
L'Europe des Seigneurs
Genèse d'une colonisation économique
du monde
( I )
« L’historien n’interroge jamais que des épaves, et ces rares débris proviennent à peu près tous de monuments dressés par le pouvoir. »
Georges Duby, Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 18.
« On ne saurait surestimer le rôle joué par Jean Monnet dans l'histoire de la reconstruction de l'Europe occidentale après la seconde guerre mondiale. De bien des manières, ce sont ses idées qui ont façonné la structure de l'économie de l'Europe et, par voie de conséquence, conditionné pour une large part son évolution politique. »
Irwin M. Wall, "Jean Monnet, les États-Unis et le plan français", in Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°30, avril-juin 1991. pp. 3- 21, traduction d'un article américain de Douglas Brinkley et Clifford Hacken (editeurs) : "Jean Monnet : the path to European unity, New York", St. Martin's Press, 1991.
Tous les chemins mènent à Cognac
Pendant que les ouvriers usent leur corps derrière leurs machines, pendant que des milliers d'hommes alimentent les boucheries des guerres, quelques privilégiés façonnent le monde en costume, de conciliabules en réunions plus ou moins discrètes dans des hôtels chics ou dans des officines. Un des personnages les plus importants de ce théâtre d'ombres, pour la reconstruction de la France et de la construction européenne, fait partie de cette prestigieuse élite. Il s'appelle Jean Monnet (1888-1979) et comme il traîne un peu les pieds au lycée, sa famille l'envoie en stage à Londres auprès d'une société chargée de répandre à l'international le Cognac familial, celui de la firme JBG (Jean-Gabriel Monnet). Il a alors 16 ans. Deux ans plus tard, il implante JBG au Canada par le biais de la Hudson Bay Company (HBC, Société de la Baie d'Hudson). Trois ans se passent et la HBC obtient le droit de distribuer le cognac Monnet dans tout le Canada. Jean Monnet voyage dans les pays scandinaves, l'Egypte, la Russie, etc., et revient à Cognac quand éclate la première guerre mondiale (Bossuat, 2014). Le courtier de HBC, le baron et lord Robert Kindersley (1871-1954), qui deviendra directeur de la Banque d'Angleterre, lui renvoie l'ascenseur, selon l'expression consacrée. Il introduit Monnet auprès de milieux d'affaires, tandis que du côté privé, l'avocat de famille, Maître Benon, fait de même en l'introduisant auprès du président socialiste français du Conseil, René Viviani, qui fait partie de son réseau. Le politicien accepte de recevoir Monnet, et ce dernier lui expose ses idées pour ravitailler les Alliés. Il convainc Viviani, impressionne Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, puis le Contrôleur Général des Armées (CGA) Mauclair, et enfin et surtout, le ministre du commerce Etienne Clémentel (1864-1936), qui fait de lui son représentant à Londres. Quand éclate la première guerre mondiale, Monnet est affecté aux services du ravitaillement civil à Londres, où il s'était formé, par ailleurs, à la City : "Naturellement peut-on dire, tellement est ancestrale la relation entre les grandes firmes de la City et les maisons de cognac françaises" (Bossuat, 2014).
On ne sera pas étonné que Monnet choisisse alors HBC pour assurer le ravitaillement de guerre de la France (mais aussi de l'Angleterre), qui rapporta un million de livres de bénéfice à l'entreprise. Monnet devient même un agent de HBC, car il conduit personnellement les négociations et "finalise les contrats que la firme obtient du gouvernement français, en accord avec l’agent payeur de HBC, la banque Lazard Frères de Londres." (Bossuat, 2014). Monnet recevra 40.000 livres de HBC, pour services rendus pendant la guerre (op. cité), et Kindersley lui prêtera même 2 millions de francs pour sauver son entreprise familiale en difficulté (Éric Roussel, Jean Monnet, Fayard, 1996). Ce n'est pas tout. Monnet obtient un prêt de la banque J.P Morgan, et, plus tard, en 1920, Lazard Frères prendra des participations dans son négoce : Monnet bénéficiera grâce à l'ensemble de ces appuis une ligne largement ouverte de crédit auprès de la banque Charpentier (qui règne sur le négoce du Cognac), jusqu'au milieu des années 1920 (Bonin, 2009). La vie d'adulte de Monnet est à peine lancée, mais elle est déjà un raccourci de beaucoup de ce qui caractérise l'association profitable des élites qui dirigent le monde.
En 1916, Jean Monnet a 28 ans et représente la France au Comité exécutif interallié des ressources. Cette période est très formatrice pour la pensée européenne de Monnet. En effet, une partie de ceux qui dirigent le Conseil Allié des Transports Maritimes (Allied Maritime Transport Council, AMTC / Conseil Allié des Transports Maritimes ), comme son président, le Britannique Arthur Salter, alors fonctionnaire britannique du Département des Transports, ou l'Italien Bernardo Attolico (sous-secrétaire de la SDN en 1922), suivront Monnet à la Société des Nations (SDN, cf. chapitres suivants). Comme Monnet, Lord James Arthur Salter (1881-1975) est lui aussi né dans un milieu d'affaires. Il est le fils aîné de James Edward Salter, maire d'Oxford en 1909, qui possède une compagnie de navigation de luxe, Salters Steamers, composée d'une flotte de navires à vapeur, sur la Tamise. Quant au diplomate Bernardo Attolico (1880-1942), il est issu d'une noble famille italienne, marié à Eleonora Pietromarchi, comtesse d'Adelfia, et sera ambassadeur d'Italie à Berlin en 1935, sous le régime fasciste de Mussolini (cf. Bongiovanni, 2024).
Monnet et ses collègues vont alors faire une première expérience commune qui sera formalisée par le chercheur allemand Ernst Bernard Haas (1924-2003) comme méthode fonctionnaliste d'intégration (Haas, 1958 ; cf. Enache, 2015), autour de deux idées-forces : le transfert de loyauté et l'engrenage, "par lequel l'intégration d'un secteur économique est censée entraîner l'intégration dans un autre secteur économique et ainsi de suite, jusqu'à l'établissement d'une véritable fédération européenne." En 1916, toujours, la mise en place du Comité du blé (Wheat Executive), au sein du Conseil inter-allié :
"Les trois hommes auxquels fut confiée la charge du Wheat Executive – Vilgrain pour la France, Attolico pour l'Italie et Beale pour la Grande Bretagne – étaient des fonctionnaires qui représentaient leurs pays et ils ne formaient pas un collège doté de pouvoirs de décisions propres. Pourtant, il y avait là déjà des éléments préfigurant une telle situation ; dans les faits les trois hommes se comportèrent comme s'ils n'étaient qu'une seule et même instance agissant pour l'intérêt commun. […] Le Wheat Executive, en effet, devait m'apporter la première preuve concrète que les hommes, lorsqu'ils sont placés dans certaines conditions, voient que leur intérêt est commun et dès lors sont portés à se mettre d'accord. Ces conditions sont que l'on parle du même problème, avec la volonté et même l'obligation de donner une solution acceptable pour tous. Vilgrain, Attolico et Beale se voyaient chaque jour, se communiquaient toutes leurs informations sur les stocks et les besoins de leurs pays. Ainsi, aucun des Alliés ne pouvait garder d'arrière-pensée ni soupçonner le partenaire de dissimuler un élément du problème. Un seul programme d'achat était dressé, un organisme central le réalisait." (Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, [1976] 2011, Chapitre III « 1914-1918. L'Action commune », p. 76).
Mémoires : Bogdan Enache a tout à fait raison de penser que les Mémoires "comportent inéluctablement un certain degré de réinterprétation et de systématisation rétrospective ainsi qu'un élément d'instrumentalisation prospective de son image publique malgré les précautions qu'il y attache" ou de "soupçonner que Monnet les rédigea sous l'impression de la lecture du livre de Ernst Haas sur ce que devrait être sa méthode fonctionnelle, tant elles sont transparentes. Considérées uniquement de ce point de vue, les Mémoires font preuve de cette mise en scène recherchée du mythe Jean Monnet accusée par Marc Joly*." (Enache, 2015, p. 631).
* M. Joly, "Le mythe Jean Monnet, Contribution à une sociologie historique de la construction européenne", Paris, Editions CNRS, 2007, cf. p. 112.
Les Mémoires de Monnet relèvent en partie, en effet, d'une "construction sociale d'un récit héroïque"(Cohen, 2007), car l'œuvre est une entreprise collective de longue haleine. Il faut ici en dire un mot, tant le projet politico-littéraire est, de manière frappante, conforme à l'existence du Charentais, au carrefour des intérêts publics et privés, en particulier. Bien avant cette réalisation mémoriale, déjà, le chef de cabinet de Jean Monnet au Commissariat général au Plan (1947-1952), François Fontaine, puis son fils, Pascal, qui fera carrière au Parlement européen et qui a été le dernier assistant de Monnet, seront "au principe de la mise en forme et de la diffusion du récit des origines de la construction européenne" et joueront "un rôle central dans la rédaction des Mémoires de Jean Monnet." (Cohen, 2007). Mais c'est surtout la Fondation américaine Ford, en 1952, qui permet à l'historien Jean-Baptiste Duroselle, au sein du Centre d’études des relations internationales (CERI) qu'il crée avec le chercheur Jean Meyriat, de recruter des collaborateurs et de faire différentes recherches sur le "Père de l'Europe" (Pascal Fontaine, Sept jours qui ont fait l’Europe, Luxembourg, OPOCE, 1997, p. 2) De son côté, "entre 1956 et 1961, Jean Monnet s’assure du soutien de la Fondation Ford dans la création et le financement de deux organismes satellites du CAEUE, le Centre de recherches européennes (CRE) et le Centre de documentation du CAEUE, qui vont avoir un rôle convergent dans l’invention et la promotion de sa propre biographie. (...) Jean Monnet fait ainsi bénéficier le CRE d’une subvention de 25 000 dollars , avant d’obtenir un premier « prêt » de 150 000 dollars destiné au centre de documentation, puis un deuxième prêt de 50 000 dollars plus particulièrement « destiné à financer sa biographie et l’historique des Communautés européennes »"
(Cohen, 2007).
On assiste ici à "« un dirigisme inter-étatique, supranational, pris en main par des technocrates fortement soudés », qui feront ensuite carrière dans l'appareil administratif de la Société des Nations et même, plus tard, comme fut le cas de Monnet, dans les nouvelles institutions européennes." (Enache, 2015 ; citation de Jules Maurin, "Economie de guerre en France en 1914-1918, mise en place et fonctionnement", in "L'économie de guerre du XVIe siècle à nos jours", Colloque international de Montpellier, Éditions Université Paul Valéry de Montpellier, 1989, p. 100).
Il ne s'agit pas ici de nier la volonté des technocrates des comités inter-alliés d'avoir œuvré au bien commun pendant le premier conflit mondial, mais de bien comprendre à quel point la méthode fonctionnaliste, dont Monnet a été un des principaux artisans, si elle pouvait profiter (en partie) à l'intérêt général en temps de guerre, permettait aussi, loin du regard des citoyens, être l'objet de nombreuses opérations lucratives privées et pouvait entraver et menacer les idées et les volontés démocratiques, ce qui ne manquera pas de se produire bien avant les premières ébauches de la construction européenne, nous le verrons :
"Réduite à l'essentiel, cette méthode fonctionnelle d'intégration consiste dans la création d'institutions supranationales autonomes, composés de technocrates et chargées de gérer, en commun ou par-dessus des frontières nationales, différents secteurs économiques et sociaux. Son but exprès est de transférer, au cas par cas, une question d’intérêt européen du champ politique traditionnel réservé aux autorités nationales dans un champ technique nouveau et supranational, tout en évitant une métamorphose constitutionnelle explicite des États qui se réunissent en communauté.
La Haute Autorité de la CECA est l’archétype de ce genre d’institutions, qu'on essaya de répliquer au début des années 1950 – déjà dans une forme atténuée – au niveau d'une Communauté européenne de défense (CED), décidée par un second Traité de Paris conclu le 27 mai 1952, mais rejetée par le législatif français le 4 août 1954, et à toute une série d'autres Communautés fonctionnelles projetées à la même époque (Communauté européenne de l'Agriculture, Autorité européenne de Transports, Communauté européenne de Santé40) dont seule la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euroatom) allait voir le jour en 1957, au moment même où l'idée d'intégration sectorielle fut abandonnée. " (Enache, 2015, p. 621).
Première séance du Conseil de la Société des Nations, le 16 janvier 1920, dans le salon de l'Horloge du ministère des Affaires étrangères, au quai d'Orsay à Paris, sous la présidence de Léon Bourgeois.
La « Esdéenne » :
“ caverne des brigands impérialistes ” ?
C'est le président américain lui-même, Woodrow Wilson, qui propose la "Création d’une association des nations" devant le Congrès des États-Unis le 8 janvier 1918, sous la forme d'un programme, dit des "Quatorze points", où figurent la "Suppression, autant que possible, de toutes les barrières économiques" (3e point) et la création d'une "Société des nations" (League of Nations) qui "soit constituée en vertu de conventions formelles ayant pour objet d'offrir des garanties mutuelles d'indépendance politique et d'intégrité territoriale aux petits comme aux grands États.".(14e point), vue de la SDN bien plus idéaliste que celle exposée le 14 février 1919 en séance plénière de la Conférence de la paix, où Wilson présente le pacte réel de la SDN, qui entérine les voies dominatrices de la colonisation et du racisme (il faut aussi garder en tête que Woodrow Wilson nomma des suprémacistes blancs au plus haut niveau de l'Etat, en particulier le ministre des postes Albert Sidney Burleson, qui imposèrent la ségrégation raciale jusqu'au sein de la bureaucratie fédérale, y compris au réfectoire et aux toilettes, espaces aussi cloisonnés que les bureaux ("Woodrow Wilson : Federal Segregation", article du Smithsonian National Postal Museum)
"1. Les principes suivants s'appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d'être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples encore incapables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d'incorporer dans le présent pacte des garanties pour l'accomplissement de cette mission.
2. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d'assumer cette responsabilité et qui consentent à l'accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de mandataires et au nom de la Société."
Traité de Versailles, 1919, Pacte de la Société des Nations, Article 22
cf. Société des Nations, Pacte du 28 juin 1919, MJP (univ-perp.fr)
On remarquera en passant la volonté de se soustraire d'avance à tout pouvoir national, fût-il démocratique : "Les bâtiments et terrains occupés par la Société, par ses services ou ses réunions, sont inviolables" (Pacte... op. cité, article 7.5). Nous verrons ailleurs que, plus près de nous, les dirigeants européens emploieront la même précaution antidémocratique dans le cadre de la construction de l'Europe.
Après cela, la lecture de l'introduction du pacte prête à sourire, avec ses sempiternelles formules de catéchisme humaniste : "D'entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l'honneur", " pour leur garantir la paix et la sûreté", "De faire régner la justice" (Pacte... op. cité).
"« Nous commençons aujourd'hui une grande expérience et, pour réussir, il faut qu'elle soit aidée par la bonne volonté des peuples, par leur confiance, par la coopération loyale et suivie des gouvernements et des peuples. »" (Gerbet et al., 1996)
On ne doute pas de l'honnêteté de Paul Hymans, avocat progressiste, ministre belge qui sera le deuxième président de la SDN, quand il s'exprime ainsi à l'ouverture de l'organisation, mais force est de constater l'abîme existant, quelque soit l'époque étudiée, entre la parole politique et la réalité, que ce soit l'enchevêtrement permanent des intérêts publics et privés qui sont à l'œuvre ou le poids quasiment inexistant de la "volonté des peuples".
En réalité, nous allons continuer de le voir, Lénine avait quelques bonnes raisons d'accuser l'ancêtre de l'ONU d'«association de forbans », ou encore de « caverne de brigands » (cf. Lénine, Œuvres, Paris & Moscou, Editions Sociales et Editions en langues étrangères, 1961, tome 31, p. 335). Il y a, en effet, l'histoire policée de la SDN, qu'on raconte de manière de manière scolaire, au moyen d'événements publics importants qui ont une importance très relative, quand les véritables ressorts, les véritables motivations sont à rechercher ailleurs, dans l'action frénétique des grands capitalistes du monde politico-économique et financier, en grande partie privée et à l'abri du jugement public, à influer et contrôler du mieux possible celle des gouvernements : c'est ce que nous allons examiner au fur et à mesure.
Le Bureau international du travail (BIT), secrétariat de l'OIT, l'Organisation Internationale du Travail, font, comme la SDN, partie intégrante du Traité de Versailles, signé le 28 juin 1919. Parmi ces grandes organisations économiques internationales, citons aussi la Chambre de commerce internationale (CCI), fondée en juin 1920 dans le sillage de la conférence d'Atlantic City (24 et 25 octobre 1919), organisée par l'United States Chamber of Commerce, fondée en 1912. Thomas William Lamont (1870-1948) et Edward Reilly Stettinius (Stetinius, Steetinius, 1865-1925), à la fois banquiers de Morgan et délégués à la Conférence de la Paix, qui se passe au même moment à Paris, s'occupent d'établir les contacts entre les hommes d'affaires invités. Stettinius sera à la tête du service des fournitures de l'armée, chez Morgan, puis entrera au ministère de la guerre américain pour être en charge desdites fournitures, en tant que secrétaire à la Guerre, en 1918 (American National Biography, New-York, Oxford University, 1999-2005). Lamont, lui aussi responsable des fournitures chez Morgan, deviendra officieusement conseiller des Etats-Unis auprès des alliés à la même période, à la demande du président Woodrow Wilson (op. cité).
Intérêts publics et privés se mélangent allègrement de chaque côté de l'Atlantique, puisque Monnet et Clementel, comme d'autres grands serviteurs d'Etat, sont aussi des hommes d'affaires. Le ministre Clementel a été administrateur de six sociétés, dont Les Magasins du Louvre, les établissements Bergougnan (Raymond B., dont il était un proche), une importante entreprise de pneumatiques clermontoise, le quotidien parisien Le Petit Journal (fondé par Moïse Polydore Millaud, qui paraît de 1863 à 1944), la firme automobile Darracq, ou encore La Société des Caoutchoucs de l'Indo-Chine, créée conjointement par Bergougnan et la Banque de l'Indo-Chine (Indochine) en 1910. Devenu ministre de l'agriculture en 1913, puis du commerce, en 1915, il cessa d'être administrateur chez Bergougnan : "Il pouvait compenser par l’important traitement ministériel de 60 000 F. qu’il toucha annuellement de 1915 à 1919." (Kessler et Rousseau, 2018).
Ayant séjourné de longs mois en Europe, invités pour la Conférence de la Paix, en particulier, les délégués américains ont tissé des liens étroits avec Jean Monnet. Quoi de plus naturel, quand on sait que Morgan est la " firme qui joue alors un rôle décisif dans le montage des emprunts français aux États-Unis". (Druelle-Korn, 2008). Parmi les hommes délégués par les patrons américains on trouve le puissant président de la Standard Oil, et de leur côté, Clémentel et Monnet se chargent de la délégation française. On y trouvera Eugène Schneider (1868-1942), deuxième du nom, président des Forges et Aciéries du Creusot, Julien Potin, héritier de la maison Félix Potin, le financier et baron Emile Michon du Marais, Directeur-Général des Affaires Financières du Crédit Lyonnais, etc. Nous n'avons pas fini d'explorer l'étroite imbrication du pouvoir politique avec le monde économique et financier.
Quelques mois plus tard, en juin 1919, Monnet est nommé Secrétaire adjoint de la nouvelle Société des Nations (SDN, "Esdéenne" pour ses nombreux détracteurs d'alors, cf. Muet, 1996, créée le 28 avril 1919), pour un salaire de 5000 livres par an (Mioche, 2014). Son patron, le Secrétaire général, n'est autre que "L’Honorable Sir James Eric Drummond", selon les termes mêmes de l'annexe II du Pacte de la SDN, futur comte de Perth, en 1902, qui siège à la chambre des Lords de 1915 à 1919. Tout comme le choix, au plus haut niveau de la SDN, de Drummond ou de Monnet, celui des autres chefs, sous-secrétaires de l'organisation, reflètent bien, nous allons le voir, le type de projet de mondialisation que veulent promouvoir et diffuser les élites économiques, américaines au premier chef.
Les hauts fonctionnaires internationaux "que Drummond sut recruter avec discernement" sont alors les plus importants de ces zélateurs, que l'écrivain Albert Cohen s'est plu à brocarder dans Belle du Seigneur, au travers du personnage d'Adrien Deume : L'auteur savait de quoi il parle, il avait occupé des postes similaires au BIT et à l'OIT entre 1926 et 1951 ! C'était des situations très enviables. Leurs rémunérations dépassaient celle "des administrations les mieux rétribuées au monde" (Gerbet et al., 1996 : 39), et ces hauts fonctionnaires étaient recrutés à la fois sur l'excellence mais aussi selon "un système voisin de la cooptation" (op. cité : 39). Entre 1919 et 1931, leur nombre passe de 120 à 700.
Nous avons déjà introduit Salter et Attolico, le premier est nommé secrétaire de la section économique et financière de la SDN, le second est placé à la tête de la Section des communications et du transit. Evoquons aussi les nominations de l'Américain Raymond Blaine Fosdick (1883-1972), voulue par le président Wilson, en tant que sous-secrétaire, celles des Français Paul Mantoux (1877-1956), fils d'un industriel, spécialiste du monde anglo-saxon, au poste de directeur de la section politique et Joseph Avenol (1879-1952), sous-secrétaire en 1923 (secrétaire général de 1933 à 1940), ou encore celle du Norvégien Erik Colban (1876-1956), qui deviendra directeur de la section des minorités : nous reparlerons de certains de ces dirigeants, qui ont compté à différents niveaux dans la mise en place du nouvel ordre économique et financier mondial.
La première séance de la SDN n'a pas encore eu lieu que le "groupe de Londres", comme on appelle parfois les hauts technocrates de l'organisation, travaille à réorganiser une finance internationale complètement désorganisée après la guerre : "La constitution des États d’Europe centrale, les difficultés financières liées à la dissolution de l’Empire austro-hongrois, le manque de liquidités et la volatilité des changes empêchent le système de redémarrer." (Decorzant, 2011). D'un autre côté, soucieux de cette situation critique, des grands banquiers des Pays-Bas organisent deux conférences à Amsterdam à l'automne 1919, auxquelles sont conviées en particulier les deux grands économistes du moment : le Suédois Karl Gustav Cassel (1866-1945) et le Britannique John Maynard Keynes (1883-1946). 150 banquiers et autres financiers internationaux rédigent un mémorandum publié dans plusieurs grands journaux. La SDN, qui voit officiellement le jour le 10 janvier 1920, décide le mois suivant, par la voix de son Conseil, de convoquer une Conférence Financière Internationale (International Financial Conference), qui se tiendra à Bruxelles du 24 septembre au 8 octobre 1920, alors même que dans "l'esprit de ses fondateurs, la SDN devait être une institution politique destinée à garantir l'exécution des traités et le maintien de la paix." (Mouton, 1984).
La Conférence de Bruxelles permet aux différentes élites occidentales, dominantes du monde de reconstituer un nouveau maillage des réseaux de relations. On y trouve nos technocrates du groupe de Londres, des experts financiers, venus du privé ou du public (ministères, banques centrales...), des spécialistes consultés par la SDN, et bien sûr, le cercle des banquiers privés et des économistes du mémorandum d'Amsterdam : "L’existence de ce réseau est antérieure à l’entre-deux-guerres. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les banquiers ont pour habitude de se réunir afin d’essayer de faire pression sur les gouvernements, par voie de pétitions ou de déclarations publiques. Le mémorandum d’Amsterdam est donc une perpétuation de ces pratiques à une échelle internationale." (Decorzant, 2011).
Pour renforcer le rôle de la Société des Nations dans l'économie mondiale, les responsables du Secrétariat économique eurent l'idée "d'une institution technique élargie qui, soutenue par un secrétariat dédié et compétent, aurait le pouvoir d'élaborer et de défendre des politiques particulières auprès des États membres et non membres." (Clavin et Wessels, 2005, p. 472). La première assemblée générale de la SDN, tenue le 15 novembre 1920, entérine la création d'une Commission économique et financière provisoire (CEFP), formée d'une Section économique et financière (SEF) du Secrétariat général de la SDN, d’un Comité économique et d’un Comité financier. En 1923, cette commission provisoire devient officiellement l’Organisation économique et financière (OEF, "Economic and Financial Organisation", EFO, 1923).
"Ces comités sont devenus essentiels aux travaux de l'EFO car ils étaient les seuls organismes intergouvernementaux dotés d'un mandat exclusif pour examiner les questions économiques et monétaires et publier des recommandations politiques à l'intention de l'Assemblée et du Conseil. Ils cherchaient également à diffuser leurs travaux auprès du plus grand nombre possible de gouvernements d'États non membres, ainsi qu'au grand public (informé ou non).
De soi-disant «experts indépendants» ont été détachés auprès des comités économiques et financiers, à la suite de négociations informelles en coulisses [behind-the-scenes negociations] entre les gouvernements des principaux États membres de la Ligue." (Clavin et Wessels, 2005 : 472 ).
A la SDN, c'est Arthur Salter, rappellons-le, qui dirige le Service d'études économiques et prendra une part active à la construction de l'outil statistique, dont Adolphe Quetelet, en 1853, déjà, voulait "étendre ses bienfaits à toutes les contrées et à répandre de nouvelles lumières sur les véritables intérêts des gouvernements" (A. Quetelet, Compte-rendu du Congrès international de statistique de 1853, p. 19), tandis que Lavoisier, plus d'un siècle auparavant, en avait clairement perçu les dangers idéologiques :
"Un travail de cette nature contiendroit, en un petit nombre de pages toute la science de l’économie politique, ou plutôt cette science cesseroit d’en être une ; car les résultats en seroient si clairs, si palpables ; les différentes questions qu’on pourroit faire, seroient si faciles à résoudre, qu’il ne pourroit plus y avoir de diversité d’opinion." (Antoine-Laurent Lavoisier, 1743-1794, "Résultats extraits d'un ouvrage intitulé: de la richesse territoriale du royaume de France.", Paris, Corancez & Roederer, An IV [1791], page 14).
De manière corollaire, toujours dans le soin de supranationalité antidémocratique, Salter, dans une lettre du 14 février 1920, suggère à Drummond d'élire directement, de sa propre autorité, les membres de la Commission internationale de statistique "sans passer par les directives actuelles du Conseil" (ASDN [Archives de la SDN], Carton R.289 "International Statistics"), alors composé de représentants du Royaume-Uni, de la France, de l’Italie, du Japon, de la Belgique, du Brésil, de la Grèce et de l’Espagne. Au fur et à mesure, les outils de comparaison et d'harmonisation statistiques dotent la SDN de capacités de connaissances sur les "productions agricoles et minières mondiales, du commerce, de l’industrie, de la force de travail, des finances publiques… Un des premiers exercices de pouvoir est bien celui de compter les populations gouvernées et de répertorier les richesses. Dans la même veine, là où il y aurait des objectifs communs (liberté de commerce), un premier pas est fait, avec les données harmonisées, pour imaginer qu’il pourrait y avoir également des politiques communes. Dans ce sens, la comparaison permet de renforcer le vecteur normatif de l’action internationale." (Cussó, 2012). Cette culture de l'évaluation qui commence préfigure les futures échelles de classements internationaux et autres benchmarkings. C'est ainsi que le tableau 74 du premier annuaire de la SDN "est en fait le produit d’un long processus technique et la représentation d’une étape intermédiaire dans la promotion du libre commerce. Si les barrières douanières doivent diminuer, voire disparaître, les statistiques doivent à la fois refléter ce but et l’encourager." (Cussó, 2012).
Salter écrira un certain nombre de notes qui aboutiront au rejet de la part du gouvernement de la Grande-Bretagne du Plan Briand d'Union fédérale européenne, projet "qu’il juge fumeux, anti-américain et qui affaiblit avant tout la SDN alors composée essentiellement de pays européens. Et pourtant, dès 1925, il est l’un des rares contacts et soutiens de Richard Coudenhove-Kalergi et de son projet de Paneurope." (Le Dréau, 2008). Le très cosmopolite comte Richard Niklaus Codenhove-Kalergi (1894-1972) est né d'un comte diplomate de l'empire austro-hongrois (lui-même d'ascendance néerlandaise émigré pendant les guerres napoléoniennes, dont le père était marié à une aristocrate d'origine byzantine, crétoise) et d'une aristocrate japonaise issue d'une grande famille de samouraïs. De manière très contradictoire, Coudenhove-Kalergi, promeut une sorte de socialisme libéral, peut-être après avoir constaté que "les dirigeants du socialisme européen reconnaissent plus facilement que les dirigeants conservateurs la nécessité d’une union paneuropéenne." (C-K, Pan-Europa, Vienne, Paneuropa-Verlag, 1923, traduction française de Volker Klostius et Jean Spiri, édition Cent Mille Milliards, 2019, p 232).
"le socialisme, qui organisera toute l’économie mondiale, doit immédiatement libérer l’Humanité des barrières douanières paralysantes entre les États, comme l’a libérée d’autres chaînes d’exploitation. Mais dès maintenant, alors que nous devons encore lutter pour la prise du pouvoir à l’intérieur des structures étatiques capitalistes, nous pouvons revendiquer des États capitalistes l’union économique. Car une telle union ne contredit en rien le système capitaliste. Tout au contraire, une nécessité générale nous y pousse déjà par-delà les frontières nationales. (…) Nous préparons donc le socialisme en favorisant l’ascension du capitalisme en Europe vers un degré de développement plus avancé." (op. cité, p. 250).
"Le projet de Coudenhove affirme les droits d’une « aristocratie de l’esprit » pour diriger ce dernier cadre, plus sûre à ses yeux pour incarner « la démocratie de l’avenir ». Sa vision de la démocratie est donc ambivalente, le rapprochant de l’écrivain pacifiste Kurt Hiller qui propose à cette même époque la constitution d’une « Chambre des intellectuels » siégeant à côté de celle du peuple. La filiation nietzschéenne de la pensée coudenhovienne l’amène à considérer Mussolini, au début des années 20, comme un dirigeant exemplaire, ce possible continuateur de Mazzini, « héritier de Marius et de César » qui a su mêler ordre et progrès. Au fond, Coudenhove n’est pas démocrate, mais accepte la démocratie comme une nécessité du moment." (Vayssière, 2023). Ses origines ont clairement influencé notre grand aristocrate :
"Les éléments ethniques et culturels de l’identité européenne n’ont pas non plus disparu avec la perte des dernières colonies belges et françaises en Afrique. Les Européens ont continué à imaginer le projet européen en termes civilisationnels et se sont inspirés des idées plus anciennes d’une Europe chrétienne ou blanche. Le Prix Charlemagne, décerné chaque année au nom d’une figure qui incarne l’idée médiévale de l’Europe, synonyme de christianisme, en est un bon exemple. Et ce n’est pas seulement parce qu’après la perte des colonies belges et françaises en Afrique, le territoire de la Communauté économique européenne coïncidait avec l’empire carolingien, c’est aussi parce que le projet européen était imaginé comme une continuation de cet empire. Dans son discours de réception du premier prix Charlemagne en 1950, Richard Coudenhove-Kalergi décrivait d’ailleurs la Communauté européenne du charbon et de l’acier comme le début d’un « renouveau de l’empire de Charlemagne* »" (Hans Kundnani, article de la revue Le Grand Continent, 7 septembre 2023).
* "Il ne s’agit ici ni plus ni moins que d’un renouvellement de l’Empire carolingien sur une base démocratique, fédérale et sociale." (Coudenhove-K, discours précité, Aix-la-Chapelle,18 mai 1950).
« De l’européenne humanité de quantité, qui ne croit qu’au chiffre, qu’à la masse, se distinguent deux races de qualité : la noblesse de sang et le judaïsme. Séparées l’une de l’autre, chacune demeure fixement rivée à sa croyance en sa plus haute mission, en son meilleur sang, en une différence de rang humaine. Dans ces deux races avantagées hétérogènes réside le noyau de la noblesse européenne du futur : dans la noblesse de sang féodale, si tant est qu’elle ne se laisse pas corrompre par la cour, dans la noblesse cérébrale juive, si tant est qu’elle ne se laisse par corrompre par le capital. »
Richard Coudenhove-Kalergi, Praktischer Idealismus, 1925 / Idéalisme pratique, traduction Adeline A. Gasnier, éd. Pan-Europa Éditions, 2014, p. 37-38
"Dans les démocraties républicaines et monarchiques, les hommes d'État sont des marionnettes, et les capitalistes sont les marionnettistes. Ils dictent les lignes directrices de la politique, influencent l'opinion publique et contrôlent les ministres à travers des relations professionnelles et sociales. Au lieu de la structure féodale de la société, la ploutocratie a émergé ; la naissance n'est plus le facteur décisif pour le rang social, mais le revenu l'est. La ploutocratie d'aujourd'hui est plus puissante que l'aristocratie d'hier, car personne n'est au-dessus d'elle, sauf l'État, qui sert d'outil. Lorsque la noblesse de sang existait encore, le système d'aristocratie par la naissance était plus juste que celui de l'aristocratie d'argent d'aujourd'hui, car la caste dirigeante avait un sens des responsabilités, de la culture et de la tradition, tandis que la classe dirigeante actuelle manque de ces qualités."
Richard Coudenhove-Kalergi, Praktischer Idealismus, 1925.
En 1926, le 1er congrès paneuropéen se déroule à Vienne du 3 au 6 octobre, et reçoit l'appui du gouvernement autrichien par la voix du chancelier Rudolf Ramek, qui parle de "préparer la paix permanente et le progrès économique de l'Europe" et d'une "coopération confiante... au service de la reconstruction de l'Europe". Dans la grande salle du Konzerthaus, près « de deux mille personnes, originaires de vingt-quatre pays, appartenant pour la plupart à l’élite économique, politique et intellectuelle de l’Europe (...) Ce succès est cependant tempéré par l’ambiguïté de la campagne d’invitations menée par l’Union paneuropéenne. Au-delà des adhérents au mouvement, le recrutement s’est opéré à partir des réponses favorables recensées en 1925-26 lors du sondage sur la possibilité et la nécessité des Etats-Unis d’Europe. De plus, la brochure accompagnant les cartons d’invitation présente l’événement non comme le Congrès d’un mouvement militant, mais comme “la première grande manifestation de solidarité européenne." » (Théry, 1998).
Dès le départ, le système élaboré par Monnet et ses collaborateurs brouille à dessein les frontières entre le politique et le monde des affaires :
"Le Comité économique et financier provisoire mixte nouvellement constitué n'était pas officiellement un forum intergouvernemental, mais un organe composé d'« experts indépendants » nommés par le Conseil de la Société des Nations. Les membres du Comité pouvaient être originaires d'États membres ou non membres, mais n'étaient pas des représentants officiels de leurs gouvernements nationaux. On a délibérément entretenu le flou autour de la question de savoir si les « experts » devaient être des banquiers, des hommes d'affaires, des politiciens ou des fonctionnaires." (op. cité : 471).
Pour Michel Fior, docteur en sciences humaines de l’Université de Neuchâtel, "la SDN joue un rôle remarquable dans le processus d’élaboration, de légitimation et de diffusion de l’orthodoxie financière dans les années 1920 et contribue ainsi au déclenchement de la crise économique et politique des années 1930. L’intervention de la SDN en Autriche en serait un exemple." (Cussó, 2012). Et qui était alors, à la manœuvre en Autriche, en 1921 ? Jean Monnet, en particulier, qui comme Salter et beaucoup d'autres acteurs, cherchaient à installer en Europe des pouvoirs supranationaux échappant aux décisions d'ordre démocratique :
"L’objectif de la SDN est d’obtenir qu’une partie des revenus de l’État (douanes, tabacs, etc.) soit affectée au paiement de la dette nouvelle que nécessite le financement du déficit commercial. Cela signifie concrètement une intrusion dans la vie des autorités autrichiennes, dans le Budget même, entre 1921 et 1926. Un haut-commissaire de la SDN (le Hollandais Alfred Rudolf Zimmerman) et des experts veillent donc désormais à rétablir la crédibilité de la politique budgétaire et fiscale autrichienne, à plaider sans cesse pour plus de rigueur au nom de la nécessité de rétablir des mécanismes de confiance et d’« anticipations positives ».
(...)
Une nouvelle mission d’expertise, en juin 1922, vise à établir un programme de redressement efficace : hausse des impôts indirects, baisse des effectifs des fonctionnaires, création d’une banque centrale indépendante, etc.
(...)
Le marchandage entre l’Autriche et la SDN aboutit : en échange du prêt de reconstruction de 650 millions de couronnes (dont 130 millions pour rembourser les emprunts précédents), la SDN nomme un commissaire général. Ce dernier est chargé de vérifier l’application des réformes ; l’État doit obtenir sa permission d’utiliser les fonds du prêt, en justifiant ses dépenses." (Bonin, 2019).
Si le 4 octobre 1922, par le Protocole (ou Déclaration) de Genève, les Etats prêteurs (France, Grande-Bretagne, Italie, Tchécoslovaquie) s'engagent, en particulier, à respecter "l'indépendance politique, l'intégrité territoriale et la souveraineté de l'Autriche" et ne chercher "aucun avantage spécial ou exclusif d'ordre économique ou financier de nature à compromettre directement ou indirectement cette indépendance" (Reconstruction de l'Autriche. Protocole N° 1), ils inaugurent une nouvelle forme de colonisation financière, de gouvernance économique qui ne fera que s'intensifier au cours du vingtième siècle au travers des futures instances internationales et capitalistes de la mondialisation, telles le FMI et l'OMC, dont nous verrons ailleurs à quel point elle fera des ravages dans les pays dits du Tiers-Monde, sans épargner l'Europe, au fur et à mesure de la construction de l'Union européenne par ses traités ultralibéraux successifs, fruits d'une idéologie prônant des Etats réduits à des moignons économiques et politiques, donnés en pâtures aux forces du marché, aux puissances de l'argent.
"L’État donne des signes de bonne foi : il entreprend volens nolens d’alléger ses dépenses, en licenciant des fonctionnaires, réorganisant son système ferroviaire et les monopoles d’État. Comme la Tunisie en 1869, l’Empire ottoman et l’Égypte en 1876, la Grèce en 1897, l’Autriche est passée sous les fourches caudines de la « finance internationale »" (Bonin, 2019)
Premier Etat à connaître une hyperinflation soutenue, premier à recevoir le soutien de la SDN, premier à faire face à une crise bancaire aiguë, avec l'effondrement de la Credit-Anstalt-Wiener-Bankverein (Creditanstalt, Kreditanstalt Bankverein, Kredit anstalt B ; CA-BV) des Rothschild en 1931, l'Autriche était le premier sujet d'expérience grandeur nature de la nouvelle finance internationale. L'historien israélien Nathan Marcus a beau affirmer que "les accusations de colonialisme financier ou de dictature étrangère dans l’Autriche de l’entre-deux-guerres sont totalement déplacées", arguant en particulier que les élites financières et les politiciens autrichiens, loin d’être de malheureuses victimes, "ont affirmé à maintes reprises et avec succès [leur] indépendance [...] vis-à-vis de la Société des Nations et d’autres intérêts étrangers" (Marcus, 2018), le chercheur allemand Benjamin Hein rappelle que pour "Marcus, le « colonialisme financier » exige qu’un agent étranger exerce un contrôle direct sur les affaires fiscales et monétaires d’un pays. Nous savons, bien sûr, que ce n’est qu’une des façons dont l’empire se manifeste. Même une Société des Nations « faible » a fait avancer les intérêts politiques et financiers de Londres et de Paris. Le projet autrichien d’union politique avec l’Allemagne (Anschluss) en est un bon exemple. Au début des années 1920, des intellectuels et des économistes de premier plan comme Walther Federn et Gustav Stolper ont fait valoir que l’Anschluss serait le meilleur espoir de l’Autriche de remédier à ses déficits commerciaux chroniques, lui donnant accès au plus grand marché du continent. Les Alliés ont rejeté le plan, bien sûr, mais ils avaient besoin d’une justification qui allait au-delà de leurs propres préoccupations géopolitiques. Étant donné que l’argument de l’Anschluss reposait sur l’idée qu’une Autriche indépendante n’était pas une entité économiquement viable, les Alliés devaient démontrer de manière crédible qu’elle l’était. La présence de la Société des Nations, ainsi que sa volonté d’injecter des sommes importantes dans l’économie autrichienne, lui ont permis de rejeter l’Anschluss pour des raisons ostensiblement économiques, et pas seulement politiques.
De même, si la Ligue [League of Nations : SDN] s’était montrée incapable de mettre en œuvre ses politiques d’austérité, elle a maintenu sa demande d’un budget équilibré, toujours considéré comme la condition sine qua non de la protection des créanciers étrangers. Cela signifie qu’en l’absence d’une augmentation des recettes fiscales générée par une économie en croissance, de nouvelles dépenses publiques sont devenues de facto impossibles. Les grands projets d’infrastructure qui auraient pu stimuler la croissance économique à long terme, comme l’électrification des chemins de fer autrichiens, ont dû être mis de côté. Les fonds récoltés grâce aux prêts à long terme de la ligue auraient pu être investis dans des travaux publics." (Hein, 2020).
Et ce qui vaut pour l'Autriche, vaut à des degrés divers pour l'ensemble des pays européens pour lesquels les grandes puissances ont concocté des plans de reconstruction (Bulgarie, Hongrie, Grèce, etc.), en cheville avec les élites financières internationales très liées aux divers hauts responsables de la SDN, dont les recettes de rigueur budgétaire et de croyance libérale d'un marché autorégulateur ont conduit à la célèbre crise financière moins de dix ans plus tard.
Les grands organismes internationaux, dont la SDN est un des premiers exemples, figurent donc parmi les outils puissants de lobbying permettant aux puissants de contourner les dispositifs plus ou moins démocratiques, avec le concours de technocrates, d'experts de haute volée, choisis pour leur conformité idéologique et prétendument indépendants :
"L'objectif initial du travail du secrétariat était de collecter des statistiques économiques. Sous cette forme, la Section économique et financière n'avait ni le mandat ni le pouvoir de formuler des recommandations politiques (bien que ses données éclairent souvent les choix politiques des gouvernements), entretenait peu de contacts directs avec les gouvernements et ne représentait certainement aucune menace pour l'intérêt perçu des États-nations à formuler et à mettre en œuvre leurs politiques économiques et monétaires comme ils l'entendaient." (Clavin et Wessels, 2005 : 472 ).
On est frappé par les similitudes d'ordre idéologique, politique et social entre la situation d'hier et d'aujourd'hui, que nous examinerons plus tard. Arthur Salter a aussi exposé ses propres vues sur le sujet dans un document en 1929, qu'il publiera en 1931 : Les Etats-Unis d’Europe, conçus à l'image de la SDN qu'il partage avec Monnet et d'autres, sorte de ligue des Nations dont le pouvoir devait être aux mains d'un secrétariat plénipotentiaire, à la tête d'un un marché commun caractérisé par Zollverein, un système douanier au tarif commun à toutes les marchandises importées de l’extérieur. La fin des années 1920 abonde en réflexions sur la construction européenne. Parmi tant d'exemples, citons Gaston Riou (1883-1958), radical-socialiste, collaborateur de Vichy, cofonde en 1926 le Comité français d'Union douanière européenne (UDE), avec l'économiste Charles Gide (1847-1932) et le député Yves Le Trocquer (1877-1938) et écrit "Europe, ma patrie" en 1928. En 1930, il cofondera aussi la Ligue France-Europe, rebaptisée Ligue pour les Etats-Unis d'Europe. On retrouve les idées européennes des technocrates de la SDN dans le travail de Francis Delaisi (1873-1947), qui écrit "Les deux Europe" en 1929, journaliste qui a commencé par œuvrer aux côtés des socialistes, dans la ligue des droits de l'homme ou l'université populaire.
Aristide Briand, comme beaucoup d'autres acteurs du paneuropéanisme s'était tourné vers des projets d'ordre principalement économique, avant de privilégier, avec son mémorandum, en 1930, la voie politique : "..c’est sur le plan politique que devrait être porté tout d’abord l’effort constructeur tendant à donner à l’Europe sa structure organique." Beaucoup de responsables allemands y voient un projet hégémonique français (cf. Théry, 1998), et bientôt, l'accession d'Hitler au pouvoir allait mettre temporairement un coup d'arrêt à cette effervescence autour de l'union européenne qui, nous le voyons, dès le départ, forme des projets essentiellement économiques, matérialistes, capitalistes, menés seulement par ceux qui dirigent les pays les plus riches, avec en partie la volonté d'en écarter les peuples, où de très nombreuses dimensions humaines, sociales, culturelles, sont totalement absentes des projets ou des discussions. Des voix se sont élevées cependant, comme celle du socialiste chrétien André Philip, alors avocat défendant en particulier les objecteurs de conscience, qui sera plus tard ministre des Finances. Philip accordait au plan Briand une grande ambition et pensait que la "construction effective et durable de l'Europe ne peut être effectuée sur le seul terrain économique ; une organisation de sa vie politique doit être poursuivie parallèlement afin d'établir, à chaque instant et pour tous les problèmes, l'organisation populaire nécessaire pour faire le contre-poids aux forces économiques ; il faut donc absolument reprendre et poursuivre jusqu'à sa réalisation la proposition Briand de création d'un lien fédéral européen." (A. Philip, Le Christianisme et la paix, Paris, éditions Je Sers, 1932, p. 136).
économique : A l'inverse, Edouard Herriot (1872-1957) Président du Conseil à trois reprises, entre 1924 et 1932, affirmera : ""Nous ne croyons pas, pour notre part qu’il y ait intérêt à partir de la notion politique pour retrouver la notion économique. Selon nous c’est l’ordre inverse qui s’impose; c’est l’observation des faits et des lois de l’économie européenne qui doit conduire à des conceptions politiques nouvelles!" (Edouard Herriot, Europe, Paris, Rieder, 1930).
Par ailleurs, entre 1919 et 1931, le Secrétariat de la SDN devient, selon la spécialiste Marie-Renée Mouton, une vraie "forteresse de l'internationalisme" (Gerbet et al., 1996 : 39). Le système de mandats (de trois types A, B et C) établi par l'organisation installe une relation contractuelle entre pays vainqueurs et pays sous tutelle, censée s'éloigner de la politique coloniale, mais au Proche et Moyen-Orient "la distribution des mandats français et britannique (Syrie, Liban, Palestine, Irak) correspond aux visées impérialistes de la France et de la Grande-Bretagne dont les zones respectives avaient été dessinées lors des accords Sykes-Picot en mai 1916. Dans la pratique, le contrôle de la S.D.N. dans les mandats A ne fut que très relatif et le comportement de l'administration mandataire, souvent issue des cadres coloniaux, fut la source de nombreuses frictions lorsqu'elle ne contribua pas à déclencher de véritables révoltes comme celle du Djebel Druze en 1925 ou la révolte arabe en Palestine à partir de 1936. Le cas de l'Irak mis à part, le système des mandats n'aboutit nulle part à son but officiel : l'accession à des pays sous tutelle." (Ter Minassian, 1999).
La « Esdéenne » des philanthropes.
C'est incontestablement les grandes fortunes américaines qui donneront le tempo dans la production d'un ordre international, entre 1919 et 1946, dont la construction européenne, nous allons le voir, est en grande partie le fruit. Il suffira qu'un éminent représentant du capitalisme privé, le très influent Elihu Root, qui devient président de la Carnegie Endowment for International Peace (Dotation Carnegie pour la paix internationale) de 1910 à 1925, n'obtienne pas satisfaction de ses deux amendements proposés, pour faire capoter la présence des Etats-Unis au sein de la SDN. En fait, dès "le début des années 1920, la philanthropie est donc très impliquée dans le lobbying en faveur de la SDN aux États-Unis." (Tournès, 2012). Si les Etats-Unis n'entrent pas dans l'organisation, ce n'est pas seulement, comme les livres d'histoire le racontent, parce que le projet de la SDN fait partie du Traité de Versailles que ne ratifiera pas un Sénat américain devenu isolationniste après le succès des Républicains aux élections présidentielles de 1920. Cet échec est dû pour une part à la position que prend Root, qui "s’exprime beaucoup et sa voix va peser lourd dans le débat sur la ratification du Pacte." (Tournès, 2012). Root, en partie par intérêt politique, révisera ensuite ses positions et acceptera la proposition de Drummond de faire partie de l'équipe de juristes travaillant à la formation d'une Cour permanente de justice internationale (Tournès, 2012). Et c'est Andrew Carnegie lui même qui financera, par un don, le Palais de la Paix de La Haye, construit en 1913, dans lequel sera logé la Cour.
Elihu Root, 1) Avocat des "barons voleurs"
Avocat au barreau de New-York en 1867, spécialiste en droit des affaires, il cofonde l'année suivante le cabinet Strahan & Root, se voit confier différentes affaires par le président de la Banque d'Amérique du Nord John J. Donaldson, cofonde un nouveau cabinet en 1869, Compton & Root, et devient membre de l'Union League Club, où il développera son réseau politique. Il devient célèbre par sa défense de William Magear Tweed patron de Tammany Hall, une société politique qui a été la pierre angulaire du parti démocrate à New-York, accusé de corruption (Jessup, 1938). En 1881, il entre à la Cour Suprême, est nommé procureur du sud de New-York en 1883 par son client Chester Allan Arthur, président des Etats-Unis (cf. plus bas), avant de devenir sénateur de la ville en 1909. Il conseille Roosevelt de 1882 à 1898 dans des candidatures successives. Jusqu'en 1899, on l'accuse dans de nombreux journaux de protéger les corrompus. Le journaliste William Randolph Hearst (lui-même nanti, fils d'un industriel millionnaire et magnat richissime de la presse) fustige ainsi Root et le traite de "rat", de "chacal" au service des "hyènes" de Wall Street (cf. New-York Times, 3 novembre 1906). Les riches magnats qu'il défend, en effet, sont nombreux et sont souvent accusés depuis quelques décennies d'être des "barons voleurs" (robber barons : terme qui apparaît dans la presse américaine sous la plume de journalistes qualifiés de muckrakers (fouille-merdes), étudiés par l'historien américain Matthew Josephson : "Organiser et exploiter les ressources d'une nation à une échelle gigantesque, enrôler ses agriculteurs et ses ouvriers dans des corps de producteurs harmonieux, et ce uniquement au nom d'une soif incontrôlée de profit privé – voilà assurément la grande contradiction inhérente d'où découlent tant de désastres, d'outrages et de misères." (M. Josephson, The Robber Barons: The Great American Capitalists, 1861–1901, New York: Harcourt, Brace and Company).
En 1891, le cabinet Root & Clark se composait "de Root, Clark et d'une équipe administrative de quatre personnes. Lorsqu'il partit en 1899 pour devenir secrétaire à la Guerre de McKinley puis de Roosevelt, Root céda son cabinet à d'autres mains, principalement celles d'Henry Lewis Stimson. À son retour à Wall Street en 1904, il reprit son activité et travailla pratiquement seul, mais parvint néanmoins à devenir l'avocat le mieux payé de l'histoire de New York, à siéger à de nombreux conseils d'administration de sociétés et de banques, et à présider l'Association du Barreau de la Ville de New York." (Wallace, 2017). Mais l'historien Mike Wallace ne s'intéresse pas qu'aux affaires et montre à quel point les puissants de "Gotham" affirment leur domination sur l'ensemble de la société : En 1895, par exemple, la Bibliothèque Publique de New-York (New-York Public Library) voit le jour et recrute "ses administrateurs exclusivement dans les hautes sphères de la société. Banquiers, industriels, et avocats d'affaires (Carnegie, Morgan, Root, Harkness, Payne Whitney) côtoyaient des descendants de familles prestigieuses comme Philip Schuyler, arrière-petit-fils d'Alexander Hamilton. Il n'y avait ni écrivains, ni bibliothécaires, ni universitaires. Ni, à ses débuts, de catholiques ou de juifs. Ni de représentants du monde ouvrier ou de la gauche." (Wallace, 2017). Evoquons aussi le projet de l'University Settlement Society of New York (Société universitaire de bienfaisance), établie en 1886 pour fournir des services éducatifs et sociaux aux immigrants et aux familles pauvres. Ce projet et la construction en 1898 de son siège social, dans le Lower East Side, seront dirigés par le président de l'université prestigieuse de Columbia et adoptés par tout un groupe de l'élite métropolitaine, essentiellement des banquiers et financiers comme John D. Rockefeller Sr., James Speyer, Felix Warburg, Otto Hermann Kahn, August Belmont, ou encore les richissimes hommes d'affaires James Stillman, William Schermerhorn et John S. Kennedy. Dès 1904, Elihu Root fera partie de son conseil d'administration, comme le banquier Jacob Schiff.
Citons maintenant quelques uns des nombreux "barons voleurs" énumérés par Josephson, parmi ceux défendus par Elihu Root pour préserver leurs intérêts mal
acquis :
— Jay Gould, spéculateur avide, corrompu et sans scrupule, qui s'enrichit en particulier dans des compagnies ferroviaires ("Jay Gould, Brutes et audacieux", article de Tristan Gaston-Breton, History & Business, 3 avril 2018)
— Chester Allan Arthur, président des Etats-Unis en 1881 : Arthur "n’a jamais donné suite à une quelconque action. Au lieu de cela, il est resté les bras croisés alors que l’économie s’effondrait. Alors que le chômage et les faillites d’entreprises s’accumulaient, Arthur dépensa sans compter pour lui-même et pour transformer la Maison-Blanche en un fabuleux centre social. Parfois, il semblait retomber dans une ingérence inconvenante dans la politique de l’État et de la machine des partis." (Taylor, 2023)
— William Collins Whitney, avocat issu du Massachusetts, se lie d'amitié ou l'approfondit avec d'autres riches étudiants de l'Université de Yale (Yale College), comme le futur milliardaire John D. Rockefeller (camarade de classe, déjà, à Cleveland) et Oliver Hazard Payne, son camarade de chambre, dont il épousera la sœur, Flora. Il fit fortune dans le business des tramways : "Lui et son partenaire commercial Thomas Ryan ont utilisé des tactiques sournoises, notamment des pots-de-vin et de la corruption, pour s’assurer le contrôle de la Metropolitan Transit Company de New York ; achetant des actions appartenant à son rival Jacob Sharp après que le malheureux ait été emprisonné pour une fraction de leur valeur. Selon Greg King dans A Season of Splendor (2009), « la Metropolitan Transit Company a offert de nouvelles opportunités souvent douteuses d’enrichissement personnel. Ils se louaient leurs propres tramways à des prix très gonflés, s’accordaient des salaires extravagants et, disait-on, empochaient les dividendes dus à leurs actionnaires pour augmenter leurs propres coffres. Cette entreprise a connu un tel succès qu’en seulement cinq ans, Whitney a gagné la somme stupéfiante de 40 millions de dollars (800 millions de dollars aujourd’hui)." (William Collins Whitney, notice biographique, Henry Poole & Co). Cofondateur de la société pétrolière Standard Oil, Whitney, qui sera nommé secrétaire de la Marine en 1885 par le président Cleveland, prendra le contrôle de la State Trust Company et l'aurait utilisée pour accorder des prêts illégaux à différents hommes puissants (William Collins Whitney..., notice biographique, American Aristocracy)
Quant à Oliver Payne, il fut accusé d'avoir offert des pots-de-vin à différents députés pour faire élire son père Harry B. Payne dans l'Ohio. Dans le même état, grâce à l'aide de son ami Rockfeller, qui lui rachète une entreprise mal en point, il devient actionnaire de la Standard Oil, dont les propriétaires forment un groupe influent autour de Rockefeller, qui n’avait pas le droit de posséder des actifs en dehors de l’Ohio, de sorte que le groupe a contourné cette interdiction en établissant une fiducie composée de plusieurs employés de moindre importance, les sociétés ajoutées ayant été achetées par différents membre du groupe. On estime que Payne, en 1910, recevait 5 millions de dollars en dividende (cf. Ron Chernow, Titan, the life of John D. Rockefeller, Sr., New York, Random House, 1998).
— Henry Havemeyer, "roi du sucre", qui avait construit la plus grande compagnie sucrière au monde en fusionnant plusieurs entreprises, la Sugar Refineries Company., surnommée Sugar Trust, dont l'histoire de la famille, emprunte de cupidité, de pouvoir et de corruption, a bien été étudiée par Geoffrey Cobb (The Rise and Fall of the Sugar King | A history of Williamsburg, Brooklyn 1844-1909, Createspace, 2017).
— Edward Henry Harriman quitte l'école à 14 ans et suit le chemin tracé par son oncle Oliver Harriman dans de grands établissements bancaires de Wall Street et à 21 ans il possède déjà les 3000 dollars nécessaires pour occuper une place au sein du Stock Exchange, la Bourse des valeurs (Josephson, op. cité). En 1876, il lance un raid sur des stocks de charbon et empoche 150.000 dollars, et plusieurs opérations spéculatives agressives commencent à forger sa réputation de "baron voleur". Dès 1893 il prend des participations dans différentes compagnies ferroviaires (Erie Railroad, Union Pacific, Southern Pacific, ou encore Northers Securities Company, et il est finalement reconnu coupable de monopole par la Cour Suprême en 1904 et l'Interstate Commerce Commission enquête sur ses activités en 1906-1907 et met à jour l'étendue de son réseau d'entreprises et le rôle de l'Union Pacific comme holding servant à d'autres de ses sociétés ferroviaires (George Kennan, H. Edward Henry Harriman : A Biography, Boston, Houghton Mifflin Company, 1922).
Ainsi, comme le montre dans le détail l'ouvrage de Mike Wallace, "Root s'est lié d'amitié avec l'élite commerciale de la ville et s'est joint à elle pour résoudre le problème le plus épineux : la concurrence. Les élites de l'Âge d'or croyaient au capitalisme de libre marché jusqu'à ce qu'il devienne une nuisance. Elles estimaient qu'en coopérant plutôt qu'en se faisant concurrence – soit en fusionnant leurs entreprises, soit en les regroupant en trusts – elles pourraient dominer les travailleurs, rationaliser les chaînes d'approvisionnement et gagner plus d'argent avec moins de difficultés." (Nathan Porceng, "The Shameful Imperialist Legacy of Elihu Root, Godfather of Corporate Law | How a turn-of-the-century New York City corporate lawyer became an unlikely Secretary of War, transforming the U.S. military into a brutally efficient force of oppression abroad. / "L'héritage impérialiste honteux d'Elihu Root, parrain du droit des sociétés | Comment un avocat d'affaires new-yorkais du début du XXe siècle est devenu, contre toute attente, secrétaire à la Guerre, transformant l'armée américaine en une force d'oppression brutalement efficace à l'étranger.", article de la revue Balls and Strike, 8 mars 2023).
Elihu Root, 2) L'oppresseur colonialiste :
De 1899 à 1904, Elihu Root est nommé Secrétaire à la Guerre des Etats-Unis par le président William McKinley (puis Secrétaire d'Etat entre 1905 et 1907), pour gérer les colonies américaines. Aux Philippines, contrairement à ce qu'affirme son biographe et ami Philip Caryl. Jessup, Root, raciste notoire, a tacitement approuvé les atrocités commises par les soldats américains, selon l'avocat anti-impérialiste Julian Codman, contemporain de Root, ce que confirmeront les archives américaines : Ces derniers forçaient en particulier "les prisonniers philippins à boire de l’eau jusqu’à ce que leur ventre gonfle, puis expulsaient l’eau en frappant le ventre des prisonniers avec la crosse de leurs fusils." (Nathan Porceng, op. cité). Après la défaite de Balangiga (île de Samar, Philippines), en 1901, le général Jacob (dit "Jake") Hurd Smith transforma en quelques mois le village « en un "désert hurlant". Il ordonna à son major Littleton W. T. Waller de tuer tout individu capable de porter une arme, y compris les garçons à partir de dix ans. » (Veltisezar Bautista, "The Filipino Americans : from 1763 to the present : their history, culture, and traditions", Bookhaus Publishers, 1998, p. 75). A la fin du conflit, en 1913, 200.000 civils philippins étaient morts de massacre, de faim ou de maladie (Nathan Porceng, op. cité). Root ménagea les différents criminels de guerres poursuivis, qui ne furent pas vraiment inquiétés, même en cour martiale. Root imposera aussi la colonisation à Cuba, rédigeant l'amendement Platt qui permettra, en particulier, aux businessmen américains de faire de juteuses affaires, on pense à l'industrie sucrière et à la marine militaire d'établir une base dans la baie de Guantanamo. Occupation et exploitation furent aussi le sort réservé à Porto-Rico, par le Foraker Act : Toutes ces horreurs n'empêcheront pas l'homme d'obtenir en 1912 le Prix Nobel... de la Paix !!!
Après Root, introduisons plus amplement Raymond B. Fosdick, qui appartient au monde politique et philanthropique américain : "la grande philanthropie, les partis politiques et l’administration fédérale sont trois mondes précocement et étroitement interconnectés" (Tournès, 2012). Fosdick est un disciple et admirateur du président Woodrow Wilson, dont il a suivi l'enseignement à l'université de Princeton. Il sera trésorier du parti démocrate pour la campagne de Wilson, qui le nommera sous-secrétaire de la SDN, en mai 1919. Mandaté par Rockfeller pour mener une enquête sur l'organisation des polices européennes, il entrera en 1921 au Board of trustees de la fondation Rockfeller en 1921, après avoir quitté la SDN. De 1922 à 1937, la fondation subventionnera largement l'Organisation de la Santé de la SDN (LNHO : "League of Nations Health Organization"), appelée aussi Organisation d'hygiène (OH), Comité ou Section d'Hygiène), dont le président en 1923, Edgar Sydenstricker, est nommé sur recommandation de la fondation, comme le sera après lui Franck Boudreau, d'origine canadienne. Il faut y ajouter d'autres contributions comme celle de l'OEF (cf. plus haut), nerf économique et financier du Conseil et de l'Assemblée de la SDN, 800.000 dollars de 1930 à 1946, ou encore 140.000 dollars de 1933 à 1940 à l'Institut international de coopération intellectuelle (IICI), branche de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle (CICI), organismes de la SDN créés pour promouvoir les échanges internationaux entre scientifiques, universitaires, artistes, intellectuels. En finançant entièrement l'IICI à partie de 1937, Rockfeller va phagocyter à son profit la Conférence permanente des hautes études internationales, créée en 1928, et imposer à sa tête un homme de ses réseaux, l’économiste australien John Bell Condliffe et changer l'orientation sécuritaire de la Conférence en une orientation de commerce international "fonctionnant sur le mode de l’open door, supposé créer richesse et stabilité internationale, idée à laquelle la politique philanthropique donne incontestablement une légitimité, et qui sera après 1945 un des piliers de la nouvelle architecture de l’économie mondiale." (Tournès, 2012).
section d'Hygiène : Le Docteur Louis Destouches, alias Ferdinand Céline, s'y engagera entre 1924 et 1927).
Pourtant, nous sommes encore loin du compte. Il faut y ajouter, par l'intermédiaire de Fosdick, le don personnel de John D. Rockfeller de 2 millions de dollars, en 1927, pour la construction de la bibliothèque de la SDN. Par ailleurs, le rôle des fondations, celles de Rockfeller en tête, "ne se limite pas au financement, mais inclut une participation directe à l’élaboration des projets subventionnés." (Tournès, 2012). Ensuite, il nous faut évoquer à nouveau Paul Mantoux, devenu directeur de la section politique de la SDN et qui sera, avec William Rappard, (formé aux Etats-Unis), cofondateur de l'IUHEI, institut financé par Rockefeller, et dont il assurera la première direction, en 1927. Le groupe d'économistes associés à cet institut a été étudié de près par Quinn Slobodian dans son livre Globalists : The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Harvard Unisversity Press, 2018), où l'auteur met bien en évidence son rôle important de laboratoire d'idées (think tank) dans la promotion du néolibéralisme, en diffusant et en défendant les idées les économistes autrichiens comme Ludwig von Mises (1881-1973) ou Friedrich August von Hayek (1899-1992), et bien d'autres. On savait depuis un bon moment déjà que l'IUHEI était devenu "la véritable plaque tournante du néo-libéralisme dans les années 1930" (Denord, 2002), ce qui montre que le véritable creuset du libéralisme se situe en Europe, nous y reviendrons ailleurs, et non aux Etats-Unis. Tout ce qui précède nous permet de mieux considérer les véritables objectifs, cachés ceux-là, du projet philanthropique des grandes fortunes américaines, et de relativiser ceux qui sont bien affichés, et mis en avant par la publicité, comme "faire le bien-être de l'humanité à travers le monde" ou de "promouvoir la compréhension entre les nations en réduisant les tensions qui pourraient mener à l'affrontement armé" (Rockefeller Foundation, Annual Report, RFAR, 1932, p. 278).
Au final c'est à une vaste colonisation de la pensée économique mondiale à laquelle on assiste, complétée par une batterie d'instituts économiques, 46 entre 1933 et 1940, pour une moitié en dehors des Etats-Unis, pour plus de dix millions de dollars, sans compter des financements de divers organismes de relations internationales spécialisés dans les études économiques : Harvard Law School's Institute, The Hawaii Institute for Public Affairs (HIPA), ou encore la Deutsche Hochschule für Politik (DHfP), à Berlin, la section internationale de l’Institut d’économie et d’histoire de Copenhague, l’Institut de droit constitutionnel et international de l’Université de Lvov, le Royal Institute of International Affairs de Londres, le Canadian Institute of International Affairs, l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (IUHEI), le Centre d’étude de politique étrangère de Paris, etc. (cf. Tournès, 2012).
Nous verrons ailleurs que ce système de lobbying capitaliste continuera son œuvre antidémocratique au travers de toutes les grandes organisations européennes et mondiales jusqu'aujourd'hui. Quoi de plus pernicieux, par exemple, que de s'attirer les bonnes grâces de fonctionnaires sanitaires de pays à dominer, en leur offrant de confortables voyages d'études ? Ce programme concernera "entre 1922 et 1937 près de 1 000 personnes issues de 40 pays ou possessions coloniales." (Tournès, 2012).
On le voit bien, si les Etats-Unis ne font pas partie de l'organisation, celle-ci est solidement noyautée et contrôlée par la première puissance mondiale au travers des puissants du pays, liés au président lui-même :
"Au total, la philanthropie rockefellerienne occupe une place majeure dans la vie de la Société, contribuant certaines années jusqu’à 40 % au budget global de la SH, de l’OEF et de l’IICI, une proportion qui monte à 80 % voire 100 % si l’on considère les programmes spécifiques auxquels les subventions successives sont destinées."
(Tournès, 2012).
Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les philanthropes américains, en bon capitalistes, investissaient, comme nous venons de le voir, autant d'argent dans des différents instituts intergouvernementaux. Cherchant comme nos technocrates du group de Londres à échapper au "carcan d’un contrôle de nature politique" (Ghébali, 1970 : 83), les organismes comme l'OEF ont cherché à "se libérer de la surveillance intergouvernementale et à devenir une organisation indépendante pour promouvoir la coopération économique et financière en 1940" (Clavin et Wessels, 2005 : 465 ) en s'appuyant sur un matériau statistique de plus en plus important au cours du temps. Mais à la différence des Etats, les organismes internationaux (OI) échappent "au pluralisme des systèmes parlementaires, plus ou moins démocratiques...." et "ne reproduisent pas l’articulation majorité-opposition dans un système de partis, par exemple. Les objectifs de l’action se relient directement à la production de savoir, sans médiation pluraliste. En outre, et ce point est important, les représentants des gouvernements « échappent », dans les enceintes internationales, au contrôle du fonctionnement étatique dans son ensemble" (Cussó, 2012). Différents chercheurs ont souligné les différentes influences des activités techniques internationales, dans les domaines économiques et financiers, sur les pratiques politiques. Michele D'Alessandro, de l'Università commerciale Luigi Bocconi, de Milan, par exemple, pense qu'entre 1925 et 1929, se dessine un nouveau mode de gouvernance : "Des industriels, des banquiers, des représentants syndicaux, des économistes… auraient pu pousser certains principes internationaux, tout en étant agents de « policy change » dans l’arène étatique. En fait, M. D’Alessandro définit toujours l’expertise technique internationale comme celle qui se fait en s’éloignant des gouvernements." (Cussó, 2012).
De congrès en congrès, on comprend comment, loin des instances gouvernementales ce sont de puissants hommes d'affaires qui se rencontrent, discutent âprement et décident des formes de réponses à donner à un ensemble de problèmes économiques européens, avec l'aval et le concours de politiciens du plus haut niveau :
"Lors du 3e Congrès de la CCI organisé à Rome sous la présidence d’Étienne Clémentel en mars 1923, un Comité de financiers se constitue. On y note la présence du Belge Maurice Despret [président de la Banque de Bruxelles, gendre du ministre Charles Graux], du Français Maurice Lewandowski [directeur du Comptoir national d'escompte de Paris], de l’Italien Alberto Pirelli [à la tête de l'empire industriel de pneumatiques, président depuis 1919 de la Confédération Générale de l’Industrie Italienne, la Confindustria], de financiers anglais et suédois, placés sous la présidence de l’Américain Fred I. Kent, le vice-Président de Bankers Trust Cie et représentant de l’American Bankers Association. À l’issue de tractations complexes une résolution émanant de financiers est officiellement présentée. Elle souligne l’interdépendance des désordres économiques de la période : réparations, dettes interalliées, déséquilibres budgétaires, inflation, fluctuations excessives des changes." (Druelle-Korn, 2008).
Largement diffusées dans la presse, ces résolutions seront engagées et diffusées, au premier chef par celui qui remplacera Clementel à la présidence de la CCI, l'Américain Willis Holyoake Booth, vice-Président de la Guaranty Trust Company. Elles seront citées par Raymond Poincaré (1860-1934), plusieurs fois ministre, président de la République de 1913 à 1920, ou par Gustav Streseman (1878-1929), qui sera chancelier, ministre des affaires étrangères de la nouvelle République de Weimar, en même temps que le puissant patron du parti des industriels (Parti populaire allemand, DVP), possédant le journal Deutsche Stimmen, dans lequel il écrit ses articles. Dans le sillage de ce troisième congrès de la CCI sont créés en 1924 les comités Dawes et Mc Kenna, dans le cadre de la Commission des Réparations, pour solutionner le problème du paiement des réparations allemandes et établir l'ampleur de la fuite des capitaux allemands à l'étranger : Streseman impose alors Hjalmar Schacht, fils d'un riche négociant allemand, économiste, banquier, qu'il nomme président de la Reichsbank (1924-1930). Nous ne rentrerons pas plus avant dans la politique allemande, ce n'est pas le sujet, ici.
Il fallait évoquer à quel point la toile d'araignée géante politico-économique européenne et américaine se tisse de manière inextricable entre les pouvoirs privés et publics, avec partout des balises, des relais, des leviers de contrôle actionnés par les grandes puissances de l'argent. S'agissant de Monnet, le va-et-vient entre intérêts privés et publics est constant pendant de longues années. Il quitte la SDN le 18 décembre 1922, règle des problèmes de la société de cognac familiale puis, en 1926, entre à la banque américaine Blair and Company (Co), dont il devient le vice-président en août. A ce titre, il participe aux négociations de prêts internationaux accordés à la Yougoslavie ou la Bulgarie, mais surtout à Pologne et à la Roumanie, en 1927-28 :
"Au cours de ces deux années, il travaille aussi avec Ivar Kreuger (1880-1932), un des plus gros producteurs d’allumettes dans le monde qui jongle avec les monopoles d’État dans des relations qui sont nécessairement à la fois d’affaires et de politique. Jean Monnet a été introduit auprès d’Ivar Kreuger grâce à Helmi Monnet, l’épouse de son frère Gaston Monnet, qui est d’origine suédoise et qui connaissait Kreuger. La première rencontre physique entre les deux hommes a lieu en mars 1929. Il s’ensuit une correspondance d’affaires et de nouvelles rencontres à Paris, New York et Londres. Il s’agit de lier les accords de prêts internationaux à l’attribution des monopoles d’allumettes en faveur de Kreuger. Mais, à la suite des rumeurs croissantes à propos de spéculations hasardeuses de la firme Kreuger & Toll, qui se développent depuis 1931 dans le contexte consécutif au krach boursier de 1929, Ivar Kreuger se suicide, le 12 mars 1932. La faillite de l’entreprise suédoise met en difficulté de nombreuses firmes, dont la banque Lee Higginson & Co. de Boston où George Murnane travaille de 1928 à 1935. John Foster Dulles propose à Jean Monnet en avril 1932 de coordonner les intérêts de porteurs américains lésés par la banqueroute de Kreuger."
Monnet a connu John Foster Dulles (1888-1959) très tôt, quand il était encore avocat au sein du cabinet Sullivan & Cromwell, dans les années 1910 (Cohen, 2007). Le futur secrétaire d'Etat américain sous la présidence Eisenhower, dont le frère Allen (très proche de Monnet, aussi) dirigera la CIA, deviendra un ami de Monnet autant qu'un partenaire d'affaires, tout comme le sera George Murnane, grand banquier de la place de New-York, qui fonde avec Monnet la Monnet Murnane Company (M., M. and Co), enregistrée au Canada, dans laquelle "Dulles investit 25 000 dollars dans la société et demande à sa firme, Sullivan and Cromwell, d’y investir 50 000 dollars (...) Monnet et Murnane s’octroient chacun des salaires confortables de 36 000 dollars alors que la société n’est pas consolidée et qu’elle est attaquée par les Japonais et les Britanniques." (Bossuat, 2014).
"Il devient en 1926 vice-président de la banque américaine Blair and Co., liée à la Chase Manhattan Bank et à la famille Rockefeller. Il occupe aussi le poste de vice-président de la Bancamerica-Blair Corporation et de la Holding Transamerica Corporation, permettant de faire le lien entre les financiers américains et français. Après son retour de Chine, il lance sa propre banque, la Monnet, Murnane and Co., puis la Monnet & Murnane Limited, implantée à Hong Kong."
'Comment les Etats-Unis contribuent-ils à affaiblir l'économie française', dir. Christian Harbulot, Ecole de Guerre Economique, EGE, 2021
Chine : C’est le beau-frère de Tchang Kaï-chek, Soong Tse-ven (T.V Soong, Soong Tzu-wen), qui fait appel à Monnet. Ministre chinois des Finances, il est aussi président du Conseil national économique (CNE), organe ayant pour mission de planifier et de contrôler les projets économiques. Arthur Salter est alors conseiller économique du gouvernement chinois. Monnet élabore la création d'une institution chinoise, la China Development Finance Corporation (CDFC), dont les membres fondateurs appartiennent à l'élite bancaire chinoise.
"Le rôle de Monnet dans le processus de la reconstruction économique de la Chine va au-delà de la création de la CDFC. Il faut maintenant trouver des partenaires étrangers pour celle-ci. C’est toujours Monnet qui s’occupe de cette tâche. Grâce à un accord signé avec T. L. Soong [Sung Tzu-liang, un des frères de T.V Soong, NDA], le 3 juillet 1934, Monnet peut désormais agir en tant que représentant unique de la CDFC aux États-Unis et en Europe, hormis l’URSS, l’Allemagne et l’Italie. Il est chargé d’établir et de maintenir les liens entre la CDFC et ses partenaires étrangers. Il recevra un certain pourcentage des profits réalisés conjointement par la CDFC et lui-même. Dans cet accord de neuf articles, l’article huit définit le calcul des pourcentages annuels réservés pour Monnet. Par exemple, à partir de la deuxième année, Monnet recevra 7,50 % du bénéfice net de la CDFC, en dehors des profits résultant des affaires menées conjointement entre les deux groupes. Cette mesure a pour but de sauvegarder la rémunération de Monnet, en tenant compte de sa faible position par rapport à la CDFC. Ce sont ces 7,50 % qui seront la cause d’un litige entre la CDFC et Monnet quelques années plus tard. (...) En dehors des 7,50 %, Monnet réclame 25 % des profits dans l’« affaire de la Birmanie », c’est-à-dire ceux émanant de la construction des chemins de fer entre Suifu et Kunming." (Miyashita, 2014).
Il n'est pas jusqu'à la vie intime de Monnet qui n'ait pas dépendu de ses réseaux internationaux. En août 1929, il rencontre dans un dîner mondain (Monnet vivait de beaucoup de mondanités) Silvia de Bondini, une Italienne qu'il voudra épouser, de vingt ans de moins que lui, mais mariée quelques mois plus tôt à Francesco Giannini, représentant de la banque Blair en Italie et collaborateur de Monnet, vice-président de la banque (cf. plus haut). Le divorce (encore interdit en Italie) et le remariage furent très difficiles à réaliser, et Monnet dut recourir à son réseau social incomparable pour parvenir finalement, en novembre 1934, à officialiser leur situation à Moscou : Le polonais Ludwik Rajchaman, premier directeur de l'Organisation de Santé de la SDN, le mit en contact avec les autorités gouvernementales soviétiques, et les ambassadeurs William Bullit (des Etats-Unis en France) et Charles Alphand (de France à Moscou), en particulier, ont facilité la bonne marche de cette affaire (cf. Eric Roussel, "Jean Monnet", Paris, Fayard, 1996).
Que ce soit en Amérique, en Europe ou en Asie, nous voyons bien l'imbrication serrée (et même parfois très personnelle) des pouvoirs économiques et politiques, qui agissent en permanence en coulisse, loin du regard du citoyen, qui, dans les meilleurs cas, demeure au rang de spectateur, très loin de la réalité des officines et de la multitude de relations, de décisions, d'entreprises sinon secrètes, très discrètes, opérées entre les acteurs majeurs des affaires du monde, privés ou publics.
Jean Monnet et Silvia Bondini, à leur retour des Etats-Unis en 1945, accompagnés de leur fille Maria (née en 1941) et Anna (fille de Silvia et F. Bondini, née en 1931).
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