètes : faut-il briser la vieille machine d'Etat ? et par quoi la remplacer ? l'anarchisme n'a rien donné qui se rapproche, fût-ce approximativement, de la vérité."   (op. cité).   Cependant, contrairement à son habitude, Lénine ne présente ici aucune démonstration de ce qu'il avance et passe directement à la critique de Kautsky, lui-même critique des "opportunistes", alors qu'il l'était lui-même devenu, nous l'avons vu. Lénine ajoute ici à la liste ce qu'on a appelé la "résolution caoutchouc", qui illustre l'élasticité de la pensée de Kautsky, au Ve Congrès de la seconde Internationale (Paris, 23-27 septembre 1900), qui, après avoir rappelé que "  la lutte des classes interdit toute espèce d’alliance avec une fraction quelconque de la classe capitaliste (…), s'autorise le grand écart : "L’entrée d’un socialiste isolé dans un gouvernement bourgeois ne peut pas être considérée comme le commencement normal de la conquête du pouvoir politique, mais seulement comme un expédient forcé, transitoire et exceptionnel. »  

(in Jean Bourdeau, Le Congrès socialiste international, Le socialisme bourgeois, Revue des Deux Mondes, 4e période, tome 162, 1900)

     "l'entrée d'un socialiste"  :    "À l’époque du congrès international de Paris de 1900, nous étions très proches, lui [Jaurès, NDA] et moi. Le parti venait de s’unifier (depuis 1899), mais une nouvelle scission menaçait. Alors que le combat pour et contre le révisionnisme de Bernstein échauffait les esprits, une nouvelle controverse fit son apparition : l’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau. L’unité était menacée ; on allait à nouveau aboutir à la rupture. On se contentait d’attendre le congrès international qui devait trancher cette controverse. La commission du congrès me donna pour mission de rédiger une résolution à ce sujet. J’avais refusé l’entrée de Millerand dans le ministère, mais je ne pouvais pas pour autant me résoudre à exprimer une interdiction absolue et pour toujours d’une participation à un gouvernement de coalition. Cela aurait pu nous mener dans une fâcheuse situation. Ma résolution ne condamna pas une telle participation sans réserve mais seulement sous certaines conditions. J’espérai que ce point de vue était non seulement juste mais permettrait aussi de maintenir en l’état l’unité des camarades français. En cela je me trompai. Jaurès accepta ma résolution, qui le délivra beaucoup, à l’inverse de mes proches amis français comme Jules Guesde, Lafargue, Vaillant qui la refusèrent. Au congrès du parti qui suivit le congrès international, on aboutit à la scission." 

Karl Kautsky, Souvenirs sur Jean Jaurès, dans Cahiers Jaurès 2007/3, N° 185, p. 109 à 113.

Passant d'un "opportuniste" à un autre, Lénine s'occupe à nouveau du cas de Bernstein, se gargarisant d'une phrase de Marx ("la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre la machine de l'Etat toute prête et de la faire fonctionner pour son propre compte") parce qu'il pense que Marx met ici "en garde la classe ouvrière contre une ardeur trop révolutionnaire lors de la prise du pouvoir"  (Lénine,  L'État...,  op. cité, ch. VI).  Après avoir appelé à briser l'Etat "de 1852 à 1891" il n'était bien sûr pas possible que ni Engels ni Marx aient pu penser une chose pareille.  Kautsky est à sa manière sur la même longueur d'ondes, dit Lénine en substance, se référant à sa brochure intitulée "La Révolution sociale", qui  "admet la conquête du pouvoir sans la destruction de la machine d'Etat. Kautsky ressuscite en 1902 précisément ce qu'en 1872 Marx déclarait "périmé" dans le programme du Manifeste communiste"  (op. cité).  C'est donc avec logique que Kautsky imagine pour le parlement socialiste à venir une organisation bureaucratique, alors que le point important, ici,  « c'est que cette "sorte de Parlement" ne se contentera pas d'"établir le régime de travail et de surveiller le fonctionnement de l'appareil bureaucratique", comme se l'imagine Kautsky dont la pensée ne dépasse pas le cadre du parlementarisme bourgeois. : « Pour empêcher ceux-ci de devenir des bureaucrates, on prendra aussitôt des mesures minutieusement étudiées par Marx et Engels : 1. électivité, mais aussi révocabilité à tout moment; 2. un salaire qui ne sera pas supérieur à celui d'un ouvrier; 3. adoption immédiate de mesures afin que tous remplissent des fonctions de contrôle et de surveillance, que tous deviennent pour un temps "bureaucrates" et que, de ce fait, personne ne puisse devenir "bureaucrate".

Kautsky n'a pas du tout réfléchi au sens de ces mots de Marx : "La Commune était non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois."

(...)

Kautsky dit en somme ceci : puisqu'il subsistera des employés publics élus, il y aura donc aussi en régime socialiste des fonctionnaires et une bureaucratie ! C'est précisément ce qui est faux. Précisément par l'exemple de la Commune, Marx a montré que les titulaires des fonctions publiques cessent, en régime socialiste, d'être des "bureaucrates", "fonctionnaires" au fur et à mesure que, sans parler de leur électivité, on établit en outre leur révocabilité à tout moment, qu'on réduit en outre leur traitement à un salaire moyen d'ouvrier, et qu'en plus on remplace les organismes parlementaires par des corps "agissants", "exécutifs et législatifs à la fois".

(...)

Kautsky restera dans l'agréable compagnie des Legien et des David, des Plékhanov, des Potressov, des Tsérétéli et des Tchernov, qui ne demandent pas mieux que de lutter pour un "déplacement du rapport de forces à l'intérieur du pouvoir d'Etat", pour "l'acquisition de la majorité au Parlement et la transformation de ce dernier en maître du gouvernement", but des plus nobles où tout peut être accepté par les opportunistes, où rien ne sort du cadre de la république bourgeoise parlementaire.»   (op. cité). 

 

Au-delà  de Kautsky, de Bernstein et consorts, c'est nombre de socialistes de tous pays que Lénine accusent d'être, dans le fonds,  des démocrates petits-bourgeois : 

"Le socialisme international comprend des courants qui se situent plus à droite que celui de Kautsky : les Cahiers socialistes mensuels en Allemagne (Legien, David, Kolbe et bien d'autres, y compris les Scandinaves Stauning et Branting); les jauressistes et Vandervelde en France et en Belgique; Turati, Trèves et les autres représentants de l'aile droite du parti italien; les fabiens et les "indépendants" (l'"Independant Labour Party" qui, en réalité, fut toujours sous la dépendance des libéraux) en Angleterre, etc... Tous ces messieurs, qui jouent un rôle considérable et très souvent prépondérant dans l'activité parlementaire et dans les publications du parti, rejettent ouvertement la dictature du prolétariat et pratiquent un opportunisme non déguisé. Pour ces messieurs, la "dictature" du prolétariat "contredit" la démocratie ! ! Au fond, rien de sérieux ne les différencie des démocrates petits-bourgeois.

Dès lors, nous sommes en droit de conclure que la IIe Internationale, dans l'immense majorité de ses représentants officiels, a entièrement versé dans l'opportunisme. L'expérience de la Commune a été non seulement oubliée, mais dénaturée. Loin d'inculquer aux masses ouvrières la conviction que le moment approche où il leur faudra agir et briser la vieille machine d'Etat en la remplaçant par une nouvelle et en faisant ainsi de leur domination politique la base de la transformation socialiste de la société, - on leur suggérait tout le contraire, et la "conquête du pouvoir" était présentée de telle façon que mille brèches restaient ouvertes à l'opportunisme  (op. cité). 

l'insurrection est un art
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Lénine  ( VI  )

      « l'insurrection est un art »  

 

 

 

Alors que Lénine a la conviction, cette fois, que le temps est venu pour les bolcheviks de prendre le pouvoir, la direction de l'Organisation militaire, échaudée par les évènements de juillet, restait prudente, insistait pour  préparer et augmenter davantage leurs forces avant d'agir, et le Comité central du parti (POSDR) partageait le même attentisme : A nouveau, Lénine était isolé, et encore une fois, il avait trouvé la force et les moyens de convaincre de la justesse de ses analyses. Il écrivit deux lettres à deux jours d'intervalle qui furent discutées au Comité central à la séance du 15/28 septembre 1917. La première était intitulée Les bolchéviks doivent prendre en mains le pouvoir,  et la seconde, Le marxisme et l'insurrection.  

 

Dans la première, il affirme qu'ayant "obtenu la majorité aux Soviets des députés ouvriers et soldats des deux capitales, les bolchéviks peuvent et doivent prendre en mains le pouvoir"  (Les bolchéviks...op. cité).  Fait intéressant, Lénine est convaincu à ce stade qu'en "proposant sur-le-champ une paix démocratique, en donnant aussitôt la terre aux paysans, en rétablissant les institutions et les libertés démocratiques foulées aux pieds et anéanties par Kérenski, les bolchéviks formeront un gouvernement que personne ne renversera"   (op. cité).   Une fois de plus,  on constate que Lénine  cherche avant tout de changer profondément la société, et pas de déclencher la violence pure et simple contre les ennemis de la révolution.  Il rappelle que les idées révolutionnaires sont du côté des soviets, et non du côté des social-révolutionnaires ou des mencheviks, qui représentent "les dirigeants petits-bourgeois conciliateurs" : "La Conférence démocratique trompe la paysannerie, car elle ne lui donne ni la paix ni la terre. Seul un gouvernement bolchévik satisfera la paysannerie."  (op. cité).  On peut faire ici un parallèle entre Kérenski et le président français Emmanuel Macron, en ce sens qu'ils fabriquent une image de grand démocrate en convoquant de grandes assemblées populaires, réunissant des tendances diverses pour travailler à des solutions aux problèmes du pays, qui ne sont que de grandes opérations de communication et de séduction puisqu'au final elles accouchent d'une souris, que le pouvoir continue de pratiquer la même injustice qu'auparavant, qu'il ne se passe rien concrètement pour résoudre les difficultés des gens, en particulier les plus pauvres. Ainsi, raconte Louise Bryant, dans ses Six mois... (op. cité),  à propos de la Conférence démocratique, des paysans (mais aussi des infirmières, des cosaques, etc.)  faisaient ce qu'ils n'avaient jamais pu faire auparavant, c'est-à-dire exprimer leur vision de la société, parfois pendant une heure. Tout cela n'a pas empêché Kerenski de continuer la guerre, de continuer de s'attacher aux K-D, à la bourgeoisie possédante et exploiteuse des paysans, de passer à la trappe la très grave affaire Kornilov, etc. Lénine, comme beaucoup de gens, savaient depuis longtemps que Kerenski brassait beaucoup d'air et très peu d'idées : "Si les Russes avaient eu le tempérament des Italiens ou des Français, je pense qu’ils auraient adoré Kerenski. Mais les russes ne se laissent jamais convaincre par des phrases et ils n’ont pas le culte des héros. Le discours de Kerenski les avait déçus. Ils les avaient charmés, mais il ne leur avait rien dit. Il y avait de nombreux détails dans l’affaire Kornilov qu’ils auraient voulu voir élucidés. Ils voulaient aussi désespérément savoir ce qui avait été fait au sujet de la conférence des Alliés où les buts de guerre étaient en discussion. Or, il ne l’avait même pas mentionnée. Une heure après son départ, son influence s’était évaporée." (L. Bryant, Six mois... op. cité).   

 

Lénine veut prendre de vitesse Kerenski et une reddition de Petrograd, contre laquelle les bolcheviks ne pourraient rien, il veut aussi "empêcher une paix séparée entre impérialistes anglais et allemands, mais il faut faire vite. (...) Proposer aujourd'hui même la paix aux peuples, c'est vaincre" (op. cité), "une paix sans annexion", précisera-t-il dans la seconde lettre.  Tout en voulant la paix, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la Russie, il sait depuis longtemps, en stratège de la révolution, qu'il ne peut pas la prendre pour acquise et rappelle la nécessité de "mettre à l'ordre du jour l'insurrection armée à Pétrograd et à Moscou (et dans la région), la conquête du pouvoir, le renversement du gouvernement. Réfléchir à la façon de faire de la propagande à cette fin, sans le manifester dans la presse.

Se rappeler les paroles de Marx sur l'insurrection, les méditer : « l'insurrection est un art  »,  etc."   (op. cité). 

 

La formule "l'insurrection est un art", est tirée d'un ouvrage composé d'articles écrits par Engels, à Manchester, à la demande de Marx, pris par d'autres activités et pas assez confiant dans son expression de la langue anglaise, mais revus et corrigés à chaque fois par lui, à Londres, et publiés longtemps sous son nom :

"Or, l'insurrection est un art au même titre que la guerre ou n'importe quel autre art et soumis à certaines règles dont la négligence entraîne la ruine du parti qui s'en rend coupable. Ces règles, qui sont des déductions de la nature des partis et des circonstances avec lesquels on a à compter en pareil cas, sont tellement claires et simples que la courte expérience de 1848 suffisait pour les apprendre aux Allemands. Premièrement, ne jouez jamais avec l'insurrection si vous n'êtes pas décidés à affronter toutes les conséquences de votre jeu. L'insurrection est un calcul avec des grandeurs inconnues dont la valeur peut varier tous les jours ; les forces que vous combattez ont sur vous l'avantage de l'organisation, de la discipline et de l'autorité traditionnelle ; si vous ne pouvez leur opposer des forces supérieures, vous êtes battus, vous êtes perdus. Deuxièmement, une fois entrés dans la carrière révolutionnaire, agissez avec la plus grande détermination et prenez l'offensive. La défensive est la mort de tout soulèvement armé ; il est ruiné avant de s'être mesuré avec l'ennemi." 

   F. EngelsRévolution et contre-révolution en Allemagne,   Lettre XVII, Insurrection, Londres, août 1852. 

 

Dans la seconde lettre, Lénine tient à bien distinguer le marxisme du "blanquisme", "courant du mouvement socialiste français dirigé par Louis‑Auguste Blanqui (1805‑1881). Les blanquistes substituaient les actions d'une poignée de conspirateurs à l'activité d'un parti révolutionnaire et négligeaient la liaison avec les masses". Au contraire, le marxisme s'appuie "non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. Voilà un premier point. L'insurrection doit s'appuyer sur l'élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L'insurrection doit surgir à un tournant de l'histoire de la révolution ascendante où l'activité de l'avant‑garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont les plus fortes (dans les rangs de l'ennemi et dans ceux des amis de la révolution faibles, indécis, pleins de contradictions ; voilàle troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l'insurrection, le marxisme se distingue du blanquisme(Le marxisme et l'insurrection, op. cité).  

 

 Et Lénine de rappeler tout ce qui a changé entre juillet et septembre et qui montre que les conditions objectives de la victoire se sont depuis réalisées :  le ralliement des soviets de la capitale aux bolcheviks, l'enthousiasme révolutionnaire devenu massif dans la population, les profondes hésitations du camp impérialiste, des partis bourgeois, de la petite bourgeoisie elle-même, l'échec de l'offensive de Kornilov. 

Et une nouvelle fois, Lénine rappelle qu'avant toute chose, il offre la paix aux ennemis de la révolution, ce qui établit une fois pour toute l'assurance que la guerre civile qui allait venir était parfaitement évitable, que Lénine fut le premier à tout faire pour la prévenir. Mais il ne pouvait pas ne pas considérer l'option la plus probable et l'envisager froidement  :

"Seul enfin notre parti, après, avoir remporté la victoire dans l'insurrection peut sauver Pétrograd, car, si notre offre de paix est repoussée et si nous n'obtenons pas même un armistice, alors c'est nous qui serons les partisans d'aller « jusqu'au bout », c'est nous qui serons à la tête des partis de la guerre c'est nous qui serons le parti « de la guerre » par excellence, nous mènerons la guerre d'une façon vrai­ment révolutionnaire. Nous enlèverons aux capitalistes tout leur pain et toutes leurs bottes. Nous leur laisserons les croûtes, nous les chausserons de lapti. Nous donnerons au front tout le pain et toutes les chaussures."

(op. cité).  

 

La présente lettre, rédigée au moment même où a débuté la Conférence démocratique (cf. plus haut), cherche à envoyer un message clair à ses troupes, qui coïncide cette fois parfaitement à l'impatience d'une grande partie des révoltés dans le pays et à leur désir de mettre à bas le gouvernement :

"Nous devons rédiger une courte déclaration des bolchéviks soulignant de la façon la plus catégorique l'inopportunité des longs discours, l'inopportunité des « discours » en général, la nécessité d'une action immédiate pour le salut de la révolution, la nécessité absolue d'une rupture complète avec la bourgeoisie de la destitution de tous les membres du gouvernement actuel, d'une rupture complète avec les impérialistes anglo‑français qui préparent un partage « séparé » de la Russie, la nécessité de faire passer immédiatement tout le pouvoir aux mains de la démocratie révolutionnaire guidée par le prolétariat révolutionnaire.

(...)

Et pour considérer l'insurrection en marxistes, c'est‑à‑dire comme un art, nous devrons en même temps, sans perdre une minute, organiser l'état‑major des détachements insurrectionnels, répartir nos forces, lancer les régiments sûrs aux points les plus importants, cerner le théâtre Alexandra [9], occuper la forteresse Pierre‑et‑Paul [10], arrêter l'état‑major général et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la division sauvage [11] des détachements prêts à mourir plutôt que de laisser l'ennemi pénétrer dans les centres vitaux de la ville ; nous devrons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à une lutte ultime et acharnée occuper simultanément le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major de l'insurrection au Central téléphonique, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les régiments, à tous les centres de la lutte armée, etc.

(...)

NOTES....

[9] Théâtre Alexandra  : théâtre de Pétrograd où siégea la Conférence démocratique.

[10] Forteresse Pierre‑et‑Paul  : forteresse située sur la Néva, en face du Palais d'Hiver ; sous le tsarisme servait de lieu de détention des prisonniers politiques ; possédait un énorme arsenal et était un point stratégique important de Pétrograd.

[11] La division sauvage fut formée pendant la guerre de 1914‑1918 à partir de volontaires recrutés parmi les peuples montagnards du Caucase du Nord. Le général Kornilov essaya de les utiliser comme fer de lance de son offensive contre Pétrograd."  (op. cité).  

 

En faisant le bilan de la Conférence démocratique, Lénine pointe à plusieurs reprises "les erreurs de notre parti" , d'abord dans un article éponyme qui illustre bien deux choses qui vont, pour une énième fois, à l'encontre de beaucoup d'idées fausses répandues sur Lénine. Ici, elles concernent son prétendu ego autoritaire, alors même qu'il reconnaît dès que nécessaire ses erreurs ou celle de son camp, n'hésitant pas à endosser, nous le voyons ici, celles qu'il n'a pas commises, mais dont il partage la responsabilité en tant que dirigeant bolchevique. Il s'agit de la participation des bolcheviks à la conférence démocratique  :

« Il suffit de réfléchir à ces enseignements de l'expérience, aux conditions qui permettent d'aborder en marxistes la question du boycott ou de la participation,  pour se convaincre de l'erreur totale que fut la tactique de participation à la “ Conférence démocratique ”, au “ Conseil démocratique ” ou Préparlement.

D'un côté, une nouvelle révolution grandit. La guerre est en recrudescence. Les moyens extra parlementaires de diffusion de propagande, d'organisation sont énormes. L'importance de la tribune “ parlementaire ”dans ce Préparlement est insignifiante. D'autre part, ce Préparlement n'exprime ni ne “ dessert ” aucun nouveau rapport entre les classes ; la paysannerie, par exemple, y est plus mal représentée que dans les autres corps existants (le Soviet des députés paysans). L'essence même du Préparlement est une fraude bonapartiste, non pas seulement dans ce sens que la sordide bande des Liber Dan, des Tsérétéli et des Tchernov, en compagnie de Kerenski et consorts, ont truqué, falsifié la composition de cette Douma Tsérétéli Boulyguine, mais encore dans ce sens plus profond que la seule destination du Préparlement est de duper les masses, de tromper les ouvriers et les paysans, de les détourner de la nouvelle révolution montante, de jeter de la poudre aux yeux des classes opprimées, en parant de nouveaux atours la vieille “ coalition ” déjà éprouvée, usée, éculée, avec la bourgeoisie (c'est à dire la transformation par la bourgeoisie de le messieurs Tsérétéli et Cie en bouffons qui aideront à  soumettre la peuple à l'impérialisme et à la guerre impérialiste).

Nous sommes faibles aujourd'hui, disait le tsar en août à ses propriétaires féodaux. Notre pouvoir chancelle. Le flot de la révolution ouvrière et paysanne monte. Il faut donner le change à “ la foule obscure, ”, lui promettre la lune… »   (Lénine, Notes d'un publiciste, Les erreurs de notre parti, 22 septembre 1917, publié tardivement en 1924 dans la revue Proletarskaïa Révolioutsia n° 3 )

 Liber-Dan   :   Appellation ironique donnée aux leaders menchéviks Mark Liber (1879-1937), dirigeant du Bund dès 1900, et Fedor Dan (1871-1947), principal dirigeant menchevique, et à leurs partisans, après la parution de l'article de Démian Bedny, Liber Dan ( journal bolchevik de Moscou Social Démocrate, n° 141, du 25 août /7 septembre 1917).

Soulignons que Lénine félicitera Trotsky pour son opposition à toute participation au Préparlement : "Trotsky était partisan du boycott. Bravo, camarade Trotsky !"   (Lénine, Œuvres, op. cité,  t. XXVI, p. 50-51). 

 

Dans un autre article, Lénine évoque la fraude à laquelle se sont livrés les adversaires des bolcheviks à cause de leur mise en minorité dans les élections des Soviets :

« Dans les Soviets les socialistes révolutionnaires et les menchéviks ont perdu la majorité. C'est pourquoi ils ont dû recourir à la fraude : enfreindre l'engagement qu'ils avaient pris de convoquer au bout de trois mois un nouveau congrès des Soviets, se dérober à un compte rendu devant ceux qui ont élu le Comité exécutif central des Soviets, truquer la Conférence “ démocratique ”. Ce truquage, les bolchéviks en ont parlé avant la Conférence et les résultats leur ont donné pleinement raison. Les Liber-Dan et les Tsérétéli, les Tchernov et Cie ont vu fondre leur majorité aux Soviets, voilà pourquoi ils ont eu recours à la fraude »   (Lénine, Les champions de la fraude et les erreurs des bolchéviks, article du 24 septembre/7 octobre 1917, paru dans le Rabotchi Pout, N° 19).  

Dans le même papier, Lénine épingle encore une fois Kerenski, de plus en plus bonapartiste, selon lui, mais aussi toute une aile dite "de droite" des partis dits "socialistes", comme Plekhanov, Potressov ou encore  Brechkovskaïa.  Mais il épingle aussi sévèrement ses propres frères d'armes bolcheviks, à propos de la conférence démocratique, encore une fois, de laquelle ils auraient dû partir. Plutôt que de  se laisser occuper par "cette duperie évidente", ils auraient dû "se rendre dans les usines et dans les casernes...  dans des centaines et des milliers de réunions et d'entretiens, discuter les leçons de cette conférence de comédie..." (op. cité). Si Ttrotsky, Sverdlov ou Boukharine ne sont pas cités ici, il faut souligner quand même un désaccord avec Lénine sur le fait qu'ils pensaient que la conférence n'était pas le moment opportun pour lancer le coup d'envoi de l'insurrection   (Tony Cliff, 1976, chapitre 19). 

Le  27 septembre,  Lénine envoie une lettre au jeune président du Tsentrobalt, (le Comité Central de la Flotte de la Baltique) Ivar Tenissovitch Smilga (1892-1937, exécuté sous Staline), pour lui exprimer sa conviction : "Je pense que vous devez mettre à profit votre haute situation pour vous décharger sur vos aides et sur vos secrétaires de tout le menu travail routinier, sans perdre de temps sur les «résolutions» et consacrer toute votre attention à la préparation militaire des troupes finlandaises + la flotte en vue du renversement prochain de Kérenski. Créer un comité secret avec les militaires les plus sûrs, discuter avec eux tous les aspects de la situation, réunir (et vérifier par vous-même) les informations les plus précises sur la composition et la disposition des troupes devant Pétrograd et à Pétrograd, sur le transfert des troupes de Finlande à Pétrograd, sur le mouvement de la flotte, etc."   (Lénine, Lettre à I. SMILGA, président du comité régional de l'armée, de la flotte et des ouvriers de Finlande, 27 septembre/10 octobre 1917, paru dans la Pravda N° 255 du 7 novembre 1925).  

 

On remarquera que Lénine ne se comporte pas ici en chef autoritaire, mais en compagnon de combat, investi d'une même mission. Il n'ordonne rien du tout, il affirme avec force sa conviction pour mieux emporter l'adhésion. 

Fin septembre ou début octobre,  Lénine écrit un long article pour répondre à une opinion très répandue en dehors des bolcheviks, que si ces derniers s'emparent du pouvoir "ils ne pourront le garder même pendant un laps de temps très court"  (Lénine, Les bolchéviks garderont-ils le pouvoir ?Revue Prosvéchtchénié; N° 1-2, octobre 1917).   A le lire,  on est frappé par l'indigence du propos vide d'argument que les adversaires les plus acharnés des bolcheviks, les cadets, ardents défenseurs de l'ordre bourgeois et capitaliste, tiennent dans leur journal, la Retch, mais aussi par leur déversement de haine récurrent (On trouvera des éléments d'analyse de ce texte, sur le contrôle ouvrier, dans le volet prochain  :  partie 7 : Edifier l'ordre socialiste).      

Le 5 octobre,  Lénine finit par obtenir gain de cause et le Comité central du parti décida à la quasi-unanimité (le désaccord de Kamenev), de se retirer du Préparlement lors de la séance inaugurale. Le  7 octobre, Trotsky y lut à la tribune un appel au peuple, avec  la conclusion  que voici : 

'Pétrograd est en danger. La révolution et le peuple sont en danger. Le gouvernement aggrave ce danger, et les partis dirigeants y contribuent. Seul le peuple peut se sauver lui-même et sauver le pays. Nous nous adressons au peuple : « Vive la paix immédiate, honnête et démocratique! Tout le pouvoir aux soviets, toute la terre au peuple ! Vive l'Assemblée constituante ! »"  

Browder et  Kerensky, op. cité, vol 3, p. 1729

 

Mais Lénine ne cessa pas pour autant ses efforts de convaincre, car, encore une fois, il reconnaissait une vérité qui n'honorait pas le camp bolchevique. Cependant, il résolut de le dire de manière brutale pour faire enfin comprendre au parti que c'était le moment le plus décisif du combat révolutionnaire, et que la survie même du parti en dépendait et envoya un texte non seulement au Comité central mais aussi au Comité de Petrograd, à celui de Moscou et aux soviets de la capitale   (Tony Cliff, 1976, chapitre 19)  :

"Que faire ? Il faut aussprechen was ist, « dire ce qui est », reconnaître la vérité, à savoir qu'il existe chez nous, au Comité central et dans les milieux dirigeants du parti, un courant ou une opinion en faveur de l'attente du Congrès des soviets et hostile à la prise immédiate du pouvoir. Il faut vaincre ce courant ou cette opinion. Autrement, les bolcheviks se déshonoreraient à jamais et seraient réduits à zéro en tant que parti. Car laisser échapper l'occasion présente et « attendre » le Congrès des soviets serait une idiotie complète ou une trahison complète... car c'est laisser s'écouler des semaines ; or, à l'heure actuelle, les semaines et même les jours décident de tout (...) « Attendre » le Congrès des soviets est une idiotie, car le Congrès NE DONNERA RIEN, ne peut rien donner !"   (Lénine, "La crise est mûre", Œuvres, op. cité,  t. XXVI, p. 76-77). 

Sans réponse du Comité central, mais aussi parce que ce dernier biffe dans ses articles toutes les critiques faites aux bolcheviks, il va même jusqu'à demander sa démission du Comité. Finalement, il ne semble pas avoir réellement démissionné et continua à diffuser ses critiques, en particulier dans ses Thèses pour le rapport à la conférence du 8 octobre ... écrites entre le 29 septembre/12 octobre et le 4/17 octobre 1917.  puis à la Conférence de la ville de Petrograd le 2 octobre,  et encore le 8/21 octobre, dans un article intitulé Conseil d'un absent,  où il appelle une nouvelle fois à faire passer le pouvoir aux Soviets, et à mener l'insurrection en rappelant les enseignements de Marx sur le sujet. Cette fois-là, c'est carrément avec humilité qu'il appelle à la lutte, confiant qu'il ne peut rien décider par lui-même : "Espérons que, au cas où l'insurrection serait décidée, les dirigeants appliqueront avec succès les grands préceptes de Danton et de Marx.

Le succès de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de lutte."  (op. cité).  

Le  10/23 octobre, a lieu une célèbre réunion (secrète)  du Comité central bolchevique, la première à laquelle Lénine participe depuis son récent retour de clandestinité, arrivant sur le lieu du rendez-vous, le domicile des Soukhanov (cf. plus haut),  avec perruque et lunettes. Sont présents à cette  réunion : Lénine, Trotsky, Staline, Zinoviev, Kamenev, Sverdlov, Moïsseï Solomonovitch Ouritski (Uritsky, 1873-1918), plus tard chef de la Tcheka de Petrograd, Felix (Feliks) Edmundovich (Edmoundovitch) Dzerjinski (Dzerzhinsky, 1877-1926), issu de la noblesse polonaise,  bientôt grand patron de la Tcheka, et qui sera surnommé Желéзный Фéликс,"Félix de fer",  Boubnov, Grigory Iakovlevich Sokolnikov (1888-1939, de son vrai nom Hirsh Yankélévitch Brilliant), qui sera bientôt à la direction de la  VSNKh, Afanasi Lomov (de son vrai nom Georgy Ippolitovich Oppokov, 1888-1937, exécuté pendant les Grandes Purges de Staline), futur commissaire du peuple à la Justice, et une femme, Aleksandra Kollontaï. On doit aussi citer la présence de Varvara Nikolaevna Yakovleva (1884-1941, assassinée par ordre de Staline), candidate au Comité central bolchevique, qui prit des notes de la réunion et qui est représentée debout sur le tableau ci-dessous de V. N. Pchelin, aux côtés de Kollontai. Cette liste montre encore une fois le grand écart qui demeure entre les propos théoriques sur l'égalité des hommes et des femmes chez les communistes russes, et la représentation réelle de ces dernières au sein des dirigeants du parti bolchevique.

La réunion a été organisée à l'insu du mari, Nikolaï, devenu menchevik, ne partageant pas les mêmes convictions politiques que sa femme,  Galina Konstantinova Flaxerman (née Liya Abramovna F., 1888-1958), bolchevik, secrétaire au Comité central en 1917,  avant de devenir journaliste scientifique, qui a prêté leur appartement au Comité central, pour la réunion. La motion entérinant l'insurrection sera prise après une dizaine d'heures de discussion, par 10 voix contre 2, celles de Zinoviev et Kamenev, qui feront une déclaration juste après la réunion, qu'ils distribuèrent en particulier aux membres du Comité de Petrograd, de Moscou et causa à Lénine autant de peine que de colère (cf. Lettre aux camarades)  : 

"Nous sommes profondément convaincus que proclamer maintenant une insurrection armée met en péril non seulement le sort de notre parti mais aussi celui des révolutions russe et internationale. (...) Les forces de l’ennemi sont plus grandes qu’il ne semble. C’est Petrograd qui décidera de l’issue de la lutte ; or à Petrograd, les ennemis du parti prolétarien ont accumulé des forces considérables : 5.000 Junckers très bien armés, parfaitement organisés, désirant ardemment et sachant se battre ; ensuite l’état-major, les détachements de choc, les cosaques, une fraction considérable de la garnison, puis une très grande partie de l’artillerie, disposée en éventail autour de Petrograd" 

(Trotsky, Les leçons d'Octobre, 1924).  

    Junckers   (Junkers)   :  Elèves officiers, dont les bataillons de Petrograd, à la fin d'octobre 1917, étaient principalement les seules forces militaires, dans la capitale, à soutenir le gouvernement provisoire, les cosaques ayant assuré leur neutralité 

 

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      V. I Lénine lors d'une réunion du Comité central du          PSODR (Bolchevique) en 1917 (Décision historique du 10 octobre 1917 sur le soulèvement armé, sous la présidence de Lénine).  

     

         

                        Vladimir Nikolaevich Pchelin

                    

                        Владимир Николаевич Пчёлин

                             (1869-1941)  

                     huile sur toile         280  x 350 cm       

 

                              Moscou, 1929

                          Moscou,  Musée central Lénine

" Pchelin a achevé le tableau en 1929, quand l’équilibre des pouvoirs au sommet du Parti bolchevique avait radicalement changé. Dans la lutte pour le pouvoir, Staline avait gagné. Il est représenté dans un gros plan du tableau assis à une table. Dans l’ombre près du placard se trouvent les perdants, mais pas encore appelés « ennemis du peuple », Zinoviev et Kamenev. Et le leader n° 2 de la Révolution d’Octobre, Trotsky, privé de tous les postes d’État et ayant complètement perdu son poids politique, semble être à moitié absent de l’image : il est représenté se détournant au bord même de la toile. Sans un pince-nez bien en vue et un « poil de coq démoniaque », il est tout simplement méconnaissable."

                           

   source  :   Notice du Musée central Lénine

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Le  16 octobre,  une séance élargie du Comité central du Parti établit et vote formellement pour l'insurrection, qui avait été discutée le 10, nous l'avons vu,  par un groupe restreint. Il faut noter que Kamenev et Zinoviev sont toujours là, malgré leur refus de l'insurrection, ce qui montre bien qu'on acceptait au sein des bolcheviks les divergences les plus profondes.  Cette confiance, les deux hommes vont la trahir, et rédiger une déclaration sur la préparation des bolcheviks à l'insurrection, publiée le 18 octobre dans le journal menchevik Novaia Jizn. Cette fois, Lénine soumit leur exclusion au comité central du parti. Les craintes des deux hommes n'étaient pas infondées. En plus de l'équilibre incertain des forces armées, rapporté dans leur déclaration (cf. plus haut) il y avait encore, en cette mi-octobre, des hésitations, de l'inquiétude, de l'irrésolution au sein même du Comité de Pétrograd ou du Comité Central, aux sentiments variables selon les districts.  Nevsky rapporte par exemple que l'Organisation militaire "a tout d'un coup commencé à dériver à droite", ou encore que par "rapport à la résolution du Comité central [du 10 octobre], l'Organisation militaire a fait observer que cette résolution a laissé sans considération un certain nombre de conditions, notamment que les paysans pauvres prennent également part à la révolution"   (Tony Cliff, 1976, chapitre 19).   Kalinine, du sous-district de Lesnovsky, affirme quant à lui avoir reçu des "télégrammes de Finlande et du front qui protestent contre le soulèvement des bolcheviks"  (op. cité).  

 

Le 21 octobre, le comité exécutif (Ispolkom, исполком) du Soviet de Petrograd reconnaissait  le Comité militaire révolutionnaire comme organe dirigeant des troupes de la capitale  (op. cité), dirigé par  Pavel Evgenevitch Lazimir (1891-1920) et Nikolaï Podvoisky (Podvoïski, 1880-1948). Dès le 22, le CMR s'adresse à la population de Petrograd, "l’informant de la nomination de commissaires auprès des troupes et sur les points les plus importants de la capitale et de la banlieue. (...)  Par la pression des masses, avec le poids de la garnison, le Comité évince le gouvernement. Il prend sans coup férir ce qu’il peut prendre. Il porte en avant ses positions sans tirer un coup de fusil, massant et consolidant en marche son armée ; il mesure par sa pression la force de résistance de l’ennemi qu’il ne perd pas un seul instant des yeux. Chaque nouveau pas en avant modifie les dispositions en faveur de Smolny [cf. plus bas, NDA]. Les ouvriers et la garnison se haussent dans l’insurrection. Le premier qui appellera aux armes se trouvera dans la marche de l’offensive et du refoulement. Maintenant, c’est déjà une question d’heures. Si, à la dernière minute, le gouvernement trouve l’audace ou le désespoir de donner le signal de la bataille, la responsabilité retombera sur le palais d’Hiver, mais l’initiative n’en restera pas moins à Smolny. L’acte du 23 octobre signifiait le renversement des autorités avant même que fût renversé le gouvernement lui-même."  (L. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, op. cité,  tome 2, "Octobre).  Le 23 octobre, en effet, les bolcheviks eurent confirmation par téléphone que la garnison pétropauline (de la forteresse Saint-Pierre-et-Paul), "s’était solennellement engagée à n’obéir désormais qu’au Comité militaire révolutionnaire"  (op. cité). 

 

Le 23 octobre, toujours,  "Kerenski annonça devant le Conseil de la République qu’un ordre avait été donné d’arrêter le Comité militaire révolutionnaire. La nuit suivante, plusieurs membres du régiment Pavlovsk pénétrèrent en secret dans le bureau de l’état-major. Ils découvrirent des plans prévoyant de s’emparer de la ville avec l’aide des régiments de junkers et d’empêcher par la force la tenue du congrès panrusse des soviets prévue le jour suivant. Cette nuit-là, Kerenski ordonna que tous les journaux extrêmement radicaux et extrêmement conservateurs soient supprimés. Mais il était trop tard ; autant essayer de refouler la mer avec un balai. Les soviets étaient devenus l’expression politique ultime de la volonté populaire ; et les bolcheviks étaient les champions des soviets." (Louise Bryant, Six mois...op. cité).  Ainsi,

Le 24, le gouvernement provisoire fait fermer les imprimeries des journaux bolcheviques Soldat et Rabotchi Pout, et ordonne l'arrestation des bolcheviks liés aux journées de juillet. C'est donc encore grimé que Lénine se rend dans la nuit  à l'Institut Smolny (Smolnyj) où se réunit le Congrès pan-russe des soviets des députés ouvriers et paysans.

Le soir du 24 octobre/6 novembre, Lénine écrivait :  

"J'écris ces lignes dans la soirée du 24, la situation est critique au dernier point. Il est clair comme le jour que maintenant retarder l'insurrection, c'est la mort...L'histoire ne pardonnera pas l'ajournement aux révolutionnaires qui peuvent vaincre aujourd'hui (et qui vaincront aujourd'hui à coup sûr) ; ils risqueraient de perdre beaucoup demain, ils risqueraient de tout perdre...La prise du pouvoir est la tâche de l'insurrection ; son but politique apparaîtra clairement après... Le gouvernement hésite. Il faut l'achever à tout prix! Attendre pour agir, c'est la mort."

 

 Lénine, Lettre aux membres du Comité central,  24 octobre 1917

Le 25 octobre/ 7 novembre, à l'ouverture de la séance du Soviet de Petrograd, à 14 h 30, Trotsky , annonce que le gouvernement n'existe plus et Lénine affirme : "La vieille machine gouvernementale sera brisée en mille morceaux, une autre, toute neuve va naître" (in Jean-Jacques Marie, Lénine : La révolution permanente, éditions Payot, 2011)

A 22 h 40 s'ouvre le IIe Congrès des soviets à Smolny,  où les bolcheviks ne représentent alors que 51 % des délégués. Qui  fait alors un rapport au congrès de Smolny sur les travaux du bureau pendant la journée ? Kamenev, oui, celui qui avec Zinoviev s'était dressé contre l'insurrection et en avait répandu la nouvelle,  et qui avait mis Lénine dans une grande colère. Mieux encore, il tient la présidence en remplacement de Dan.  Lénine, en apprenti dictateur si l'on en croit ses détracteurs, s'y est-il opposé ? Absolument pas. Par ailleurs,  Lénine ne souhaite pas la prise de pouvoir avec une majorité si faible et quitte la salle. Et c'est sans lui que "Martov propose de former un gouvernement socialiste homogène. Le bolchevik Lounatcharski l'appuie" (Marie, op. cité).  Il va alors se produire une scission entre S-R de droite et de gauche, et ceux de droite finissent par quitter les lieux, laissant le champ libre à la gauche socialiste, dont les membres étaient presque inconnus, à l'exception de Maria Spiridonova. Aux dernières gesticulations des mencheviks, Martov en tête, Trotsky  répond (en même temps qu'il répond, sans le savoir, aux conciliateurs moralistes et aux bien-pensants du futur) : 

"Ce qui est arrivé, dit Trotsky, c’est une insurrection, et non point un complot. Le soulèvement des masses populaires n’a pas besoin de justification. Nous avons donné de la trempe à l’énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats de Petrograd. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l’insurrection et non pour un complot… Notre insurrection a vaincu et maintenant l’on nous fait une proposition : renoncez à votre victoire, concluez un accord. Avec qui ? Je le demande : avec qui devons-nous conclure un accord ? Avec les misérables petits groupes qui sont sortis d’ici ?… Mais nous les avons vus tout entiers. Il n’y a plus personne derrière eux en Russie. Avec eux devraient conclure un accord, comme d’égaux à égaux, les millions d’ouvriers et de paysans, représentés à ce congrès, que ceux-là, non pour la première fois, sont tout disposés à livrer à la merci de la bourgeoisie ? Non, ici l’accord ne vaut rien ! A ceux qui sont sortis d’ici comme à ceux qui se présentent avec des propositions pareilles, nous devons dire : vous êtes de lamentables isolés, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué, rendez-vous là où votre classe est désormais : dans la poubelle de l’histoire ! …"   (Trotsky,  op. cité).


Vers deux heures du matin les dispositifs insurrectionnels furent installés : "Par petits groupes militaires, ordinairement avec un noyau d’ouvriers armés ou de matelots, sous la direction de commissaires, l’on occupe simultanément ou consécutivement les gares, la centrale d’électricité, les arsenaux et les entrepôts d’approvisionnement, le service des eaux, le pont du Palais, la centrale des téléphones, la banque d’État, les grandes imprimeries, et l’on s’assure des télégraphes et de la poste."   (Trotsky, Histoire de la Révolution..., op. cité).  On arrête des junkers, ou ils abandonnent leur poste, rejoignent parfois les bolcheviks, comme le fera le bataillon de motocyclistes, sur lequel Kerensky comptait pourtant.  On fait libérer des prisonniers bolcheviks, on attend les marins de Cronstadt d'une minute à l'autre, le croiseur Aurore ne répond plus aux ordres du gouvernement mais à Smolny, où on siège en permanence (le navire est toujours là aujourd'hui, ouvert à la visite pour les touristes).

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En plus du croiseur Aurore (Авро́ра, Avrora, Aurora), amarré en face du Palais d'Hiver, plusieurs autres navires de la flotte de la Baltique se tiennent prêts pour un éventuel combat, le CMR interdit "aux soldats de sortir sans autorisation" (op. cité).  Alors que les "classes bourgeoises s’attendaient à des barricades, aux lueurs des incendies, à des pillages, à des flots de sang" il règne en réalité "un calme plus effrayant que tous les grondements du monde. Sans bruit se mouvait le terrain social, comme une scène tournante, amenant les masses populaires au premier plan et emportant les maîtres de la veille dans un autre monde"  (Trotsky, op. cité).   De part et d'autre, on prend soin au maximum de ne déclencher aucune violence. Tous les témoignages, russes ou étrangers sont unanimes : partout un grand calme, des patrouilles, des soldats à la tenue irréprochable, veillant à l'ordre civil.  Plusieurs officiers du gouvernement sont arrêtés puis relâchés : Vladimir Benediktovitch Stankevitch (1884-1968), commissaire du gouvernement provisoire,  devant le Palais d'Hiver, et qui en profita quelques heures après pour tenter d'enlever aux bolcheviks le central téléphonique,  ou encore le général Alexeï Alekseevich Manikovsky (1865-1920), arrêté près du pont Troïtsky, "envoyé à la caserne du régiment Pavlovsky, mais, de là, relâché après de brèves explications"  (Trotsky, op. cité).  Beaucoup de noms pourraient être cités ici, de ces farouches adversaires des bolcheviques relâchés sur simple promesse de ne pas prendre part à une lutte armée, qui ne tiendront pas leur promesse, bien évidemment mais qui dirigeront la contre-révolution. Citons les généraux Krasnov, Vladimir Vladimirovitch Marushevsky (Marouchevski, 1874-1951), Vasily (Vassili) Georgievich Boldyrev (1875-1933), ou encore le politicien Vladimir Mitrofanovich Purishkevich (1870-1920), qui fit partie, avec Félix Ioussoupov ou le grand-duc Dmitri Pavlovitch, du complot qui élimina Raspoutine ; mais aussi les ministres du gouvernement provisoire  Nikitine,  le ministre du travail Kuzma Antonovitch Gvozdev  (1882-1956), ou encore l'économiste et ministre de l'agriculture Semyon (Semen, Simon) Leontyevich (Leont'evich) Maslov, 1874-1938  (Golub, 2006).   

Restaient pour défendre le Palais d'hiver des junkers ("parmi lesquels les juifs sont assez nombreux"), placés au rez-de-chaussée, un contingent de mitrailleurs du régiment de l’Oural, quarante chevaliers de Saint-Georges fraîchement débarqués, mais aussi une compagnie du bataillon féminin, surnommé "bataillon de la mort" et deux sotnias (sotnya : "centaine"), escadrons de cavalerie cosaque  (Trotsky, op. cité).  Devant les mouvements de l'ennemi, les junkers qui tenaient encore la place firent feu à coups de fusils et de mitrailleuses et on vit les premières et rares victimes de cette prise de pouvoir.  Puis, les junkers recevaient l'ordre de se retirer du chef de l'école Constantin. Ce fut ensuite le tour des artilleurs, de quitter le Palais pour la plupart, avant d'être désarmés et arrêtés par le régiment Pavlovsky.  Les assiégés reçurent de la forteresse Pierre-et-Paul un message leur demandant de se rendre, à  défaut de quoi les vaisseaux de guerre ouvriraient le feu dans vingt minutes, ordre donné par Vladimir Antonov-Ovseïenko (Ovsenko, Ovseenko, Ovseyenko, 1883-1938, exécuté sous Staline), devenu commissaire du peuple (narkom) aux affaires militaires. Une demi-heure après, un détachement de gardes rouges, de matelots et de soldats, commandés par un sous-lieutenant du régiment Pavlovsky, occupait l'Etat-Major, décourageant encore plus le Palais d'Hiver.  Ne restaient alors plus pour défendre Kerensky que "«des juifs et des babas...»" ("femmes", ici péjorativement : "bonnes femmes"), disait-on  (Trotsky, op. cité).  Sous un feu nourri, les combattantes décident de se rendre.  La presse antibolchevique se saisit de cet épisode, comme d'autres, pour discréditer la révolution.  John Reed a enquêté sur le sujet  : 

"On disait que certaines femmes soldats avaient été précipitées par les fenêtres dans la rue, que la plupart des autres avaient été violées et que plusieurs s’étaient donné la mort à la suite des horreurs qu’elles avaient subies. La douma municipale désigna une commission d’enquête. Le 16 novembre, celle-ci revint de Lévachovo où était cantonné le bataillon de femmes. Mme Tyrkova raconta que les combattantes avaient d’abord été emmenées à la caserne Pavlosvski et que certaines d’entre elles y avaient été maltraitées, mais que, par la suite, la plupart avaient regagné Lévachovo et les autres s’étaient dispersées dans Petrograd où elles vivaient chez des particuliers. Un autre membre de la commission, le Dr Mandelbaum, a déposé sèchement qu’aucune femme n’avait été défenestrée au palais d’Hiver, qu’aucune d’entre elles n’avait été blessée, trois avaient été violées et une s’était tuée en laissant une note pour dire qu’elle « était déçue dans son idéal ». Le 21 novembre, le comité militaire révolutionnaire décréta officiellement la dissolution du bataillon, sur la demande des femmes elles-mêmes qui reprirent leur costume civil"  (Reed, op. cité).  

Les dispositifs insurrectionnels sont alors  installés : "Par petits groupes militaires, ordinairement avec un noyau d’ouvriers armés ou de matelots, sous la direction de commissaires, l’on occupe simultanément ou consécutivement les gares, la centrale d’électricité, les arsenaux et les entrepôts d’approvisionnement, le service des eaux, le pont du Palais, la centrale des téléphones, la banque d’État, les grandes imprimeries, et l’on s’assure des télégraphes et de la poste."   (Trotsky, Histoire de la Révolution..., op. cité).  On arrête des junkers, ou ils abandonnent leur poste, rejoignent parfois les bolcheviks, comme le fera le bataillon de motocyclistes, sur lequel Kerensky comptait pourtant.  On fait libérer des prisonniers bolcheviks, on attend les marins de Cronstadt d'une minute à l'autre, le croiseur Aurore ne répond plus aux ordres du gouvernement mais à Smolny, où on siège en permanence.

A deux heures dix du matin, dans la nuit du 25 au 26 octobre, les ministres étaient en état d'arrestation. Ils seront finalement gardés à vue à leur domicile. Il y eut tentative de violence sur leurs personnes, mais elle fut stoppée énergiquement par Antonov. Il y eut aussi diverses tentatives de pillage de la part des soldats, mais on cria que c'était la propriété du peuple, et on fouilla chacun à la sortie. Tout objet volé était repris et noté : "C’est ainsi que l’on récupéra des statuettes, des bouteilles d’encre, des bougies, des poignards, des morceaux de savon et des plumes d’autruche" (Trotsky, op. cité).  

Pour faire peur aux assiégés, on fait donner des coups d'une artillerie rouillée, sans précision, seulement pour le bruit, tout comme on demande à l'Aurore de pratiquer un tir à blanc, pour le tonnerre et la gerbe de flammes impressionnante que cela produit, ce qui est fait à 9 h 40, le matin du 26 octobre / 8 novembre. Ailleurs, la vie suivait son cours, les théâtres et les cinémas étaient ouverts, et on dit que la célèbre basse Fedor Ivanovitch Chaliapine avait été mémorable dans l'opéra Don Carlos, de Giuseppe Verdi.  Kerensky, quant à lui, s'était depuis longtemps déjà échappé du Palais,  grâce à l'aide de l'ambassadeur des Etats-Unis, David Francis, protégé dans un premier temps par une automobile diplomatique, avec un fanion américain  (Trotsky, Histoire de la Révolution..., op. cité, 46, La prise du palais d'hiver). 

 

Lénine pendant de longues heures, cette nuit-là, n'est pas visible. Il se repose et réfléchit dans une pièce presque vide, avant de rejoindre le Comité central bolchevique, qui  se réunit et discute toute la nuit du prochain gouvernement. On le presse de faire partie des "ministres", qu'il acceptera d'appeler "commissaires du peuple", mais il commence par refuser, comme il refuse d'être président du  Conseil, jusqu'à céder sous la pression de ses camarades (J.J Marie, Lénine... op. cité). Que ce soit l'acceptation des responsabilités de Kamenev et de Zinoviev, malgré leur opposition, ou encore le peu d'entrain à occuper une place centrale du pouvoir, tout cela, encore une fois, invalide le portrait caricatural du  dirigeant autoritaire et violent qu'on a voulu dessiner de l'homme de la Lena.

 

"Le Congrès des Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans de la Russie décrète : Pour diriger le pays jusqu'à convocation de l'Assemblée constituante, un gouvernement provisoire d'ouvriers et de paysans sera formé qui portera le nom de Conseil des Commissaires du peuple. L'administration des différentes branches de la vie de l'Etat est confiée à des commissions dont les membres devront assurer la mise en pratique du programme proclamé par le congrès, en étroite union avec les organisations de masse des ouvriers, des ouvrières, des matelots, des soldats, des paysans et des employés."  (Décret sur la formation du gouvernement ouvrier et paysan, 26 octobre / 8 novembre 1917,  publié dans le journal «Rabotchi i Soldat» n° 10, 27 octobre (9 novembre) 1917).  La grande ambiguïté de ce texte représente un des problèmes les plus cruciaux que pose d'emblée le pouvoir bolchevique (et qui se pose dans toutes les révolutions et même les "démocraties") et que nous n'aurons de cesse d'explorer. Ceux qui dirigent le gouvernement des ouvriers et des paysans ne sont ni ouvriers ni paysans. Lénine et les chefs bolcheviques, nous le verrons dans la prochaine partie, ont certes des arguments à faire valoir pour opérer de manière dirigée dans la période révolutionnaire, et encore plus de guerre civile, en exerçant un contrôle du haut vers le bas, mais ce pouvoir, nous le verrons ne manquera pas de soulever des questions sur les contradictions entre le grand projet humaniste affiché et défendu par Lénine, et sa réalisation. 

Le Conseil des commissaires du peuple est donc créé, le Sovnarkom (Совнарком : Совет народных комиссаров Советского Союза,  Soviet Narodnykh Kommissarov Soviétskovo Soïoúza / SNK) et les portefeuilles distribués :

                                                                       présidence  

Vladimir Illitch Lénine

                                                         commissaires du peuple 

                                        (Народный комиссар, Narodny komissar)

Affaires étrangères : (Narkomindel, NKID :Народный Коммиссариат Иностранных Дел,

                                       Commissariat du peuple aux affaires étrangères) : Lev Bronstein ( Léon                                                     Trotsky

Affaires militaires (Guerre) : ​Vladimir Antonov-Ovseïenko et Nikolai Krylenko, 

Affaires navales : Pavel Dybenko    (1889-1938)        

Agriculture :  Vladimir Pavlovitch Milioutine (Miljutin, Milyutin, 1884-1937, victime des purges                                  staliniennes, il  démissionnera  en novembre*)

Assistance publique : Alexandra Kollontaï

Commerce et Industrie : Victor Noguine (démission en novembre*)

Finances : Ivan Skortsov-Stepanov

Instruction publique   : Anatoli Lounatcharski

Intérieur : Alexeï Rykov (démission en novembre*)

Justice : (NKJOU), Georgy Oppokov  (A. Lomov, cf. plus haut)

Nationalités : Joseph Staline

Affaires de la Presse, de la Propagande et de l'Agitation :  V. Volodarsky (cf. plus haut)                          Poste et Télégraphe : Nikolaï Gliebov

Ravitaillement : Ivan Teodorovitch (démission en novembre*)

Travail : Alexandre Chliapnikov

* Ces ministres avaient souhaité une grande coalition avec d'autres forces socialistes, sans résultat. 

                        Dybenko             :     Fils de paysan, docker, il adhère au PSODR en 1912, est élu président du soviet de la flotte de la Baltique (Tsentrobalt)  en mars 1917, dirige les combats contre les troupes cosaques de Krasnov puis occupe une partie de l'Ukraine avec des détachements de l'Armée rouge. Hostile au traité de Brest-Litovsk, il lance ses troupes à l'assaut des Allemands et pour cette raison sera arrêté et jugé pour haute trahison. Exclu du parti, il y sera réintégré en 1922 et poursuivra une moindre carrière militaire, jusqu'en 1937, sous le pouvoir de Staline, où il  dirige la région militaire de Leningrad et intègre un tribunal militaire. Après avoir voté la mort pour un prétendu complot, il sera lui-même accusé à tort de trotskysme et  fusillé l'année d'après. 

 

source :     https://www.marxists.org/francais/cmo/n77/n77.pdf​ 

quel putsch ?

 

 

Quel putsch ?

On peut déjà dire, au vu de l'analyse de faits établis, qu'entre le mois de février et le mois d'octobre, la révolution ne s'est pas véritablement interrompue. Et, au vu de tout ce qui a été exposé, on peut étendre le moment révolutionnaire bien plus encore dans le temps, des décembristes à Herzen, de Herzen aux narodniki, aux nihilistes, aux anarchistes, des populistes aux socialistes, aux marxistes, aux bolcheviks. Et tout le temps de ces contestations, de ces révoltes, nous l'avons vu,  ne se passe pas sans qu'il y ait régulièrement des attentats, des grèves, des manifestations, des soulèvements, des résistances diverses aux violences  du pouvoir, entraînant des secousses de tout le  corps social et une mobilisation progressive et massive des dominés de l'Empire :      

On a tendance à voir l'histoire de Russie à travers des moments décisifs : 1861, 1881, 1905, 1917. L'événement qui se fige en date n'est pourtant le plus souvent que le résultat spectaculaire d'une infinité d'autres événements ou d'une lente et imperceptible maturation  (Carrère d'Encausse, 1980).

La situation est bel et bien révolutionnaire, qui passe par un état très chaotique, multiforme, ponctuée en permanence de très grandes frustrations, de colères, de révoltes, augmentées par le sentiment d'un avenir sans cesse bouché, obscurci.   Un officier français en mission diplomatique avec le ministre député Albert Thomas, pour s'assurer du maintien de la Russie dans la guerre, le capitaine Jacques Sadoul (1881-1953), en témoigne au jour le jour auprès de Thomas :  "Assassinats quotidiens d'officiers. 43 000 d'entre eux ont été chassés par leurs hommes et errent lamentablement à l'intérieur. (...) Désertions en masse. Refus d'aller aux tranchées pour combattre. (...) Depuis six mois, le Gouvernement ne gouverne plus (...) Depuis 6 mois, le Gouvernement ne gouverne plus. Les Milioukof, les Kerenski, sont des idéologues bavards, sans énergie, sans méthode, incapables de réaliser. Les rouages administratifs et économiques sont détraqués. On pille, on vole, on tue dans le calme et l'indifférence générale, il faut le reconnaître. La Russie nouvelle enfantée par la Révolution [de février] est fragile comme un nouveau-né." (Jacques Sadoul, Notes sur la révolution bolchevique, préface d'Henri Barbusse, deux lettres de l'auteur à Romain Rolland et une lettre à Albert Thomas, 1919).  

 

        Désertions en masse    :  "Cependant, il ne faut pas surestimer l’impact des désertions sur le cours de la guerre. Dans la Russie tsariste, on a recensé au maximum 150 000 soldats ayant quitté les rangs en même temps : au moins 7,5 millions d’hommes continuaient donc à servir sous les drapeaux, dont 1,5 à 3,5 millions directement engagés dans les opérations du front."   (Sumpf, 2017b).

 

Si le gouvernement de Kerensky tombe comme un fruit mûr, c'est qu'il n'y a quasiment plus personne pour le défendre.

 

"Pourtant, il serait faux de soutenir que le gouvernement provisoire est demeuré un législateur totalement stérile. De fait, entre février et octobre 1917, différents textes ont été adoptés, dans le domaine notamment de l’organisation de l’État et des pouvoirs locaux, de la police et de l’armée, de la procédure pénale (avec en particulier la mise en place de différentes commissions compétentes en matière d’enquêtes), de l’organisation judiciaire (avec la création, notamment, de tribunaux administratifs), des libertés publiques, de la proclamation de l’égalité de tous les citoyens indépendamment de leur nationalité ou de leur confession. D’autres textes, liés au désordre ambiant, furent également adoptés, telles les lois des 13 mai et 4 juin 1917 renforçant les sanctions pénales en matière de lutte contre l’alcoolisme, et interdisant la vente d’alcool sans autorisation. Mais loin de constituer un système juridique nouveau et cohérent, ce droit transitoire, peu et mal appliqué, a surtout été une source supplémentaire de désordre et d’anarchie. Non seulement ce droit n’a pas rompu avec l’ancien droit russe, mais il n’est resté, au fond, qu’une tentative réformiste*. Il n’a visé qu’à « amender » le système antérieur, sans remettre véritablement en cause les fondements du régime, tel qu’il existait depuis le passage en 1905 de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle. Et surtout, ce droit transitoire a laissé subsister ce qui est au cœur du système capitaliste et qui, d’un point de vue marxiste, est la pierre angulaire du droit, le sacro-saint droit de propriété."   (Guyot, 2017).

* Il faut ajouter ici  mentionner  un décret du 12 juin "qui établit l’impôt progressif sur le revenu et inflige une taxe spéciale (jusqu’à un taux de 90 %  sur les revenus supérieurs à 10000 roubles)" (Sumpf, 2017b).  A contrario, différentes mesures proposées par l'économiste menchevique Vladimir Gustavovich Groman (1874-1940) seront écartées : monopoles d'Etat, plafonnement de profits dans certaines branches, contrôle étatique du crédit, rationnement des produits alimentaires, etc.  (Sumpf, op. cité).   

Trotsky a bien raison de dire que ce qui a fait tomber le gouvernement Kérensky n'est pas un complot (certains historiens, comme Marc Ferro, parleront de  "putsch",  de "coup d'état" (La Révolution d’Octobre,  de  Jean Elleinstein et Marc Ferro,  Collection "L’Humanité en Marche",  Éditions  du Burin, 1972, p. 95).  Attention à l'usage des raccourcis. Un putsch, un coup d'Etat est un complot qui se prépare dans le plus grand secret du début à la fin et se déclenche de manière inattendue et brutale.  De plus, il concerne toujours un groupe restreint de personnes, souvent mû, soit dit en passant, par la prise de pouvoir en elle-même, à leur profit et non celle du peuple. Le soulèvement d'octobre est tout à fait l'inverse.  Il est l'aboutissement d'un mouvement populaire de grande ampleur, qui a engagé un grand nombre d'ouvriers, de paysans, d'intellectuels, etc., mené seulement dans sa phase finale par les bolcheviks. Il est l'aboutissement de longues, très longues années de lutte,  dans lequel les bolcheviks, Lénine en tête, ont joué  un rôle primordial et décisif seulement dans sa phase finale.  Le coup d'Etat n'est que l'acte ultime, le geste décisif des révolutionnaires pour accéder au pouvoir.  Il paraît évident que si cette révolution avait aboutie à créer un état socialiste réel, les historiens auraient autrement qualifié ce moment et l'auraient entouré d'une aura certaine. 

        Marc Ferro      :  La Révolution d’Octobre,  de  Jean Elleinstein et Marc Ferro,  Collection "L’Humanité en Marche",  Éditions  du Burin, 1972, p. 95.

   

 

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« On affirme souvent que "le coup de force bolchevik d'octobre-novembre 1917 renversa une démocratie naissante… ". Rien n'est plus faux. La république n'était pas encore proclamée en Russie, aucune institution démocratique n'existait sérieusement en dehors des Soviets ou Conseils des ouvriers, des paysans et des soldats… Le gouvernement provisoire, présidé par Kerenski, s'était refusé à accomplir la réforme agraire, refusé à ouvrir les négociations de paix réclamée par la volonté populaire, refusé à prendre des mesures effectives contre la réaction. Il vivait dans le transitoire entre deux vastes complots permanents : celui des généraux et celui des masses révolutionnaires. Rien ne permettait de prévoir l'établissement pacifique d'une démocratie socialisante, la seule qui eût été hypothétiquement viable. A partir de septembre 1917, l'alternative est celle de la dictature des généraux réactionnaires ou de la dictature des Soviets. Deux historiens opposés s'accordent pleinement là-dessus : Trotsky et l'homme d'Etat libéral de droite, Milioukov. La révolution soviétique ou bolchevik fut le résultat de l'incapacité de la révolution démocratique, modérée, instable et inopérante que la bourgeoisie libérale et les partis socialistes temporisateurs dirigeaient depuis la chute de l'autocratie.

On affirme encore que l'insurrection du 7 novembre (25 octobre, vieux style) 1917 fut l'œuvre d'une minorité de conspirateurs, le Parti bolchevik. Rien n'est plus contraire aux faits véritables. 1917 fut une année d'action de masses étonnante par la multiplicité, la variété, la puissance, la persévérance des initiatives populaires dont la poussée soulevait le bolchevisme. Les troubles agraires s'étendaient à toute la Russie. L'insubordination annihilait dans l'armée la vieille discipline. Cronstadt et la flotte de la Baltique avaient catégoriquement refusé l'obéissance au gouvernement provisoire et l'intervention de Trotsky auprès du Soviet de la base navale avait seule évité un conflit armé. Le Soviet de Tachkent, au Turkestan, avait pris le pouvoir pour son propre compte… Kerenski menaçait le Soviet de Kalouga de son artillerie… Sur la Volga, une armée de 40 000 hommes refusait l'obéissance. Dans les faubourg de Petrograd et de Moscou, des gardes rouges ouvrières se formaient. La garnison de Petrograd se plaçait aux ordres du Soviet. Dans les Soviets, la majorité passait pacifiquement et sans fraude des socialistes modérés aux bolcheviks, du reste surpris eux-mêmes de ce changement. Les socialistes modérés se détournaient de Kerenski. Celui-ci ne pouvait plus compter que sur des militaires devenus tout à fait impopulaires. C'est pourquoi l'insurrection vainquit à Petrograd presque sas effusion de sang, dans l'enthousiasme. Que l'on relise sur le sujet les bonnes pages de John Reed et de Jacques Sadoul, témoins oculaires. Le complot bolchevik fut littéralement porté par une colossale vague montante. »

       Victor Serge,  Trente ans après la Révolution russe, Mexico, juillet-août 1947

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    Le premier discours de V. I. Lénine à Smolny le 25 octobre [7 nov] 1917   

    

           Konstantin Fiodorovitch Yuon    (Constantin Iuon, Iouon, Juon) 

               Константин Фёдорович Юон         (1875-1958)                                                        

                              huile sur toile          132  x  191  cm       

 

                                                 1927

                                       Moscou,  Musée central Lénine

                   

               

 

 

 

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