
L'après-guerre 39/45 : Le visage de la gauche
Etre ou ne pas être... socialiste
Les communistes poussent à cette "unité organique" des partis, une fusion pour une lutte commune qui sera formalisée à la création du Kominform, entre le 22 et le 27 septembre 1947, à Szklarska Poreba, en Pologne (cf. Marcou, 1977). Ce n'est pas le modèle de la constitution soviétique stalinienne de 1936 qui est la référence des constituants communistes, mais plutôt, "le modèle jacobin de 1793-1848, complété par les références à la Commune de Paris" (Martelli, 1984). Cette référence a implicitement une exigence sociale que ne manifeste pas les socialistes. Déjà à la fin de la guerre, en décembre 1944, naît un comité d'entente socialiste-communiste, qui montre rapidement la différence d'exigence politique, démocratique entre les deux partis. Le 2 mars 1945, le comité adopte un manifeste sur les nationalisations du socialiste Jules Moch, critiqué en interne par les communistes : "Moch veut laisser croire que le socialisme peut se faire par réformes sans changer l’État. Non, les nationalisations sont d’ordre démocratique. L’État ne représente en ce moment que les classes dirigeantes." (Vigreux, 2001). Nous verrons ailleurs que le virage socio-démocrate du socialisme, sorte de ventre mou de la gauche, antichambre d'un "capitalisme à visage humain", ne date pas d'hier. Comment qualifier autrement une gauche qui, pour des raisons purement politiciennes, se pose sérieusement la question, avec Vincent Auriol à Rodez, le 10 janvier 1945, d'une alliance avec le MRP, qui n'a pas vraiment de doctrine économique, jugé réactionnaire, voire fasciste ? (Vigreux, 2001).
En très peu de temps, nous sommes passés d'une unité de façade issue des pourparlers de la Résistance pendant la guerre, emprunts d'idéaux de justice sociale, aux manœuvres politiciennes touchant tous les partis, dès la paix revenue, beaucoup plus proche de la réalité dynamique des forces en présence. Nous sommes alors loin, très loin, de la volonté de travailler pour le bien commun, exacerbée par le malheur de la guerre, et qui s'était traduit par le Programme du Conseil National de la Résistance, le 15 mai 1944. Autrement plus uni était l'ensemble de la population, qui déclarait à 70 %, selon les sondages de l'IFOP, "que le gouvernement doit tenir compte des avis du CNR et de l’Assemblée. En avril, 70 % des sondés approuvent la nationalisation des banques (...) L’unanimité du temps de guerre a cependant pris fin : les droites, qui ne rassemblent plus que 10 à 15 % des sièges à l’Assemblée, votent contre ces mesures. C’est notamment le cas des députés Joseph Laniel et André Mutter, anciens membres du CNR, qui fondent en 1946 le Parti républicain de la Liberté." (Andrieu, 2014).
Cette mentalité politicienne, perdant de vue des ambitions quelque peu révolutionnaires, prête à de plus en plus de compromissions, marquera le parti socialiste avec de plus en plus de force dans le temps, nous le verrons. Cette tendance de fond touche même l'ancien président du Conseil du Front populaire, artisan des congés payés et de la semaine des 40 heures, Léon Blum, qui commence d'opérer en plein cœur de la guerre un revirement doctrinal, qui transparaît dans "A l'échelle humaine", publié au Canada en 1943. Blum soulève en fait des questions importantes de conduite politique, plus que jamais d'actualité, pour parvenir à gagner la lutte des classes. Face au capitalisme et à une rigueur (intégrité ?) dogmatique, il oppose le réalisme politique : "la nécessité d'assumer dans la gestion des États capitalistes une responsabilité... Combiner cette participation légale (...) avec la poursuite de l'objectif est un problème qui ne comporte jamais théoriquement de solutions adéquates." (L. Blum, A l'échelle humaine, op. cité). Déjà, en 1905, quittant le journal L'Humanité, il se désole "de voir que la SFIO s’organise autour du marxisme dogmatique et révolutionnaire de Guesde plutôt qu’autour du socialisme humaniste et réformiste de Jaurès…" (Berstein, 2008). Comme beaucoup d'autres, le directeur du journal Populaire (de 1921 à 1950) a été marqué par la barbarie nazie et, en repoussant avec force la tentation totalitaire, sectaire, il lui paraît bon, semble-t-il de miser sur l'intelligence collective, celle de tous les hommes de bonne volonté :
"Le but est de perfectionner l'un par l'autre l'homme et la société, de susciter et d'animer dans l'homme ce qu'il a virtuellement de meilleur pour qu'il fasse de son apport personnel l'élément de la meilleure solution possible. est opportune pour ces grandes tâches." (L. Blum, op. cité). Le flou politique de cette pensée tend à se dissiper
quand l'homme appelle à se rassembler autour d'une unité populaire, en particulier avec les mouvements chrétiens, dans ce qui ne serait plus une "lutte", mais une "action" de classe. On perçoit bien la tentation du polissage sémantique, de la part du leader de la SFIO, en partie pour rendre le socialisme soluble dans d'autres mouvements humanistes et contestant la croyance en la croissance des antagonismes de classe, ce que lui reproche Alexandre-Marie Bracke-Desrousseaux (1861-1955), qui le renvoie à la lecture de Karl Kautsky (La conception matérialiste de l'histoire, 1927).
Contre une lecture sur le fond, Blum oppose une lecture sur la forme : "Vous avez peur de la nouveauté jusque dans les alliances politiques... Il faut aujourd'hui des mots d'ordre plutôt que des convictions..." (L. Blum, Congrès de la SFIO, 1946 (Lafon, 1989). Mais comment ne pas s'interroger aussi sur la ligne la plus dogmatique du parti, avec un Guy Mollet, dont Bracke est un des mentors, qui s'écrie, au congrès socialiste de 1946, toujours, : "Si les classes moyennes se prolétarisent, c'est à elles de venir au socialisme et non au socialisme d'aller à elles..." ? Les critiques touchant à la lutte de classes deviennent pour les socialistes autant d'attachement "au modèle soviétique" et à "la conception stalinienne du marxisme." (Vigreux, 2001). Le succès croissant du PCF, en 1945-1946, éloignent les socialistes de la gauche et la SFIO "se tourne donc de plus en plus vers la droite, elle exclut l’aile gauche Bataille socialiste, ainsi que les jeunes socialistes suspectés de sympathies trotskystes et participe à l’anticommunisme général devenu la base de la vie politique et syndicale du pays à partir de 1947" (Vivens, 2015).
Les socialistes sont enclins à l'accommodement non seulement avec les partis, mais les convictions elles-mêmes. A leur 38e congrès, toujours en août 1946, ils prennent la résolution suivante : "Le Parti socialiste veut libérer les peuples coloniaux de toutes les formes d'oppressions, capitaliste, ou raciale..." Une profession de foi démentie pas les faits. Sur l'Indochine, le Populaire du 9 mars 1946 affirme que le gouvernement de Félix Bouin "apporte aux Indochinois la paix et la liberté", que "La République du Viêt-nam est maintenant officiellement reconnue comme un État libre" pour dire ensuite que le pays fait "partie de la Fédération indochinoise et de l'Union française", accord signé trois jours avant, par lequel la sujétion n'a absolument pas disparue. Cette union française n'a rien à voir avec l'indépendance pure et simple réclamée par les vrais anticolonialistes. Léon Blum parle d'une "vaste fédération de peuples" dont l'avenir est conditionné par le colonisateur lui-même, qui fixe ses règles : "Les bases les plus solides de cette fédération sont le rayonnement et la propagation des principes sur lesquels notre propre démocratie est fondée, la communication de notre culture, le progrès continu apporté à la condition morale et matérielle des peuples. Nous nous efforcerons d'en faire une union intime et durable par la confiance et l'amitié réciproques..." (Journal officiel, 18 décembre 1946, Débats parlementaires, Assemblée nationale, séance du 17 décembre 1946.).
De plus, dans les faits, le problème des colonies intéresse très peu le Comité directeur de la SFIO : "Cette désaffection semble habituelle. D'août 1945 à décembre 1947, le Comité directeur se réunit cent vingt fois. Si l'Union française et ses territoires y sont évoqués, parfois très brièvement, lors de cinquante-deux séances, l'Indochine, elle, n'est citée qu'à seize reprises." (Le Couriard, 1984).
Profitant de cette apathie gouvernementale, le haut commandement militaire prend des initiatives, et l'amiral Thierry d'Argenlieu met beaucoup d'huile sur le feu en dressant, contre le Viêt-minh, une République de Cochinchine autonome. Comme le gouverneur de Langlade, secrétaire général du Comité de l'Indochine, il est connu pour ses conceptions impérialistes. Et si le congrès socialiste de 1947, plus critique, "propose aux peuples d'outre-mer de marcher « en liaison avec toutes les forces du socialisme international, vers leur émancipation, leur réelle et leur liberté »", la motion "ne reflète les réflexions que d'une minorité de militants." et "malgré sa gravité, le problème doit rester lointain et le degré de mobilisation dans la S.F.I.O. est à l'image du degré de sensibilisation dans le pays." (Le Couriard, 1984). Loin de s'en tenir à l'indépendance pure et simple, avec l'unité des « trois Ky » ("pays") : Tonkin, Annam, Cochinchine, Moutet veut disqualifier Hô Chi Minh, au profit de l'ancien empereur Bao Dai, Guy Mollet et Jean Rous voudraient que le parti se prononce sur la question, Mayer ne veut pas gêner le gouvernement, et Blum déclare : "Oui, l'on doit traiter de peuple à peuple et non de vainqueur à vaincu... Oui, l'on doit traiter avec les représentants authentiques et qualifiés du peuple vietnamien quels qu'ils soient, sans aucune exclusive politique ou personnelle." (Le Populaire, 6 août 1947, editorial de Léon Blum.). Au congrès de 1947, toujours, certains socialistes, comme Jean Rous ou Yves Dechezelles, auront matière à refuser d'approuver le rapport moral devant une si grande latitude à considérer la colonisation : "Devant un Conseil national nous avons eu le spectacle d'un ministre de la France d'outre-mer qui était démenti par le président du Conseil lorsque M. Moutet a déclaré par exemple qu'aucune condition militaire n'avait été posée au Viêt-nam et que par la suite Ramadier a dit qu'en réalité, pour que les négociations puissent commencer, on avait exigé que les armées vietnamiennes remettent toutes leurs armes et que le territoire entier du Viêt-nam soit occupé... »" Paul Ramadier rejette le projet algérien soutenu par Ferhat Abbas, qui faisait de l'Algérie un territoire d'Outre-Mer (qui n'est même pas un statut d'indépendance), et soutient les projets d'Union française de Marius Moutet et d'Alexandre Varenne, où, comme au Vietnam, la France a bien sûr le beau rôle. A Madagascar, Ramadier se lave les mains et laisse se produire le pire :
"Conseillé par l’administration locale soumise aux grands colons et par les militaires revanchards, le gouvernement s’en remet sur le terrain au corps expéditionnaire qui mène une répression « exemplaire » : 89 000 morts, tortures, guerre psychologique. (...) Le ministre Marius Moutet et les hauts-commissaires à ses ordres s’emploieront à désarmer l’ardeur des colons regroupés dans la Ligue des intérêts franco-malgaches, mais un lourd silence s’étend sur les exactions. Ramadier semble réduire la révolte à une simple querelle clanique puisqu’il déclare : « Les descendants des anciens conquérants, les Hova, caste aristocratique et riche, sont à l’origine des troubles ». Cette vision réductrice et piètrement colonialiste est-elle sincère ou de circonstance ? On peut estimer que ces événements préfigurent ceux d’Algérie, la répression a maté la révolte, mais a coupé les élites progressistes de la métropole, a figé toute perspective d’évolution et montre que Paris est soumis aux appréciations des colons et des militaires faute d’avoir une politique coloniale bien définie. Le même scénario se reproduira d’un bout à l’autre de l’empire." (Fonvieille-Vojtovic, 1993).
Nous avons vu qu'il y a des socialistes qui s'indignent d'une telle situation. Dechezelles se démet de son poste de secrétaire général adjoint le 12 juin 1947, accusant dans sa lettre de démission le "fossé... devenu si profond... qui sépare la politique effective pratiquée par la majorité des représentants du parti sur le plan gouvernemental et parlementaire et l’orientation générale fixée par le congrès national du mois d’août 1946..." Rappelons, entre autres exemples, que cet avocat avait défendu des militants poursuivis pour s'être opposés à la guerre du Vietnam, ou encore le président du MTLD algérien (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), Messali Hadj, Son ami Maurice Pivert, quant à lui, crée (juillet 1947) et dirige la Revue Correspondance socialiste [CS, puis Correspondance socialiste internationale (CSI), août 1950], y publie très régulièrement ses critiques contre toutes les occupations coloniales françaises : guerre d'Indochine, exactions contre les maghrébins en Afrique du Nord, répression contre les révoltes malgaches, en même temps qu'il dénonce les crimes commis au nom du communisme. Ce n'est pas un hasard si ces deux socialistes ont à des degrés divers des sympathies, communistes, en particulier trotskistes, avec lesquels (et d'autres, syndicalistes en particulier) ils œuvreront autour du journal La Commune (Dictionnaire bibliographique Le Maitron, Mouvement ouvrier/Mouvement social, "Dechezelles Yves, par Gilles Morin, https://maitron.fr/spip.php?article21738).
A l'inverse du socialisme, cela fait longtemps déjà que les communistes affichent des convictions très anticoloniales, que le Kominterm, dès 1919, réclamaient des partis qui souhaitaient se joindre à lui (Marangé, 2016)). Loin de là, se tient Charles de Gaulle, il suffit d'écouter son discours prononcé à Brazzaville, capitale de l'AEF (Afrique Équatoriale Française), le 30 janvier 1944 : "Depuis un demi-siècle, à l'appel d'une vocation civilisatrice vieille de beaucoup de centaines d'années, sous l'impulsion des gouvernements de la République et sous la conduite d'hommes tels que : Gallieni, Brazza, Dodds, Joffre, Binger, Marchand, Gentil, Foureau, Lamy, Borgnis-Desbordes, Archinard, Lyautey, Gouraud, Mangin, Largeau, les Français ont pénétré, pacifié, ouvert au monde, une grande partie de cette Afrique noire (...) Ce qui a été fait par nous pour le développement des richesses et pour le bien des hommes, à mesure de cette marche en avant, il n'est, pour le discerner, que de parcourir nos territoires et, pour le reconnaître, que d'avoir du coeur. (...) Au moment où commençait la présente guerre mondiale, apparaissait déjà la nécessité d'établir sur des bases nouvelles les conditions de la mise en valeur de notre Afrique, du progrès humain de ses habitants et de l'exercice de la souveraineté française." On ne peut pas être plus clair. On est très loin du mythe de l'homme qui aurait entamé le processus de décolonisation.
Nous n'entrerons pas ici, dans toute la dynamique de cette dernière, mais on voit à quel point l'idée de socialisme, ici, n'est pas adossée pour beaucoup de membres du parti à des convictions fermes sur la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais mâtinée de beaucoup d'autres, politiciennes, idéologiques et de mentalités archaïques, tiédeur intellectuelle qui entraînent des conséquences catastrophiques dans les pays colonisés par la France pendant le mandat d'un pouvoir "socialiste".
Le club des cinq (1 )
La sécurité sociale
21 octobre 1945 : le PCF sort vainqueur des élections à l'Assemblée Constituante. Ambroise Croizat (1901-1951), ministre du travail (novembre 1945 - janvier 1946) n'est pas pour autant prêt à augmenter le revenu des ouvriers et affirme qu'il "ne saurait être question d’un relèvement général des salaires." (A. Croizat, AEF [Archives Economiques et Financières], 5 A 15, « procès-verbal des réunions des secrétaires généraux », p.-v. de la réunion du 19 janvier 1946). Le socialiste André Philip, ministre des Finances et de l'Economie Nationale dans le gouvernement Gouin, est sur la même longueur d'ondes et rejette la majoration des salaires pour tempérer les progrès de l'inflation. Dans l'ensemble, "les communistes n’apparaissent pas alors comme les plus soucieux d’accroître systématiquement le secteur nationalisé et pas davantage 1’« économie dirigée ». Alors que François Billoux est ministre de l’Économie nationale, les articles 42 et 43 de la loi de Finances (du 31 décembre 1945) abrogent la loi du 3 septembre 1939 et rétablissent la liberté de création de fonds de commerce. De multiples fonds sont d’ailleurs créés dans les semaines qui suivent, ce qui entraîne les réserves de plusieurs secrétaires généraux aux Affaires économiques, gardiens de l’héritage dirigiste." (Margairaz, 1991). Etonnant communiste que Billoux, qui prône d'un côté des nationalisations pour mobiliser du crédit et de l'autre, le libéralisme : "La nationalisation des Banques doit permettre la mobilisation du crédit en vue du plan. La nationalisation de l’électricité viendra ensuite. Mais, en même temps que certains secteurs de l’Économie passent étroitement aux mains de l’État, il convient de rendre une plus grande liberté aux autres secteurs." (F. Billoux, AEF, 5 A 15, op. cité, procès-verbal de la réunion du 1er décembre 1945).
10 novembre 1946 : les communistes frôlent la barre des 30 % aux élections législatives. Forts de leur succès, ce ne sont plus deux, mais cinq ministres communistes qui entrent dans le deuxième gouvernement de Gaulle.. Croizat, en tant que ministre du Travail et de la Sécurité Sociale participe à son tour à la mise en place du projet de Sécurité Sociale. L'institution n'est cependant pas radicalement nouvelle, elle est le fruit d'une longue histoire, et, comme certains historiens l'ont rappelé, le ministre communiste n'est pas, comme la tradition communiste a voulu le faire croire, le "père de la Sécu" (Journal Libération, 7 novembre 2016,
"le plan de Sécurité sociale est une réforme d’une trop grande ampleur, d’une trop grande importance pour la population de notre pays pour que quiconque puisse en réclamer la paternité exclusive…" (Ambroise Croizat ministre du travail et de la Sécurité sociale ; séance du 8 août 1946, application de la loi de Sécurité sociale).
On ne remontera pas à la Révolution Française, qui avec la loi Le Chapelier (abrogée seulement en 1884), mit fin aux associations ouvrières, au sein desquelles les corporations avaient mis en place un certain nombre de protections pour leurs travailleurs : ce sont elles qui représentent les premières formes de protection sociale. Si les sociétés mutualistes, qui concernent 250.000 personnes en 1848, font un peu office de syndicat, tout en gérant obsèques, maladies, et, à la marge, les premières retraites, Napoléon III y mettra bon ordre : "En 1852, Napoléon III réorganise la mutualité en créant de toutes pièces une « mutualité approuvée », tout ce qu’il y avait en elle de présyndical : les sociétés mutualistes sont organisées sur la base géographique de la commune et non plus par métier ou par profession." (Dreyfus, 2019). La loi du 8 avril 1898, quant à elle, assurera la protection des salariés de l'industrie contre les accidents du travail, bien après la proposition du député Martin Nadaud, ouvrier maçon de la Creuse, qui lui même avait souffert d'un certain nombre d'accidents de travail.
En Allemagne, Bismarck mettra en place entre 1883 et 1888 un système d'assurance sociale prenant en charge les maladies, les retraites et les accidents de travail. En 1914, ce sont quinze millions de personnes qui en bénéficieront. Comme ailleurs en Europe, c'est en grande partie sur des réflexions stratégiques que se fondent les politiques sociales menées par les élites :
"À la suite de sa victoire face à la France, l'Allemagne, enrichie par les réparations de guerre qu'elle reçoit, vit un boom économique qui prend brusquement fin lors du krach boursier de 1873. Ses conséquences sont tout autant économiques que politiques et la croissance du parti social-démocrate inquiète le conservateur Bismarck, proche des néo-absolutistes. Il voit dans cette percée et dans les microsystèmes d'assurances sociales déjà en place, des espaces de mobilisation de classes, notamment celle ouvrière, et un terreau pour l'électorat socialiste. Sa stratégie est alors que l'État conservateur, qu'il représente, mette lui-même en place ce qu'il redoute et en contrôle la forme et les limites (Esping-Andersen, 1999 : 38-39). Alors, en 1878, l'Empire allemand adopte une série de textes législatifs visant à interdire les organisations socialistes et sociales-démocrates, ironiquement nommée "sozialistengesetz" (littéralement : "lois socialistes"). En 1881, Bismarck annonce son plan politique qu'il exécute dans la foulée : organisation de l'assurance maladie en 1883, assurance sur les accidents du travail en 1884, l'assurance invalidité-vieillesse en 1889. Le système bismarckien présente un certain nombre de caractéristiques : la contribution et l'affiliation au système sont rendues obligatoires ; le financement est partagé entre "employeurs et assurés" (sic) complété par une subvention étatique ; les différentes assurances précitées sont organisées en autant de branches distinctes." (Le Gauyer, 2020).
Ce système sera vite copié dans toute l'Europe, sauf... en France. Mais en 1910, un jalon important est posé, par la loi des ROP (Retraites ouvrières et paysannes), qui introduit une assurance vieillesse à 65 ans pour les salariés les plus modestes. Malheureusement, peu en profitaient à cause de l'espérance de vie à cette époque, d'environ 63 ans. C'est déjà un système de répartition, où les cotisations sociales de tous financent l'ensemble des pensions de retraites. Les ROP sont critiquées de toute part. L'Eglise prétend qu'elles encourageront la paresse, les patrons que leur trop lourde charge menaceront l'économie française ; les paysans s'en méfieront parce qu'elles sont une initiative de l'Etat, les mutualistes la dénoncent pour son caractère obligatoire, et la CGT pour son caractère réformiste (Dreyfus, 2019). Elles ne concernent ni les cadres, ni les travailleurs indépendants.
Notons qu'après la première guerre mondiale, l'Alsace et la Moselle réintègrent le giron français mais conservent leur sécurité sociale d'origine allemande, ce qui donnera du grain à moudre à tous ceux qui réfléchissent en France au sujet de la protection sociale. En avril 1919, est fondée l’OIT, l'Organisation Internationale du Travail, dont le préambule est un engagement clair pour l'amélioration de la vie des travailleurs :
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Attendu qu’une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale;
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Attendu qu’il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l’injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger; et attendu qu’il est urgent d’améliorer ces conditions;
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Attendu aussi que la non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays."
Suivront différentes législations en 1928, 1930 et 1932, qui aboutiront à la création d'une assurance vieillesse, une assurance maladie, une autre contre les risques d’invalidité, mais aussi les allocations familiales : on voit bien là que, la construction de la protection sociale n'a pas été le seul fait des partis traditionnellement proches des travailleurs. Mais à la différence des partis de gauche, ceux de droite bataillent longtemps avant de céder des avantages aux travailleurs, et presque toujours sur des domaines où l'intérêt des patrons est aussi en jeu. En effet, dès la fin du XIXe siècle, nous le verrons, les patrons avaient pris davantage conscience que ce n'est pas dans leur intérêt de faire travailler des gens trop affaiblis, trop diminués, et vivant dans des conditions qui altèrent de manière durable leur santé.
Ambroise Croizat n'est pas encore en place quand Alexandre Parodi confie au directeur général des assurances sociales du ministère du Travail, Pierre Laroque, en octobre 1944, la réforme de la législation des assurances sociales. Pour Laroque, révoqué en 1940 par Vichy à cause de ses origines juives, c'est avant tout la dignité qui est au coeur du problème : "La priorité absolue à reconnaître au droit à la dignité fournit un élément essentiel à l’orientation des politiques sociales". Pour Laroque, la Sécurité Sociale "répond à la préoccupation de débarrasser les travailleurs de l’incertitude du lendemain, de cette incertitude constante qui crée chez eux un sentiment d’infériorité et qui est la base réelle et profonde de la distinction des classes entre les possédants sûrs d’eux-mêmes et de leur avenir et les travailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère" (Pierre Laroque, Droits de l’homme, service social et politique sociale, dans Droit social n° 12, 1968).
En 1933, déjà, le juriste considérait que l'Etat devait prendre une part importante dans la solidarité sociale, défendant un moment le corporatisme, instrument de solidarité sociale de lutte pour les droits ouvriers. Il reconnaîtra même que le régime corporatiste de l'Italie fasciste avait obtenu des résultats remarquables (Jabbari, 2015) :
« La corporation ne serait pas comme dans l’Italie fasciste un organisme fonctionnant sous le contrôle étroit de l’État, mais un amalgame de tous les groupements syndicaux, patronaux et ouvriers, se rattachant à une branche d’activité, amalgame grâce auquel la profession serait organisée sous la direction des intéressés eux-mêmes, tant en ce qui concerne l’aménagement de la production que des relations du travail. Formule évitant les inconvénients du libéralisme, puisqu’elle soumettrait employeurs et salariés à une discipline collective ; formule évitant aussi les inconvénients de l’étatisme, puisque les décisions seraient prises par les intéressés eux-mêmes, représentés par leurs groupements libres et non par des autorités d’État qui devraient seulement apporter leur appui à l’exécution des décisions de la corporation."
Pierre Laroque, conférence du 13 avril 1935
Laroque ne cache pas qu'il s'inspire des systèmes de protection sociale préexistants, celui de Bismarck, celui de l'Anglais William Beveridge (1879-1963) : "La formule que nous entendons appliquer en France est intermédiaire entre ces deux formules", pour se rapprocher de la formule américaine.
"un système beveridgien couvre l'ensemble de la population ; il délivre des prestations universelles ou soumises à conditions de ressources (means tested), le plus souvent forfaitaires (flat rate) ; le système est financé principalement par l'impôt ; enfin le système de politique sociale (social policy) est une partie intégrante de Etat gérée par le gouvernement et les fonctionnaires"
Le 14 août 1935, le président Franklin Delano Roosevelt faisait voter le Social Security Act, première fois qu'était utilisé le terme de "sécurité sociale" :
"La loi fédérale adoptée en août 1935 consiste en une subvention accordée aux États pour les inciter à organiser des systèmes d'assurance chômage. Le concept "Welfare State" naît aussi dans ce contexte. Il se traduit par un système d'assistance aux vieillards, une aide aux familles (avec enfant, sans revenu et aux aveugles dans le besoin). L'idée de couvrir les risques sociaux se développe, comme au Canada dans le rapport Marsh."
(Le Gauyer, 2020).
sécurité sociale : "La sécurité sociale se distingue des assurances sociales tant par son esprit que pas ses dispositifs, puisqu'elle entend couvrir tous les risques sociaux et toute la population. D'un point de vue technique, comme l'organisation repose sur la redistribution des revenus nationaux, la distinction entre assurance sociale et assistance sociale tend à s'effacer. C'est-à-dire que c'est l'État qui gère la redistribution au niveau national des revenus principalement perçus par l'impôt. Ce système, dit "par répartition" implique l'instantanéité entre la contribution et la rétribution. Il se distingue du système "par capitalisation" qui fait référence à une épargne individuelle en vue de couvrir des besoins à venir." (Le Gauyer, 2020).
Ambroise Croizat aurait eu du mal à imposer les vues conformes aux idéaux du CNR, qui réclamaient une sécurité sociale universelle "pour tous les citoyens". En effet, quand il devient ministre, le 21 novembre 1945, Laroque a déjà fait promulguer la loi du 4 octobre 1945, qui institue "une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature, susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent." N'oublions pas, en passant, que les femmes étaient forcément les perdantes d'un tel système. Encore nombreuses à ne pas travailler, elles n'ont souvent pas de droits sociaux proprement dits mais sont en général des ayants-droits de leurs maris :
"Le « modèle » français est pourtant le fruit d’une histoire plutôt hostile au travail des femmes et fortement imprégné de natalisme. Ainsi, le décret-loi du 12 novembre 1938 crée les allocations familiales progressives selon le nombre d’enfants, et la prime pour la mère au foyer. Avec l’ordonnance de 1945 qui créé la Sécurité sociale, le système se construit autour du travailleur et de sa famille (épouse et enfants sont des ayants droits) et promeut la famille nombreuse (allocations universelles à partir du deuxième enfant, quotient familial qui module les impôts en fonction du nombre d’enfants à charge). Dans les premiers temps de la politique familiale, maternité et participation au marché du travail sont perçus comme incompatibles. La prime pour la mère au foyer est remplacée dès 1941 par l’Allocation de salaire unique (ASU). Plutôt qu’un salaire familial, cette allocation instaurée en 1938, reprise dans le Code de la famille en 1946, reste emblématique du double ancrage familialiste et nataliste du système français (Letablier et Dauphin, 2016). Dans les années 1950, cette allocation pour deux enfants équivaut au salaire d’une ouvrière, favorisant ainsi le retrait des mères du marché du travail (Martin, 1998)."
Sandrine Dauphin, "La politique familiale et l’égalité femmes-hommes : les ambiguïtés du « libre choix » en matière de conciliation vie familiale et vie professionnelle", in "Dossier égalité femmes-hommes", Regards / protection sociale : Revue bi-annuelle publiée par l’École Nationale Supérieure de Sécurité SocialeN° 50, décembre 2016.
Par ailleurs les régimes professionnels, qui ont combattu depuis longtemps pour avoir des droits spécifiques, refuseront de rejoindre le régime général et deviendront (en théorie provisoirement), des régimes spéciaux. En 1670, déjà, Colbert octroyait une retraite spéciale pour les marins de guerre. En 1698, un régime spécial était octroyé aux employés de l'Opéra de Paris, aux employés des fermes générales en 1768, aux fonctionnaires en 1790, à la Banque de France et la Comédie Française en 1806, etc. (Cahiers de réflexion / Les Utopiques, "Pour une protection sociale du XXIe siècle", numéro 12, hiver 2019/2020 éditions Syllepse et Union syndicale Solidaires).
Les particularismes seront donc une épine dans le pied d'un système qui se voulait universel : "En 1945, le RGSS [Régime Général de la Sécurité Sociale, NDA] se fait finalement sans les Travailleur·se·s non salarié·e·s. Par une loi adoptée en janvier 1948, trois premiers régimes spéciaux sont créés en fonction du groupe professionnel : les professions artisanales, les professions industrielles et commerciales et les professions libérales." (Le Gauyer, 2020). Par ailleurs, "sous la pression des chrétiens démocrates du MRP, les prestations familiales seront, là aussi, à titre provisoire, gérées à part par des caisses particulières. Enfin, le risque de perte d’emploi, qui était partie intégrante du projet du CNR, est sorti du champ de la sécurité sociale et il faudra attendre décembre 1958 et l’accord interprofessionnel créant l’UNEDIC pour qu’une assurance-chômage soit instituée." (Cahiers de réflexion, op. cité).
Le Club des Cinq ( 2 )
Être ou ne pas être...communiste
Depuis les années 1930, et jusqu'aujourd'hui, c'est l'éternel dilemme du côté communiste : Doit-on être un parti de lutte ou un parti de gouvernement ? En 1945, Thorez avait choisi : "Hier, nous étions les meilleurs dans le combat […], aujourd’hui nous devons être les meilleurs à l’armée, à l’usine, aux champs, à l’école, aux laboratoires, partout, je dirai dans le gouvernement. En pratiquant une large politique d’unité, une politique sage, en ayant conscience de notre responsabilité devant le peuple, en permettant le rassemblement autour de nous et avec nous." (Maurice Thorez, Comité central du PCF des 21, 22 et 23 janvier 1945, Ivry-sur-Seine. Discours publié sous le titre « S’unir, combattre, travailler », Archives départementale de la Seine-Saint-Denis, cote 261 J 2/3). Sans condamner expressément la politique de Staline, Thorez évoquera plus tard "pour la marche au socialisme d’autres chemins que celui suivi par les communistes russes. De toute façon, le chemin est nécessairement différent pour chaque pays." (M. Thorez, interview au Times, 18 novembre 1946), tout en précisant qu'il était évident pour le parti communiste de s'en tenir "strictement au programme démocratique qui lui a valu la confiance des masses populaires." Mieux encore : "Nous avons répété expressément au cours de notre campagne électorale que nous ne demandions pas au peuple le mandat d’appliquer un programme strictement communiste, c’est-à-dire reposant sur une transformation radicale du régime actuel de la propriété et des rapports de production qui en découlent. Nous avons préconisé un programme démocratique et de reconstruction nationale, acceptable pour tous les républicains, comportant les nationalisations, mais aussi le soutien des moyennes et petites entreprises industrielles et artisanales et la défense de la propriété paysanne contre les trusts." (Thorez, op. cité).
Simple électricien, Marcel Paul (1900-1982) devient ministre de la Production industrielle et met progressivement en place les nationalisations du chemin de fer, de la banque, des charbonnages, mais surtout, celles bien plus lourdes et complexes du gaz et de l'électricité au travers d'EDF-GDF, (loi du 8 avril 1946), promises par le CNR, ce qui n'est pas rien, car non seulement les "valeurs d’électricité cotées représentent en effet à peu près 20 % de la capitalisation boursière d’avant-guerre à Paris" et en conséquence "les petits actionnaires concernés sont plus de 1,4 million et que des intérêts puissants et bien représentés au Parlement – électrochimie, électrométallurgie, banques… – sont en jeu." (Vuillermot, 2003). Les indemnisations, quant à elles, se passent dans un cadre très libéral, où chaque acteur privé négocie d'arrache-pied pour obtenir le maximum de la transaction, sans compter des indemnisations supplémentaires de 1 % des recettes annuelles du nouveau groupe public, une quote-part équivalente étant réservée aux salariés de ce dernier pour leurs œuvres sociales. On introduit les nouveaux titres "en Bourse en janvier 1950 à un cours de 6500 francs, très inférieur au nominal et les spécialistes financiers encouragent à l’investissement dans cette valeur qui leur paraît très largement sous-estimée."(Vuillermot, 2003).
Dans la foulée, les ministres communistes remettent donc en cause les cadres de l"économie dirigée : suppression par Billoux des secrétaires généraux aux Affaires économiques, "suppression de l’échelon administratif régional, opérée par Maurice Thorez, vice-président du Conseil, et déplorée par Michel Debré dans ses Mémoires (...) Parallèlement, Marcel Paul supprime, par la loi du 26 avril 1946, les Offices professionnels et les services héritiers de l’OCRPI. La répartition des grandes matières premières est encore décidée en CEI sur proposition de la Production industrielle et de l’Économie nationale. La sous-répartition est désormais confiée aux syndicats patronaux, qui se reconstituent au même moment (Margairaz, 1991). Devant le Comité Central, le député communiste Jacques Duclos justifiera ces mesures par la volonté de "mettre un terme à toute la bureaucratie parasitaire, qui est incapable de remplir correctement cette fonction de répartition des matières premières." (J. Duclos, IRM [Institut de Recherches Marxistes], compte-rendu sténographique de la séance du 21 avril 1946 du comité central du PC à Gentilly). André Philip reconnaîtra l'erreur des socialistes d'avoir suivi les communistes, avec Marcel Paul, qui en a "résulté que l’Etat n’a pas en mains le contrôle des répartitions qui est passé aux organisations patronales. Le dirigisme reste la seule solution au problème." (A. Philip, compte-rendu sténographique des Comités directeurs de la SFIO, procès-verbal de la séance du 3 décembre 1946, OURS [Office Universitaire de Recherche Socialiste]). C'est ainsi que les communistes avaient choisi l'option Jean Monnet contre l'option PMF (Pierre Mendès-France), entraînant tout ce qui a attaché "le redressement" de la France et la construction européenne à la remorque des Etats-Unis.
Les socialistes vent debout contre l'idée d'une économie dirigée, les communistes mâtinant partout leurs mesures de libéralisme : On voit là que les détails de l'histoire nous éloignent des mythes politiques des uns et des autres, des dithyrambes écrits sur leurs héros respectifs.
Au mois de juin 1946, Marcel Paul parvient à signer un décret qui prévoit la création du Conseil Central des Œuvres Sociales (CCOS), exclusivement géré par les représentants du personnel, dont il sera président au début de l'année 1947. Se réalise alors ce syndicat à bases multiples cher au secrétaire de la CGT (1945-1967), le communiste Benoît Frachon (1893-1975), qui propose aux ouvriers des formations, des services de santé ou de culture et qui défend "un meilleur ravitaillement et des salaires suffisants pour obtenir un renforcement de la capacité de production" (Girault, 2005).
Il faut dire, en passant, que les électriciens de Paris avaient été parmi les premiers à connaître les congés payés (10 jours par an), en 1905, après s'être mis en grève deux semaines durant avec le Syndicat des Travailleurs des Industries Electriques, d'Emile Pataud. Le ravitaillement était encore en vigueur et Marcel Paul veilla à celui des objets du quotidien, en particulier les fameuses casseroles "Marcel Paul", qui bénéficiaient de subventions de l'Etat et qui devaient avoir leur prix gravé sur chaque objet. Par ailleurs, le ministre initie la création d'un organisme public qui aura le monopole de la fabrication de la pénicilline, ce premier antibiotique dont la découverte ne revient pas du tout au seul Alexandre Fleming, comme on le dit trop souvent, mais à de nombreux chercheurs anglo-saxons entre les années 1920 et 1940 (Qui a découvert la pénicilline? | Agence Science-Presse (sciencepresse.qc.ca)). On ne parlera pas ici des affaires de corruption, en particulier les affaires de détournement de farine ou sucre du ravitaillement général, ou encore les distributions massives et illégales de bons de distribution de textile, par le PDG du Bon Marché, mais aussi d'autres enseignes comme Les Galeries Lafayette, les Galeries Barbès, le Printemps ou la Samaritaine. C'est le capitaine Millant, sous-directeur des textiles et cuir dans le ministère de Marcel Paul, qui était le principal fraudeur et qui a été condamné à un an de prison pour trafic d'influence et corruption, non sans avoir essayé de prétendre avoir agi sur ordre du ministre (Histoire secrète de la corruption sous la Ve République, de Yvonnick Denoël, et Jean Garrigues, Editions du Nouveau Monde, 2014).
C'est encore à Marcel Paul, mais aussi à Auguste Lecoeur, sous-secrétaire d’Etat au charbon des gouvernements Félix Gouin et Georges Bidault, que l'on doit, en juin 1946, l'amélioration très significative des conditions de vie dans les bassins houillers, avec le Statut du mineur :
"Celui-ci fixe la composition du personnel, édicte les conditions de titularisation, d’embauche, de licenciement, réglemente la durée de travail, favorise l’apprentissage des jeunes et la formation professionnelle ; il indexe les salaires sur ceux de la métallurgie parisienne, reconnaît la silicose comme maladie professionnelle, ouvre des maisons de santé et de repos, accorde un régime particulier de Sécurité Sociale, de retraites et de congés payés et de primes ; il renforce le pouvoir syndical et offre de nombreux avantages en nature, notamment pour le logement et le charbon de chauffage." (Courtois et Lazar, 1995).
A Charles Tillon revient l'important ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme (MRU). S'il revient à Vichy l'initiative de la première loi de reconstruction, en octobre 1940, Pétain avait réservé "une place de choix aux «bâtiments et travaux publics» dans la nouvelle organisation économique" (Voldman, 1984), et Le Corbusier, répondant à l'historien d'art Louis Gillet, affirme avec son mépris habituel qu'il était déjà prêt non seulement à "collaborer au nettoyage et à la purification" de la rive gauche, mais aussi à raser, sur l'autre rive, "d'immenses quartiers d'habitation sans histoire et sans âme." (Le Corbusier, Le Petit Journal, 31 janvier 1942). Les fonctionnaires ont des attentes de modernité (habitations confortables, fonctionnelles, planifications d'aménagement, etc.), en droite ligne des Congrès internationaux d'architecture moderne (CIAM), mais la pénurie est si importante qu'elle pousse les ministres à délivrer rapidement des résultats, au prix d'une vision à court terme, voire au jour le jour, avec des réalisations à la va-vite, en série (Voldman, 1984). A l'inverse, pour Charles Tillon, c'est le logement qui sera la priorité. Maire d'Aubervilliers, il avait chargé la municipalité de produire le film d'Elie Lotar et de Jacques Prévert, Aubervilliers, (documentaire en noir et blanc, 34 mn, 1946), qui dénonçait avec vigueur les conditions de logement indignes des habitants : voir : Les "Trente Glorieuses" ? Le bonheur pour tous ?
François Billoux (1903-1978), antifasciste, antimilitariste, qui avait été déporté à Alger par le régime de Vichy, a d'abord été le ministre communiste de la Santé Publique en 1944 et rétablit en 1945 l'Ordre des médecins, créé en 1940 par le gouvernement de Vichy et dissous en 1944. Il fut un des signataires de l'ordonnance instituant la Sécurité Sociale, mais surtout, il travaille au système de Protection Maternelle Infantile (PMI), créé par ordonnance du 2 novembre 1945. Mais, là encore, "des mesures de protection sanitaire et sociale des mères et des enfants de moins de six ans avaient déjà été prises quelques années auparavant par la loi du 16 décembre 1942 relative à la protection de la maternité et de la première enfance." (Lampérière, 2019) : cf. TRAVAIL FAMILLE PROFIT [ 2 ], 1940-1945.
Billoux devient ensuite ministre de l'Economie Natonale en novembre 1945, et pendant son mandat, "les articles 42 et 43 de la loi de Finances (du 31 décembre 1945) abrogent la loi du 3 septembre 1939 et rétablissent la liberté de création de fonds de commerce. De multiples fonds sont d’ailleurs créés dans les semaines qui suivent, ce qui entraîne les réserves de plusieurs secrétaires généraux aux Affaires économiques, gardiens de l’héritage dirigiste."

Billoux, devenu ministre de la Reconstruction à son tour (janvier 1946 - janvier 1947), avait cédé aux sirènes capitalistes, réclamant la priorité à l'industrie, la satisfaction des propriétaires avant celle de la population, comme un meilleur logement, tombant sur le sujet d'accord avec le libéral Jean Monnet :
"Les mal-logés attendront. La planification joue d'ailleurs un rôle relatif dans cette France d'après-guerre qui se tourne vers les Etats-Unis, et dont les responsables politiques vont assez vite préféré le libéralisme au socialisme." (Xavier de Jarcy, Les abandonnés, Histoire des « cités de banlieue ». Paris : Albin Michel, 2019).
"François Billoux, ministre communiste de la Reconstruction et de l'urbanisme de 1945 à 1947, se trouva d'accord avec lui pour remettre à plus tard la construction de logements à bon marché et mettre en œuvre d'abord le coûteux programme de remboursement des dommages de guerre dont devaient profiter les propriétaires. De 1945 à 1947 , la politique communiste est claire : l'augmentation de la production et de la productivité doit passer avant la satisfaction des revendications des masses laborieuses. Une formule résume leur position : « Produire d'abord, revendiquer ensuite ». Ils allaient même plus loin dans leur souci de se concilier la petite bourgeoisie, comme le prouve l'attitude de Billoux, et ils évitèrent de se désolidariser de la politique du gouvernement qui voulait dédommager substantiellement ceux dont les biens mobiliers et immobiliers avaient été détruits pendant la guerre. Dans ces conditions, on comprend que Monnet ait regretté leur départ du gouvernement en mai 1947" (Wall, 1991).
« la mythologie du mineur »
« Le charbon est à la base de la première révolution industrielle, certains historiens pensent même qu’il a permis dans celle-ci la primauté de l’Angleterre , mais il a aussi induit des conséquences sociales et politiques majeures. Il a en effet généré une classe ouvrière spécifique, unie dans ses conditions très dures de travail, qui s’est rapidement organisée et devenue un élément important de démocratisation de la société par la création d’associations, de syndicats, l’exigence et l’obtention de réformes sociales et démocratiques. Les mineurs ont donc joué un grand rôle sur le plan social et politique, en menant de grandes luttes , grâce aussi à leur maîtrise de la production de la principale source d’énergie de la première moitié du XXème siècle, le charbon (comme les cheminots et les dockers qui, eux, en contrôlaient le transport). Cette position de force leur a permis d’obtenir progressivement des acquis sociaux, mais aussi démocratiques, dont a bénéficié l’ensemble de la société. » (Vivens, 2015)
La production de charbon était primordiale au vu des dirigeants de tout bord, au sortir de la deuxième guerre mondiale, 1939-1945, pour le redressement et la modernisation du pays. Tous les acteurs politiques et économiques, Parti communiste (PC) et CGT en tête, commencent de travailler de concert, dès 1944, à une intense propagande à l'adresse des travailleurs des mines, pour leur faire accepter de payer le prix (très) fort du redressement du pays, avec un atout de taille, la nationalisation des Houillères, censée fédérer tous les mineurs autour de "la bataille du charbon". qui ne serait qu'un épisode de plus de la guerre pour la Libération :
"Au-delà des antagonismes politiques, la convergence est à peu près totale entre le programme du CNR qui porte la marque du PCF et le plan Monnet d’inspiration anglo-américaine. Tous deux concluent à la nécessité de moderniser et de rééquiper rapidement l’industrie dans un environnement où la marchandise est appelée plus que jamais à être une « monnaie » sur le marché mondial. Au-delà des antagonismes politiques, la convergence est à peu près totale entre le programme du CNR qui porte la marque du PCF et le plan Monnet d’inspiration anglo-américaine. Tous deux concluent à la nécessité de moderniser et de rééquiper rapidement l’industrie dans un environnement où la marchandise est appelée plus que jamais à être une « monnaie » sur le marché mondial." (Mattéi, 1986).
Le 17 septembre 1945, à Lens, le ministre de la Production Industrielle, Robert Lacoste, reconnaît que l'effort intense des mineurs a permis d'atteindre 140.000 tonnes par jour d'extraction de charbon, et donc, de dépasser l'objectif affiché de 100. 000 tonnes, mais il leur demandent "un nouvel effort", une remobilisation des troupes à laquelle participent les deux leaders de la CGT, Henri Martel et Benoît Frachon, qui appelle les mineurs à faire des heures supplémentaires, en particulier le dimanche. A la tribune du Xe congrès du PCF (26 juin-1er juillet 1945), Maurice Thorez, l'ancien mineur devenu ministre d'Etat communiste martelait déjà : "Produisez, produisez, produisez encore, et produisez toujours. C’est que l’intérêt du peuple, l’intérêt de la classe ouvrière est de travailler, de produire." Puis, quelques semaines plus tard, le 21 juillet, à Waziers : Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe, du devoir des Français ! " (op. cité).
Même les plus ardents meneurs des grèves de 1948 avaient participé auparavant à cet intense travail d'acceptation des sacrifices de la part des mineurs, avant de les soutenir avec force. Pour les syndicats CFTC ou CGT, le mot d'ordre donné aux travailleurs est clair : "travailler d'abord, revendiquer ensuite" (Mattéi, 1986). Léon Delfosse, par exemple, s'exprimera ainsi, dans le journal La Tribune, le 12 mai 1945 : "Il faut que notre pays redevienne fort, puissant, indépendant. Pour cela, nous devons maintenant gagner une autre bataille du charbon." (Mattéi, op. cité). Des années plus tard, Auguste Lecœur, un autre personnage célèbre de ce conflit, confiera à propos de cette période : "...ainsi j’allais en compagnie de mes camarades collègues du gouvernement prendre une part plus active à la gestion loyale du régime capitaliste et suppléer pendant quelque temps encore à la carence du personnel politique que le peuple de France n’aurait pas supportée au lendemain de la Libération"