
Travail, Famille, Profit Occupation et collaboration
1940 - 1945
Affiche de Joseph Guérin (Jo99) pour l'exposition de l'association Paï Paï à Angers, mars 2017, détail.
« La terre, elle, ne ment pas. »
Les troupes allemandes envahissent Paris le 14 juin 1940. Trois jours après, le maréchal Philippe Pétain est nommé président du Conseil, après la démission de Paul Reynaud, et dès ce premier jour d'exercice, il appelle dans une allocution à la Radiodiffusion nationale à "cesser le combat", décision nécessaire à ses yeux :"Trop peu d’enfants, trop peu d’armes, trop peu d’alliés, voilà les conditions de notre défaite.", constat très différent de celui du Général de Gaulle : "Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous ont fait reculer. [...] Mais le dernier mot est-il dit ? L'espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire." (Charles de Gaulle, Appel du 18 juin 1940 sur les ondes de la BBC (Radio-Londres).
Le 25 juin 1940, trois jours après l'armistice, Pétain tient à son tour un discours radiodiffusé d'une tout autre teneur, très moraliste, très culpabilisateur, tenant responsable le peuple lui-même de sa défaite, à laquelle il confère une glorieuse opportunité de métamorphose, de régénération, pour tout un pays coupable, pendant la période qui a précédé, la IIIe République, donc, d'avoir perdu son civisme, de s'être amolli par sa recherche du bien-être. C'est un message de culpabilisation, de moralisation porté par des siècles de mensonges et d'oppression physico-spirituelle de la religion chrétienne, celui de la souffrance, de la sanction divine inévitable de par le poids de ses fautes, et qui fait d'un ennemi de guerre un instrument de justice et de châtiment divins :
"Vous serez bientôt rendus à vos foyers. Un ordre nouveau commence. Certains auront à le reconstruire. Vous avez souffert. Vous souffrirez encore. Beaucoup d'entre vous ne retrouveront pas leur métier ou leur maison. Votre vie sera dure. Ce n'est pas moi qui vous bernerai par des paroles trompeuses. Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal. La terre, elle, ne ment pas. Elle demeure votre recours. Elle est la patrie elle-même. Un champ qui tombe en friche, c'est une portion de France qui meurt. Une jachère de nouveau emblavée, c'est une portion de France qui renaît. N'espérez pas trop de l'Etat qui ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez pour le présent sur vous-mêmes et, pour l'avenir, sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir.
Nous avons à restaurer la France, montrez-la au monde qui l'observe, à l'adversaire qui l'occupe, dans tout son calme, tout son labeur et toute sa dignité. Notre défaite est venue de nos relâchements. L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie. Français, vous l'accomplirez et vous verrez, je vous le jure, une France neuve surgir de votre ferveur."
La terre, elle, ne ment pas [cf. discours du 25 juin 1940, ci-dessus]
Estampe de Limoges, Imagerie du Maréchal, 1942
37 x 47 cm
Bibliothèque Forney, Paris
Le manifeste du commandant en chef des armées, le général Maxime Weygand (1867-1965), du 28 juin 1940, qu'il fait lire et approuver par Pétain avant de la remettre en note au ministre des affaires étrangères Paul Baudouin (1894-1964), est un éclairant corollaire du discours de Pétain, dans le droit fil du courant de pensée nationaliste chrétien, sujet examiné dans l'article précédent :
"I. L’ancien ordre de choses, c’est-à-dire un régime politique de compromissions maçonniques, capitalistes et internationales, nous a conduits où nous sommes.
La France n'en veut plus.
II. La lutte des classes a divisé le pays, empêché tout travail profitable, permis toutes les surenchères de la démagogie. Le relèvement de la France par le travail ne peut être réalisé sans l’institution d’un nouveau régime social fondé sur la confiance et la collaboration entre ouvriers et patrons.
C’est ce régime social qu’il faut instituer.
III. La baisse de la natalité, en diminuant le potentiel de la France, nous a amenés, du point de vue militaire, à défendre notre territoire avec une proportion inadmissible de contingents nord-africains, coloniaux et étrangers ; du point de vue national, à effectuer des naturalisations massives et regrettables et à livrer une partie de notre sol et de nos richesses à des exploitants étrangers.
La famille doit être remise à l’honneur.
IV. La vague de matérialisme qui a submergé la France, l’esprit de jouissance et de facilité sont la cause profonde de nos faiblesses et de nos abandons. Il faut revenir au culte et à la pratique d’un idéal résumé dans ces quelques mots : Dieu, Patrie, Famille, Travail.
L’éducation de notre jeunesse est à réformer.
V; Ces réformes sont trop fondamentales pour qu’elles puissent être accomplies par un personnel usé qui n’inspire plus confiance. La France ne comprendrait pas qu’on la livre encore une fois à lui. Elle en perdrait foi en son redressement.
A programme nouveau, hommes nouveaux.
Le temps nous presse.
Les vieux cadres responsables qui craignent le châtiment travaillent dans l’ombre pour reconquérir le pouvoir. L’ennemi occupe notre sol et cherche à s’y faire une clientèle. Demain, il sera trop tard. Aujourd’hui, c’est une équipe composée d’un petit nombre d’hommes nouveaux sans tâches et sans attaches, animés de la seule volonté de servir qui doit, sous la direction du Maréchal Pétain, chef reconnu de tous, proclamer son programme et se mettre à l’œuvre."
M. Weygand, in Paul Baudouin, Neuf mois au gouvernement, Paris, Éditions de la Table ronde, 1948, pp. 224-225. Les soulignements ont été faits par l'auteur.
Nous avons affaire là à une idéologie clairement opposée au bien-être général auquel a travaillé le Front Populaire entre 1936 et 1938. La "jouissance et la facilité" se rapporte d'évidence aux lois sur la réduction du temps de travail et des congés payés compris comme "l’origine d’une vague matérialiste et hédoniste ; la recherche des biens matériels et de satisfactions immédiates aurait fait oublier tout idéal élevé et toute forme d’esprit de sacrifice" (Centre international d'études et de recherches de Vichy (Cierv), https://cierv-vichy.fr/wp-content/uploads/2020/12/28-juin-1940-Le-manifeste-Weygand.pdf). Nous sommes clairement dans la poursuite d'une conception sociale inégalitaire aussi bien chrétienne que libérale (cf. Naissance du libéralisme) de la souffrance, de la peine au travail pour le peuple, de l'obéissance aux chefs, de l'ordre coercitif, de la prééminence du groupe sur l'individu, une idéologie aux valeurs opposées clairement à la lutte des classes, au communisme, au marxisme, mêlée à une idéologie raciste, à l'antisémitisme ici déguisée : "Compromissions...capitalistes et internationales..." Ce sont toutes ces idéologies que les hommes au pouvoir à Vichy décideront d'imposer autoritairement à la population par de nombreux moyens que nous détaillerons : suppression des cadres républicains, démocratiques et des acquis de la gauche ouvrière ; propagande, épuration de fonctionnaires indésirables, conditionnement des masses ; encadrement, contrôle, correction morale et religieuse de la population ; contrôle, censure des médias ; répression policière, etc.
En soumettant systématiquement toutes les populations bénéficiant d'allocations à des contrôles de santé divers et variés (en particulier les plus précaires, les marginaux, les chômeurs, etc.), l'Etat s'assura un contrôle de populations souvent perçues comme dangereuses (L’Institut National d’Hygiène est créé par Vichy en 1941). Le gouvernement de Vichy instituera pour la première fois le carnet de santé obligatoire (par une loi pas appliquée dans les faits), et fait passer une loi relative à la protection de la maternité et de la première enfance, le 16 décembre 1942. Il y a de grandes différences dans les buts politiques recherchés en 1945 lors de la création de la PMI (voir Les Trente Glorieuses : L'âge d'or du capitalisme, 1) . Si la loi de 1945 vise surtout à freiner l'importante mortalité infantile qui menace l'équilibre démographique, celle de 1942 a pour objectif "« la sauvegarde physique et morale de la race »" et "comme le déclare clairement les auteurs de la loi, de la première mesure d’eugénisme dans la législation française. La protection voulue par cette loi ne s’adresse pas aux citoyens français, mais à la « race française »". (Lampérière, 2019). C'est surtout sur le corps des femmes que s'exerçait le contrôle de ce "gouvernement des grossesses" qui, néanmoins, a permis une réduction de plus en plus grande de la mortalité infantile, tout en promouvant activement la famille traditionnelle et la répression de celles qui pouvaient s'écarter de ce modèle : "Il en est ainsi de plusieurs mesures prises en 1942 : loi renforçant la répression de l’avortement, loi sur l’enseignement ménager obligatoire pour les filles, loi sur la tutelle aux prestations familiales. Il en est ainsi également dans le soutien à la création d’une union des associations familiales, l’Union nationale des associations familiales (UNAF) qui est maintenue, sous une forme plus démocratique, après la Libération." (Henri Pascal, "Les cadres institués des politiques sociales (1940-1949)", In, Henri Pascal (dir.), "Histoire du travail social en France. De la fin du XIXe siècle à nos jours", Rennes, Presses de l’EHESP, 2014, p. 122).
Le 4 juillet 1940, le vice-président du Conseil, Pierre Laval, fait en conseil des ministres la lecture de son projet de loi rédigé avec Raphaël Alibert. Dans le travail considérable qu'a consacré le chercheur Renaud Meltz à Pierre Laval ("Pierre Laval, Un mystère français", Paris, éditions Perrin, 2018), on découvre un homme opportuniste, clientéliste, sans foi ni loi, à la recherche du pouvoir à tout prix. Contrairement à ce qu'on lit ici ou là, Laval, alors d'étiquette socialiste, n'est pas à l'origine de ce qu'on appellera l'Etat-Providence. On doit la création du premier régime d'assurances maladie et vieillesse, fondé alors sur la capitalisation, au long combat mené par la CGT et, en particulier, à son chef, Léon Henri Jouhaux (1879-1956), et ce sont ces efforts que couronne la loi du 5 avril 1928, alors que Laval n'a encore jamais eu aucune responsabilité de gouvernement. Sa loi du 30 avril 1930, forgée quand il sera ministre du Travail, sous le gouvernement Tardieu, n'est qu'une modification de la première, dont le but est de s'ouvrir aux revendications des mutualités et des médecins. Cette mutualisation des assurances sociales sera très contesté par le syndicat CGT, qui dénoncera "le recul en matière de protection sociale que représenterait le dévoiement de cette loi de protection sociale en loi d’assistance pour les plus humbles." (Souchet, 2001). Si on manque de preuves pour l'établir, il est difficile de ne pas rattacher l'enrichissement rapide de l'homme au fait qu'il fut "défenseur des profiteurs de guerre, spéculateur favorisé par des prêts complaisants et probablement jamais remboursés, ministre corruptible, trafiquant d’influence, il a fait feu de tout bois, tôt affranchi de la morale et de la loi." (Meltz, P. Laval..., op. cité : 268). C'est à la tête du gouvernement de Vichy, à partir du 18 avril 1942, que Laval négociera avec des chefs nazis arrivés en poste à peu près au même moment que lui, Albert Speer au ministère de l'armement et surtout Fritz Sauckel comme plénipotentiaire général de l'emploi et de la main d'oeuvre. Raphaël Alibert, quant à lui, est issu de la petite noblesse, monarchiste, catholique traditionnel, proche de Charles Maurras. En un temps record (il fut démis de ses fonctions en janvier 1941), le premier garde des Sceaux de l'Etat français sera un des principaux fossoyeur du régime républicain et l'architecte du premier statut des juifs (Cointet, 2017 : 191-200). Ce premier statut du 3 octobre 1940 regarde "comme Juif...toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de même race, si son conjoint lui-même est juif" (article 1) et interdit aux Juifs ainsi considérés l'accès à de très nombreuses professions :"fonctions publiques" (art. 2), "directeurs, gérants, rédacteurs, […] entrepreneurs de presse, de films, de spectacle, de radiodiffusion […]". La loi conduit (art. 7) au "recensement, à l’identification, à la localisation des juifs français (les étrangers sont déjà recensés et localisés). Cette loi n'est cependant pas la première à discriminer la population de confession juive. La loi du 10 septembre avait déjà exclu les avocats juifs de l'Ordre des avocats, et l'ordonnance du 27 septembre avait établi le recensement des Juifs. Il est bien établi que toutes ces mesures antisémites n'ont pas été réclamées par l'occupant allemand, mais a bien été décidé par Pétain, bien décidé en particulier, à ce que "la justice et l'enseignement ne contiennent aucun Juif ". Ce témoignage de Paul Baudouin, ancien ministre des Affaires étrangères de Vichy, publié en 1946, sera corroboré bien plus tard par la découverte du document original sur le statut des Juifs, "annoté puis durci de la main même du maréchal Philippe Pétain."
CRIF, 3 octobre 2019
Le 10 juillet, dans la salle du Casino de Vichy, les parlementaires de l'Assemblée Nationale et du Sénat adoptent le projet loi proposé par le vice-président du Conseil, Pierre Laval, et confèrent les pleins pouvoirs à Pétain avec 85 % des voix (Manzoni, 2007). A l'idéal du PSF, résumé par la formule : Dieu, Patrie, Famille, Travail", Laval et Pétain, peu portés vers les choses religieuses retireront Dieu pour former la trilogie bien connue, qui apparaît dans l'article unique de ce projet de loi :
"L'Assemblée nationale donne tous pouvoirs au gouvernement de la République, sous l'autorité et la signature du maréchal Pétain, à l'effet de promulguer, par un ou plusieurs actes, une nouvelle constitution de l'État français. Cette constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie. Elle sera ratifiée par la nation et appliquée par les assemblées qu'elle aura créées."
Les hommes de Vichy n'ont pas la paternité de la formule "Travail, famille, patrie", concoctée entre 1932 et 1934 par le colonel François de La Rocque (1885-1946), président de la ligue des Croix-de-Feu, transformée en Parti Social Français par stratégie politique, pour pénétrer en particulier le monde ouvrier : cf. Travail Famille Profit, 1e partie
Ce 10 juillet, sur 669 parlementaires, seuls quatre-vingts s'opposent à ce changement radical de régime (vingt autres s'abstiennent), qui ne proposera pas le lendemain la constitution promise, ce qui justifie en partie le terme de coup d'état qui a été employé.
La république redevient une sorte de monarchie autoritaire, prête à appliquer "un ordre nouveau", "une révolution nationale" chère aux partis de l'ordre et des valeurs morales traditionnelles d'extrême-droite. Citons le Parti Populaire Français (PPF) de Jacques Doriot, qui a fini par se battre aux côtés des Allemands en 1941 (Manzoni, op. cité), le Francisme ou Parti Franciste de Marcel Bucard, né en 1933, ou encore le Rassemblement National Populaire (RNP) de Marcel Déat, crée en 1941, spécialisé dans la propagande.
Culture militaire, de l'ordre, du chef, de la morale : Le 25 août 1940 est créée la Légion française des combattants (puis le Service d'Ordre Légionnaire, SOL, en 1942), le 30 juillet 1940 annonce la naissance des "groupements de jeunesse", qui deviendront, le 18 janvier 1941, "les chantiers de la jeunesse", où tous les hommes de 20 ans passeront obligatoirement huit mois. On enrôlera les plus jeunes, isolés de leurs familles, fragilisés par la guerre, dans les Compagnons de France, un scoutisme d'état où on apprendra aux esprits encore bien malléables "l’amour du travail, de la discipline, de la patrie, du Maréchal et de son régime" (Marcel Ruby, "Lyon et le Rhône dans la guerre, 1939-1945", éditions Horvath, 1990). Pour imposer partout son ordre nouveau, le pouvoir met en place un état policier. Une phase d'épuration lui permet d'écarter un certain nombre de fonctionnaires indésirables, aux idées détestées par le régime, qui ont trait à la lutte sociale, à la fraternité humaine : syndicalisme, socialisme, franc-maçonnerie, etc (cf. Gérard Chauvy, Lyon 40-44, Plon, 1985).
Dès le début, nous le voyons bien, et indépendamment des contraintes de la guerre, il y a un certain nombre d'affinités idéologiques, autoritaires, qui rapprochent le pouvoir de Vichy de celui de l'Allemagne nazie. Ce qui éclaire la collaboration immédiate et volontaire de Pétain avec le führer, expressément affirmée après l'entrevue de Montoire (24 octobre 1940), alors que, quelques heures auparavant, le maréchal peaufinait cette rencontre en compagnie de Pierre Laval à la préfecture de Tours, mais surtout, de l'ambassadeur d'Allemagne à Paris, Otto Abetz :
"Français, J'ai rencontré, jeudi dernier, le chancelier du Reich. Cette rencontre a suscité des espérances et provoqué des inquiétudes. Je vous dois à ce sujet quelques explications. [...] La France s'est ressaisie. Cette première rencontre, entre le vainqueur et le vaincu, marque le premier redressement de notre pays. C'est librement que je me suis rendu à l'invitation du Führer. Je n'ai subi, de sa part, aucun "dictât", aucune pression. Une collaboration a été envisagée entre nos deux pays. J'en ai accepté le principe. Les modalités en seront discutées ultérieurement. [...] C'est dans l'honneur et pour maintenir l'unité française, une unité de dix siècles dans le cadre d'une activité constructive du nouvel ordre européen, que j'entre aujourd'hui dans la voie de la collaboration. [...] Cette collaboration doit être sincère. Elle doit être exclusive de toute pensée d'agression. Elle doit comporter un effort patient et confiant. L'armistice, au demeurant, n'est pas la paix. La France est tenue par des obligations nombreuses vis-à-vis du vainqueur. Du moins reste-t-elle souveraine. Cette souveraineté lui impose de défendre son sol, d'éteindre les divergences de l'opinion, de réduire les dissidences de ses colonies. Cette politique est la mienne. Les ministres ne sont responsables que devant moi. C'est moi seul que l'histoire jugera. Je vous ai tenu jusqu'ici le langage d'un père. Je vous tiens aujourd'hui le langage du chef. Suivez-moi. Gardez votre confiance en la France éternelle."
Philippe Pétain, 30 octobre 1940, discours à la Radiodiffusion française nationale.
Le pouvoir de Vichy a donc saisi l'opportunité de la guerre pour appliquer son programme idéologique. Celui de l'Allemagne avait déclenché la guerre avec le but principal qu'ont toujours eu les puissants de faire la guerre : c'est le pillage des richesses (confiscation, détournement, captation, vol, etc.), en priorité à destination des élites, comme pour toutes les guerres de tous les temps. Il n'en sera pas autrement de l'Allemagne du Reich, en violation de la Convention de La Haye du 18 octobre 1907. Hermann Göring (ou Goering, 1893-1946), suivant les directives d'Adolphe Hitler et de l'OKW (Oberkommando der Wehrmacht : commandement suprême de l'armée allemande) de juin et juillet 1940, ordonne par divers arrêtés à compter du 14 août 1940, stipule le rapatriement (Rückführung) des matières premières et des biens économiques des régions occupées en Belgique et en France, mais aussi le placement des commandes indirectes du matériel de guerre tombé aux mains de l'armée allemande, dont seront responsables les ZAST (Zentralauftragsstelle : Office central pour la répartition des commandes). Après le "pilleur" Göring, le "légaliste" Elmar Michel chef des sections économiques de l’administration militaire allemande en France (Militärbefehlshaber in Frankreich, MBF) confirme "la conduite de l'économie par tous les moyens" (saisie, réquisition, etc.) détaillée dans ses instructions du 13 septembre 1940 (cf. Lacroix-Riz, 1999 ; 2011b). Les dirigeants allemands ayant d'abord plutôt imaginé une guerre éclair (Blitzkrieg), l'économie nazie fut donc d'abord une économie prédatrice, de vol, de butin : "Selon Arne Radtke-Delacor et d’autres auteurs, les six premiers mois de l’occupation allemande se réduisirent à une phase de pillage." (Boldorf, 2009).
Le "pillage est une affaire allemande" organisé par la Dienstelle Westen, à la fois dépendante et distincte de l'ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg : Équipe d'intervention du Reichsleiter Rosenberg), chargé de la confiscation des biens, une section du bureau de politique étrangère du NSDAP, dirigée par Alfred Rosenberg depuis 1933, idéologue important du nazisme, principal acteur du pillage et du génocide des Juifs.
La "spoliation fut pour l’essentiel mise en œuvre par l’État français." (Wieviorka, 2012). Pillage, spoliation deux mots qui recouvrent un vol pur et simple, en réalité, mais qui désignent deux formes différentes de dépouillement. Le pillage est effectué de manière sauvage, brutale, et laisse peu de traces, peu d'archives. La spoliation a un vernis de légalité, car les opérations sont dûment consignées et archivées, effectuées dans le cadre d'une politique d' "aryanisation" économique. C'est une administration spécialisée, employant environ un millier de personnes, qui fut chargée de la besogne, le Commissariat général aux Questions juives (CGQJ), "véritable ministère à l’antisémitisme" (Wieviorka, op. cité).
"Le chiffre total du pillage de la France – rançon économique, production pour l'Allemagne, confiscations, appropriations – est sans doute plus proche des 1 000 milliards de francs de l'époque, soit 1 200 milliards d'euros d'aujourd'hui."
Fabrizio Calvi, interview au Journal Le Monde, 21 mai 2014.
aryanisation : Victor Klemperer a montré l'importance de la Lingua Tertii Imperii : « Langue du Troisième Empire » (LTI), un outil idéologique qui aurait été forgé principalement par Goebbels, associé à Hitler et Göring, utilisé d'abord par le groupuscule nazi avant d'être diffusé à l'ensemble de la société. La LTI augmente la fréquence de certains mots : "spontané", "instinct", "fanatique, fanatisme", "aveuglément", "éternel", "étranger à l'espèce", "total", dont Klemperer dira qu'il est le "mot clé du nazisme". La LTI crée quelques néologismes, "tels que Untermenschentum (sous-humanité, p. 177), entjuden (déjudaïser), arisieren (aryaniser), aufnorden (rendre plus nordique, p. 291)." (Krieg, 1997). La LTI privilégie la déclamation, le cri, abolit le distinguo entre public et privé, oral et écrit : "Le hurlement remplace la parole, le cri se substitue au verbe. La langue n’est plus". (V. Klemperer, Lingua Tertii Imperii. Notizbuch eines philologen, Berlin-Est, Aufbau Verlag, 1947 / La langue du 3e Reich. Carnets d'un philologue, collection Bibliothèque Idées, traduit de l'allemand par Elisabeth Guillot, Paris, Albin Michel, 1996).
"Le pillage systématique des appartements est sans précédent. Il frappe par sa radicalité et sa sauvagerie : les logements, ceux des beaux quartiers comme ceux comme des quartiers populaires, sont entièrement vidés : mobiliers, œuvres d’art, instruments de musique (les pianos notamment), linge de maison literie, vaisselle, vêtements, fournitures pour tailleur et cordonnier, papiers de famille (dont les polices d’assurance), photos, jusqu’aux prises de courant et aux garnitures de cheminées. Cette radicalité est l’expression de la volonté d’extirper – Ausrottung – les Juifs d’Europe." (Wieviorka, 2012).
Précisons que, contrairement à une propagande soutenue (et de vieux préjugés) du Juif roulant sur l'or, ce sont les Juifs les plus pauvres qui seront le plus dépossédés de petits biens comme des ateliers, des échoppes de cordonnier, etc., et non les banquiers juifs, dont la propagande antisémite cherchait, comme dans le passé, à faire un modèle, un archétype de l'identité juive. Moins d'un quart des entreprises volées seront profitables aux Allemands, qui ne bénéficieront d'à peine 5% de leur valeur, sans compter que les biens séquestrés intéresseront très peu d'acquéreurs (Histoire économique de Vichy. L’État, les hommes, les entreprises, Fabrice Grenard, Florent Le Bot et Cédric Perrin, Paris, Perrin, 2017).
Le pillage des objets rares (Spar-und Mangelgüter), quant à lui, avait débuté dès juin 1940, après que les troupes allemandes avaient envahi Paris, en particulier le vol des objets d'art appartenant à des familles juives, dans des galeries ou chez des particuliers dont Otto Abetz, ambassadeur du Reich en France, aura préalablement établi une liste qu'il aura largement eu le temps de peaufiner, vu sa connaissance du pays et de nombreuses informations qu'il avait pu recueillir en poste. Ces œuvres vont s'entasser dans des dépôts du Reich, augmenter les collections particulières des dignitaires nazis ou celles des musées allemands, ou encore alimenter le marché de l'art, étant entendu que tout ce trafic n'aurait pu être généré sans la participation complice du négoce international, qui fournit alors au marché de "l'art germanique", des "oeuvres inachevées" ou issues de cet "art dégénéré" qu'Hitler avait depuis longtemps prévu d'extirper des musées (cf. Lynn H. Nicholas, Le pillage de l'Europe, les oeuvres d'arts volées par les nazis, Seuil, 1995 ; Hector Feliciano, Le Musée disparu. Enquête sur le pillage d'œuvres d'art en France par les nazis, Folio, 2012.).
Les qualités incomparables de l'idéologie : l'extraordinaire souplesse et la liberté presque infinie d'adaptation qu'elle donne à ses doctrinaires dans l'interprétation du réel. Ainsi la la collaboration très fructueuse entre le clan des frères juifs Joseph et Mordhar Joinovivi et les autorités allemandes, au travers du plus gros bureau d'achat, "le fameux « bureau Otto », géré par l’industriel-espion Hermann Brandl, qui gérait près de 400 employés au printemps 1941 et qui fit sans doute plus de cinquante milliards de chiffre d’affaires".
Les bureaux d'achats allemands ont été "créés par l’occupant pour se payer – avec l’argent des frais d’occupation, versé par le Trésor français – toutes les marchandises souhaitées. (...) Les prix s’envolent, les profits des intermédiaires français aussi. À ce jeu, Joseph Joinovici devient un expert, sans doute celui qui a amassé la plus grosse fortune de toute l’Occupation – peut-être quatre milliards de chiffre d’affaires. Pour cela, sa petite entreprise de chiffonnier-ferrailleur d’avant-guerre s’est transformée en une véritable firme spécialisée dans le trafic avec l’occupant." Les bureaux d'achats honoraient les commandes de la ROGES (Rohstoffhandelsgesellshaft, avec qui les Joinvici négociaient aussi directement) une société allemande créée en janvier 1941 pour l’achat de matières premières, "qui répartissait les marchandises auprès des entreprises allemandes."
extraits de "La collaboration, 1940-1945", exposition des Archives Nationales, Hôtel de Soubise, 26 novembre 2014 - 2 mars 2015, Livret de visite, n° 98-99 : Le cas Joinovici
Le 11 mai 1941, l'amiral François Darlan rencontre Adolf Hitler et son ministre des Affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop, à Berchtesgaden, en Bavière, et prépare les protocoles de Paris signés le 28 mai, qui aboutiront à la collaboration militaire entre la France et l'Allemagne :
"L’accord vaut pour la Syrie et l’Irak, l’Afrique du Nord et l’Afrique occidentale et équatoriale; la France s’engageant dans les trois cas à un soutien logistique – la mise à disposition d’aérodromes, la fourniture de matériel et de vivres à l’Afrika Korps, l’utilisation du port de Bizerte et de la voie ferrée Bizerte-Gabès pour acheminer du ravitaillement vers la Libye."
La collaboration, 1940-1945..., op. cité, n° 4 : Mai 1941 : compte rendu des réunions dites des «protocoles de Paris»...
"Darlan, après sa rencontre avec Hitler, avait facilité le transit des armes allemandes vers l’Irak. Il avait proposé à des Allemands en civil d’utiliser Bizerte. Il était prêt à livrer des camions et permettre l’utilisation par l’Axe de la voie ferrée vers Gabès." (Bossuat, 2001).
Vichy et le capitalisme
Le "vainqueur de Verdun" critique à plusieurs reprises, nous l'avons vu, le "capitalisme international" et entame contre lui une lutte qui porte sur quatre axes forts : La constitution d'un régime corporatif s'appuyant sur des Comités d'organisation (CO) professionnelle, une réforme du régime des sociétés anonymes visant le grand capital, une charte du travail censée intégrer pleinement les ouvriers à la société et mettre fin à la lutte des classes, et enfin, une politique fiscale pénalisant les capitalistes (Liebman, 1964).
Comités d'organisation : Ils sont "chargés de regrouper les entreprises par produit ou par branche et d’opérer entre elles la sous-répartition des matières premières en aval de la répartition opérée par l’OCRPI (Office central de répartition des produits industriels), fortement surveillé par l’occupant et par le MPI [Ministère de la Production Industrielle, NDA]" (Margairaz, 2009).
Toutes ces mesures ne produiront pourtant que de piètres résultats : Des représentants du monde des affaires infiltrent comités d'organisation et ministères techniques, qui verrouillent, inféodent les instances aux pouvoirs des grandes sociétés :
"A l'instar de leurs confrères d'autres secteurs industriels, les dirigeants électrotechniciens prirent en conséquence une part active dans les Comités d'organisation (CO) et dans les sections de l'Office central de répartition des produits industriels (OCRPI), de même qu'au sein de la Délégation générale à l'équipement national (DGEN)." (Lanthier, 1992). Par ailleurs, la loi du 16 novembre 1940 sur les sociétés anonymes consacre pour la première fois (du moins en principe) le pouvoir d'un président directeur général (PDG), tout en étant mal préparée, confuse, laissant le champ aux interprétations sur les délégations de pouvoir, ce qui permet aux dirigeants d'interpréter à leur guise ce flou juridique (Joly, 2009). Et si les patrons se voient taxer des excédents sur les bénéfices, sur les plus-values boursières, c'est à une hauteur bien peu spectaculaire, dues en particulier aux résistances des affairistes de l'entourage de Pétain (Liebman, 1964). Plusieurs mois plus tard, le maréchal lui-même rendra compte de la résistance et de la puissance des dirigeants économiques :
"Quant à la puissance des trusts, elle a cherché à s'affirmer, de nouveau, en utilisant, pour ses fins particulières, l'institution des comités d'organisation économique. Ces comités avaient été créés, cependant, pour redresser les erreurs du capitalisme. Ils avaient en outre, pour objet de confier à des hommes responsables l'autorité nécessaire pour négocier avec l'Allemagne, et pour assurer une équitable répartition des matières premières indispensables à nos usines.
Le choix des membres de ces comités a été difficile. On n'a pu, toujours trouver réunies, sur les mêmes têtes l'impartialité et la compétence. Ces organismes provisoires, créés sous l'empire d'une nécessité pressante ont été trop nombreux, trop centralisés et trop lourds. Les grandes sociétés s'y sont arrogé une autorité excessive et un contrôle souvent inadmissible.
A la lumière de l'expérience, je corrigerai l'oeuvre entreprise, et je reprendrai contre un capitalisme égoïste et aveugle la lutte que les souverains de France ont engagée et gagnée contre la féodalité. J'entends que notre pays soit débarrassé de la tutelle la plus méprisable: celle de l'argent."
Discours du maréchal Pétain, 12 août 1941.
L'anticapitalisme de Pétain ressemblait donc fort à une tentative, comme il y en aura beaucoup, de moralisation du capitalisme, en agitant ce qu'il comporterait, à des moments de son histoire, de dérives, d'excès, par rapport au modèle d'un grand marché tempérant, vertueux et bénéfique pour tous, ce qui, nous n'aurons de cesse de le montrer, n'est qu'une vaste tromperie idéologique.
D'autre part le gouvernement de Vichy dans son ensemble n'a rien d'anticapitaliste, loin s'en faut. En juillet 1940, déjà, Jacques Barnaud (1893-1962), entre au gouvernement de Pétain comme délégué général aux questions économiques, négociant avec la MBF allemande, mais aussi comme directeur de cabinet auprès d'un ministre inexpérimenté du Travail, René Belin, qu'il influence sur le choix des cadres du nouveau ministère, très stratégique, "et, aux yeux de plusieurs contemporains, il apparaît comme le ministre de fait, soucieux d’une véritable rénovation de l’appareil industriel." (Margairaz et al., 2012). Polytechnicien, Barnaud avait contribué à l'élaboration de la politique financière de la France dans l'entre-deux guerres, comme chef de cabinet, avant d'aller pantoufler dans la banque d'affaires fondée par Hippolyte Worms, qu'il n'allait quasiment plus quitter jusqu'à sa mort, tout en étant membre de divers comités : Comité des prêts du Crédit colonial (co-administrateur avec Henry du Moulin de Labarthète), Comités de surveillance : Air France ou Société Lyonnaise des Eaux et de l'Eclairage, du groupe Mercier, par exemple. Directeur, puis associé-gérant, il côtoie Gabriel Le Roy Ladurie (fondé de pouvoir) et Pierre Pucheu (1899-1944). Barnaud fonda en 1937, avec l'industriel Auguste Detœuf, la revue bimensuelle des Nouveaux Cahiers, dirigée par Jean Coutrot (cf. plus bas), favorable à la collaboration économique, anticommuniste, anti lutte des classes (on retrouve une partie des idées du catholicisme social), corporatiste et réclamant davantage de pouvoir pour l'élite des technocrates (on retrouve les idées de X- Crise, cf. plus bas). Précisons que Deteuf, polytechnicien, fondateur d'Alsthom (ALSace-THOMpson, 1928), sera aussi un collaborationniste actif du régime de Vichy :il sera président du Comité d'organisation des industries de la construction électrique et membre du Conseil d'études économiques en lien avec le ministre de l'Economie, à Vichy, au moyen de deux réunions par mois : "Il faut renoncer à toute coopération économique, accepter le désordre, l’autarcie dans les mots et l’anarchie dans les faits, la prolongation indéfinie de l’incertitude et du désespoir, ou s’entendre économiquement avec l’Allemagne." (A. Detoeuf., archives privées in F. Perthuis, "Auguste Detoeuf 1883-1947 ou l’ingénieur de l’impossible paix", Paris, IEP, DEA d’histoire du XXe siècle, 1990, p. 65). Pol
Le mouvement de contre-pantouflage de plusieurs inspecteurs des Finances après la défaite de 1940 que note la chercheuse Carré de Malberg (C de M, 2012), ne doit rien au hasard. L'amiral François Darlan remplace Pierre-Etienne Flandin à la tête du gouvernement en février 1941, et propulse plusieurs de ses proches, "fidèles de la « popote » de la Banque Worms" (Margairaz et al. , 2012), comme Pierre Pucheu et François Lehideux (1904-1998), qui deviendront tour à tour ministres (plus exactement secrétaires d'Etat) de la Production Industrielle. Le normalien Pierre Pucheu deviendra directeur des services d’exportation du Comptoir sidérurgique de France et administrateur des Établissements Japy, détenus par la banque Worms. Lehideux, issu de la banque familiale Lehideux et Cie, occupera (entre autres) le poste d'administrateur de l'Union des Entrepreneurs français pour l'Europe du Nord, propriété de la banque Worms, ou celui de Renault (cf. plus bas). Jacques Guérard (1897-1977), qui deviendra secrétaire général du gouvernement de Laval le 18 avril 1942, est un autre pantouflard, diplômé de Centrale, qui sera directeur de la Banque nationale de l'Iran et conseiller économique du shah d'Iran Reza Chah, avant d'entrer au comité d'administration de la compagnie d'Assurance La Préservatrice, via la banque Worms, qui en prend le contrôle ou encore des Japy. Guérard, fera au moins aussi "bien" que Bichelonne "personnage emblématique de la baisse de 50 % du salaire réel des ouvriers et employés sous l’Occupation." (Lacroix-Riz, Le grand capital, de l’entre-deux-guerres à l’Occupation, Revue Cause Commune, N° 01, septembre-octobre 2017
https://www.causecommune-larevue.fr/le_grand_capital_de_l_entre_deux_guerres_a_l_occupation)
"Le désordre du ravitaillement a été à un certain moment si grand que la population de la région parisienne et de toute la zone occupée était à deux doigts de la révolte. C'est sans doute ce que désiraient les organisateurs de la famine. Aujourd'hui enfin, tandis que le chômage augmente, malgré les statistiques officielles, tandis que les salaires de base sont au-dessous du minimum vital, tandis que les classes moyennes sont menacées d'écrasement, tandis que les paysans, victimes de contrôles vexatoires, attendent en vain des engrais, des semences, des bêtes de trait, des tourteaux pour le bétail, nous constations avec amertume que l'État remet le commandement économique à une banque d'affaire et à ses grands vassaux industriels."
L'Oeuvre, article "Sur la politique économique et sociale", 8 mars 1941
Mais les commentaires sur la banque Worms, on s'en douterait, se cantonnent rarement, comme ici, aux collusions avérées du politique et de l'économique, et sautent à pieds joints dans la caricature du juif assis sur un tas d'or :
"Voilà à quoi nous sommes réduits pour avoir été confiants sans défense, obligeants, charitables, accueillants, pour avoir traité les youpins sur un plan d'égalité, pour avoir accepté les grands faux principes de la judéo-maçonnerie, pour nous être empêtrés dans le labyrinthe capitaliste de la République juive, pour avoir écouté Blum, supporté Mandel, pour ne pas avoir botté Rothschild, secoué Lazard, dégringolé Halphen, chassé Worms, foudroyé Cornélius Herz, pulvérisé les Lévy... On nous tua 1.700.000 des nôtres entre 1914 et 1918, on nous vola tout notre argent, on nous poussa à la catastrophe 1940, deux millions d'entre nous sont prisonniers, tout cela pour des intérêts juifs, pour que Rothschild, Worms, Lazard, Halphen, Stern, David-Weill, Bloch-Lainé, Fould, Heine, Beckmann, Cahen d'Anvers, Mayer et autres repus d'or puissent suer leur graisse dans les châteaux de province... Ah ! Le Juif Worms continue à nous défier !... Eh bien, ils crèveront avant... " (Paul Riche, article Mort aux Juifs du Journal Au Pilori, 8 mars 1941).
Cet anticapitalisme nationaliste et antisémite ne date pas d'hier :
"Aujourd’hui, grâce au Juif, l’argent auquel le monde chrétien n’attachait qu’une importance secondaire et n’assignait qu’un rôle subalterne est devenu tout-puissant. La puissance capitaliste concentrée dans un petit nombre de mains gouverne à son gré toute la vie économique des peuples, asservit le travail et se repaît de gains iniques acquis sans labeur." (Édouard Drumont, La France juive, Paris, Flammarion, 1886 : introduction, p. XIV-XV).
D'autre part, au-delà du rôle particulier de la banque Worms pendant l'époque de Vichy, ce sont dans leur ensemble les banques françaises qui "ont participé directement ou indirectement (par des filiales financières) à la structuration de l’Europe économique nazie ; elles ont cofinancé des entreprises orientées vers la Collaboration industrielle et commerciale ; et leurs dirigeants ont montré un penchant trop marqué vers des formes de collusion avec l’Occupant au sein de la vie élitaire parisienne... la logique business as usual l’a emporté sur toutes considérations géopolitiques, patriotiques et civico-morales." (Bonin, 2011a). A l'image des autres Comités d'organisation, celui des banques n'échappent pas à la main mise patronale (cf. Andrieu, 1990). En effet, ils "donnent à voir les compromis opérés entre les Finances, la Banque de France et les dirigeants des grandes banques dans la rationalisation et le contrôle de la profession . Et les réformes opérées en décembre 1945 s’ajoutent plus qu’elles ne se substituent à celles de juin 1941, sous le signe de la cartellisation bancaire, avec toutefois l’adjonction de la nationalisation des grandes banques de dépôts et de la Banque de France ainsi que la création du Conseil national du Crédit." (Margairaz, 2009).
Dans le même temps, il faut noter que, pendant la période de l'Occupation, les banques connaissent une révolution, "qui marque le passage du libéralisme au dirigisme : les établissements de crédit, qui fonctionnaient de manière totalement libérale depuis 1867, se trouvent en effet à partir de 1941 soumis à une réglementation qui pour une bonne part demeure encore en vigueur aujourd'hui" résume Alain Plessis, dans l'analyse qu'il fait du travail de Claire Andrieu sur le sujet (Plessis, 1993). Il faut savoir que "les premières mesures de l'autorité allemande, avant même l'armistice, paraissent lourdes de menaces pour les banques françaises" (Plessis, op. cité) et décide les banquiers de s'organiser, ce qu'elles feront au travers de leur propre CO. Les premières lois bancaires des 13 et 14 juin réglementent donc la profession, tout en conservant beaucoup de contrôle sur leur activité. Tout d'abord, il y a "la Commission de contrôle des banques où ils sont largement représentés" (Plessis, op. cité) : Nous avons là un système qui ressortit du conflit d'intérêt qui, nous le verrons plus tard, ne fait même pas encore clairement, en 2021, l'objet de lois fermes et transparentes, tant au niveau européen que mondial. C'est un moyen très employé par l'économie capitaliste, nous l'avons vu et continuerons de le voir davantage dans le temps, que cette intimité du politique et de l'économie qui permet de contrôler le système par leurs propres acteurs : C'est sur ce modèle que la puissance publique politiques acceptera que les cigarettiers, les groupes pharmaceutiques, etc., produisent des études pour démontrer la non dangerosité de leurs produits et qu'elle laissera les représentants de ces groupes occuper ici et là des places dans les agences de contrôle gouvernementales. C'est comme si on confiait le contrôle de la Banque de France par les faux-monnayeurs eux-mêmes ! A ce sujet, justement, la Banque de France, (où rappelons-le, les intérêts privés sont encore nombreux) est extrêmement importante dans le dispositif, puisqu'elle a réussi à garder son autonomie et sa prééminence : Tout ceci relativise grandement la fonction dirigiste de l'Etat au cœur de cette révolution bancaire et nous ramène à la collaboration économique des banques, qui ne concerne pas que les banques de l'Hexagone, bien sûr, mais aussi celles de bien d'autres pays d'Europe, mais aussi d'ailleurs, et tout particulièrement les Etats-Unis (cf. Etats-Unis : Le Big Business, 1939-1945).
Le 23 septembre 1941, est créée l'Association Financière pour le Développement de l'Industrie en France et aux colonies, regroupant IG-Farben Konzern, Le géant allemand de la chimie (cf. plus bas), premier mondial jusqu'en 1945, et de grandes banques françaises. Parmi les banques françaises, on trouvait au premier plan : Paribas, la Société Générale, la Banque de l'Union européenne et le Crédit lyonnais, "qui plongeront dans la collaboration avec un délice non dissimulé" (Jacques Dion / Pierre Ivorra, Sur la piste des patrons, Messidor, Editions sociales, 1987). Les patrons de toutes ces banques passent des soirées festives avec les Allemands, au Ritz, à la Tour d'Argent, en tout premier lieu le commissaire nazi à la Banque de France, le futur tortionnaire Paul Schaeffer, condamné en 1997 en Argentine pour des actes criminels commis pendant la dictature de Pinochet : pédophilie (il dirigeait la fameuse secte d'immigrés allemands, Dignidad), mais aussi tortures, viols, trafics d'armes, etc. A l'ambassade d'Allemagne viennent festoyer des banquiers comme Alfred Pose, patron de la BNCI (Banque Nationale pour le Commerce et l'Industrie) ou Henri Ardant, de la Société Générale (Dion/Ivora, op. cité).
La banque parisienne de l'aviation allemande, l'Aérobanque, créée en 1941, était quant à elle liée à des groupes électrochimiques et des aciéries électriques français, comme Péchiney, Ugine ou Bozel-Malétra (Jacques Duclos, L'avenir de la démocratie, Editions sociales, 1962). La Banque de l'Union Parisienne (B.U.P) aune activité intense. Elle octroie des crédits à des sociétés travaillant pour l'Allemagne, "par exemple, Unic, fabricant de camions (cautions de 70 millions de francs, 1941),, la Compagnie générale de construction de locomotives (Batignolles-Châtillon) (80 locomotives pour le Reichsbahn en 1941), les Aéroplanes Morane-Saulnier (pour 13 millions de francs, 1941), De Dietrich (tracteurs à chenilles, 1942), Simca (des engins à chenilles en 1942), Hotchkiss (pour des livraisons de matériel antiaérien et de mitrailleuses à la Roumanie pronazie), des sociétés de machines-outils, etc." (Bonin, 2011b). Mais il faudrait y ajouter des prêts pour l'importation de sucre ou d'acier allemand ou encore l'intégration de la banque à un "pool qui finance des contrats du Comptoir des ventes de l’aluminium français avec des sociétés allemandes (33,3 millions, 1941)." (Bonin, op. cité).
"Dans la banque, pourtant mouillée jusqu'au cou, il n'y aura que quelques emprisonnements temporaires et guère plus de démissions" (Dion/Ivora, op. cité), à la Libération.
IG-Farben :
Le géant allemand de la chimie, premier mondial jusqu'en 1945, avait un conseil d'administration dont la quasi-totalité des membres, en 1937, étaient militants au parti nazi. On comptait dans le conseil d'IG Farben, jusqu'en 1945, l'homme qui deviendra le banquier le plus puissant de la RFA, Hermann Josef Abs (1901-1994). Bien entendu, cette collaboration d'IG Farben avec d'autres entreprises des pays occupés est loin de ne concerner que la France, citons : " Kuhlmann (France), l.C.I. (Royaume-Uni), Montecatini (Italie),Aussiger Verein (Tchécoslovaquie), Boruta (Pologne), Mitsui (Japon), et Du Pont, Dow et Standard Oil (Etats-Unis)." (Frédéric F. Clairmont, "I .G Farben et le IIIe Reich", Le Monde Diplomatique, décembre 1978).
Pire encore, IG Farben est l'entreprise qui produisait le tristement célèbre Zyklon B, ce dérivé de l’acide cyanhydrique (CHN), destiné en particulier à des usages pesticides (puces, vermines, etc.), que les SS (Schutzstaffel : litt. "escadron de protection") ont employé pour assassiner des millions de femmes et d'hommes, en majorité des Juifs, dans les chambres à gaz. Il est, par ailleurs, désormais démontré que le groupe Ugine, dans son usine de Villers Saint-Sépulcre, dans l'Oise, "a
Jusqu'aujourd'hui, le silence, la dissimulation générale des acteurs, la destruction de beaucoup d'archives n'ont pas permis de prouver la complicité des dirigeants des firmes concernées par l'usage du zyklon B dans les crimes contre l'humanité perpétrés par le régime nazi, mais l'ampleur de la collaboration entre les élites et l'Allemagne hitlérienne (bien évidente chez les dirigeants, alors, de la société) l'avidité des grands capitalistes, peu soucieux des détresses sociales (et tout spécialement alors, de celle des juifs), ajoutés à l'antisémitisme largement répandu en Europe, peuvent entretenir logiquement de sérieux doutes à ce sujet.
Enfin, cette dimension ploutocratique est soulignée à l'époque par le pouvoir emblématique de "Deux Cents familles" les plus riches censées tenir les hommes politiques entre leurs mains :
"Deux cents familles sont maîtresses de l'économie française et, en fait, de la politique française. Ce sont des forces qu'un État démocratique ne devrait pas tolérer, que Richelieu n'eût pas tolérées dans le royaume de France. L'influence des deux cents familles pèse sur le système fiscal, sur les transports, sur le crédit. Les deux cents familles placent au pouvoir leurs délégués. Elles interviennent sur l'opinion publique, car elles contrôlent la presse.."
Edouard Daladier, congrès du parti radical de Nantes, 28 octobre 1934