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  Les relents du catholicisme [ 2 ]

    La révolution conservatrice

 

 

 

 

Introduction 

 

Loin, très loin de la critique raisonnée de la société issue de la révolution industrielle du XIXe siècle, dont l'analyse marxiste est un pilier essentiel, celle des penseurs catholiques n'a cessé, pour une grande part, de se fonder sur la croyance. L'exemple le plus emblématique est sans doute celui de la pauvreté, que nous examinerons plus loin, pour lequel le catholicisme (souvent) et le libéralisme (toujours) s'accordent à dire, pour des raisons différentes, qu'elle est nécessaire au monde, aux sociétés humaines.  Et cette proximité ne s'arrête pas là. Elle touche aussi à nombre de valeurs aristocratiques, nous le verrons aussi, qui encensent un certain nombre d'attributs élitistes, obtenus par l'exploitation de la force du travail du plus grand nombre :   "Pour moi, loin de regarder comme un insensé le roi qui fit bâtir la grande Pyramide, je le tiens au contraire pour un monarque d'un esprit magnanime. L'idée de vaincre le temps par un tombeau, de forcer les générations, les mœurs,  les lois, les âges à se briser au pied d'un cercueil, ne saurait être sortie d'une âme vulgaire. Si c'est là de l'orgueil, c'est du moins un grand orgueil."  (Jacques-Bénigne Bossuet, 1627-1704, Discours sur l'histoire universelle, 1681).  A l'inverse du libéralisme, cependant, l''intelligentsia catholique des années 1920 et 1930  critiquera vertement le progrès, en particulier tout ce qui a trait aux machines, la plupart du temps de manière viscérale, sans analyse profonde des enjeux positifs ou négatifs qu'elles engendrent  :  "Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur, et des chemins de fer; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha : tout cela n'est pas de la civilisation."  (François-René de Chateaubriand, 1768-1848, Mémoires d'outre-tombe, écrit entre 1809 et 1841).   Car, la civilisation, le monde glorieux de Chateaubriand, comme ne cesseront de le seriner les auteurs catholiques que nous allons bientôt présenter, est faite avant tout de nobles races, de grands princes, d'églises à tous les coins de rue, etc., qui étaient les  visages multi-séculaires d'une société  terrible où la puissance des riches se combinait encore à l'oppression religieuse.

 

"Notre temps laissera-t-il des témoins aussi multipliés de son passage que le temps de nos pères ? Qui bâtirait maintenant des églises et des palais dans tous les coins de France ? nous n'avons plus la royauté de race, l'aristocratie héréditaire, les grands corps civils et marchands, la grande propriété territoriale et la foi qui a remué tant de pierres."

" Maintenant les trois vérités fondamentales, combinées d’une autre façon, vont produire aussi les faits du Moyen-Âge : la vérité religieuse, dominant tout, ordonnera la guerre et commandera la paix, favorisera la vérité politique (la liberté) dans les rangs inférieurs de la société, ou soutiendra partiellement le pouvoir dans des intérêts privés ; elle poursuivra avec le fer et le feu la vérité philosophique échappée de nouveau du sanctuaire sous l’habit de quelque moine savant ou hérétique. Ainsi continuera la lutte jusqu’au jour où les trois vérités, se pondérant, produiront la société perfectionnée des temps actuels" 

 

Chateaubriand, Etudes historiques, écrites entre 1812 et 1827, publiées en 1831 

 

Tout autre était, une vingtaine d'année plus tard,  le regard profond et acéré de Baudelaire sur la question du progrès : 

 

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. — Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau : et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

 

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens ; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

 

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi : le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

 

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture ; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ? 

 

 Charles Baudelaire,  L'Exposition universelle - 1855 - Beaux -Arts,  article publié le 26 mai 1855 dans Le Pays, quotidien français publié entre 1849 et 1914, puis dans Curiosités esthétiques, Oeuvres complètes de C. Baudelaire, chez Michel Lévy Frères, 1868. 

 

 

 

 

Malgré les révoltes, malgré la révolution, malgré la misère, l'aveuglement, ici,  frappe par l'inconscience totale du coût  humain nécessaire à la magnificence des puissants et par sa détermination farouche à  ériger la religion catholique en vérité première. Il  s'agit rarement, pour ces moralistes, de dénoncer la civilisation (moderne ou non d'ailleurs) pour son injustice sociale, pour les drames humains en rapport avec l'avènement du machinisme,  mais toujours pour son abandon des valeurs de la morale chrétienne, et pour une part, d'idéaux aristocratiques  : l'esprit supérieur contre la  mentalité vulgaire, l'effort contre le plaisir,  le sublime contre l'ordinaire : 

 

 "De quoi vivra-t-on après nous ? Voilà le grand problème que Renan a posé et que la bourgeoisie ne résoudra pas. Si l'on pouvait avoir quelque doute sur ce point, les niaiseries que débitent les moralistes officiels démontreraient que la décadence est désormais fatale ; ce ne sont pas des considérations sur l'harmonie de l'Univers (même en personnifiant l'Univers) qui pourront donner aux hommes ce courage que Renan comparait à celui que possède le soldat montant à l'assaut. Le sublime est mort dans la bourgeoisie et celle-ci est donc condamnée à ne plus avoir de morale."

Georges Sorel (1847-1922),  Réflexions sur la violence, 1908. 

"L'heure présente n'est pas favorable à l'idée de grandeur : mais d'autres temps viendront ; l'histoire nous apprend que la grandeur ne saurait faire indéfiniment défaut à cette partie de l'humanité qui possède les incomparables trésors de la culture classique (1) et de la tradition chrétienne. En attendant les jours du réveil, les hommes avertis doivent travailler à s'éclairer, à discipliner leur esprit et à cultiver les forces les plus nobles de leur âme (2), sans se préoccuper de ce que la médiocrité démocratique pourra penser d'eux.

(1) On sait quelle importance Proudhon attachait à la culture classique.

(2) En achevant de corriger les épreuves de ce livre, je me souviens d'une lettre dans laquelle Flaubert a exprimé la haine qu'il éprouvait pour la médiocrité triomphante..." 

Georges Sorel,  Les illusions du progrès,  1908

 

Les églises se dépeuplent, la laïcité gagne chaque jour du terrain, et bon nombre d'intellectuels catholiques des années 1920-1930  trouvent  insupportable dans le monde moderne "l'indépendance à l'égard de Dieu"   (Jacques Maritain, Antimoderne, 1922). "Le monde moderne imprime à l'activité humaine un mode proprement inhumain, et une direction proprement diabolique, car le but final de tout ce délire est d'empêcher homme de se souvenir de Dieu" (J. Maritain, Art et scolastique,  1920).   Mais à la différence de beaucoup de penseurs catholiques de cette époque, l'homme penche depuis longtemps à gauche (malgré son singulier passage à l'Action Française) et porte aussi un message de progrès social, qui implique "de donner aux classes laborieuses plus que jamais opprimées dans le monde moderne des conditions de vie humaines requises non seulement en charité mais abord en justice en continuant dans cette direction on arriverait sans doute une critique radicale de notre régime économique comme plusieurs auteurs catholiques ont déjà esquissée" (J. Maritain, Une opinion sur Charles Maurras,  1926).  Maritain reste cependant thomiste, partisan de saint Thomas d'Aquin, et comme l'Aquinate, il a de la démocratie une conception tirée surtout de la Somme de théologie (Summa theologica, 1274), qui est plutôt une monarchie éclairée, où le peuple a des représentants, des ministres (certainement pas élus au suffrage universel), et s'ils tempèrent l'autorité du prince, ce dernier  seul gouverne réellement, et son pouvoir repose sur un droit d'hérédité  (Meyer-Bisch, 2012).  Une démocratie encore plus éloignée du bien commun que la démocratie moderne, car soumise à de prétendues lois divines, contre laquelle s'opposer est un crime : L'histoire est là pour attester comment l'Eglise, main dans la main avec le pouvoir, a sanctionné la liberté de penser autrement. La doctrine maritaniste ne fait que confirmer plusieurs de ces principes archaïques et inégalitaires de domination, avec la primauté du spirituel sur le temporel,  puisque dès "qu'un intérêt spirituel est en jeu dans le temporel, l'Eglise peut intervenir par voie d'autorité ;  or « n'importe quelle catégorie d'œuvre temporelle (...)  peut entrer en connexion spéciale avec le bien des âmes »  et Eglise est seule qualifiée pour juger de existence de cette connexion de son étendue et de son degré" (Beneton, 1973, citation de Th. d'Aquin).  Cette dictature théologique est renforcée par un principe d'obéissance absolue du chrétien aux autorités de l'Eglise.  En cas de doute sur l'infaillibilité du pape, il est "légitime de chercher, si l'on a de bonnes raisons pour cela à amener le pape à changer sa décision (...) Mais cela n'empêche pas que tant que l'ordre est porté, il faut obéir."  (J. Maritain, Primauté du Spirituel,  1927).    

 

La même année, René Guénon,  catholique féru de gnose et d'occultisme, publie La crise du monde moderne. Avec lui, nous sommes à mille lieux de la critique raisonnée du philosophe Julien Benda (1867-1859), qui publie "La Trahison des clercs", toujours en 1927.  Guénon inaugure son texte par une doctrine hindoue (Manvantara), qui conforte une forme réactionnaire de de "c'était mieux avant", qui, rappelons-le, est loin d'être une marotte aristocratique occidentale (nous l'avons déjà évoqué pour la Grèce antique ou la  Chine féodale) :  Ici, il s'agit de ces mythiques âges lointains  où la spiritualité  de l'homme aurait été à l'apogée, se dégradant au fur et à mesure du temps passant d'un âge d'or à des âges de plus en plus sombres : Ces fadaises ont longtemps servi, nous l'avons vu, à structurer de nombreuses dominations aristocratiques. Ainsi, pour Guénon, les sciences profanes, à partir de la Renaissance, sont une "négation de la véritable intellectualité, la limitation de la connaissance à l'ordre le plus inférieur, l'étude empirique et analytique de faits qui ne sont rattachés à aucun principe, la dispersion dans une multitude indéfinie de détails insignifiants, l'accumulation d'hypothèses sans fondement..." (René Guénon,  La crise du monde moderne).  D'emblée, Guénon classe la science moderne au rang de connaissance de bas étage, comparé aux "sciences traditionnelles du moyen-âge" de plus grande "intellectualité", quand bien même elles ne sont pas fondées seulement sur des faits, mais de toutes sortes de croyances. De tels propos suffisent à classer l'ouvrage de Guénon dans la catégorie "superstitions". La suite est éloquente : L'Occident est d'évidence sur sa "pente fatale", dans "la période la plus sombre" de l'âge le plus sombre du Manvatara, le Kali-Yuga, où "les castes seront mêlées, où la famille n'existera plus".  Les causes sont évidentes : le "programme de la civilisation moderne" est de "tout réduire à des proportions humaines, de faire abstraction de tout principe d'ordre supérieur". Nous revenons encore et toujours au totalitarisme religieux : nier la réalité des faits, ériger l'idéologie de la croyance en science supérieure, au nom de ses principes patriarcaux, inégalitaires. Le catholicisme, là encore, produit une pensée totalitaire qui n'a d'évidence aucune légitimité à critiquer, sinon d'autres totalitarismes, d'autres systèmes de pensée mortifères. 

 

 

 

 

Longue vie à la pauvreté  !

 

 

A partir de l'automne 1931, la crise de 1929 détériore progressivement l'économie française, insuffle en partie au pays un climat délétère.  La même année, Georges Bernanos publie chez Grasset La Grande Peur des bien-pensants,  un pamphlet écrit au travers d'une biographie fantasmée de celui qu'il tient pour son maître, Edouard Drumont (cf. partie 1), truffée de "nombreuses erreurs et approximations, quand il n’invente pas purement et simplement certaines scènes."  (Grégoire Kauffmann,  La Grande Peur des bien-pensants : Un adieu à Maurras, La Revue des Deux Mondes, juin 2018). L'auteur de Sous le soleil de Satan (1926) qualifie La France juive de Drumont de "livre magique" (op. cité, p. 163),  et l'antisémitisme de "grande pensée politique"  (op. cité, p. 144).  Les juifs y sont  "maîtres de l'or", issus d'une "race surmenée" (op. cité, p. 201). Mais ce n'est pas tant ce  qui intéresse le plus Bernanos chez Drumont (qui prendra ses distances avec l'Action Française et rompra avec Maurras), c'est surtout ses critiques virulentes contre la soumission des élites aux puissances d'argent et l'avènement de la laïcité républicaine. Il faut ici évoquer son admiration pour Léon Bloy (1846-1917), dont il se demandait s'il n'était pas "le dernier prophète du peuple des Pauvres" (Français si vous saviez  (1945-1948), Recueil d'articles, NRF, Gallimard, 1961).  A la grande différence de ceux qui combattent la pauvreté au nom de la justice sociale,  nous avons déjà évoqué le fait que la pensée catholique n'a cessé de l'instrumentaliser, au long des siècles, au travers de l'idéologie chrétienne. Dans Le Sang du Pauvre (1909), Bloy porte cette mystique de la pauvreté  à son comble : "


"Ce qu’il y a de meilleur à manger, c’est le pauvre (…) Le Sang et la Chair du Pauvre sont les seuls aliments qui puissent nourrir, la substance du riche étant un poison et une pourriture. C’est donc une nécessité d’hygiène que le pauvre soit dévoré par le riche qui trouve cela très bon et qui en redemande. Ses enfants sont fortifiés avec du jus de viande de pauvre et sa cuisine est pourvue de pauvre concentré." 

"Le Sang du Pauvre, c’est l’argent. On en vit et on en meurt depuis les siècles. Il résume expressivement toute souffrance. Il est la Gloire, il est la Puissance. Il est la Justice et l’Injustice. Il est la Torture et la Volupté. Il est exécrable et adorable, symbole flagrant et ruisselant du Christ Sauveur, in quo omnia constant. Le sang du riche est un pus fétide extravasé par les ulcères de Caïn. Le riche est un mauvais pauvre, un guenilleux très puant dont les étoiles ont peur."

"La Pauvreté groupe les hommes, la Misère les isole, parce que la Pauvreté est de Jésus, la Misère du Saint-Esprit. La Pauvreté est le Relatif – privation du superflu. La Misère est l’Absolu – privation du nécessaire. La Pauvreté est crucifiée, la Misère est la Croix elle-même. Jésus portant la Croix, c’est la Pauvreté portant la Misère. Jésus en Croix, c’est la Pauvreté saignant sur la Misère." 

 (Léon Bloy, op. cité).   

 

 

Il ne s'agit aucunement de résoudre le problème humain, social, de la pauvreté, il s'agit de connaître la place qu'elle occupe dans le plan que Dieu aurait pour l'humanité : "la Pauvreté est, pour Bloy, une essence, un statut ontologique. Le partage qu’elle opère entre les démunis et les riches, les petits et les grands, les débiteurs et les créditeurs, définit la place que chacun occupe dans le drame du Salut. Selon la logique d’inversion propre aux Béatitudes, la place du pauvre est à la fois la pire – du point de vue du monde, et surtout de celui, gagné aux valeurs bourgeoises, du XIXe siècle – et la meilleure – du point de vue de l’Absolu."   (Schmitt, 2017).  On en revient sans cesse à la dimension totalitaire que le christianisme a revêtu tout au long de l'histoire. Face au déclin des croyances, de la religion, Bloy, encore plus que d'autres auteurs catholiques, pose sa vie et son œuvre en réaction fanatique, érigeant sa croyance en vérité unique  :  "Tout ce qui n’est pas exclusivement, éperdument catholique n’a d’autre droit que celui de se taire, étant à peine digne de rincer les pots de chambre d’hôpital ou de racler le gratin des latrines d’une caserne d’infanterie allemande."  (Léon Bloy, Journal, 28 décembre 1899).   

Tout comme le propos sur la richesse et la pauvreté, la détestation du monde moderne est tout aussi idéologique et s'étend même à la science la plus profitable à la vie humaine  :

"Et voilà le labarum des imbéciles. La science ! Avant le vingtième siècle, la médecine pour ne parler que de cette gueuse, n'avait aucun besoin de la science et daignait à peine s'en recommander. Depuis fort longtemps, elle croupissait dans les déjections de ses malades. Maintenant elle piaffe dans sa propre ordure. La putréfaction se plaignait de n'avoir pas son prophète. Alors Pasteur est venu, Pasteur au nom doux et mélibéen, et le Microbe, en retard de soixante siècles sur la création, est enfin sorti du néant. Quelle révolution ! À partir de lui, tout change. La recherche de la petite bête remplace l'ancien esprit des Croisades. On ne connaît plus que la science, et chaque matassin revendique son animalcule. Tous les sérums, toutes les pestes liquides, tous les écoulements des morts, tout ce qui se passait naguère au fond des sépulcres, est aujourd'hui restitué à la lumière, préconisé, mobilisé, injecté, avalé. La rage, la tuberculose et le choléra sont devenus des apéritifs ou des pousse-café. Le moujick de la bande vient de découvrir même un jus contre la vieillesse. Il ne tient qu'aux parents d'avantager leurs enfants de quarante ferments d'infection, dès le berceau, et de faire de leurs corps des vases de purulence. Ils sont à l'Institut Pasteur tout un lot de citoyens utiles exclusivement voués à la recherche des moyens de pourrir."  

Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs, 1901).  

Tout comme Bloy, tout comme d'autres écrivains catholiques, Bernanos applique à la pauvreté une grille de lecture idéologique, que ce soit sur la distinction entre pauvreté et misère, ou de la lutte contre l'une et l'autre, et qui fait comprendre les liens étroits, tout au long de l'histoire, entre religion et pouvoir  : la pauvreté est inéluctable, elle est même nécessaire aux sociétés :    

 

"Est-il même besoin de revenir sur la distinction faite, après tant d’autres, par Péguy, entre les pauvres et les misérables? Le misérable dégradé, déshumanisé par la misère ne peut plus porter témoignage que de l’effroyable injustice qui lui est faite, mais le Pauvre est le témoin de Jésus-Christ. J’ose écrire qu’une Société sans pauvres est chrétiennement inconcevable et si personne n’a plus le courage de l’écrire après moi, j’estime que je n’aurai pas vécu en vain. Vous voulez une Société sans pauvres ? Vous n’aurez qu’une société inhumaine, ou plutôt vous l’avez déjà. L’innocente pauvreté que vous aurez cru détruire reparaîtra sous d’autres formes effrayantes, sous lesquelles vous ne la reconnaîtrez pas. Si un proche avenir me donne bientôt tragiquement raison, que m’importe votre scandale ? Il y a une force cachée dans la pauvreté, comparable à celle que nos savants viennent de libérer dans une matière dont leurs prédécesseurs ne voulaient connaître que l’inertie. La désintégration de la Pauvreté ne vous donnera pas moins de surprises que l’autre."

 

Georges Bernanos, Français, si vous saviez, op. cité.    

L'auteur du Journal d'un curé de campagne (1936) n'est pas plus convaincant quand il critique le monde moderne, qui  aurait "deux ennemis, l'enfance et la pauvreté. Dans une civilisation technique dont la seule règle est l’efficacité, qu’est-ce que l’enfance, sinon une période inefficace de la vie, et qu’il s’agit de raccourcir le plus possible, ou même de supprimer. Supprimer l’enfance, quelle énorme récupération de travail et d’énergie ! L’enfance ne sert pas à grand-chose et la pauvreté ne sert à rien. Il y a une superstition de la Pauvreté qui paraît d’abord ne tenir qu’une place bien modeste dans l’ensemble du catholicisme, et lorsqu’on y regarde de plus près, on s’aperçoit qu’elle en est comme la charnière. Le premier devoir du monde moderne est de détruire cette superstition et on ne saurait la détruire qu’en supprimant les pauvres, en faisant du pauvre un citoyen comme les autres, que rien ne distinguera des autres, qui ne donne pas ce scandale intolérable de pouvoir vivre sans confort, de paraître ainsi mépriser le confort, ce confort dont l’idée tient dans la société actuelle la place que tenait dans l’autre l’idée de salut, le confort au nom duquel l’État prétend disposer de nos biens, de nos travaux, de nos vies, de nos consciences et faire de nous, au bout du compte, des robots. Car le robot, pour le monde moderne, c’est l’homme sauvé."  (Bernanos, , op. cité).    

L'idéologie trimballe toujours des  falsifications de l'histoire.  Depuis la toute fin du XIXe siècle,  il a été donné à l'enfance une place qu'elle n'avait jamais eu aux époques précédentes dans bien des civilisations, puisque le travail des enfants pauvres, du moins en Europe, a progressivement diminué,  laissant la place à de plus en plus de temps à l'éducation et aux loisirs.  Ce qui n'empêche pas de pointer du doigt les différentes facettes de l'idéologie qui sous-tend l'école républicaine depuis son origine, soit dit en passant, en évitant la  malhonnêteté intellectuelle  : "l'école républicaine s'emparait des consciences et y ruinait tranquillement l'idée de patrie", La Grande Peur, op. cité). Ben voyons ! S'il y a une chose que l'école républicaine s'est activement occupée d'enfoncer dans le crâne des enfants, ce sont les idées patriotiques, nous le verrons ailleurs.  A propos du confort, c'est un autre problème qui surgit, celui de la grande confusion sémantique de bien des textes qui sont en question ici.  Parler de "confort" dans l'absolu, sans distinguer le bien-être du luxe superfétatoire, puis décliner toutes sortes d'affirmations péremptoires où ce terme est le sujet principal,  c'est d'emblée s'éloigner de la réalité et la tronquer pour pouvoir affirmer des opinions venues tout droit ici de la morale chrétienne.  Est-ce à dire que le pauvre qui habite dans une masure sans chauffage, insalubre et source de maladies, n'a pas droit à une habitation où il aura chaud et dans laquelle il vivra en bonne santé ?   L'inconfort mènerait-il au salut ?  L'Etat maîtriserait-il des pans entiers de notre vie au nom du confort ?  Sans parler de l'obsession du catholicisme vis-à-vis de la notion de péché et de la salvation, au point où Bernanos calque le sentiment chrétien d'une  culpabilité indélébile de l'espèce humaine sur le monde moderne,  qui  a au contraire rejeté avec force cette superstition, et avec elles tout un ensemble de croyances que le christianisme a réussi  à faire passer pendant deux millénaires pour des vérités.  

Ce qui revient à relever un trait commun à la plupart des textes de la réaction catholique  :  Fondés sur la foi religieuse, ils font fi de l'analyse raisonnée des faits, et assènent beaucoup de propos qui appartiennent au registre du catéchisme, qui n'ont rien à faire dans le domaine de la connaissance. Bien évidemment, il était (et demeure toujours)  non seulement utile mais nécessaire, de s'interroger sur les ruptures fondamentales, sur les bouleversements des  sociétés issues de la révolution industrielle, qui a bouleversé le temps, les modes d'existence, le rapport à l'argent, etc., mais beaucoup de penseurs catholiques s'y sont appliqués de manière intellectuellement aussi pauvre que stérile, au moyen de ce sempiternel  bric-à-brac que  l'idéologie mortifère du catholicisme mettait à leur disposition.  En dénonçant "L'activité bestiale" de l'Amérique,  en qualifiant de "voyou" celui qui est "coiffé d'un casque écouteur",  Bernanos ne fait pas le procès de la machine, mais entre en fureur contre un monde qui a décidé de se passer de Dieu et de comprendre le réel par ses propres moyens. La critique n'est jamais construite,  survient toujours comme un cheveu sur la soupe, sur le ton biblique de la diatribe, sur fond de dépravation  morale qui obsède tant le catholicisme  :  "L’activité bestiale dont l’Amérique nous fournit le modèle, et qui tend déjà si grossièrement à uniformiser les mœurs, aura pour conséquence dernière de tenir chaque génération en haleine au point de rendre impossible toute espèce de tradition. N’importe quel voyou, entre ses dynamos et ses piles, coiffé du casque écouteur, prétendra faussement être lui-même son propre passé et nos arrière-petits-fils risquent d’y perdre jusqu’à leurs aïeux.”  (Bernanos, La Grande Peur... op. cité).   Ou encore : "Il a fallu les réussites foudroyantes de la science expérimentale pour briser, en quelque sorte, le rythme normal de la vie intérieure, ébranler chez les plus humbles, avec l'esprit de soumission à la nature, la croyance atavique au caractère absolu de certaines lois fondamentales régissant l'individu, la famille, la cité. Sans doute, le philosophe peut hausser les épaules en face du grossier miracle de la T.S.F., le haut-parleur n'en apporte pas moins , de sa voix de polichinelle, à des imaginations dociles, un fabuleux message, le cri de ralliement d'une espèce déjà victorieuse, l'appel vertigineux à travers la nuit."  (op. cité).     

 

Le "C'était mieux avant...", comprenez : "tant que la morale théologique possédait de solides gardiens, et faisait respecter de prétendues lois divines",  traverse l'ensemble de la dénonciation du catholicisme de la société industrielle, un leitmotiv fallacieux et simpliste,  qui évite de se frotter à  la complexe réalité  historique et sociale. Il y  a bien ici ou là une phrase qui sonne juste, mais à chaque fois complètement dépourvue d'argumentation et encadrée par des propos ineptes.  Ainsi, Bernanos reconnaît l'exploitation ouvrière éhontée des "marchands de coton de Manchester", tout en lui donnant un caractère plus noble que celle qui suivra, au prétexte que "les contremaîtres... couchaient tout de même avec la Bible sous l'oreiller"  (G. Bernanos, La France contre les robots, texte écrit en 1944, publié en 1946 au Brésil, Editions de la France Libre, puis en 1947 en France, chez Robert Laffont).  

 

  : "Il serait fou d'imaginer un équipement planétaire arrivé au dernier degré de la perfection, et resté néanmoins sous le contrôle de la multitude. L'aristocratie polytechnique, à laquelle seront finalement remis les destins de notre minuscule univers, apparaîtra bientôt ce qu'elle est réellement, la plus inhumaine de tous, la plus fermée."  Mais juste après, l'irrépressible "c'était mieux avant" revient au galop, dont l'ingrédient est encore une fois l'indigence intellectuelle : "Une parole de roi pouvait changer jadis un pauvre diable en seigneur,  il faudra demain vingt années d'études et une manière de génie pour faire un ingénieur capable d'utiliser quelques-uns des puissants moyens mis par la science au service du plus dangereux des êtres...."   (op. cité).   Dans La France contre les robots,  l'auteur  continue d'opérer le même mélange, où les rares fragments de critique rationnelle sont noyés dans de nombreuses affirmations gratuites. Ainsi la croissance de l'Etat, qui augmente en particulier le contrôle sur les individus (généralisation du passeport, des empreintes digitales, du service militaire : "idée totalitaire" selon l'auteur), ou la question de la vitesse  : « Trente, soixante, cent millions de morts ne vous détourneraient pas de votre idée fixe : “Aller plus vite, par n’importe quel moyen”. Aller vite ? Mais aller où ? Comme cela vous importe peu imbéciles ! »   (op. cité).  Au lieu de suivre un raisonnement à partir des interrogations légitimes que posent l'évolution de la société moderne, Bernanos fait ce qu'il a toujours fait dans ses essais, c'est-à-dire forcer les faits à confirmer ses croyances. Ainsi la civilisation moderne engendre "une humanité de plus en plus docile",  et on y comprend rien "si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure."  (op. cité).  Autre fantasme, la supériorité de la langue française, à l'instar des civilisations gréco-latines, encore et toujours dans cette béatitude d'un passé glorieux,  aux valeurs aristocratiques : 

 

"la civilisation des machines n’a nullement besoin de notre langue, notre langue est précisément la fleur et le fruit d’une civilisation absolument différente de la civilisation des Machines. Il est inutile de déranger Rabelais, Montaigne et Pascal, pour exprimer une conception sommaire de la vie, dont le caractère sommaire fait précisément toute l’efficience. La langue française est une œuvre d’art, et la civilisation des machines n’a besoin pour ses hommes d’affaires, comme pour ses diplomates, que d’un outil, rien davantage. Je dis des hommes d’affaires et des diplomates, faute, évidemment, de pouvoir toujours nettement distinguer entre eux."   (op. cité).  

 

"L'homme de notre civilisation, de la civilisation française — qui fut l'expression la plus vive et la plus nuancée, la plus hellénique, de la civilisation européenne, a disparu pratiquement de la scène d de l'histoire le jour où fut décrétée la conscription. Du moins n'a-t-il plus fait que se survivre." (op. cité).  

Comme si les businessmen  avaient attendu la civilisation des machines pour concocter de bonnes affaires juteuses et qu'ils n'avaient jamais parlé français, comme si chaque homme, dans quelque société que ce fût, pouvait  être essentialisé en un type rigoureusement précis d'humanité, idéologie fumeuse, encore et toujours. On reconnaît bien là toute cette tradition de pensée qui refuse ou ne voit pas la réalité d'un pays depuis toujours traversé par des populations, des langues, des cultures, des pratiques très diverses, et qui fait le jeu de la domination ploutocratique qu'elle dénonce en fantasmant son histoire et sa civilisation. Il faudrait s'arrêter à chaque page et relever toutes les stupidités  : "C'est pourquoi les privilèges ne froissaient nullement" le sens de la justice de "l'homme d'autrefois", "il les considérait comme autant d'obstacles à la tyrannie", "Chaque privilège était une protection contre l'Etat", "Si  la Révolution de 89 est devenue tout de suite une des plus belles légendes humaines, c'est parce qu'elle a commencé dans la foi, l'enthousiasme, qu'elle n'a pas été une explosion de colère, mais celle d'une immense espérance accumulée. Pourquoi dès lors essayer de nous faire croire qu'elle est sortie des enfers de la misère ?"  (op. cité).  

Il faut ici évoquer le cas de Charles Péguy (1873-1914), dont le socialisme de jeunesse laissa rapidement place à une pensée de plus en plus moraliste,  fortement teintée, elle aussi, de "c'était mieux avant'  : "C’était rigoureusement l’ancienne France et le peuple de l’ancienne France. C’était un monde à qui appliqué ce beau nom, ce beau mot de peuple recevait sa pleine, son antique application. Quand on dit le peuple, aujourd’hui, on fait de la littérature, et même une des plus basses, de la littérature électorale, politique, parlementaire. Il n’y a plus de peuple. Tout le monde est bourgeois. Puisque tout le monde lit son journal. Le peu qui restait de l’ancienne ou plutôt des anciennes aristocraties est devenu une basse bourgeoisie. L’ancienne aristocratie est devenue comme les autres une bourgeoisie d’argent. L’ancienne bourgeoisie est devenue une basse bourgeoisie, une bourgeoisie d’argent. Quant aux ouvriers ils n’ont plus qu’une idée, c’est de devenir des bourgeois. C’est même ce qu’ils nomment devenir socialistes. Il n’y a guère que les paysans qui soient restés profondément paysans (...)  Nous avons connu, nous avons touché l’ancienne France et nous l’avons connue intacte. Nous en avons été enfants. Nous avons connu un peuple, nous l’avons touché, nous avons été du peuple, quand il y en avait un" (Charles Péguy, L'Argent, 1913). Et, encore et toujours,  une morale manichéenne, mâtinée de valeurs aristocratiques en sus (le mot race apparaît une soixantaine de fois dans le texte), non pas apprise de génération en génération, car la famille de Péguy, un père menuisier et une mère rempailleuse de chaise, était modeste, mais bien distillée dans les consciences par le conditionnement idéologique de l'enseignement républicain  :  

 

"Une ferme en Beauce, encore après la guerre, était infiniment plus près d’une ferme gallo-romaine, ou plutôt de la même ferme gallo-romaine, pour les mœurs, pour le statut, pour le sérieux, pour la gravité, pour la structure même et l’institution, pour la dignité, (et même, au fond, d’une ferme de Xénophon), qu’aujourd’hui elle ne se ressemble à elle-même. Nous essaierons de le dire. Nous avons connu un temps où quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple qui parlait. Qui sortait. Et quand un ouvrier allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire, ce n’était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. Les libres-penseurs de ce temps-là étaient plus chrétiens que nos dévots d’aujourd’hui. Une paroisse ordinaire de ce temps-là était infiniment plus près d’une paroisse du quinzième siècle, ou du quatrième siècle, mettons du cinquième ou du huitième, que d’une paroisse actuelle." (...) On ne saura jamais jusqu’où allait la décence et la justesse d’âme de ce peuple ; une telle finesse, une telle culture profonde ne se retrouvera plus. (...) Le peuple s’était acharné à tuer le peuple, presque instantanément, à supprimer l’être même du peuple (...) Que reste-t-il aujourd’hui de tout cela ? Comment a-t-on fait, du peuple le plus laborieux de la terre, et peut-être du seul peuple laborieux de la terre, du seul peuple peut-être qui aimait le travail pour le travail, et pour l’honneur, et pour travailler, ce peuple de saboteurs" (C. Péguy, op. cité ) Les ouvriers disaient "en riant, et pour embêter les curés, que travailler c’est prier, et ils ne croyaient pas si bien dire. Tant leur travail était une prière. Et l’atelier était un oratoire (...) Dans ce temps-là on ne gagnait pour ainsi dire rien. Les salaires étaient d’une bassesse dont on n’a pas idée. Et pourtant tout le monde bouffait. Il y avait dans les plus humbles maisons une sorte d’aisance dont on a perdu le souvenir. Au fond on ne comptait pas. Et on n’avait pas à compter. Et on pouvait élever des enfants. Et on en élevait. Il n’y avait pas cette espèce d’affreuse strangulation économique qui à présent d’année en année nous donne un tour de plus. On ne gagnait rien ; on ne dépensait rien ; et tout le monde vivait." C. Péguy, op. cité )

 

 Là encore,  la cécité intellectuelle est patente, encore à rebours de la connaissance historique. Péguy, qui cite d'ailleurs Michelet dans son texte, ne peut ignorer les myriades de révoltes  paysannes de l'histoire, de France ou d'ailleurs, et certainement pas toutes celles qui ont conduit à la Révolution Française et qui avaient pour origine le manque cruel de subsistances d'une grande partie du peuple. Il porte ici le même langage idéologique de la ploutocratie actuelle, fait d'arguments simplistes et fallacieux,  qui  se félicite d'avoir obtenu le taux de chômage le plus bas depuis des lustres, quand bien même le pays compte neuf millions de personnes sous le seuil de pauvreté.  La vision fantasmatique de l'histoire, comme chez de nombreux réactionnaires d'extrême-droite, touche l'ensemble des faits sociaux : économie,  famille, travail et travestit, tronque la réalité en permanence. La société traditionnelle avait non seulement le respect des vieillards, des enfants et "Naturellement un respect de la femme. (Et il faut bien le dire, puisque aujourd’hui c’est cela qui manque tant, un respect de la femme par la femme elle-même)", mais aussi du travail bien fait, et quand les ouvriers abîment les outils, "ils se dégoûtent eux-mêmes... Mais des messieurs très bien, des savants, des bourgeois leur ont expliqué que c’était ça le socialisme, et que c’était ça la révolution."  (C. Péguy, L'Argent, op. cité ) 

 

Avant le monde était beau et chrétien, et il est devenu d'un coup très laid à cause des bourgeois : 

"Il y a ici un problème et je dirai même un mystère extrêmement grave. Ne nous le dissimulons pas. C’est le problème même de la déchristianisation de la France (...)  Car on ne saurait trop le redire. Tout le mal est venu de la bourgeoisie. Toute l’aberration, tout le crime. C’est la bourgeoisie capitaliste qui a infecté le peuple. Et elle l’a précisément infecté d’esprit bourgeois et capitaliste.  (op. cité) 

 

Je dis expressément la bourgeoisie capitaliste et la grosse bourgeoisie. La bourgeoisie laborieuse au contraire, la petite bourgeoisie est devenue la classe la plus malheureuse de toutes les classes sociales, la seule aujourd’hui qui travaille réellement, la seule qui par suite ait conservé intactes les vertus ouvrières, et pour sa récompense la seule enfin qui vive réellement dans la misère."     (op. cité) 

 Le crime, ce n'est pas que la bourgeoisie ait concocté un nouveau système d'oppression, puisque l'oppression seigneuriale plus que millénaire ne semble pas avoir existé (on  parlait beaucoup moins d'argent que de privilèges, en effet), mais encore une fois, mais qu'elle ait "infecté" le peuple. Ni même celle de l'ancienne bourgeoisie traditionnelle d'ailleurs, autrement plus respectable que la nouvelle, qui "s'est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l'homme (...) C’est parce que la bourgeoisie s’est mise à exercer un chantage perpétuel sur le travail de l’homme que nous vivons sous ce régime de coups de bourse et de chantage perpétuel que sont notamment les grèves",  alors que si "la bourgeoisie était demeurée non pas tant peut-être ce qu’elle était que ce qu’elle avait à être et ce qu’elle pouvait être, l’arbitre économique de la valeur qui se vend, la classe ouvrière ne demandait qu’à demeurer ce qu’elle avait toujours été, la source économique de la valeur qui se vend."  (op. cité).

 

C'est ainsi que le les pauvres "croyaient que le pain quotidien est assuré, par des moyens purement temporels, par le jeu même des balancements économiques, à tout homme qui ayant les vertus de la pauvreté consent, (comme d’ailleurs on le doit), à se borner dans la pauvreté. (Ce qui d’ailleurs pour eux était en même temps et en cela même non pas seulement le plus grand bonheur, mais le seul bonheur même que l’on pût imaginer). (Bien se loger dans une petite maison de pauvreté) (...)  L’acceptation de la pauvreté décernait une sorte de brevet, instituait une sorte de contrat. L’homme qui résolument se bornait dans la pauvreté n’était jamais traqué dans la pauvreté. C’était un réduit. C’était un asile. Et il était sacré. Nos maîtres ne prévoyaient pas, et comment eussent-ils soupçonné, comment eussent-ils imaginé ce purgatoire, pour ne pas dire cet enfer du monde moderne où celui qui ne joue pas perd, et perd toujours, où celui qui se borne dans la pauvreté est incessamment poursuivi dans la retraite même de cette pauvreté (...)  Dans le système de nos bons maîtres, curés et laïques, et laïcisateurs, et c’était le même système de la réalité, celui qui voulait sortir de la pauvreté par en haut risquait d’en sortir, d’en être précipité par en bas. Il n’avait rien à dire. Il avait dénoncé le pacte. Mais la pauvreté était sacrée. Celui qui ne jouait pas, celui qui ne voulait pas s’en évader par en haut ne courait aucun risque d’en être précipité par en bas. Fideli fidelis, à celui qui lui était fidèle la pauvreté était fidèle (...) Il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y aura toujours des pauvres parmi vous, et la guerre des riches et des pauvres fait la plus grosse moitié de l’histoire grecque et de beaucoup d’autres histoires et l’argent n’a jamais cessé d’exercer sa puissance et il n’a point attendu le commencement des temps modernes pour effectuer ses crimes. Il n’en est pas moins vrai que le mariage de l’homme avec la pauvreté n’avait jamais été rompu. Et au commencement des temps modernes il ne fut pas seulement rompu, mais l’homme et la pauvreté entrèrent dans une infidélité éternelle."  (op. cité)  :  souvenez-vous, cette classe ouvrière qui  savait respecter l'ordre éternel du monde, qui voulut que pauvres et riches "se fussent mutuellement nécessaires pour subsister" selon le principal credo du libéralisme  (cf. Naissance du Libéralisme, La France, I : « De pain, d'ail et de racines » ).    

 

On remarquera au passage la permanence, dans la tradition de la droite réactionnaire, d'un vocabulaire à la fois polysémique et épidermique, emprunté en partie à la maladie (peste, infection, cancer, etc.), propre à susciter l'émotion plus que la réflexion.  Ainsi, par des artifices rhétoriques, ce qui structure la classe des saboteurs bourgeois se distille par capillarité dans la classe ouvrière :  les grèves  sont à mettre au compte d'un  "chantage perpétuel", les ouvriers deviennent des saboteurs eux-mêmes, les socialistes leur ayant appris le sabotage mais aussi "la désertion du travail, la désertion de l'outil"  (op. cité) 

 

On le voit tout au long du texte, rien de la réalité vécue de l'ouvrier,  rien de ses revendications concrètes, n'apparaissent, mais seulement une construction artificielle du monde ouvrier ou bourgeois, qui permet d'affirmer à peu près n'importe quoi sur le sujet, en vidant les mots de tout leur sens. Moins mystique que Bloy ou Bernanos, Péguy demeure tout autant déconnecté de la réalité, débitant un verbiage oiseux dépourvu totalement d'argumentation  : 

"On ne saurait trop le redire. Tout ce monde-là est jauressiste. C’est-à-dire qu’au fond tout ce monde-là est radical. C’est-à-dire bourgeois. C’est partout la même démagogie ; et c’est partout la même viduité ; l’une tant l’autre ; l’autre reportant l’une. Cette pauvreté de pensée, peut-être unique dans l’histoire du monde, ce manque de cœur qui est en politique la marque propre du parti radical a dans un commun jauressisme gagné tout le parti socialiste politique et de proche en proche le parti syndicaliste. Tout ce monde-là est au fond du monde radical. Même indigence, même lamentable pauvreté de pensée. Même manque de cœur. Même manque de race. Même manque de peuple. Même manque de travail. Même manque d’outil. Partout les mêmes embarras gauches. Partout les mêmes éloquences. Partout le même parlementarisme, les mêmes superstitions, les mêmes truquements parlementaires, les mêmes basculements. Partout ce même orgueil creux, ces bras raides, ces doigts d’orateurs, ces mains qui ne savent pas manier l’outil."  

"Un homme ne se détermine point par ce qu’il fait et encore moins par ce qu’il dit. Mais au plus profond un être se détermine uniquement par ce qu’il est. Qu’importe pour ce que je veux dire que nos maîtres aient eu en effet une métaphysique qui visait à détruire l’ancienne France. Nos maîtres étaient nés dans cette maison qu’ils voulaient démolir. Ils étaient les droits fils de la maison. Ils étaient de la race, et tout est là." 

"Disons les mots. Le modernisme est, le modernisme consiste à ne pas croire ce que l’on croit. La liberté consiste à croire ce que l’on croit et à admettre, (au fond, à exiger), que le voisin aussi croie ce qu’il croit.

Le modernisme consiste à ne pas croire soi-même pour ne pas léser l’adversaire qui ne croit pas non plus. C’est un système de déclinaison mutuelle. La liberté consiste à croire. Et à admettre, et à croire que l’adversaire croit.

Le modernisme est un système de complaisance. La liberté est un système de déférence.

 

Le modernisme est un système de politesse. La liberté est un système de respect.

Il ne faudrait pas dire les grands mots, mais enfin le modernisme est un système de lâcheté. La liberté est un système de courage.

Le modernisme est la vertu des gens du monde. La liberté est la vertu du pauvre."

(op. cité)    Etc.  Ad nauseam

 

Les non-conformistes

 

 

 

 

 

Bernanos parraine un mensuel dissident de L'Action Française monarchiste, Réaction (1930-1932)fondée par le journaliste catholique d'extrême-droite Jean de Fabrègues (1906-1983), et l'essayiste catholique René Vincent  (1909-1989), qui codirigera le département de la censure et la presse dans le Ministère de l'Information et de la Propagande du régime de Vichy, de 1941 à 1944.  L'écrivain participe à la revue et dénonce les travers du monde moderne, dont la principale responsable serait l'Amérique, comme d'autres publications cousines, animées par des intellectuels surnommés les non conformistes, terme choisi par le politologue Jean-Louis Loubet del Bayle dans un livre qu'il leur a consacré en 1969, pour l'essentiel de ces revues  : Les Cahiers des frères Jean et Pierre Godmé (1928 à 1931) ;  La Revue Française, dès 1930, de Jean-Pierre Maxence (de son vrai nom Pierre Godmé, 1906-1956) et de Thierry Maulnier (de son vrai nom Jacques Talagrand, 1909-1988) ; la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier (1905-1950) en 1932, ou encore celle de L'Ordre Nouveau (1933-1938) par Robert Aron (1898-1975), Arnaud Dandieu (1897-1933), Alexandre Marc (de son vrai nom russe Aleksander Markovitch Lipiansky, 1904-2000)  et le philosophe Denis de Rougemont, (1906-1985), dont le premier numéro paraît  en mai 1933.  Un peu plus tard naîtra la revue Combats (1936) codirigée par J. de Fabrègues et T. Maulnier, puis la revue Civilisations (1939), fondée par Fabrègues et le philosophe Gabriel Marcel (1889-1973). 

 

 Digne de ses maîtres, Jean de Fabrègues et ses amis font le procès de l'Amérique, non pas en dénonçant les méfaits sociaux du taylorisme ou du fordisme, mais, comme un inquisiteur du moyen-âge, pour son immoralité  :  "Nous sommes dans l’Occident coupable de Rousseau, dans l’Occident sauvé de Saint François, pour ou contre le péché. L’Amérique en a perdu la notion. Voilà pourquoi nous ouvrons son procès. Nous l’accusons d’avoir tué l’essentiel de l’homme : sa vie intérieure et le sens du péché. L’Amérique est le monde où la chose a tué l’homme. Sur la même pente, l’Europe est engagée déjà"  (J. de Fabrègues, Procès de l'Amérique, Revue Réaction, N° 3/4 de juin/juillet 1930)  L'idée n'est pas neuve, Walter Rathenau (1867-1922), le fondateur allemand d'AEG et magnat de l'électricité, confiait déjà à Gide  en plein conflit mondial : "C'est pour avoir consenti ni à la souffrance, ni au péché que l'Amérique n'a pas encore d'âme" (Entretiens franco-allemands de Colpach, septembre 1920)

La participation de Maxence au numéro consacré à l'Amérique est du même tonneau, avec des élans mystiques inspirés de ses maîtres : 

"Trop longtemps, l’Europe a trouvé son salut dans la vérité, jetée une fois pour toutes par un crucifié délirant du haut d’un gibet d’infamie à l’orient d’un ciel obscur. Le salut maintenant vient de l’ouest et il est annoncé chaque jour par les sirènes des usines qui crient ensemble, aux mêmes heures, les mêmes tâches mécaniques"  (Jean-Pierre Maxence,  L'Amérique intérieure, op. cité)

René Vincent  porte un jugement plus éclairé  : 

"Ce n’est pas au machinisme que nous nous en prenons […] A part les fatales perturbations qu’apporte, d’ailleurs, chaque modification au régime économique toujours lent à s’adapter, c’est un bien. La machine épargne à l’homme le travail physique le plus pénible, le dispense des automatismes les plus fastidieux, multiplie sa puissance. Mais par quelle inconcevable aberration l’homme, créateur de la machine, a-t-il été amené à s’agenouiller devant elle comme devant tous les instruments de production ou signes de richesse ? […] Ce n’est pas le machinisme, c’est le matérialisme – les deux ne vont pas de pair – qui le veut : l’homme n’est plus qu’un instrument qui produit et consomme(René Vincent, Démission de l'homme, Revue Réaction, N° 10 de mars 1932)   

 Citons à l'avant de cette vague anti-américaine la parution d'un ouvrage qui fit sensation, Scènes de la vie future (1930), de Georges Duhamel, écrivain reçu en 1935 à l'Académie française. Savoir qu'il avait travaillé à la réception de Maurras et de Pétain dans l'illustre maison, c'est déjà un peu situer le personnage, et sa prose ne démentira pas ces accointances. Loin de la veine théologique, c'est néanmoins sur l'immoralité, la dissolution des mœurs, si prisées par la morale chrétienne, qu'il invective l'Amérique, "machine  terrible, compliquée d'éblouissements, de luxe, de musique,  de voix humaines, cette machine d'abêtissement et de dissolution" (G. Duhamel, op. cité).  Nous verrons ailleurs que les arts (la musique, la voix, en particulier) seront constamment dans le viseur de la censure de l'Eglise catholique, tout ce qui en somme contient des potentialités de jouissance, de plaisir, sujet qui  occupa beaucoup de discussions théologiques au moyen-âge, comme l'utilisation ou non de tel ou tel instrument de musique, de la voix humaine, etc.  L'auteur pense en particulier au cinéma, "un divertissement d'ilotes, un passe-temps d'illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C'est, savamment empoisonnée, la nourriture d'une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu'elles achèvent d'avilir. Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n'aborde sérieusement aucun problème, n'allume aucune passion, n'éveille au fond des cœurs aucune lumière, n'excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d'être un jour " star " à Los Angeles." (op. cité).   On le voit pour une énième fois ici, le propos est viscéral, intellectuellement malhonnête, vide d'argument sérieux,  : Depuis les débuts du cinéma muet il y a des films plein d'idées, de poésie, de critique sociale, etc.  C'est l'accès, l'abandon au plaisir, qui dégoûte toute une génération d'intellectuels biberonnés aux valeurs de souffrance nécessaire, ce dégoût du plaisir charnel allant  jusqu'à détester le "confort des fesses" (op. cité), le seul plaisir agréé étant celui qu'on conquiert par de longs efforts : "Toutes les œuvres qui ont tenu quelque place dans ma vie, toutes les œuvres d'art dont la connaissance a fait de moi un homme, représentaient, d'abord, une conquête. J'ai dû les aborder de haute lutte et les mériter après une fervente passion." (op. cité).  On reconnaîtra encore les traits du langage  aristocratique. 

En 1931, paraît chez Rieder  le Cancer américain de Robert Aron et Arnaud Dandieu, après leur Décadence de la nation française,  publié la même année. Si le début de l'ouvrage au ton enflammé, pamphlétaire, au ton apocalyptique, fait craindre une énième lecture spiritualiste sans argument sérieux, force est de constater que le texte contient un certain nombre de charges contre le capitalisme et le consumérisme qui demeurent tout aussi actuelles : 

"Pour les auteurs, il s’agit d’instruire le procès de la rationalisation, dans sa dimension industrielle comme financière et comptable. La statistique et son utilisation sont ainsi violemment dénoncées comme le « moyen d’éliminer les facteurs personnels pour réduire tout aux lois des grands nombres, plus inhumaines et plus abstraites ». La stigmatisation des principes s’accompagne de celle de ses applications et l’essai s’emploie à refuser de voir en l’homme « une machine à produire », engagée dans un cycle infernal complété par la publicité et le crédit : produire pour consommer, acheter à crédit pour consommer et produire pour rembourser le crédit. C’est en ce sens que le « cancer » est jugé pour les auteurs « inopérable » : « La publicité et la suggestion, auxiliaires forcés du crédit, sont des moyens de conquête plus insinuants et plus tenaces que les procédés brutaux du travail à la chaîne et de la standardisation. Grâce à eux, le malade, cessant toute résistance à une oppression extérieure, s’habitue psychologiquement à son mal : il en devient l’allié et ne veut plus être guéri ». Le seul remède contre « le mythe de la production et du crédit » relève de « l’ordre spirituel ». L’humanité serait donc à un tournant résumé par les auteurs en ces termes : « un dilemme net se pose : ou consacrer le triomphe du mythe de la production, de la religion du crédit et accepter par conséquent le pire asservissement de l’homme, ou, par une révolution profonde, libérer ses facultés psychiques, envahies par l’abstraction et qui subissent en ce moment, le renoncement à elles-mêmes, conséquence nécessaire du cancer américain ». Les auteurs sont catégoriques : aucun compromis n’est envisageable."   (Dard,  2008, citations d'Aron et Dandieu, op. cité). 

Les auteurs appellent donc à une "révolution spirituelle", à un "travail révolutionnaire qui mène à un ordre nouveau" qui permettra de de réaliser cette "révolution nécessaire"   (Aron et Dandieu, op. cité).  De Descartes à Ford en passant par Taylor, c'est "l'épopée rationnelle" qui est mise en cause, dont les excès ont accouché d'un "monstre" : la civilisation américaine.  

En 1932 paraît Le monde sans âme de Daniel Rops (de son vrai nom Henry Petiot, 1901-1965), romancier, essayiste catholique, qui écrira une dizaine de textes dans La Relève (1934-1939, titre probablement inspiré du roman de Henry de Montherlant, La relève du matin, de 1920),  qui dès son premier numéro, en mars 1934,  annonce la couleur :  

"Nous ne luttons pas pour la défense et le maintien de l’ordre politique et social actuel. Nous luttons pour sauvegarder les éléments de justice et de vérité, les restes du patrimoine humain, les réserves divines qui subsistent sur la terre, et pour préparer et réaliser l’ordre nouveau qui doit remplacer le présent désordre"  

Comme d'autres auteurs,  il critique le machinisme comme fondement de "la croyance implicite au matérialisme" et du "mépris ignorant du spiritualisme", qui fait "disparaître tout ce qui, en l’homme, indique l’originalité, constitue la marque de l’individu"  ( Henri Daniel-Rops, La jeunesse et l’ère du machinisme. Attrait et péril des machines, Revue des deux mondes, 1er janvier 1928). 

Personnage étonnant, complexe, bourré de contradictions, que ce fils de pasteur protestant de Neufchâtel, le philosophe Denis de Rougemont. L'année même de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, il nous livre à son tour sa version du "c'était mieux avant"  :  "Du peuple on a fait une masse, comme de la personne un numéro...., du travailleur on a fait un salarié et de sa liberté on a fait le chômage." (Denis de Rougemont, Liberté ou chômage ?, article d'Ordre Nouveau n°1, mai 1933, p. 10 à 15). "La vraie raison de tout le mal (...) c'est que la civilisation occidentale a perdu le sens des fins dernières à quoi elle tend" (D. de Rougemont, Penser avec les mains, 1936 ).  Son obsession est la même que ses compagnons de route, la primauté du spirituel, mais aussi de l'ordre : "Le désordre dont souffre le monde nous apparaît d’abord tout matériel. Il est dans « les apparences actuelles ». Contre ce désordre notre attitude est celle d’un refus total."   (D. de Rougemont, Spirituel d'abord, article d'Ordre Nouveau, juillet 1933).  Il est plus commode de trouver "l'origine permanente des erreurs qui, depuis vingt, ans, nous ont valu la guerre, le chômage et les dictatures" dans "une certaine attitude humaine", qui "donne la primauté à l'avoir sur l'être" (op. cité), que de décortiquer l'articulation des causes socio-historiques de tous ces problèmes. 

Selon certains chercheurs, l'auteur de L'Amour et l'Occident (1939) n'aurait pas participé à la rédaction, à l'Ordre Nouveau, de la Lettre à Hitler, félicitant le führer dans une lettre écrite à plusieurs mains, d'avoir su comprendre "la nécessité de réhabiliter le nationalisme contre le cosmopolitisme." même si le texte admet qu'un "abîme" sépare les auteurs du dictateur allemand. Il n'empêche, il acceptera bien "— à l'invitation d'Otto Abetz, chargé de relations du NSDAP avec les milieux intellectuels et politiques en France — un poste de lecteur dans une université allemande"  pour l'année scolaire 1935-1936, et la "politique de discrimination raciale (aryens/non-aryens) ne paraît parfois guère choquer le personnaliste suisse"  (Jacob, 2000,  la question du personnalisme sera abordée plus bas).  Rappelons ici que la politique antijuive avait commencé dès 1933, pour ne citer qu'un des traits nauséabonds de la politique hitlérienne dès son déploiement.  D'autre part,  de Rougemont dirigera le comité de rédaction des Nouveaux Cahiers, de 1937 à 1940,  revue financée par de grands industriels et qui a publié un certain nombre d'articles favorables aux "relations économiques  durables avec l'Allemagne nazie"  (Ackerman, 1996). Et pourtant, son rejet au fascisme, surtout après la guerre, ne fait aucun doute dans de nombreux écrits.  Quant à son anticapitalisme...   Dans le même ordre d'idée, "Aron et Dandieu avaient leurs cadres industriels, leurs ingénieurs qui, eux aussi, une fois « repentis » ont brillé au zénith de l'économie, de la finance ou de l'État : Robert Lousteau, grand ingénieur des Mines, Robert Gibrat, ancien ministre technique du maréchal Pétain, qui a donné à la France sa première usine marée-motrice, Jean Jardin, grand homme d'affaires, après avoir été longtemps l'homme de confiance de Pierre Laval. Alexandre Marc, Denis de Rougemont, Daniel Rops, appartenaient aussi à l'équipe." (Pierre Andreu, 1909-1947, Le Rouge et le Blanc : 1928-1944, Editions  La Table Ronde,  1977)

 

Dès le début de son parcours philosophique, D. de Rougemont dénonce aussi le substrat idéologique de l'école républicaine, accusée de réduire l'homme à un citoyen : "l’école, sous sa forme actuelle, remplit suffisamment son rôle politique et social, qui est de fabriquer des électeurs" (Les méfaits de l’instruction publique, 1929).  Si on ne peut pas prendre au sérieux l'argument paralogique qui consiste à affirmer que la démocratie est sœur siamoise de l'instruction publique parce qu'il "faut pouvoir lire, écrire et compter pour  suivre la campagne électorale, voter et truquer légalement les votes" (op. cité),  il n'y a pas de doute qu'un certain nombre d'outils idéologiques permettent à l'école de façonner les enfants : "il faut de l'histoire, et de l'instruction civique,  pour qu’on sache à quoi cela rime. Ensuite, il faut une discipline sévère dès l’enfance pour façonner des contribuables inoffensifs. Enfin, il faut un nombre considérable de leçons, et le plus longtemps possible, pour qu’on n’ait pas le temps de se rendre compte que tout cela est absurde." (op. cité).

 

De Rougemont pose la question de l'uniformité de l'enseignement, qui ne prend pas  en compte les "des possibilités d’adaptation de l’enfant ; de la valeur fort inégale de ces disciplines ; de la diversité des besoins ; enfin des rythmes naturels de l’esprit humain, qu’il se trouve que le Créateur n’a point accordés à l’actuelle division horaire des journées" (op. cité).  S'appuyant sur la critique des examens de la part nombreux enseignants, il affirme : "Ils n’en sont pas moins devenus le but même de l’instruction ; la fin qui justifie les moyens et à quoi l’on subordonne tout, plaisir, goût au travail, qualité du travail, santé, liberté, sens de la justice et autres balivernes, instruction véritable et autres plaisanteries de gros calibre, car à la vérité ce n’est pas d’enseigner qu’il s’agit, mais de soumettre les esprits au contrôle de l’État, voyons donc, — n’avez-vous pas honte de vous faire rappeler sans cesse des vérités aussi élémentaires."  (op. cité).  Il reproche aux manuels scolaires de négliger "toutes les particularités, toutes les « prises » où pourrait s’accrocher l’intérêt. Ils dispensent de tout contact direct avec ce dont ils traitent. Or la valeur éducative des choses n’apparaît qu’à celui qui entre en commerce intime avec elles."   (op. cité).  

"je n’aime pas qu’on traite le gosse comme un organisme dont il s’agit d’obtenir le rendement le plus élevé. On cultive les petits d’hommes comme des plantes de serre dans ces jardins d’enfants. On y parle de « l’enfant » comme on parle d’un produit chimique : On remarque chez l’enfant… Dans ce milieu l’enfant ne tarde pas à se développer… Prenez un enfant de 6 ans… Mettez ensemble trois enfants…

     Je reconnais que les buts de l’école nouvelle sont honnêtement scientifiques, et désintéressés. Mais l’enfant-cobaye vaut l’enfant-citoyen. Moi je voudrais l’enfant tout court. Or il paraît que c’est très dangereux. (...)  Je songe à un enseignement sans école. Je songe au maître antique, dont toute la personne était un enseignement, et qui n’avait pas des élèves, mais des disciples. Celui-là seul favorise le développement des individus, qui ne cherche pas un rendement mais qui dépose une semence spirituelle."

A ceci près, nous l'avons vu, que ces maîtres antiques s'enrichissaient grassement en donnant aux richards de l'époque des cours aux tarifs exorbitants, sans parler de tous les aspects  profondément idéologiques de cet enseignement (cf. Athènes, une parodie de démocratie)

Pourtant, à nouveau, certains aspects de la réflexion de l'auteur interrogent, comme sa critique répétée de l'égalitarisme. On peut admettre que l'école républicaine ait du mal à résoudre les rythmes personnels des enfants, qui apprennent plus ou moins vite  ("L’école exige donc que les meilleurs ralentissent et que les plus faibles se forcent'), sans pour autant penser  qu'elle  "s'attaque impitoyablement aux natures d'exception". Et que penser de ce fait "absolument nouveau dans l’Histoire, que l’on oblige les enfants à vivre ensemble dès l’âge de six ans, favorise le développement de leurs penchants les plus « communs » : jalousie, vanité, panurgisme, concurrence sournoise, admiration des forts en gueule, — tout cela qui deviendra plus tard socialisme, morgue bourgeoise, esprit de parti, arrivisme et parlementarisme (...)  Quelle est cette éducation sociale qui enlève l’enfant à la famille ? Quel est cet instrument de perfectionnement civique qui assure l’écrasement des plus délicats par les plus vulgaires ?" (op. cité).   

Il n'en reste pas moins que ce texte porte un certain nombre de remises en cause de l'école républicaine qui sont toujours d'actualité, nous en reparlerons ailleurs. 

Deux ans avant le Manifeste du Personnalisme de Mounier (cf. plus bas), en 1934, Denis de Rougemont écrit  Politique de la Personne,  inspiré tout particulièrement par Alexandre Marc, qui lui avait remis son manifeste intitulé : "NI INDIVIDUALISTES NI COLLECTIVISTES, NOUS SOMMES PERSONNALISTES !   (De Rougemont, Journal d'une époque, 1968, regroupant ses journaux de 1926 à 1946).  Notons tout de même que Charles Renouvier (1815-1903) avait alors déjà posé les premières pierres d'un personnalisme, en tant que "fondement de toutes les connaissances humaines" (Ch. Renouvier, Le personnalisme , suivi d'une étude sur la perception externe et sur la force,  préface, Paris, Alcan, 1903), mais était resté dans le domaine strict de la philosophie rationnelle et critique de Kant, le néocriticisme. 

 

Du propre aveu de Denis de Rougemont  "la plupart des thèmes juridiques et politiques de la pensée personnaliste ont été proposés, formulés et souvent développés en premier lieu par un homme : Alexandre Marc."   (De Rougemont, Alexandre Marc et l'invention du personnalisme, dans "Le Fédéralisme et Alexandre Marc",  Centre de Recherches Européennes, 1974).   Disons-le d'emblée, le personnalisme du philosophe suisse pose un problème à la pensée rationnelle, en posant comme objet de savoir un concept chrétien, duquel il tire toutes sortes de raisonnements dont la connaissance n'a que faire, et n'intéresse que ceux qui partagent sa foi : 

 

"D’où vient alors l’idée de la personne, et ce regret d’une dignité que la raison des peuples et des clercs s’accorde à révoquer en doute ?

L’imagination de la personne à l’état pur resterait à nos yeux une espèce d’utopie ontologique, si la Révélation n’en attestait l’acte historique. L’incarnation totale de Dieu dans l’Homme, l’humanité parfaite de Jésus-Christ est la limite atteinte de la personne dans l’histoire, le fait extrême, le concretissimum à partir duquel nous puissions penser activement la personne, c’est-à-dire réduire la distance qui sépare notre vie de notre vocation." (De Rougemont, Définition de la personne, 1934). Dans un autre texte écrit la même année, il réaffirme autrement son attachement à une conception chrétienne de la politique, au vocabulaire typiquement ecclésial, où les sciences historiques et sociales sont méprisées ou doivent passer sous les fourches caudines de l'idéologie religieuse   :  "Une politique chrétienne doit d'abord condamner toutes les « solutions » que nous avons divinisées, toutes les idolâtries flatteuses ou basses ou généreuses, pour lesquelles les hommes s'entretuent : capitalisme ou stalinisme, nationalismes de toutes farines, révolutions qui prétendraient fonder notre salut sur un ordre terrestre (...) La seule révolution qui nous importe concerne l’homme, exprime ses données élémentaires : elle n’est qu’une projection du conflit de la personne. Les marxistes nous accusent de mêler des notions « morales » — ainsi désignent-ils la notion de personne ! — aux forces politiques et historiques qui selon eux déterminent entièrement le devenir révolutionnaire. Mais c’est de la mythomanie : les « Forces Économiques », dont ils parlent avec tremblement, n’existent pas. Elles font partie de ces créations pseudo-mystiques qui pullulent dans un monde athée.   (D. de Rougemont, Politique de la personne, 1934).  

Ce constant rapport à la foi, à un registre flou de notions morales, éloignées des contingences affaiblit considérablement la critique du personnalisme chrétien envers le marxisme :   "Non, ce n’est pas une classe que nous devons sauver, c’est l’homme menacé dans son intégrité. Sauver l’homme, ce n’est pas sauver des consommateurs. Ce n’est pas sauver des entreprises, des nations, les intérêts (?) du monde. On nous demande : que signifie « sauver le monde » ? Rien. Au sens fort du mot, le « salut » n’est pas à débattre sur le plan de l’humanité, mais entre l’homme, entre tel homme et la Réalité qui seule peut garantir son être." (op. cité, chapitre XI, D'un Cahier de revendications).  

 

A peine un an auparavant, il semblait bien faire la part entre spiritualité humaine et spiritualité religieuse  : 

"Le spirituel de L’Ordre nouveau veut être humain et rien qu’humain. Certes, il transcende l’égoïsme individuel, mais il ne s’agit pas ici de transcender le plan humain, la condition humaine. C’est donc faire le plus grand tort au christianisme de certains membres de L’Ordre nouveau que de leur attribuer une confusion entre le spirituel, tel que nous venons de le définir, et le Saint-Esprit dont parle la théologie, réalité qui, pour le chrétien, reste d’un ordre radicalement hétérogène à tout ordre terrestre." 

D. de Rougemont, Spirituel d'abord, op. cité

Et d'ailleurs, depuis ses premiers textes  sur la critique du capitalisme, l'auteur a su développer ici ou là une argumentation dans laquelle n'entre pas formellement des éléments de sa croyance, avec un certain nombre de réflexions pertinentes, où l'influence marxiste est évidente. Profitons de ce moment pour souligner que si les idées de la droite et de l'extrême droite ont forgé une bonne partie de la mentalité de cette intelligentsia catholique des années 1920 et 1930, on ne peut ignorer que la pensée marxiste a aussi largement alimenté leur réflexion sur l'exploitation économique du prolétariat. Le flirt très fréquent entre ces deux approches antinomiques  du réel ne laissent pas d'étonner, mais la matrice christique du catholicisme elle-même pourrait bien expliquer ce dérangeant syncrétisme (cf. Critique et Utopie sociales : Le Temps judéo-chrétien)  : 

 

"Les sachant animés d’une foi commune, on ne peut manquer de s’étonner de les voir évoluer dans des directions politiques différentes, certains côtoyant l’extrême droite, d’autres l’extrême gauche, les uns s’affiliant à la démocratie-chrétienne, les autres à la droite traditionaliste.

C’est toute la difficulté de l’engagement du catholique en politique qu’illustre semblable diversité, tenant à la spécificité d’une religion autant qu’à son histoire. Religion de l’Incarnation, le christianisme n’invite pas le croyant à suivre des règles mais à imiter un modèle. Or, en matière de pratique politique, le Christ donne l’image paradoxale d’un contestataire de la loi (non respect du Sabbat ou des règles de purification juive1) qui se soumet au pouvoir en place (dans le cas du paiement du tribut à César). La logique d’un tel comportement n’apparaît que dans l’optique de dépassement personnel proposé aussitôt dans l’Evangile. Il s’agit d’une révolution qui ne passe pas par les institutions mais par l’homme."  (Auzépy-Chavagnac, 2002).

 

Revenons maintenant à Denis de Rougemont. Dès février 1928, à 22 ans à peine,  il  écrivait pour la revue Foie et Vie (1928-1977) un article intitulé Le péril Ford :

 

"Le héros de l’époque, c’est l’homme qui a réussi.

Mais à quoi ?

C’est la plus grave question qu’on puisse poser à notre temps" (op. cité).  

Et le philosophe de démonter  le caractère pernicieux de l'aventure fordienne, et au-delà, du péril que représente cette forme de civilisation pour l'humanité entière :

"À chaque page de ses livres, on pourrait relever les sophismes plus ou moins conscients par lesquels il prétend ramener le bénéfice de la production à celui du consommateur. Prenons cette petite phrase qui n’a l’air de rien : « Nul ne contestera que, si l’on abaisse suffisamment les prix, on ne trouve toujours des clients, quel que soit l’état du marché. » Il semble que cela soit tout à l’avantage du client. Mais cherchons un peu les causes réelles de cet abaissement de prix — la concurrence n’étant bien entendu qu’une cause accessoire. Dire que l’état du marché est tel que le client n’achète plus, cela signifie parfois que la marchandise est momentanément trop chère ; mais surtout que le besoin qu’on a de tel objet est satisfait ou a disparu. Il semble alors que  l’industriel n’ait plus qu’à plier bagage. Mais c’est ici que Ford montre le bout de l’oreille, et que son but réel est la production pour elle-même, non pas le plaisir ou l’intérêt véritable du client. Le besoin ayant disparu, la production devant se maintenir, il n’y a qu’une solution : recréer le besoin. Pour cela, on abaisse les prix. Le client fait la comparaison. Il est impressionné par la baisse, au point qu’il en oublie que cela ne l’intéresse plus réellement. Il croit qu’il va gagner 5 francs en achetant 5 francs moins cher un objet que, sans cette baisse, il n’eût pas acheté du tout. Autrement dit, il est trompé par la baisse. L’industriel comptait. La tromperie est préméditée. 

       Et le scandale, à mon sens, n’est pas que l’industriel ait forcé (psychologiquement) le client à faire une dépense superflue ; le scandale est qu’il l’ait trompé sur ses véritables besoins. Car cela va bien plus profond, cette tromperie-là. Elle peut amener, en se généralisant, une sorte de suicide du genre humain, par perte de son instinct de préservation, d’autorégulation et d’alternances."

 Denis  de Rougemont,  Le péril Ford, op. cité. 

Citons aussi son riche article historique "Histoire du mal capitaliste", paru en 1937 dans Ordre Nouveau, qu'on lira avec profit.  

 Ordre Nouveau,  dans sa déclaration d'intention rejoint d'ailleurs la dénonciation du marxisme à propos de l'exploitation capitaliste des travailleurs : 

"L'Ordre Nouveau est fondé sur l'abolition de la condition prolétarienne, la dictature, comme l'esclavage du prolétariat, étant également des consolidations de l'oppression technique dont souffrent les travailleurs. Abolir la condition prolétarienne signifie répartir sur la totalité du corps social, sans distinction de classe, l'ensemble du travail automatique et inhumain, que la rationalisation bourgeoise impose aux seuls prolétaires."

Déclaration d'intention de la revue Ordre Nouveau,  Numéro 1, mai 1933 

Et si dans ce même texte,  le mouvement conserve le principe de la propriété privée, celui-ci se distingue nettement, en théorie, de l'absoluité du concept auquel est attaché le libéralisme  : 

 

"L'Ordre Nouveau reconnaît la propriété privée sous ses aspects personnels et concrets. Il s'ensuit que toute propriété privée est légitime pourvu qu'elle se présente sous forme individuelle, familiale ou corporative. Inversement les propriétés appartenant à des organismes abstraits (banques, sociétés anonymes, trusts) sont par principe illégitimes, et leur usage est illicite."
 

Déclaration d'intention... op. cité

Pour développer  leurs idées, en particulier sur la personne et la propriété, les personnalistes ont eu recours à la pensée thomiste,  particulièrement mise en valeur par le pape Pie XI  (1922-1939) :  

 

"il s’agissait pour Mounier de fonder la théorie personnaliste de l’avoir sur les doctrines catholiques les plus solides à cet égard, celles de Thomas d’Aquin et de Cajetan [ou Caietan : Thomas de Vio, dit, 1469-1534, théologien dominicain de Caieta/ Gaète, Italie, NDR]. On ne nous propose pas un « retour » de plus à quelque médiévisme d’utopie, mais au contraire on actualise, et enfin l’on prend au sérieux les admirables précisions thomistes que les siècles jésuites avaient obnubilées, et que la grande majorité des catholiques d’aujourd’hui ignore avec persévérance. À vrai dire, nul mieux que l’Aquinate ne pouvait servir et autoriser le dessein de Mounier : défendre la propriété contre les mauvaises raisons des capitalistes, ou comme il dit : « libérer de la dialectique des propriétaires les valeurs de propriété personnelle »"  

 

Denis de Rougemont, De la propriété capitaliste à la propriété humaine et Manifeste au service du personnalisme, par Emmanuel Mounier,  La Nouvelle Revue Française (1931-1961), février 1937)

Plusieurs raisons autorisent de s'interroger sur la légitimité, au XXe siècle, de s'appuyer sur l'œuvre de l'Aquinate pour développer une théorie sur la propriété. Tout d'abord, saint Thomas "utilise peu le mot potestas (pouvoir) et presque pas le mot proprietas (propriété), qui n’apparaît que dans deux articles de la Somme théologique (IIa-IIae, q.57, a.3 et q.66, a.2). En revanche, il emploie couramment un autre mot, étrange et difficile à traduire : dominium. Dans le latin classique, ce terme signifie propriété ou droit de propriété, mais il n’a presque jamais ce sens au Moyen Âge (il ne faut donc pas le traduire par propriété). Dans la langue médiévale, il désigne plus largement le fait d’être maître (dominus) de quelqu’un ou de quelque chose. Chez saint Thomas, il équivaut pratiquement au pouvoir sur les personnes ou à la possession des choses, mais non à la propriété au sens strict (...)  Ainsi, le mot dominium, qui semble exprimer une notion simple (le fait d’être maître), a, en réalité, deux sens très différents. L’usage de ce terme unique, qui désigne à la fois la maîtrise des personnes et des choses, explique que saint Thomas ne s’interroge pas sur les rapports entre pouvoir et propriété, car ces notions ne sont pas encore suffisamment distinctes à son époque. " (Barbier, 2010). 

 

Ces différences d'avec la notion moderne, absolue, inaliénable, de la propriété, permettent à saint Thomas d'élaborer des idées en apparence étranges pour l'homme moderne :

"la position de saint Thomas concernant la possession des choses est à la fois nuancée et claire : d’une part, il admet leur possession propre ou leur propriété, qui est justifiée par leur bonne administration ; mais, d’autre part, il se prononce pour leur possession commune quand il s’agit de leur usage. Cette position est très surprenante pour nous, car elle est pratiquement l’inverse de ce que nous pensons aujourd’hui, où nous admettons aisément la propriété sociale des moyens de production et la propriété individuelle des biens de consommation" (Barbier, op. cité). 

Pourtant, au final, après bien des circonvolutions jésuitiques, saint Thomas rejoint la pensée moderne sur le fait que "la « propriété des possessions » (proprietas pessessionum) ne s’oppose pas au droit naturel, mais elle est ajoutée au droit naturel par une intervention de la raison humaine (Ibid., a.2, ad 1)." , et ainsi, "elle repose sur une convention humaine et ne découle pas du pouvoir politique du souverain (comme le dira Hobbes dans le Léviathan)." (op. cité).  Mais les choses se compliquent encore, car pour le théologien italien, "la propriété des choses, qui relève du droit humain, n’empêche pas de les utiliser pour subvenir aux besoins d’autrui (hominis necessitas), comme le veut l’ordre naturel institué par Dieu. Par conséquent, en vertu du droit naturel, le superflu des riches est dû aux pauvres et doit leur être donné : « Res quas aliqui superabundanter habent, ex naturali jure debentur pauperum sustentationi ». À ce sujet, saint Thomas cite le Décret de Gratien : « Le pain que tu as appartient à ceux qui ont faim ». Il préconise donc une juste répartition des biens de consommation en vertu du droit naturel, ce qui est conforme à sa position concernant la possession commune des choses quant à leur usage et ce qui le conduit à limiter sensiblement la propriété individuelle." (op. cité).  

 

Vraiment ? Non, juste en théorie, car "il ne fait pas appel au pouvoir politique pour réaliser cette répartition, comme le feront plus tard Jean de Paris et Francisco de Vitoria, ainsi que Hobbes. Mais il s’en remet au jugement de chacun pour secourir ceux qui sont dans le besoin, car il fait confiance à la raison humaine soutenue par la morale chrétienne."  

 

On ne peut pas ne pas penser ici à tout ce discours  sur le capitalisme responsable, vertueux, qui compte sur la seule volonté des patrons pour redistribuer les richesses, sans aucune contrainte.  Ce n'est pas pour rien qu'on qualifie de jésuite, toute pensée casuistique où les maints arguments, les maintes subtilités conduisent à entortiller la pensée et à former des idées retorses, où la ruse permet au théoricien de vous faire avaler toutes sortes de couleuvres. Ici, de longs développements tortueux, où une forme  de justice sociale semble poindre, se concluent par une conviction qui nous ramène à ce que pratiquent les puissants depuis des millénaires : s'enrichir impunément sur le dos des pauvres et  décider de la manière dont quelques miettes de ce pouvoir et de cette richesse leur seront redistribués. 

 

 

Si la personne revient, c’est qu’elle est le meilleur candidat pour soutenir les combats juridiques, politiques et sociaux    

 

Paul Ricoeur, Meurt le personnalisme, revient la personne..., Exposé pour le colloque de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier, Dourdan 1982 pour le cinquantenaire de la création d'Esprit.

En 1936, Emmanuel Mounier critique le capitalisme moderne dans son Manifeste au service du personnalisme "Nous appelons personnaliste toute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement"  (op. cité).  Comment ne pas s'enthousiasmer par un tel slogan et ne pas se hâter de connaitre les propositions du philosophe. A la lecture pourtant,  les travers du "c'était mieux avant" parasitent la réflexion de scories idéologiques, dont visiblement l'auteur ne s'est pas débarrassé. A quoi sert, par exemple, d'opposer "l'individualisme héroïque" d'un temps passé  à "l'individualisme bourgeois" et conférer une prééminence de l'un sur l'autre : ce sont des mentalités produites par les élites de différentes époques  qu'on peut soumettre tout autant à la critique. Et comment mettre en cause des systèmes comme le libéralisme, dont nous avons montré qu'il est continuateur et producteur de dominations et d'injustices sociales, en lui concédant  "un prestige" et une "grande allure ?  :   

"Sous des formes assagies, civilisées : défense de l'initiative, du risque, de l'émulation, les derniers fidèles du libéralisme essayent de jouer encore du prestige de ses origines. Ils ne le peuvent qu'en dissimulant le délaissement ou la dégradation où la cité bourgeoise a abandonné ces valeurs. Quelque temps, en effet, le capitaine d'industrie, voire certains aventuriers de la finance, ont continué dans des opérations que nous ne défendrons pas, une tradition de grande allure. Tant qu'ils luttèrent avec des choses et avec des hommes, c'est-à-dire avec une matière résistante et vivante, ils y trempèrent une vertu indéniable faite de hardiesse et souvent d'ascétisme. En étendant aux cinq continents le champ de leurs conquête, le capitalisme industriel leur donna de provisoires possibilités d'aventure. Mais quand il inventa la fécondité automatique de l'argent, le capitalisme financier leur ouvrit en même temps un monde de facilité d'où toute tension vitale allait disparaître. Les choses avec leur rythme, les résistances, les durées s'y dissolvent sous la puissance indéfiniment multipliée que confère non plus un travail mesuré aux forces naturelles, mais un jeu spéculatif, celui du profit gagné sans service rendu, type sur lequel tend à s'aligner tout profit capitaliste."  (E. Mounier, Manifeste..., op. cité).  Ou encore, "Les « forces spirituelles » ont, ici et là, résisté à cette tyrannie qui montait des forces économiques". Ce que l'histoire nous apprend surtout, c'est que ce sont des hommes et des femmes qui combattent les injustices des systèmes économiques, et que dans ces luttes, les corps ont un rôle au moins aussi important que les esprits. 

En fait, ce n'est pas la puissance de la domination que le philosophe a dans son viseur, mais celle de l'esprit bourgeois, qui aurait "gardé le goût de la puissance - mais d'une puissance facile (...) Elle n'est plus la maîtrise du féodal, proche de ses biens et de ses vassaux ; elle n'est même plus, dans le pire, l'oppression d'un homme sur des hommes. L'argent sépare. Il sépare l'homme de la lutte avec les forces, en nivelant les résistances ; il le sépare des hommes, en commercialisant tout échange, en faussant les paroles et les comportements, en isolant sur lui-même, loin des vivants reproches de la misère..."  (E. Mounier, Manifeste..., op. cité).

La nostalgie aristocratique est patente ici, et le bourgeois, pour Mounier, c'est celui qui a perdu "le sens de l'Être", "qui a perdu l'amour"  (op. cité : Ah ? parce que le seigneur féodal, lui, qui possédait le goût du risque et de la puissance guerrière,  en débordait ? Ou encore, cet ancien monde "a fait basculer l'univers des vertus de sa folle course vers l'infini, autour d'un petit système de tranquillité psychologique et sociale : bonheur, santé, bon sens, équilibre, douceur, confort"   (op. cité).

On voit bien ici que la belle accroche personnaliste de Mounier est frelatée, puisqu'entre deux systèmes de domination, où la personne qui compte est celle qui possède plus de puissance et de richesse, il choisit l'un plutôt que l'autre et ne procède pas à une remise en cause profonde de tous les systèmes qu'il prétend rejeter dans l'absolu.  Cela devient encore plus clair quand Mounier détaille les griefs qu'il retient contre la bourgeoisie. Ce n'est pas contre un système injuste qu'il en a, mais contre un système qui a aussi produit plus de bien-être. Combattre la bourgeoisie, de manière humaniste, dans le sens du bien commun, ce n'est pas combattre le bien-être, et les aspirations des gens à la douceur de vivre, mais les injustices qui privent une partie de la société d'y accéder.  Par ailleurs, comme beaucoup d'intellectuels (ou même d'historiens), Mounier attribue trop de nouveautés à la qualité de bourgeois : "le bourgeois se définit d'abord comme propriétaire"  (op. cité) : L'évolution dans l'histoire du principe de propriété ne doit pas occulter le fait que la possession sans borne de biens existe depuis les temps les plus reculés. La complexité du droit romain, par exemple, sur le sujet de la propriété, n'a jamais empêché les plus riches de posséder d'immenses ressources, en terres, en esclaves ou en argent. "Ainsi en droit romain, la propriété y était conçue comme le droit absolu qu’a une personne individuelle de disposer d’une chose (abusus). Un pouvoir fort était alors dévolu à tout individu capable d’acquérir un bien ou un terrain et des actions judiciaires lui étaient mêmes reconnues, telles la rei vindicatio (action en revendication), l’actio furti (action fondée sur un vol), la condictio furtiva ou encore l’actio legis Aquiliae (action en dommage)"   (Blättler, 2019).

 

 

Il en était déjà ainsi, sous d'autres formes, dans les premières civilisations connues, comme en Mésopotamie ou en Egypte.  Enfin, l'ouvrage de Mounier possède le défaut majeur de bien des ouvrages philosophiques, celui d'un propos très généraliste, qui ne s'appuie jamais sur des réalités sociales, tangibles, qui puissent l'appuyer et le démontrer : nous revenons encore à l'idéologie.  

 

On commence alors à cerner  un peu mieux l'idée que le philosophe se fait de "la personne humaine", qui devrait se nourrir avant tout de nourriture spirituel et rejeter la douceur, le confort.... et même la santé ?   On rencontre là un autre biais idéologique de la doctrine de Mounier, la morale catholique, qui a seriné durant des siècles la nécessité de la souffrance humaine :

 

"Le sacrifice, le risque, l'insécurité, le déchirement, la démesure, sont le destin inéluctable d'une vie personnelle. Par eux, la faiblesse, d'aucuns diront le péché, occupent notre expérience commune."   (E. Mounier, Manifeste...op. cité)

"Au-dessus des personnes ne règne pas la tyrannie abstraite d’un Destin, d’un ciel d’idées ou d’une Pensée Impersonnelle, indifférents aux destinées individuelles, mais un Dieu lui-même personnel, bien que d’une façon éminente, un Dieu qui a “donné de sa personne” pour assumer et transfigurer la condition humaine, et qui propose à chaque personne une relation singulière d’intimité, une participation à sa divinité"    (E. Mounier, Le personnalisme, 1946)

Il y a bien sûr beaucoup d'humanisme, chez Mounier, dans sa manière de reprocher à l'individualisme moderne de ne plus faire communauté, et au capitalisme, par le consumérisme, par  la machinisation, d'avoir sacrifié la part spirituelle, qu'il considère la plus noble, mais, comme les autres non-conformistes, il est obsédé par un retour de la morale, et non par le droit au bonheur, au à l'épanouissement personnel tel qu'il est exprimé par les individus eux-mêmes. Le retour à la morale est bien le but principal du philosophe  : 

"Une civilisation personnaliste est une civilisation dont les structures et l’esprit sont orientés à l’accomplissement comme personne de chacun des individus qui la composent. Les collectivités naturelles y sont reconnues dans leur réalité et dans leur finalité propre, différente de la simple somme des intérêts individuels et supérieure aux intérêts de l’individu matériellement pris. Elles ont néanmoins pour fin dernière de mettre chaque personne en état de pouvoir vivre comme personne, c’est-à-dire de pouvoir accéder au maximum d’initiative, de responsabilité, de vie spirituelle"  (E. Mounier, Manifeste...op. cité). 

 Si on ne peut que reconnaître les valeurs de progrès humains que représente une communauté dans laquelle les individus tissent de plus riches relations, plus d'amour et d' attention réciproque, on ne peut pas ignorer que ces intentions, chez Mounier et chez d'autres philosophes catholiques, sont sous-tendues par une idéologie morale et conservatrice, qui fait passer des époques où l'Eglise régnait en maître pour des époques spirituellement glorieuses et comme autant de modèles à suivre, telles  "la France du Ve ou VIe siècle qui participait à une Personne collective, l’Église, ou encore à la personne de la France sous Jeanne d’Arc"  (Deneken, 2012). 

 Ces fréquents rappels à l'ordre ancien, nous l'avons vu, sont caractéristiques de toute cette nébuleuse catholique  qui a flirté de près ou de loin avec  le fascisme. Selon l'historien israélien Zeev Sternhell (1935-2020), "le bouillonnement de la Jeune droite, de l’Ordre nouveau et d’Esprit représente pour les chercheurs un intérêt majeur pour une meilleure connaissance de ces mouvements qui révèlent des sympathies évidentes par rapport à la nébuleuse fasciste. La revue Esprit se fonde dans l’esprit même de révolte contre la démocratie libérale, qui n’est pas seulement une critique des mœurs politiques, mais, plus profondément, un rejet des principes même d’une certaine culture politique"  (Deneken, 2012).   Ainsi, Alexandre Marc, en  1932, "défend la plupart des idées que véhiculent les ennemis du régime de Weimar et reprend à son compte, dans sa radicalité, la critique jugée nécessaire pour que puisse advenir un ordre nouveau"  (op. cité).  Un an plus tard, Esprit ouvre ses pages à un intellectuel national-socialiste, Otto Strasser, et ce dernier "invite les intellectuels français à ne pas avoir peur de ce qui se passe en Allemagne"  (op. cité).  Et que dire de Mounier lui-même, participant au colloque de Rome organisé par l'Institut de culture fasciste et confiant dans les comptes-rendus de cette manifestation :  "Ceux-mêmes qui, dans la délégation française, étaient d’irréductibles adversaires du fascisme, ont dit publiquement la parenté profonde qu’ils ont sentie entre eux et l’élan constructif de ces générations neuves" (E. Mounier, « Esprit au Congrès franco-italien sur la corporation », Esprit, 33, juin 1935).

Ou encore : 

« Il est vrai que le fascisme prétend aussi réaliser une révolution spirituelle. “On ne comprendrait pas le fascisme, écrit Mussolini, dans beaucoup de ses manifestations pratiques, soit comme organisation de parti, soit comme système d'éducation, soit comme discipline si on ne le considérait en fonction de sa conception générale de vie. Cette conception est spiritualiste." Quiconque a visité sans parti pris les pays fascistes, pris contact avec leurs organisations, avec leurs jeunesses, n’a pas manqué d’être frappé en effet de l’authentique élan spirituel qui porte ces hommes violemment arrachés à la décadence bourgeoise, chargés de toute l’ardeur que leur donne d’avoir trouvé une foi et un sens à la vie  (...) À ne juger du niveau spirituel d'un peuple que par l'exaltation qui fait rendre à chaque homme plus que ses forces et le tend violemment au-dessus de la médiocrité, à le mesurer uniquement aux valeurs d'héroïsme, il est certain que les fascismes peuvent revendiquer le mérite d'un réveil spirituel, d'autant plus authentique sans doute qu'on s'éloigne des violences et des intrigues de l'organisme central pour gagner les couches profondes d'un pays qui a repris confiance en soi.  (...) Nous ne reprochons pas au fascisme de négliger ou de nier le spirituel, mais bien de le limiter à une ivresse permanente des ardeurs vitales, et par là, d'éliminer implicitement les valeurs supérieures pour les “ spiritualités ” les plus lourdes et les “ mystiques ” les plus ambiguës  » (E. Mounier, Manifeste..., op. cité).  Etc. etc. 

"De cette doctrine il partage « l’antimatérialisme » qui lui est inhérent, « son dégoût du capitalisme, du libéralisme et du marxisme, le souci éthique et esthétique, sa volonté de réformer le monde en transformant l’individu », autant de thèmes et de combats qui répondent à des aspirations très largement répandues, y compris chez Mounier. « C’est bien de là que découle l’importance du processus d’imprégnation fasciste des années 1930 »" (Deneken, 2012, citations de Zeev Sternhell, « Emmanuel Mounier et la contestation de la démocratie libérale dans la France des années trente », Revue française de science politique, 34e année, 1984/6 : 1153)

"À l’instar de ceux qui soutiendront la révolution nationale de Pétain, voire s’engageront dans la collaboration, Mounier fait sien le thème de la décadence de la France qui mérite un châtiment. Au lendemain de Munich, Mounier n’a pas de mots assez durs pour dénoncer la France indigne de son histoire ; il condamne sans appel « ce pays qui jouait un sursis de réputation sur saint Louis et Vincent de Paul, la chevalerie et les soldats de l’an II, sur les croisades et 48 ». Dès la création d’Esprit, Mounier souhaitait que fût assénée à la France une « blessure salutaire » qui la fît renaître (...)   Sternhell porte le fer plus profond encore lorsqu’il affirme que Mounier était parfaitement au courant du statut des juifs promulgué en octobre 1940, de la nature du régime qui venait de s’installer. Or il sollicite et obtient de Vichy l’autorisation pour Esprit de paraître. « La réaction à la défaite et à l’installation du nouveau régime illustre bien la profondeur du malaise moral, le dégoût de la démocratie et la volonté de changement. Désormais, Mounier va travailler pendant plus d’un an dans le cadre de la révolution nationale ». Encore en février 1941, il dénonce « l’intelligentsia folâtre et décadente », identifie la responsabilité des intellectuels dans la défaite, Gide, Valéry, le conformisme politique, la décomposition de l’âme française"  (Deneken, 2012, citations de Zeev Sternhell, op. cité : 1170,  et Mounier, « Sur l’intelligence en temps de crise », Esprit, n° 97, février 1941, p. 202 , février 1941, p. 202) 

                   

                     

 

 

 

 

                          BIBLIOGRAPHIE 

 

 

 

 

 

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BENETON  Philippe, 1973, Jacques Maritain et l'Action française. In : Revue française de science politique, 23ᵉ année, n°6, 1973. pp. 1202-1238.

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https://lawded.ch/wp-content/uploads/2020/07/Histoire-et-fonction-de-la-propri%C3%A9t%C3%A9-du-capital....pdf

DARD Olivier, 2008,   Le cancer américain : un titre phare de l’antiaméricanisme français de l’entre-deux-guerres In : Américanisations et anti-américanismes comparés, DARD, Olivier (dir.) ; LÜSEBRINK, Hans-Jürgen (dir.), Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion,.   

DENEKEN Michel, 2012, Meurt le personnalisme, revient la personne : la voix d’Emmanuel Mounier, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 31 | 2012,

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MEYER-BISCH Gabriel,  2012, "Maritain, penseur de la démocratie : lecteur fidèle de Thomas d'Aquin ?
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, Dans Le Philosophoire 2012/2 (n° 38), pages 251 à 272.
https://www.cairn.info/revue-le-philosophoire-2012-2-page-251.htm

JACOB Jean, 2000, Le retour de « L'Ordre Nouveau »; Les métamorphoses d'un fédéralisme européen, Collection "Travaux de Sciences Sociales",  Librairie Droz. 

SCHMITT  Maud, 2017,  Le velours côtelé de Léon Bloy,  in  "L’accessoire d’écrivain au XIXe siècle / Le sens du détail",  Actes du colloque jeunes chercheurs, Université Toulouse Jean Jaurès,  11-13 octobre 2017, dir. Lauren Bentolila-fanon, Charlène Huttenberger-Revelli et Marine Le Bail. 

https://serd.hypotheses.org/files/2020/01/8_Schmitt_corrige%CC%81.pdf

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