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             Angleterre ( 2 ),

 La Glorieuse Révolution

«LE JOUG DU PEUPLE LUI

SEMBLERA

PLUS DOUX »

Le libéralisme, ou la                      naissance du

capitalisme moderne 

A View of the Bank of England, Threadneedle Street, London, imprimé par Bowles and Carver, 1797

intro

Introduction

 

Le catholique Jacques II hérite du trône du Royaume d'Angleterre en 1685. Premières causes des mécontentements, que l'on soit riche ou moins riche: l'absolutisme et les conflits religieux, déjà au cœur de la première révolution anglaise, nous l'avons-vu. James Stuart II écrase la rébellion de son neveu protestant le Duc de Monmouth, exécute ou déporte des centaines d'habitants des régions à l'ouest du pays, pendant ce qu'on a  appelé les Procès sanglants (Bloody Assizes).  Passant outre les lois, il force l'armée et l'université à accueillir à leur tête un certain nombre de ses coreligionnaires, invalide les lois anti-catholiques des Test Acts autres lois pénales. Seulement, en accablant Jacques II de tous les maux, la tradition whig a occulté  ce qui la rapprochait de ses ennemis, à savoir faire de l'Angleterre une grande puissance, avec une armée et une marine de premier ordre et vaincre son plus puissant adversaire dans une "guerre totale" (Pincus, 2011). Le même but mais avec différents moyens. D'un côté une pensée whig d'inspiration hollandaise, libérale, parlementaire, plus ou moins tolérante, tourné vers le développement des techniques, des manufactures, avec l'idée de richesses illimitées créées par le travail et l'industrie ;  face à elle, une pensée tory d'inspiration française, conservatrice, absolutiste, intolérante, tournée vers le travail de la terre, les domaines fonciers, avec une idée de richesses créées naturellement et limitées aux possessions du royaume.

Avec Josiah Child (1630-1699), choisi par Jacques II et doté du "pouvoir entier et absolu" en Inde, ce sont les privilèges de quelques riches au lieu de tous, les monopole commercial accordé à l"East India Company (mais aussi à la Royal African Company, fondée en 1672), devenue un véritable gouvernement anglais sur le continent indien, et ces compagnies "se mirent à attaquer tous les marchands indépendants qui leur faisaient concurrence." C'est ainsi que "de nombreux marchands, ainsi que la communauté juive tout entière, se trouvaient exclus du marché indien." (Pincus, 2011).  Par ailleurs, c'est sous le règne de Jacques Ier que la Chambre des Communes parvient à voter le Statute  of Monopolies (Statut des Monopoles) censé limiter  les abus des privilèges royaux sur le commerce. "Ce texte limitait la durée des privilèges royaux à quatorze années et restreignait leur octroi aux auteurs d’inventions (« true and first inventors ») relatives des procédés de fabrication (« any manner of new manufactures »), à condition toutefois que celles-ci ne soient pas nuisibles à la société dans son ensemble (« generally inconvenient ») ou ne risquent pas d’avoir des effets néfastes sur le commerce ou les prix."  (Azuelos, 2006)

"Par exemple, en 1590, la vente du papier, du verre, du vinaigre, du sel, de l’amidon, de l’huile et des cartes à jouer était sous le contrôle despotique de titulaires de patentes qui ne se gênaient pas pour gonfler les prix. Ceci était loin de plaire au peuple et surtout à la bourgeoisie industrielle dont les voix se firent entendre de plus en plus fort. (...)  L’histoire démontre également qu’il n’aboutit pas à véritablement assainir la situation. La Couronne continua à délivrer des privilèges abusifs ce qui mena à un discrédit complet de l’institution et au démantèlement du système par le « Long Parliement » en 1640. Le système fut par la suite restauré en 1660."

Serge Lapointe, L'Histoire des brevets, 2000.

http://ladoc.ffii.fr/246-SLA.pdf

 

 

"au pouvoir entier et absolu" :  "English East-India Compagny to General of India and President and Council of Fort St. George", 25 janvier 1688, India Office Library, British Library, Londres,, E/3/91, f. 245 r,  dans Pincus, 2011. 

 

Le  brevet  d'invention

 

 

L'idée de protéger une invention est très ancienne et un texte de l'érudit Athénée (Athenaios) de Naucratis  (vers 170-224), "le Banquet des sophistes" (Deipnosophistes, entre 192 et 195),  raconte  que vers le VIIe siècle avant notre ère la ville de Sybaris délivrait déjà des droits d'exploitation pendant un an à tout cuisinier qui "inventait un plat d'une qualité exceptionnelle". Cependant, nous ne sommes ici dans un domaine d'invention technique très limité, puisqu'il ne concerne pas des objets industriels, économiquement utiles et réutilisables. Le brevet d'invention moderne est bien plus tardif, puisque c'est le 19 mars 1474, à Venise, que le Parte Veneziana adopte un décret dont les spécialistes s'accordent à dire que depuis cette date, la législation sur les brevets n'a fondamentalement pas été modifiée, mais seulement retouchée ou améliorée (Bugbee, 1964). Ils s'appuient avec raison sur les critères choisis par la Sérénissime : Premièrement, "l'ingéniosité", à savoir la capacité "de concevoir et d'inventer toutes sortes de dispositifs" qui n'ont pas encore été "conçus jusqu'à présent dans notre pays" et tels que "d'autres les ayant vus ne pouvaient pas les faire". Deuxièmement, "l'utilité" publique, reconnue "par l'autorité de ce conseil", troisièmement, l'effectivité de l'invention ("qu'elle puisse être utilisée et exercée") et enfin, sa protection, à la fois pour les droits de l'auteur et contre la contrefaçon, pour une durée établie : "Il est interdit à tout autre territoire et lieu de la nôtre de faire tout autre artifice dans la forme et la ressemblance de celui-ci, sans le consentement et la licence de l’auteur jusqu’à dix ans." sous peine d'une amende "d'une centaine de ducats."

quelle révolution

Quelle révolution ?

Ce qui s'est passé en Angleterre (mais aussi en Irlande et en Écosse) autour de 1688/1689 fait toujours débat. De la grande geste de Thomas Babington Macaulay (1800-1859, The History of England from the Accession of James the Second, 1848) à la patiente remise en cause des idées reçues de Steve Pincus, en passant par The Whig Interpretation of History d'Herbert Butterfield, en 1931,  l'éclairage de cet objet historique complexe a été profondément transformé.  Ce n'est pas le sujet ici d'en faire l'analyse, mais de dégager en quoi les Forts et les Faibles sont concernés, comment les événements qui s'y rattachent ont changé ou non le pouvoir des uns sur les autres, ont entraîné ou non des transformations sociales. 

Selon l'historien Steve Pincus, la Glorieuse Révolution anglaise de 1688 "ne peut être réduite à de simples négociations politiques entre gens bien nés : des hommes et des femmes de toutes conditions ont pris les armes à travers tout le pays, et ont contribué financièrement au succès de la cause révolutionnaire." Par ailleurs, loin d'avoir été pacifique, si on inclut la guerre de la Ligue d'Augsbourg (Nine Years' War pour les Anglais, 1689-1697), les guerres d'Irlande et d'Ecosse, "conséquences directes de la Glorieuse Révolution, le pourcentage de blessés et de tués est assez comparable à celui de la Révolution française." Nous sommes déjà loin de la  révolution sans révolution de Macaulay, "pacifique, consensuelle, aristocratique et surtout raisonnable" (Pincus, 2011). 

Mais la comparaison avec la Révolution française s'arrête là. Ce ne sont pas des émeutes de disette et de famine comme celles qui ont agité la France en 1788 et 1789  qui causent l'agitation sociale un siècle plus tôt en Angleterre, même si, ici ou là, des mécontentements grondent  chez les habitants des régions manufacturières qui, depuis Charles II, subissaient la Hearth Tax  (ou hearth money, 1662), surnommée chimney tax (taxe sur les cheminées).  Soutenu par l'économiste Willliam Petty, cet impôt frappait les foyers possédant un âtre et permettait d'alimenter le train de vie royal.  En plus de son caractère injuste, il était mal vécu parce qu'il autorisait la libre intrusion au domicile par les autorités. Il avait alors provoqué "fraudes et émeutes(Pincus, 2011) : opposition des forgerons de la région de Birmingham en 1672, demandes d'abrogation répétées des couteliers du Hallamshire entre 1670 et 1680, d'un impôt "qui pesait si fortement sur la croissance de la coutellerie à Sheffield et aux alentours", émeutes en Cornouailles, "là où l’on travaillait l’étain, et dans la région des poteries du Staffordshire".  Comment, dans ce cas, ne pas croire qu'un nouveau prince les débarrassera d'un tel fardeau ? D'où "les émeutes à connotations orangistes" qui "éclatèrent dans la ville drapière de Leeds et dans le reste du Yorkshire, exigeant l’abrogation de la Hearth Tax." (op. cité).

Au-delà de cet impôt particulier, la situation sociale n'est pas du tout reluisante dans son ensemble. Des  historiens se sont basés sur le tableau de la population britannique de Gregory King (1688) pour estimer que près de la moitié de la population (47%)  étaient dans un grand dénuement. Ils sont en majorité paysans, vagabonds, ouvriers, artisans ou encore domestiques (Glass, 1946, 1950 ; Laslett, 1965).  Petits cultivateurs (cottagers) et indigents (paupers), d'un côté, représentent 24 % de la population totale (env. 5.500.000 habitants, dont 300.000 vagabonds) et ouvriers et artisans (labouring people) ainsi que domestiques (out-servants), de l'autre, 23 %, qui n'arrivent pas à subvenir à leurs besoins (Dang, 1994).  

 

Mais le  climat révolutionnaire qui règne en Angleterre n'est pas agité par les plus miséreux, mais par ceux qui veulent en finir avec le despotisme,  l'absolutisme des monarques, établir une concorde religieuse  et  introduire un certain nombre de libertés fondamentales, en particulier pour le commerce. Pour les Pays-Bas ou l'Angleterre, ce sont des conflits religieux et de pouvoirs, des droits réclamés par les parlementaires bourgeois qui sont des droits catégoriels (Lochak, 2013) et pas universels comme pour les "radicaux", dont nous parlerons bientôt,  qui soutiendront la Révolution Française. Ainsi, en plus d'une très importante population pauvre, il y a une classe moyenne plus ou moins pauvre, plus ou moins aisée, qui est appelée à prendre de plus en plus d'importance dans les structures des catégories ou classes sociales. King, ou plus tard Colquhoun en 1803, retient une division en trois classes : une aristocratie vivant de rentes (nobility et gentry), une classe moyenne (middle ranks), et une classe inférieure, du travail manuel, les lower orders.  Divers historiens ont fait remarquer l'hétérogénéité des classes moyennes. Leonore Davidoff et Catherine Hall donnent l'exemple des rentiers qui ont subi un déclassement, en particulier les femmes, au niveau de vie substantiellement diminué, obligée parfois de travailler pour vivre ( Leclair, 2018).  Pour ces raisons, Ronald Stanley Neale a proposé une division de cinq classes, où il conserve l'upper class de l'aristocratie, mais sépare les middle-classes et les lower ranks en deux. On y trouve une middle class aisée ("marchands, industriels, professions libérales, officiers supérieurs, hauts fonctionnaires ou ecclésiastiques hauts-placés" op. cité) et une middling class qui l'est moins ("petits commerçants et artisans, ainsi que la frange précaire des professions libérales : maîtres d'école ou répétiteurs, vicaires, clergé non-conformiste, journalistes et auteurs professionnels etc", op. cité), et enfin, la classe sociale la plus basse où se distingue le prolétariat des ouvrier d'usines, en développement, et les travailleurs agricoles, ainsi que les domestiques. (op. cité). 

La période révolutionnaire "a rapproché les classes possédantes de l'exercice réel du pouvoir, (...) consolidé la propriété et garanti la liberté de l'entreprise tout en contenant les aspirations diffuses ou exprimées à une plus grande justice sociale." (Roland Marx, "L'Angleterre des révolutions", Armand Colin, 1971). L'auteur a parfaitement résumé l'objectif libéral des élites : liberté d'entreprise, propriété et modération des demandes de justice sociale, c'est le programme des méthodes libérales qui s'annoncent, pour asseoir la liberté et la propriété des plus puissants avant tout, au détriment des plus faibles.  Le système électoral, et au-delà tout l'ensemble du système politique, nous allons le voir, démontrera clairement que la seconde révolution anglaise a "chassé" une ploutocratie tory pour une autre, d'inspiration  libérale, whig,  fondée plus que jamais dans l'inégalité des classes. 

les riches

 

L'oligarchie, un peuple libre

 

 

Pour chasser Jacques II, un petit groupe de protestants anglais qui organise un coup d'Etat opéré par Guillaume III d’Orange. Il aura fallu bien évidemment le concours "de larges pans de la communauté marchande d’Angleterre" pour soutenir "le projet d’invasion de Guillaume d’Orange" et fournir "un appui financier crucial au nouveau régime dans les premiers mois." (Pincus, 2011). Il aura fallu aussi le soutien de personnages de premier plan, dont l'évêque de Londres, pour convaincre un tel prince d'organiser une opération de cette ampleur et  débarquer à Torbay le 5 novembre 1688, au sud de l’Angleterre, à la tête d'une flotte forte d'une cinquantaine de navires  :   

« Les citoyens sont si mécontents dans leur ensemble de la conduite actuelle du gouvernement, par rapport à leur religion, leurs libertés et leurs propriétés,… et ils sont tellement convaincus que leur situation va empirer de jour en jour, que votre Altesse peut être certaine que 19 personnes sur 20 partout dans le royaume désirent voir un changement. »

The Letter of Invitation from the immortal seven, June 30 1688 », in S. E. Prall, The Bloodless Revolution : England 1688, University of Wisconsin Press, Madison, WI (1985), http://faculty.history.wisc.edu/sommerville/351/WIIIinvite.html

La Hearth Tax taxe est supprimée par Guillaume III et Marie II en 1689, en même temps qu'est édicté The Bill of Rights par le Parlement de Westminster. Les Lords et les Communes  y récapitulent les causes nombreuses de la destitution de Jacques II et énonce ensuite, en treize points, au nom de la "représentation pleine et libre de la Nation", ce qui permet "d'assurer leurs anciens  droits et libertés."  Il n'y a pas de consensus politique particulier entre whig et tories, et la nouvelle déclaration de droits "n’ajoute rien aux textes promulgués lors de l’instauration du Protectorat de Cromwell en décembre 1653".  (Pincus, 2011). 

oligarchie

La Glorieuse révolution a mis un terme à la monarchie absolue, elle a doté la Grande Bretagne d'un régime parlementaire, soit.  Les humbles peuvent-ils pour autant faire entendre davantage leur voix ?  Ont-ils une meilleure part dans le partage du pouvoir ? Bien évidemment non.  A côté de la chambre des Lords, où siègent les pairs du royaume, la Chambre des communes, qui vote les lois et le budget,  est très loin de représenter, malgré sa vocation, l'ensemble de la nation. On y distribue arbitrairement les sièges, le droit de vote y est "réservé à une oligarchie qui représente une faible fraction de la population" (Halimi, 2006).  Seul un certain nombre de circonscriptions, bourgs ou comtés, peuvent envoyer des représentants à Westminster, siège du Parlement. Ce sont celles qui ont reçu ce droit par charte royale ou décret parlementaire. Ce n'est pas un hasard, bien sûr, si ces circonscriptions privilégiées sont situées dans le sud et le sud-ouest du pays :

"un quart des membres de la Chambre sont issus de cinq comtés : la Cornouaille (44), le Wiltshire (34), le Devon (26), le Dorset (20), le Somerset (18). Ce sont là les grandes régions agricoles et ce sont surtout les propriétaires terriens qui siègent au Parlement et qui y défendent leurs intérêts. En revanche, les villes industrielles en développement dans les Midlands n’existent pas dans le paysage électoral. On a pu dire que c’est la terre, non la population britannique qui préside aux destinées de la nation." (op. cité).  

Nous avons déjà évoqué le fait que l'homme libre, alors, au Royaume-Uni, est en premier lieu un homme plutôt mâle, libéré des contraintes communes du travail de subsistances, et par voie de conséquence, un propriétaire. C'est cet homme-là à qui les élites entendent continuer de conserver le droit de vote et, partant, le véritable contrôle du pouvoir :  

"Je souhaite être bien compris : quand je fais usage du mot « peuple », je n’entends point par là le vulgaire ni la multitude mélangée ; mais dans l’état de nature, l’ensemble des hommes et femmes libres, surtout les pères et chefs de famille." (James Tyrell, Biblioteca Politica, 1694, cité par Harry Thomas Dickinson, "Liberty and Property Political Ideology in 18th Century Britain", London,  1977,  p 88)

"par hommes libres (freemen), j’entends les nantis, ceux qui sont capables de subvenir à leurs propres besoins."  (John Toland, The Militia Reformed, 1698, cité par H.T Dickinson, op. cité, p. 18-19.). 

 

"je n’accorderais pas ce droit [de vote] à l’ensemble de la population, mais aux francs-tenanciers […] les vrais possédants du pays." (Daniel Defoe, The Original Power of the Collective Body of the People of England Examined and Asserted. Cité par H. T. Dickinson, op. cit., p. 88-89).

C'est un régime censitaire, donc, comme après la Révolution française, qui est instauré en 1711, par la loi sur la propriété, condition du droit de vote (Property Qualification Act),  

"Pour être éligible dans un comté, il faut pouvoir justifier d’un revenu au moins égal à 6 000 livres ; il en faut 300 pour être candidat dans un bourg ; et pour être électeur, il faut posséder un bien d’un rapport évalué à 40 shillings par an au minimum. Résultat de ce malthusianisme, un corps électoral réduit : 85 000 électeurs dans les bourgs, 160 000 dans les comtés, au total 245 000, soit 5,5 % de la population"   (Halimi, 2006). 

 

En 1716, le Septennial Act porte à sept ans  (au lieu de trois auparavant) la durée des législatures. Les députés ont donc le temps d'installer leur pouvoir, mais cet allongement des mandats augmente aussi les sommes investies pour assurer les réélections. Si Pepys a besoin de huit livres, cinq shillings et six pence pour devenir député de Harwick en 1689, son successeur en 1727, le vicomte Percival devra débourser... 900 livres, ce qui est un peu au-dessous de la moyenne des 1000 livres en 1700 et bien moins que celle en 1800, de  5000 livres. (op. cité).  Le principal responsable : "la corruption qui fait grimper les prix. Les voix s’achètent et se vendent au plus offrant. Pour se concilier les bonnes grâces des électeurs, les candidats dénouent les cordons de leur bourse : argent, banquets, cadeaux, pensions ou emplois, en ce temps où ce n’est pas le mérite mais le patronage qui ouvre les portes, tous les moyens sont bons." (op. cité).   

Pour perdre moins de plumes, un certain nombre de députés choisissent de ne pas s'affronter et de partager les deux sièges de la circonscription, un pour les Tories, l'autre pour les Whigs. Il en est ainsi pendant des dizaines d'années dans une douzaine de comtés, entre 1754 et 1790, où "on impose aussi par là même de sévères restrictions au droit d’expression des électeurs. Le système est verrouillé par ceux qui le contrôlent, le gouvernement qui limite la contestation par les urnes, et les propriétaires terriens qui se perpétuent au pouvoir." (op. cité). 

En France, les Lumières, si peu préoccupées par le délabrement social de la société, nous l'avons vu, se sont passionnées pour la nouvelles Angleterre libérale et capitaliste. Voltaire admirait déjà au plus haut point John Locke, dont nous avons vu le mépris et la violence à l'endroit des pauvres et des esclaves, ou bien encore Algernon Sidney  : 

"Le plus grand lustre de cette colonie [Caroline, NDA] est d'avoir reçu ses lois du philosophe Locke. La liberté entière de conscience, la tolérance de toutes les religions fut le fondement de ces lois." (Voltaire, Essai sur les moeurs, XXIII: 120). 

"ni Athènes, ni Rome, n'ont eu de républicain plus ardent et plus fier qu'Algernon Sidney : il fit la guerre à Charles ler.."  (Voltaire, Gazette  littéraire de l'Europe, 14 mars 1764).

"La nation anglaise est la seule de la terre qui soit parvenue à régler le pouvoir des rois en leur résistant, et qui d’efforts en efforts ait enfin établi ce gouvernement sage où le prince, tout-puissant pour faire du bien, a les mains liées pour faire du mal ; où les seigneurs sont grands sans insolence et sans vassaux, et où le peuple partage le gouvernement sans confusion" : Nous avons un nouvel exemple clair, ici, de falsification, de tromperie intellectuelle, tant l'arrogance, la détermination des puissants à conserver exclusivement tous les pouvoirs, nous l'avons vu, sont des réalités criantes, bien établies, en partie quantifiables. 

 "Les guerres civiles de France ont été plus longues, plus cruelles, plus fécondes en crimes, que celles d’Angleterre ; mais de toutes ces guerres civiles aucune n’a eu une liberté sage pour objet."

Voltaire,  Lettres philosophiques, ou Lettres anglaises, 1734, Lettre VIII,  Sur le Parlement.

De la même manière, Madame de Staël vantait la constitution anglaise, non sans avoir reconnu d'abord que la "France a été gouvernée par des coutumes, souvent par caprices, et jamais par des lois. […] on pouvoit tout soutenir et tout défendre dans un pays où les circonstances seules disposoient de ce que chacun appelait son droit.(Germaine de Staël, Considérations sur la Révolution française, 1808).  Mais, comme pour beaucoup de nantis, cette critique appelait à l'émancipation des libertés, individuelles ou économiques, pas à une société plus juste. A son tour elle vantera donc la constitution anglaise et regrette l'attitude des "Français qui ont pensé qu’il était au-dessous d’eux de l’imiter, et qu’une constitution avait besoin, comme un poème épique, du mérite de l’invention !"  (Germaine de Staël,  Lettre à Rosenstein, datée du 16 septembre 1791, à Paris).

Montesquieu (admiratif de Sidney lui aussi) était aussi enthousiaste que Voltaire sur cette Angleterre-là, et ce n'est bien sûr pas une surprise, cela confirme s'il le fallait leur total désintérêt de l"injustice sociale, des inégalités criantes entre pauvres et riches mais surtout, de leur volonté de ne pas changer d'un iota l'ordre écrasant, avilissant des pouvoirs, des classes  sociales. Républicains, monarchistes, whigs, tories, catholiques, protestants, qu'importe, tous les nantis, tous les privilégiés s'accordaient parfaitement sur ce terrain-là. 

"Quand les députés, dit très bien M. Sidney, représentent un corps de peuple, comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis; c'est autre chose lorsqu'ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.

Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant; excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse, qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre."  (Montesquieu, Esprit des Lois, XI, VI)

Nous voyons ici la distance qu'il y a entre la réalité des faits, et les raccourcis, les assertions simplistes (permanentes) qui jalonnent l'Esprit des Lois, associés au mépris des pauvres, sans aucun intérêt pour améliorer leur condition. 

La corruption s'installe jusqu'au coeur de l'Etat et n'épargne pas et le long ministère de Robert Walpole (1721-1742).  Ainsi l'affaire de la Charitable Corporation, compagnie fondée en 1707, qui prêtait aux pauvres sur de faibles gages et aux riches sur de bonnes hypothèques. En 1732, c'est un trou de 500.000 livres qu'on découvre après la fuite du caissier et du garde-magasin, avant de découvrir tout un système de corruption impliquant des directeurs et des membres de la chambre des communes (Félix Ragon, Histoire générale des temps modernes, tome III, 1845, p. 218, Paris, Louis Colas) . Parmi eux Sir Robert Sutton, qui sera chassé de la chambre des communes, malgré l'appui de Walpole lui-même. Une autre affaire concernent des avocats de la Couronne, dans l'affaire du "Derwentwater Trust"  qui établissent des faux  et vendent frauduleusement les biens confisqués à des jacobites, dont ceux du comte Derwent-Water.

En 1733, la colère populaire éclate à la nouvelle  que Walpole va modifier  l'Excise Bill (projet de loi d'accise) déjà adopté par Pym en 1643) en réduisant davantage la taxe foncière (land tax) pour le plaisir des propriétaires terriens, tout en étendant les impôts indirects à des articles d'importation "de luxe" comme le tabac ou l'alcool. Mais les Anglais n'ont pas oublié les fausses promesses de Pym, la taxe ayant fini par s'étendre, dès 1710-1712, aux produits de consommation courante :  bougies, cuir, papier, houblon, et même savon (Cottret, 1996). De plus, comment faire confiance à un gouvernement agité par tant d'appétits de richesses, tant de compromissions, de corruption pour obtenir argent et pouvoir ? Dès avant l'instauration par Walpole de l'Excise scheme (projet/manigance de l'accise), l'opinion était vent debout contre la taxe.  Mais le problème n''était peut-être pas là où le voyait l'opinion générale, mais au fait qu'en accordant la liberté d'importation des produits de première nécessité et les matières premières,  Walpole travaillait à l'intérêt des patrons manufacturiers, puisque "les conséquences de cette mesure avaient pour effet inévitable de réduire partout le prix de la main d'œuvre, et de mettre par cela même les manufacturiers anglais en position  d'éloigner tous les concurrents des marchés étrangers, en même temps que de fournir à la consommation intérieure aux prix les plus réduits."  (Prudence-Guillaume de Roujoux et Alfred Mainguet, Histoire d'Angleterre depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, 2 tomes, 1844-1845, vol. 2,  p 316).  

A tout cela, il faut ajouter, à la fin des années 1730, des critiques venues du sein même de l'establishment. Ainsi, "une nouvelle coalition anti-ministérielle (1738-1742) dénonce la façon dont sont conduites les négociations commerciales avec l’Espagne, au détriment des intérêts du pays, pense-t-on. Ici encore, des groupes de pression s’organisent surtout dans les milieux d’affaires de la Cité ; la fièvre s’étend et le duc de Newcastle s’inquiète de voir la situation échapper à tout contrôle. "  (Halimi, 2006).   Et nous le voyons encore pour une énième fois : la défense, la protection et la promotion des intérêts des puissants sont omniprésents dans la sphère étatique, celle qui est considérée comme garante de l'intérêt de tous et qui, en fait, n'est que collusion au service des plus riches.  L'acmé de cette période fut sans doute l'élection de 1754 dans le comté d'Oxford, pour laquelle Whigs et Tories s'étriperont pendant près de deux ans, en brandissant de sempiternels slogans qui, nous le savons, ne signifient absolument rien par eux-mêmes et sont, avant tout, au service de l'ambition et la rapacité des hommes de pouvoir, comme l'illustre par exemple le peintre et graveur William Hogarth (1697 - 1764), dans sa collection "Humours of an election", en quatre tableaux : 

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William Hogarth, Humours of an Election, An Election Entertainment (Banquet électoral), 1755, huile sur toile. Sir John Soane’s Museum, Londres.

Les années Walpole connurent un déferlement de journaux, pamphlets, pièces de théâtre, gravures, satires, etc., qui sont à l'image d'exécration qu'avait bon nombre de gens "d’un premier ministre ambitieux et corrompu" (Martinez, 2006). Car, aussi bien en politique, comme nous venons de l'évoquer, que dans le domaine de la justice, beaucoup de gens sont convaincus que Walpole a tenté de sauver ses amis riches et corrompus, comme le colonel Francis Charteris, « surnommé le "Rape-Master General of Britain" : joueur, tricheur, coureur, prêteur sur gages, il fut obligé de quitter l’Écosse et de se réfugier à Londres après avoir été accusé du viol de la femme d’un meunier. Âgé de 70 ans, il fut poursuivi pour le même crime, commis le 10 novembre 1729 sur Anne Bond. Condamné en février 1730, il fut néanmoins relaxé en mai de la même année, en échange du versement d’une rente à la victime. Walpole fut soupçonné d’avoir influencé la décision judiciaire. »  (op. cité).  De plus, c'est un cas qui permet de faire ressortir cette très ancienne justice inégalitaire entre riches et pauvres, où il suffisait aux puissants de payer une amende pour ne pas être inquiétés de crimes éventuels de toutes sortes, en particulier les viols et les meurtres.  

Notons aussi l'oeuvre du librettiste John Gray, The beggar's opera (1728), l'Opéra du mendiant,  ancêtre de l'Opéra des gueux, qui dénonce la pauvreté, l'injustice sociale et la corruption, mis plus tard en musique par Benjamin Britten.

francis-colonel-walpole-gravure-1730.jpg

To the Glory of Colonel Don Francisco upon his Delivery out of Goal, gravure anonyme de 1730, British Museum, BM 1841.

Les Lumières, si peu préoccupées par le délabrement social de la société, nous l'avons vu, s'étaient passionnées pour l'Angleterre issue de la Glorieuse Révolution. Voltaire admirait au plus haut point John Locke, dont nous avons vu le mépris et la violence à l'endroit des pauvres et des esclaves, ou bien encore ALgernon Sidney  : 

"Le plus grand lustre de cette colonie [Caroline, NDA] est d'avoir reçu ses lois du philosophe Locke. La liberté entière de conscience, la tolérance de toutes les religions fut le fondement de ces lois." (Voltaire, Essai sur les moeurs, XXIII: 120)

"ni Athènes, ni Rome, n'ont eu de républicain plus ardent et plus fier qu'Algernon Sidney : il fit la guerre à Charles ler.."  (Voltaire, Gazette  littéraire de l'Europe, 14 mars 1764).

Montesquieu (admiratif de Sidney lui aussi) était aussi enthousiaste que Voltaire sur cette Angleterre-là, et ce n'est bien sûr pas une surprise, cela confirme s'il le fallait leur total désintérêt de l"injustice sociale, des inégalités criantes entre pauvres et riches mais surtout, de leur volonté de ne pas changer d'un iota l'ordre écrasant, avilissant des pouvoirs, des classes  sociales. Républicains, monarchistes, whigs, tories, catholiques, protestants, qu'importe, tous les nantis, tous les privilégiés s'accordaient parfaitement sur ce terrain-là. 

"Quand les députés, dit très bien M. Sidney, représentent un corps de peuple, comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis; c'est autre chose lorsqu'ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.

Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant; excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse, qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre."

Montesquieu, Esprit des Lois, Livre XI, chapitre VI

Nous voyons ici la distance qu'il y a entre la réalité des faits, et les raccourcis, les assertions simplistes (permanentes), qui jalonnent l'Esprit des Lois. C'est que, de la même manière que pour Voltaire et tous les autres intellectuels de leur acabit,  ce complet ostracisme des pauvres chassés du domaine de la liberté, de la dignité par défaut de richesse, est parfaitement naturel, et rien de ce qui touche cette invisibilité ne leur paraît digne de commentaire et encore moins d'intérêt. 

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glorieuse angleterre

The Beggar's, opera, gravure de 1728 attribuée à William Hogarth d'après le livret de John Gray, éditée chez John Bowles, 25 x 27,4 cm,   Metropolitan Museum of Art, New-York.

Glorieuse Angleterre

L'élection de Guillaume est avant tout une opportunité historique pour les Whigs de concrétiser leurs projets économiques, en particulier par la création de la Banque d'Angleterre en 1694, première banque centrale du monde, qui allait être primordiale pour financer en particulier un grand réseau fluvial mais aussi (par les emprunts des Navy Bills) les nombreux bâtiments de la flotte de la Royal Navy. Pour les révolutionnaires, en effet, "la guerre totale contre la France était pour eux un impératif, non seulement pour se prémunir contre une éventuelle restauration jacobite , mais aussi pour assurer aux produits anglais l’accès au marché européen et prévenir le spectre d’une Europe sous le joug absolutiste français." (op. cité).  

  jacobite   :  Le jacobitisme (du nom de Jacobus, le nom latin du roi Jacques II)  est un mouvement proche des tories et des monarchies catholiques, qui soutenait la dynastie des Stuarts.  

 

La mutation de la banque va accompagner aussi la mutation de la finance, et là aussi, l'opposition entre whigs et tories est patente, puisque les compagnies monopolistiques vont céder le pas aux sociétés anonymes par action, qui passent de 24 en 1688 à 140 en 1700, cotées à la bourse des valeurs, dont le commerce se fait encore  dans deux cafés de la City's Change Alley, le Garraway's et Jonathan's Coffee-House. C'est encore autour du café que les assurances prennent leur essor, puisque la Loyds Coffee House (Lloys of London) est créée en 1688 dans un commerce de café et que d'autres vont suivre, assurant des biens de plus en plus divers. 

 

Promoteurs de libertés, d'économie nouvelle, de commerce, d'industrie, les whigs et leurs partisans se montrent convaincus d'œuvrer pour le bien commun, et l'ouvrage que Sir Humphrey Mackworth (1657-1727), écrit à chaud sur la création de la banque d'Angleterre, La Gloire d'Angleterre, en est un témoignage intéressant, dès son titre lui-même : "La gloire de l'Angleterre, ou, le développement remarquable du commerce en général, par une banque royale, ou un bureau de crédit, à ériger à Londres, où de nombreux grands avantages qui profiteront à la nation, à la couronne et au peuple, sont mentionnés...

   La Gloire d'Angleterre      :  England's glory, or, The great improvement of trade in general, by a royal bank, or office of credit, to be erected in London wherein many great advantages that will hereby accrue to the nation, to the crown, and to the people, are mentioned : with answers to the objections that may be made against this bank, London: Printed by T.W. for Tho. Bever ..., 1694

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"La Nation est une grande famille, quand un particulier fait un profit, la Nation en tire aussi bénéfice", écrit par ailleurs notre landlord, confirmant l'intention première. Ce sera un leitmotiv récurrent du capitalisme, pour convaincre que les richesses individuelles profitent à tous, que l'intérêt particulier s'accorde avec l'intérêt général. Ce cercle vertueux de l'enrichissement connaîtra plus tard son avatar le  plus inepte, nous le verrons, dans la théorie libérale du ruissellement (trickle-down). A chaque époque, les puissants inscrivent leur action dans un récit national, mythologique, ou/et idéologique, alternant entre sempiternelles formules et affirmations  à l'emporte-pièce, tout particulièrement la métaphore anatomique, revisitée pour une énième fois  depuis l'antiquité: 

 

"L’argent pour une nation est comparable au sang pour un humain ; s’il circule partout, le corps est sain, mais s’il vient à manquer, le corps dépérit" et cette circulation permet "l’accroissement du commerce et de la population, et l’enrichissement général […]. Mais si les richesses sont nécessaires à la nation, c’est bien son commerce et sa population qui font la gloire et la force d’un royaume" (op. cité).

 

Comme tous les auteurs de son acabit,  Mackworth est plus intéressant quand il esquisse à grands traits la société de ses vœux, sur fond de d'exploitation et de stratégie sociales :

"Avec la paix et la prospérité, le joug du peuple lui semblera plus doux, et peu seront désireux de le secouer. Et si certains, par excès d’abondance, deviennent réfractaires et se rebellent, la masse du peuple, trop contente de son sort, leur fera comprendre leur erreur.(op. cité)

Dans ces trois lignes se logent des clés essentielles de la ploutocratie capitaliste dans l'histoire. Pour la première fois, en effet, la domination, la puissance de quelques uns sur le plus grand nombre ne devra pas l'essentiel de sa réussite par la force et la violence manifeste, mais par tout un système beaucoup plus subtil et pervers qui va pouvoir se développer au nom même de la liberté et de l'égalité des uns et des autres.  Ce n'était jamais arrivé auparavant. Tous ces changements sont accompagnés dès le départ d'une large entreprise de séduction des institutions bancaires et financières, par "l'établissement d'une certaine publicité et d'un ensemble de pratiques s'appuyant sur la collaboration des commerçants et des manufacturiers, ainsi que sur un échange d'information permettant au public d'avoir confiance dans la banque, d'y placer son argent et d'accepter ses billets." (Morrissey, 2010).

Dès le départ, nous le voyons, tout le projet de société des whigs et de leurs partisans, est fondé sur le travail lié au commerce, à l'industrie, où l'argent, la circulation monétaire est au centre de tout, l'ensemble du système devant être protégé par la propriété privée, ce que résume bien l'écrivain économiste Carew Reynell  (1636-1690),  : 

"Si Sa Majesté souhaite faire progresser son empire, qu’elle commence d’abord par accorder plus de privilèges au commerce, et garantir la sécurité des biens et des personnes, à rebours de l’arbitraire et de la tutelle exercés par les autres princes ; elle ne pourra alors que s’attirer l’adhésion, les talents et les richesses des nations voisines."

C. Reynell, A Necessary Companion or, The English Interest Discovered and Promoted, Londres, William Budden, 1685 (in Pincus, 2011)

La  poursuite de richesses et de profits par les  puissants est une chose très ancienne, mais ici, elle devient, et pour la première fois,  le moteur même de la société tout entière, progressivement entraîné par une consommation de masse :

"Là où les manufactures occupent beaucoup de gens, ils consomment et absorbent des biens de tout le pays, et les articles de tous les détaillants, avec toutes sortes de victuailles, de vêtements, et autres nécessités, et ils occupent une profusion d’artisans, travaillant le bois et le métal pour fabriquer les outils et instruments de leurs métiers, et ainsi ils maintiennent et accroissent le nombre des agriculteurs, revendeurs et ouvriers de toutes sortes, et en retour, de nouvelles manufactures se créent, et ainsi ils se nourrissent l’un l’autre, ad infinitum.

op. cité

Les nouveaux économistes savent qu'un projet d'une telle envergure ne peut s'envisager sans un concours vigoureux de l'état. Il faut donc susciter un "esprit public", en vue de "soutenir l’action d’hommes braves et industrieux, et de faire apprécier le commerce autant que le luxe ou les plaisirs."

"La nécessité d’un État soutenant le commerce était encore plus importante. Il fallait non seulement éliminer les lois et règlements nuisibles à l’activité économique, mais également créer des services d’État pour aider le commerce."  (Pincus, 2011)

Alors, certes, Reynell prévoit dans son programme "des endroits pour secourir les malheureux et des emplois pour tous ceux qui le souhaitaient",  nous dit Pincus, soutenant que Reynell ne doit pas être "rangé sous la bannière de l’individualisme possessif ou d’un proto-utilitarisme. Il désirait un État au service de l’amélioration des conditions de vie de la population, et il distinguait soigneusement parmi les activités économiques celles qui favorisaient le bien public de celles qui lui nuisaient." Ce que ne dit pas ici Pincus, c'est qu'il faut entendre ceci du point de vue du riche, qui pense à la place du  pauvre et a une idée bien définie de ce "bien public" qui est, nous l'avons déjà vu, le bonheur simple de l'homme du peuple, d'une frugalité sans égale, qui autorise la poursuite de la vie douce et la  fringale de richesses des privilégiés. 

Face à la création de la banque d'Angleterre, Les Tories réagiront en créant  la Land Bank, en 1696, une banque foncière, mais, désertée par les marchands, qui eut une vie très courte.  Le monopole du commerce indien qu'ils avaient institué  avait eu des conséquences sur la demande de produits anglais, en particulier à  cause des soieries ou mousselines indiennes, causant un chômage dont s'étaient plaints à plusieurs reprises (et en vain)  les propriétaires de manufactures dans le Gloucesteshire, le Suffolk ou l'Essex (Pincus, 2011). Alors, pour mater les propriétaires catholiques,  la chambre des Communes créera après la révolution la Poll tax, qui taxe les actionnaires de la compagnie East India, et alourdit l'imposition de ses biens, mais usant de divers procédés (propagande, corruption, concessions) celle-ci réussit à se conserver son monopole pour un temps encore. D'autre part, un impôt foncier à hauteur de 20 % est établi en 1692,  mais aussi un autre impôt sur l'alcool, ou des taxes sur le sucre ou la mélasse, qui affaiblissent l'aristocratie terrienne jacobite jusque dans les colonies. 

A ce conflit idéologique primordial entre whig et tories, il faut aussi ajouter les conflits religieux qui vont, en particulier après la révocation de l'Edit de Nantes, chassé plusieurs milliers de huguenots de France, pour une bonne part artisans et commerçants, qui s'exilent beaucoup à Londres ou à Dublin et qui comptent pour beaucoup dans la multiplication des brevets  opérée depuis l'institution du Statut of Monopolies. Ce n'est pas un hasard, car les prédicateurs des religions issus des mouvements réformés sont unanimes sur le fait de faire fructifier les dons de la  Création offerts à l'homme par Dieu, et on connaît bien la charge rhétorique d'un tel discours, qui conduira à une exploitation forcenée des ressources et des individus pour les produire. 

                   

                      BIBLIOGRAPHIE   

 

 

 

       

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HALIMI Suzy, 2006, "Le système électoral en Angleterre au XVIIIe siècle : Hogarth : Humours of an Election (1754)" In : ".Les institutions politiques au Royaume-Uni : Hommage à Monica Charlot"., dir. S. Halimi, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle,

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LOCHAK Danièle, 2013, "Penser les droits catégoriels dans leur rapport à l’universalité", La Revue des Droits de l'Homme, 3 | 2013

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MORRISSEY Robert, 2010, "Napoléon et l’héritage de la gloire", Paris, Presses Universitaires de France (P.U.F)

MARTINEZ Marc, 2006, « Du panégyrique nationaliste à la satire « patriote : les images dérivées de Walpole dans une série gravée de 1730-1739 », Revue Française de Civilisation Britannique, XIII-4 | 2006.

http://journals.openedition.org/rfcb/1645

PINCUS Steve, 2011, "La Révolution anglaise de 1688 : économie politique et transformation radicale". Dans Revue d’histoire moderne & contem-poraine 2011/1 (n° 58-1)

https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2011-1-page-7.htm#

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