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VIe -IVe siècles

Athènes,
une parodie  de démocratie

                              

                                               Les Grecs ont inventé la démocratie , répète-t-on à l'envi. Peu importe à tous ceux qui écrivent une histoire ethnocentriste de savoir si en Afrique, en Amérique ou ailleurs, des sociétés avaient eu avant eux des débats à ce sujet et avaient décidé collectivement, à un moment ou à un autre, de prendre leur destin en main. L’avantage historique des Grecs, est que leur aventure « démocratique » est datée, attestée, ce qui n’est pas le cas dans les traditions orales : elles seront examinées dans un chapitre ultérieur. Enfin, le mot démocratie n’est pas apparu pour la première fois à Athènes, en langue attique, mais en Perse, vers – 521, quand le noble Otanès, à la tête de six autres conjurés, cherche pour son pays le meilleur gouvernement possible après la mort de Cambyse et fait l’éloge de la démocratie (du grec, demos, le peuple et kratos, le pouvoir). C’est Hérodote qui nous le raconte, en langue ionienne, et précise que, vingt ans après, Otanès abandonne « la monarchie pour élever la masse (to plèthos) » (Hérodote, Enquête,  III, 80 et ss) dans des cités grecques de la côte asiatique. Dans son éloge, Otanès désigne les deux défauts principaux de la tyrannie : l’hubris (hybris), cette volonté de puissance démesurée, et le phtonos, cette jalousie qui conduit à la violence envers ces rivaux qui pourraient nous faire de l’ombre. Pourtant, nous verrons que ni la démocratie d’hier, ni celle d’aujourd’hui ne peut se targuer d’être une forteresse inexpugnable aux dérives autoritaires du pouvoir, alors qu'elle demeure le théâtre d’âpres luttes pour son appropriation. De toute façon, le contradicteur d’Otanès, Mégabyze ne voit pas du tout les choses de cette manière, et comme les aristocrates grecs, il trouve qu’il « n’est rien  de plus stupide et plus enclin à la démesure qu’une foule [homilos] »,  rien de plus tyrannique que la démesure d’un peuple (dèmos) « que rien ne retient », qui « n’a même pas la capacité de savoir », n’ayant « pas reçu d’enseignement ni rien vu de beau qui lui soit propre ».  Le roi Darius confirme la vilenie (kakotès ; le vilain, le mauvais : kakos, kakoi) d’un peuple qui commande,  agit en secret et nécessite que les bons  (aghatoi), les meilleurs (aristoi) en soient les tuteurs  (extraits d’Hérodote, op ; cité).  

La tradition mythologique grecque attribue à Thésée l'invention de la démocratie, une abasileuton politeian, un « gouvernement sans roi »  (basileus) », sur lequel nous éclairera Isocrate, dans L'éloge d'Hélène, composé entre 390 et 386 avant notre ère. Les villages autonomes de l'Hellade s'unissent autour de la cité (polis) d'Athènes et Thésée réalise ainsi le synœcisme (du grec sun, « avec » et oikos, maison), une communauté de maisons. Au prix de guerres incessantes. La Grèce antique, sur bien des aspects, n’est pas moins primitive et moins archaïque que les autres nations. Les causes de l’histoire, selon Thucydide sont fondées sur la constance du caractère et des réactions humaines à travers le temps, principalement « la loi du plus fort ». C’est parce qu’elle est censée être ancrée profondément dans la nature humaine que les Athéniens justifient auprès des Méliens leur dureté à leur égard (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, Dialogue du Mélos). Hermocrate le confirme à sa manière dans un discours aux délégués des cités grecques, en affirmant la pérennité de la loi du plus fort (Mugler, 1951), ce que confirmera Démosthène : « Les droits réciproques des Grecs, ce sont les plus forts qui en imposent aux plus faibles la définition. » (Démosthène, Sur la liberté des Rhodiens, 29).  Le citoyen grec est avant tout un homme en armes (dans l’absolu, bien sûr) et la république est une société de classes : « Un peuple républicain est celui où naturellement tout le monde est guerrier et sait également obéir et commander, à l'abri d'une loi qui assure à la classe pauvre la part de pouvoir qui lui doit revenir. »  (Aristote, Politique, III, 11). Primitive et archaïque, aussi, la cité grecque antique l’est (comme d’autres sur bien des points), parce qu’elle est férocement esclavagiste, que la femme sera toujours considérée comme un bien meuble, que les petits garçons des classes aisées sont constamment menacés de la prédation sexuelle des hommes adultes , etc :

 « Il ne manque à ces Grecs et à ces Romains tant prônés que le nom de Huns et de Vandales pour nous en retracer tous les caractères. Guerres éternelles, égorgements de prisonniers, massacres de femmes et d’enfants, perfidies, factions intérieures, tyrannie domestique, oppression étrangère : voilà le tableau de la Grèce et de l’Italie pendant cinq cents ans, tel que nous le tracent Thucydide, Polybe et Tite-Live »

Volney, F. Chassebœuf (comte de) : Leçons d’histoire prononcées à l’École Normale, Paris, 1799, édition de 1826.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vase olpé-Chigi (olpé, vase à liquides, découvert par le prince Mario Chigi dans une tombe étrusque) de l'époque précorinthienne, attribué au "peintre de Macmillan" (du nom de l'éditeur britannique Frederick Orridge Macmillan, 1851-1936),  vers 640 - 630, détail de la phalange d'hoplites. Musée Villa Giulia, à Rome.

 

Ajoutons à ces archaïsmes que le monde gréco-romain connaissait une forme de racisme, terme dont nous adopterons la définition de Colette Guillaumin, qui implique en tout premier lieu une conduite de « mise à part », dès «  le premier mouvement, le premier acte identifiable de la série de conduits racistes qui vont jusqu’au meurtre », conduite  « revêtue du signe de la permanence » (Guillaumin, 1972). Ainsi, « les Grecs refusent d'admettre la diversité culturelle et appliquent aux populations hétérogènes une structure binaire antithétique et ethnocentrique en divisant l'ensemble de l'humanité en deux groupes inégaux : le monde grec et le monde barbare. » (Salmon, 1984).   Le racisme grec est en effet d’ordre culturel et non une xénophobie (du grec xenos : autre, étranger et phobia, peur)  d’ordre biologique. Il n’y a pas de préjugés de couleur dans la Grèce ou la Rome antique.  Un autre domaine que la culture inspire aux Grecs, comme à bien d'autres cultures,  un sentiment de supériorité ou d'infériorité, c'est l'idéologie qui se rapporte à l'importance du sang, à sa pureté ou son impureté supposées, et qui n'a jamais disparu dans l'histoire :  "Quelqu’un qui honore et révère la famille (sungeneian) et la communauté de tous ceux qui ont les mêmes dieux et dans les veines de qui coule le même sang (haimatos) peut raisonnablement compter sur la bienveillance des dieux qui président à la famille pour la procréation de ses propres enfants."  (Platon, Les Lois).   

"Le premier lien entre sang et famille se définit dès la conception embryologique. En effet, une partie des théories médicales de l’Antiquité donne au sang un rôle fondateur dans le processus procréatif : Aristote est un de ces partisans dits de l’hématogénèse, après Parménide ou Diogène d’Apollonie. La position de Platon, sur la question de l’origine de la semence, rejoint en revanche l’école « encéphalo-myélogénétique », pour qui la moelle et/ou le cerveau sont à l’origine de la génération"   (Damet, 2017).   

De ces croyances, découlent un certain nombre de traits de domination sociale, infériorisant en particulier la femme, dont le corps de nature plus froide que celle de l'homme produirait une substance moins parfaite que le sperme, le sang menstruel.  Aristote pourra alors en déduire que "la femelle est comme un mâle mutilé, et les règles sont une semence (sperma), mais qui n’est pas pure : une seule chose lui manque, le principe de l’âme"   (Aristote, Génération des animaux, 737a27-30).   Ainsi, toutes les substances corporelles : sang, sperme mais aussi le lait produit par la mère, ont un rapport à l'hérédité et leurs qualités et défauts supposés conduisent Platon et Aristote à se préoccuper de ce qu'ils imaginent être une mauvaise ou une "belle naissance" : eugeneia, de genos (plur. genê, descendance, race, postérité, clan), et à théoriser des formes d'eugénisme. Dans le Ménéxène, Platon avance que le peuple athénien est issue d'une lignée pure, en filiation directe avec un même ancêtre local, contrairement aux sangs mêlés des étrangers. Ces inégalités se répercutent sur la hiérarchie sociale :  "Ceux qui sont aptes à gouverner la cité ont été modelés avec de l’or ; les auxiliaires sont faits en partie d’argent alors que les cultivateurs et les artisans combinent le fer et le bronze. Platon envisage la possibilité d’union mixte : dans ce cas, les rejetons doivent être assignés à une tâche correspondant à leur alliage, selon un principe de promotion ou de déclassement social. On n’en est pas encore à l’évocation de l’élimination des éléments « génétiquement » inférieurs, principe de sélection qui arrive lorsque Platon évoque la fameuse communauté des femmes et des enfants, et les arrangements matrimoniaux nécessaires à l’excellence des gardiens."  (Damet, 2017).   Les élucubrations médicales de l'époque prendront corps dans la société avec Périclès, qui interdit les unions mixtes entre Athéniens et femmes étrangères : "Il y aurait eu dès lors une surveillance plus stricte des ventres féminins athéniens, susceptibles d’engendrer des intrus bâtards, et les lois sur l’adultère auraient pu être instituées à ce moment-là, pour endiguer la possible contamination de la cité par les nothoi  [bâtards, NDA]

 

Il faut donc, pour Platon, encourager les unions entre hommes et femmes supérieurs, et les restreindre chez les individus de qualité plus médiocre : "les hommes les meilleurs s’unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible"  (Platon, La République).   Mais il peut y avoir des ratés dans le système, comme des enfants déficients, malformés, infirmes (anapèron) issus des meilleurs aristoï.  Comme dans beaucoup de sociétés, les tares physiques ont longtemps été perçues comme une marque défavorable imposée par les divinités, dont il fallait se débarrasser. Comme dans un certain nombre de sociétés, et parfois jusqu'à des époques très récentes (Chine, Inde, Inuit/Esquimaux, par exemple), on pratiquait une forme de malthusianisme très violente sous la forme d'infanticide (cf. critique et utopie sociales — Les Grecs) qui  frappaient beaucoup plus les filles que les garçons.  Un magistrat, une assemblée particulière, mais le plus souvent le père ou le tuteur (kyrios) de la mère (la femme était considérée mineure, en Grèce ou à Rome), avait le droit "de disposer, comme il l’entend, de la vie de l’enfant à naître ou de celle du nouveau-né. Deux expressions grecques rendent compte de ce choix :

     –  « ne pas nourrir », « ne pas élever », c’est-à-dire exclure du cercle de la maison ;

     –  « déposer », euphémisme qui a rapport avec le geste d’exposition lui-même."  (Brulé, 2009).   

L'exposition, à savoir l'abandon des nouveaux-nés était une pratique courante en Grèce. En général, on plaçait les bébés dans une corbeille, qui était déposée dans un endroit passant, un carrefour, par exemple. L'enfant pouvait avoir la chance, bien rare, d'être recueilli par une famille de citoyens, mais il était plus fréquemment victimes de trafics d'êtres humains, pour être revendus à des couples sans enfant, par exemple, ou servir à la main d'œuvre servile ou à la prostitution. Cependant, les réelles chances de survie étaient minces et très aléatoires   (Brulé, 2009).     Ces infanticides  dépassaient de loin le cadre du handicap. Ils concernait aussi les adultères, et plus généralement, les bouches à nourrir excédentaires. Avant toutes choses, la première inégalité était la différence sexuelle, et on ne sera guère étonné que ces pratiques d'élimination aient été extrêmement défavorable aux filles, causant beaucoup plus de morts que dans la population masculine, la charge de la dot pesant, comme en Inde, un poids économique important sur la survie de la famille.  Ce déséquilibre du ratio sexuel était en partie compensé par une combinaison d'un âge précoce du mariage des filles, 15 ans en moyenne et d'un âge très tardif pour l'époque du mariage des garçons (30-35 ans), qui entraînaient beaucoup de situations de veuvage chez les jeunes femmes, soit par la grande différence d'âge, soit pas la mort précoce des hommes sur les terrains militaires. 

 

 Revenons maintenant au sujet principal de cet exposé, à savoir la démocratie,  en soulignant que « dans la Grèce des poleis, la  démocratie n’était pas ce principe universel qu’elle fait profession d’être, mais l’exception même ; négligeant les cités qui, comme Chios, l’ont précédée dans cette voie, il ira jusqu’à faire d’Athènes le “premier inventeur” de la démocratie. » (Loraux, 1979). Ce qui nous ramène à Thésée,  assurant en souverain, en guide,  contre la violence et la tyrannie, le pouvoir de décision et la liberté du peuple.  Ce n’est cependant pas le spectacle que donnent à voir les premières autorités connues comme Cylon ou Dracon [1] (d’où vient notre adjectif “draconien”), chefs de la classe des Eupatrides (“bien nés”) qui, probablement au-delà du clan, de la famille aristocratique (genos, gènè), désignait plutôt la plus ancienne noblesse athénienne (Duplouy, 2003), comprenant des « familles et d’individus entreprenants et désireux d’accumuler des richesses, dont les activités, les préoccupations et les intérêts sont considérés comme fondamentaux. » (Ma, 2011). Songeons par exemple à Ulysse, annonçant au roi des Phéaciens Alcinous qu’il attendra un an s’il le faut avant de retourner chez lui, pour accumuler les cadeaux qui lui ont été promis  car «  il me serait plus avantageux de revenir dans ma chère patrie porteur de plus de richesses, et ainsi, je serai plus vénéré et aimé parmi les hommes. » (Odyssée, XI, 358-360). Alors, quand un certain nombre de ces hommes puissants commencent à se préoccuper du peuple, on est donc conduit à se poser des questions sur leurs réelles motivations : « Dans cette guerre des clans qui caractérise l’époque archaïque, le dèmos devient un enjeu politique. Ainsi, le soutien qu’apporte le peuple à l’aristocratie légitime lui aurait permis de faire échouer la tentative de Cylon de s’imposer comme tyran vers 630 av. J.-C » (Doganis, 2006, cf. Mossé, 1971). Les riches comprennent qu’ils ont besoin d’associer les pauvres pour réaliser un certain nombre d’objectifs, telle la monnaie garantie par la cité dès la fin du VIIe siècle, telle l’acquisition de coûteuses flottes de trières (Ma, 2011).  Il faut aussi entretenir l'idée que les ponctions  opérés irrégulièrement sur les récoltes paysannes par les basileis (rois) sont en fait des dons (dôron) et que ces basileis sont, en fait, des "mangeurs de dons" (dôrophagoi), selon Hésiode (Les Travaux et les jours, VIIIe-VIIe s.), ce qui donne à voir la coercition comme un don volontaire.  

 

Par ailleurs, ce nouveau compagnonnage s’accompagne de la constitution d’espaces publics, de biens communs nécessaires à la conception de cités-états. Tout ceci, cependant, ne peut pas faire oublier les revendications sociales. Face aux paysans révoltés d’être asservis pour dette, obligés comme les hectémores ("gens du sixième"). » de donner aux propriétaires 1/6e  de leur récolte, face aux artisans [2], aux marchands mécontents que leur aisance ne leur donne pas accès aux droits politiques, l’oligarchie a fort à faire pour apaiser les colères sociales :

« « 1. Après cela, il arriva que les nobles et la foule furent en conflit pendant un long temps.
2. En effet le régime politique était oligarchique en tout ; et en particulier, les pauvres, leurs enfants et leurs femmes étaient les esclaves des riches. On les appelait clients et sizeniers (pélatai et hectémores) : car c’est en livrant une rente de ce montant qu’ils travaillaient les terres des riches. Toute la terre était dans un petit nombre de mains ; et si les paysans ne payaient pas la rente, on pouvait les emmener en servitude, eux et leurs enfants – et les prêts avaient toutes les personnes pour gage jusqu’à Solon, qui fut le premier patron du peuple.
3. Donc, pour la foule, le plus pénible et le plus amer des maux découlant de la constitution était cet esclavage ; pourtant, elle avait tous autres sujets de mécontentement, car elle ne possédait pour ainsi dire aucun droit. »

 

Pseudo-Aristote, Constitution des Athéniens, II. « On utilise ici dans toute sa crudité la terminologie aristotélicienne (peuple et riches) de préférence à d’autres, porteuses d’interprétations diverses (aristocrates, oligarques)» (Zurbach, 2009)

 

Et si le peuple finit par obtenir que les thesmothètes, gardiens de la législation mettent par écrit l’ensemble des lois orales qui régissent la cité, ce projet n’aboutit pas et renforce les tensions sociales  (Gustave Glotz, La Cité grecque, 1928). Alors, le poète et archonte Solon, au début du VIe siècle avant notre ère, aurait tenté d’y apporter quelque remède. Solon diviserait donc, la société en quatre classes, trois classes censitaires, dont la fortune est calculée en production récoltée de blés. Trois classes de gros, moyens et petits propriétaires fonciers : pentacosiomédimnes,  chevaliers  hippeis et zeugites [3], plus une de paysans pauvres, sans terre (thètes), désormais libres, à qui il accorde la citoyenneté, comme aux artisans (demiourgoi).

[1]  Dracon n’a pas écrit de constitution, comme on le lit trop souvent. De sa législation, il ne nous a été transmis qu’une loi sur l’homicide, très sévère, de 621/620,  connue par une stèle de marbre datée de 429/428, retrouvée en 1843 (auj. au Musée National d’Athènes). La prétendue constitution de Dracon rapportée par Aristote a sans doute été fabriquée par un adversaire de la démocratie vers la fin du Ve siècle avant notre ère (Cloché, 1940)

[2]  « Le grec ancien utilise plusieurs termes que nous traduisons souvent par artisan : banausos, dèmiourgos, technitès. (…)  banausos paraît désigner toute forme de travail manuel, considéré comme avilissant, par opposition aux activités intellectuelles ; dèmiourgos, qui contient plutôt l'idée de fabrication, création destinée au public, s'applique en fait aussi bien à certains magistrats, à l'aède, au devin, qu'au charpentier ; technitès  enfin privilégie l'idée de savoir-faire, de métier, dans tous les domaines et s'applique en particulier au comédien ou au soliste virtuose » ( Blondé, 1998)       

[3]  du grec zeugos, «  joug » : ce terme a pu désigner le possesseur d’un attelage de bœufs, un paysan aisé, ou encore le lien qui unissait les hoplites au combat (Mossé, 1979)

Les classes sociales, basées sur la fortune (eisphora [4]), ont, comme à Rome, des obligations publiques dispendieuses, dites liturgies [5] (leitourgiai), payées par les premières classes de riches oisifs. Les poèmes de Solon laissent apparaître un dèmos constitué essentiellement de paysans, déçus que leur souverain n'ait pas procédé au partage égal des terres (Aristote, Athenaion politeia [Constitution des Athéniens] XII, 3). C’est qu’il y a des limites à ne pas dépasser, bien sûr, pour un noble dirigeant, qui se doit de trouver l’équilibre entre les deux classes opposées et intangibles : 

« J'ai donné au peuple autant de puissance qu'il lui suffit d'en avoir, sans rien ôter à  sa dignité et sans rien y  ajouter. Quant aux puissants, dont on enviait la richesse, j'ai pris soin qu'ils ne subissent eux non plus aucun outrage. Je me suis tenu debout, couvrant les deux partis d'un solide bouclier, et je n'ai laissé aucun des deux remporter une victoire injuste »   (Solon, Fragments, 5 D)

Finalement, Solon prétend avoir trouvé le juste milieu, comme les rois mésopotamiens ou d'autres. Mais il n’utilise pas ce terme (mesos : milieu, intermédiaire) qui sera employé la première fois dans le sens de « voie moyenne » par Théognis  de Mégare (puis Phocylide de Millet) : « Point de zèle excessif : une juste moyenne est en tout le mieux. » Le mot n’a pas encore de portée sociale, mais il contient déjà la forme qui éloigne des excès de l’hubris (hybris), du désordre, une situation qui transgresse l’ordre divin et qui attire le châtiment de la justice de Zeus (Diehl 1,  West, 13  [6] ). Pourtant, le destin de la ville ne dépendrait pas des dieux, affirme Solon, mais des actes des hommes : « Ce n'est pas le destin fixé par Zeus qui fera périr notre polis, ni le dessein des bienheureux dieux immortels. Mais ce sont les citoyens eux-mêmes qui, dans leur folie, veulent détruire la grande polis » (Diehl 3 , W 4, v. 1-6 [6]). Alors, pour la prévenir, Solon  n’hésite pas à tancer les riches « qui cèdent à l’appât des richesses », « sont incapables de réfréner leur convoitise et d'ordonner leur bonheur présent » (Diehl 3, West 4, v. 6, 9-10  [6]), et sont même « allés jusqu'au dégoût des plus grands biens. » Solon va même jusqu’à les menacer : « car nous n'obéirons pas et vous ne conserverez pas tout ce que vous possédez » (Diehl 4,  West 4c,  [6]). Notez le comique de cette situation, où le dominant s'identifie avec le dominé et s'approprie son indignation pour le mettre dans sa poche.  Alors, si dans les actes, l’historien nous confirme la privation de « certains » avantages légaux ou acquis au profit des pauvres (Sakellariou, 1993), pour ces derniers  le compte n’y est pas du tout et ils le font savoir. Comme tout politicien qui se respecte, Solon ne revient pas dire au peuple qu’il pourrait faire mieux, il défend mordicus son choix de justice, un choix qui n’a pas pris une ride : C’est le mieux qu’ait jamais pu offrir presque tous les gouvernements qui se sont succédés depuis la Révolution Française, au prétexte que la justice sociale c’est autant protéger la propriété des riches que d'assurer la subsistance des pauvres.

Dans les faits, Solon n'a peut-être jamais procédé à l'annulation des dettes des paysans (seisachteia), comme on l'a longtemps cru, mais aurait supprimé le statut particulier des hectémores, des sizeniers astreints au fermage (Mossé, 1979). C’est tout de même au nom de la dikè (justice) que Solon fait arracher de la terre les bornes (horoi) qui matérialisaient la servitude des paysans.  

La classification censitaire de Solon faisait se perdurer l'exclusion de la plèbe (thètes) des magistratures suprêmes, comme l'archontat, en même temps que s'établissait progressivement la souveraineté du peuple dans l’Assemblée des citoyens (ekklésia, ecclesia), qui élit les membres de la Boulè (ou Conseil des cinq cents), appelés bouleutes (bouleutai) ou encore les héliastes des tribunaux populaires (Dikasteria) de l'Héliée.

 

[4] Un impôt exceptionnel (mais pas rare) au titre des dépenses de guerre, qui portent le même nom, était dû par les citoyens qui avaient au minimum un patrimoine de 3 à 4 talents (1 talent représentait environ 10 ans de travail pour l’Athénien  moyen)

[5]   Parmi les principales (il en existait plusieurs dizaines) : la triérarchie pour le triérarque qui finance une trière (un bateau de combat), la chorégie pour les chorèges, qui  ont à charge les chœurs, la gymnarsiachie, finançant les palestres, l’archithéorie, qui permet de conduire des délégations aux jeux panhélleniques, etc.

[6]   Ernestus Diehl, Anthologia Lyrica Graeca, 1954 et Martin Litchfield West, Iambi et Elegi Graeci, 1937

vase-procorinthien-aryballes-macmillan-6
aristoi
eisphora

 

 

La Grèce antique conserve le souvenir de nombreuses révoltes sociales à compter du VIIe siècle qui a conduit la plèbe, dans des moments de crises agraires en particulier, à se tourner vers des hommes providentiels qu'on a appelé "tyrans" (τύραννος, tyrannos), terme archaïque qui, après toutes sortes de métamorphoses complexes a fini par désigner péjorativement, aux yeux d'une élite (cf. Politique V, 8, 3) un nouveau type de souverain qui ne respecte pas les traditions sociales et religieuses, qui dénigre et n'hésite pas à violenter l'aristocratie traditionnelle, dont ils sont issus. Ils ne sont pas sans rappeler les élites bourgeoises arabes ou plus tard occidentales qui, sans changer profondément les fractures sociales, tentent de les réduire, bousculent les codes traditionnels, en dénigrant les notables, en ne s'intégrant pas  à la cité, en affichant un certain individualisme, en s'appuyant sur les classes pauvres et moyennes, citadines, en particulier des artisans et des marchands, en innovant sur des sujets comme l'impôt sur le revenu, comme sous les Pisistrates à Athènes ou les Bacchiates à Corinthe, etc. (cf. Gauthier, 1968). On peut par exemple évoquer ce  qui s'est produit au VIIe siècle autour de la tyrannie de Théagène, marié à la fille de l'aristocrate Cylon, à Mégare (vers – 600). On ne sait pas avec certitude ce qui l'a poussé à massacrer, vers 640, des troupeaux appartenant à de riches éleveurs, mais selon Aristote, cet acte le rendit populaire (Aristote, Politique, V, 5, 9). Les habitants chassent tout de même le tyran et établissent une "démocratie". Ils réclament plus de justice sociale, en exigeant aux riches (europoi), par décret, de rembourser les intérêts déjà versés par les débiteurs (palintokia). A Mégare et à Héraclée du Pont, sa colonie, ils bannissent les notables (gnôrimoi) et confisquent leurs fortunes. Cependant, si certains  historiens affirment qu'une démocratie modérée a bien eu cours à Mégare au Ve siècle (Burstein, 1976 ; Legon, 1981 ; Robinson, 1997)* d'autres pensent plutôt à des luttes entre factions aristocratiques, oligarques intransigeants contre modérés ayant compris qu'il faut régler le problème des dettes pour attirer le peuple (Robu, 2014).

Deux siècles plus tard, en 464, les Hilotes soumis à Sparte se révoltent, qui connaissent des conditions serviles particulièrement dures selon Myron de Priène, cité par Athénée de Naucratis et Plutarque (Lycurgue) : travaux dégradants,  humiliations publiques, etc. Les Messéniens, sous la coupe des Lacédémoniens eux aussi, s'étaient révoltés en vain trois siècles auparavant pour échapper à leur asservissement. 

Après Solon,  Clisthène établit « l’égale répartition [7] » du pouvoir, l'isonomie (isonomia) et celle de la parole publique, l'isegoria : ça  c'est la doxa, la voix de l'intelligentsia qui s'exprime, nous allons très vite mesurer la dose de tromperie qu'elle contient. Concrètement, le nom du dème  [8] remplace alors, celui du père et si on est un descendant mâle d’un Athénien enregistré dans un dème, on est de facto un citoyen, et en - 451/450, après proposition de Périclès, il faudra être né de deux citoyens.  Le grand rival de Clisthène est le riche Isagoras, et pour vaincre ses prétentions oligarchiques, en 508/507, l'Alcméonide aura une  brillante idée : faire entrer chaque citoyen du démos, le peuple, dans son hétairie (Hérodote, V, 66, 8. Voir le sens, plus loin), faisant de tous les citoyens d’Athènes, mâles bien sûr, et libres, ses compagnons, les hetairoi  (Mossé, 1979).

 

[7] «  La traduction d'isonomie par “égale répartition” doit être préférée à celle par  “loi égale” pour de nombreuses raisons, déjà énoncées par R. HIRZEL, Themis, Dike und Verwandtes, Leipzig 1907 » (Fouchard, 1986)

[8]  division administrative de la tribu. 3 à 4 dèmes formaient une trittye et 3 trittyes une tribu : 4 à l’origine, 10 après la réforme de Clisthène. 

C’est pour les mêmes raisons qu’il ne faut pas imaginer Clisthène se soucier du peuple quand il lui prête la même dignité, la même liberté d’être aussi pleinement membre de la communauté poliade (de la cité, polis) que les riches :

« C'est Clisthène qui se servit du peuple comme d'une force politique pour mieux l'emporter sur ses rivaux. Dire que Clisthène a fondé la démocratie est naturellement une expression commode, employée par exemple par Hérodote (VI, 131). »  (Fouchard, 1986)

Clisthène, en effet, appartient à l'aristocratie alcméonide, dont le pouvoir dépend de multiples alliances depuis longtemps. Que ce soit à l'époque archaïque ou classique, tous les conflits politiques de l'Attique représentent peu ou prou des luttes de clans où les prétendants au pouvoir cherchent, pour y parvenir, à se constituer dans l’ombre une clientèle d'amis appelée hétairie : sorte de société secrète, d’association aristocratique. A cela, il faut ajouter les philoi (groupes de fidèles) qui entourent les chefs de partis, les stasiôtai  “gens de la stasis” (guerre civile) et autres muthietai, “gens du mythe”, de la parole mensongère opposée à la parole vraie, le logos (cf. Detienne, 1981),  qui ne cesseront de brouiller les cartes de la transparence et de faire de la démocratie athénienne un théâtre d’ombre et de lumière, où la souveraineté populaire se trouve lestée de toutes sortes de serments, de manipulations, des conjurations. Et déjà, il nous apparaît que la démocratie à peine née, n’est certainement pas ce contrat  enviable entre égaux (homoioi) qu’on a bien voulu nous faire accroire. Et nous ne sommes qu’au début de la démonstration.

Cette influence décisive de cette minorité de riches citoyens sur la conduite politique de la cité n’est bien sûr  pas propre à Athènes. Évoquons ici le cas célèbre de Sparte, dont le mythe a construit l'histoire si longtemps.  Fustel de Coulanges, en particulier, l'a bien démonté et a montré que Sparte, sur le sujet des inégalités économiques, ne se distinguait pas du tout des autres grandes cités grecques. Certes, il fut redistribué des terres conquises (mais à quel prix !) en Laconie ou pendant les deux guerres de Messénie (VIIIe-VIIe siècles) qui fit tomber les producteurs libres dans l’hilotisme, mais c’est une aristocratie de plus en plus puissante à l’époque classique qui détient une grande part de la terre périèque à la manière des anciens rois.  Quant au fameux partage des terres de Lycurgue, il n'a aucun fondement historique et même si une telle chose avait été faite, on serait assez vite revenu à une situation antérieure où, selon le poète Tyrtée, et s'il faut en croire Aristote, une révolution faillit éclater parce que "les uns étaient très riches et les autres très pauvres" (Aristote, Politique, V, 6, édition Didot, p 673-674), ce que confirme Plutarque, qui précise que l'inégalité y était profonde. Précisons que la rhétra (loi) d’Epitadeus accélèrera la concentration des terres dès le début du IVe siècle (Fouchard, 1986) et aggravera encore un peu plus les inégalités. Tout aussi mythiques sont les idées de communautés de biens liées aux syssities, les repas publics. Ni les femmes, ni les enfants  n'étaient autorisés à participer aux repas, qui étaient financés par les citoyens eux-mêmes et pas par la communauté. Mieux encore, les pauvres n'y participaient pas, ils étaient "hors d'état de supporter cette dépense" c'est Aristote encore, qui nous l'apprend (Politique, II, 6, 21, p. 514).  Et le Stagyrite précise : "Il n'est pas facile de prendre part à ces repas quand on est pauvre ; or la loi veut que, si l'on cesse d'y prendre part, on perde en même temps le rang de citoyen" (cf. cit. précédente, source : Numa Denis Fustel de Coulanges, 1830-1889, Etude sur la Propriété à Sparte, 1876).  

« Le caractère oligarchique des institutions se manifeste de diverses façons, en particulier dans la discipline (eutaxia) et l’eunomia spartiates. Aristote lui-même ne voit de «démocratique, dans la distribution des pouvoirs, que l'élection des gérontes par le démos et le fait que les éphores sont, eux, choisis parmi le démos (Pol,IV, 1294b - 29-31). » (Fouchard, 1986). Pourtant, c’est le Stagirite lui-même qui nous avait renseigné sur la corruptibilité des éphores, qui exercent un pouvoir quasi tyrannique, alors que les gérontes sont choisis dans les familles les plus puissantes (Politique, II, 1270b ; V, 1306a). Toynbee et   Hooker [9] ont d’ailleurs rappelé le pouvoir démesuré de ces « maîtres de la paix et de la guerre » selon le navarque Lysandre.  Ils trient les sujets dont on va débattre, comme une sorte de conseil parallèle, élaborent peut-être seuls les probouleuma (projets de loi), court-circuitent à leur façon des débats à l’assemblée (Ruzé, 1997). De fait, les Spartiates ont beau s’appeler entre eux homoioi, l’égalité  comme à Athènes n’est qu’une égalité de façade. Construite sur un système d’éducation guerrière pour tous, elle fait perdre à des paysans asservis leur fonction productive confiée aux hilotes  : «L’homoiotès contribuait ainsi à priver de l'accès à la citoyenneté tout le pays producteur, et permettait de déclasser quiconque, parmi les citoyens, était obligé de travailler pour subsister. Les inférieurs furent en effet surtout des appauvris. »  (Fouchard, 1986).  Le citoyen le plus pauvre demeure cependant libre, toujours au-dessus de l’hilote, mi-serf mi-esclave (doulos), propriété de la communauté qu’on ne peut vendre, comme la terre, à l’étranger. De plus, les nombreux témoignages de mépris, de violence, d’abus à l’égard des hilotes (Ducat, 1974)  rapprochent davantage leur vécu de l’existence de bien des esclaves, qui, comme eux pouvaient être affranchis. Au final, c’est toute une population d’asservis : « Hilotes de Sparte, Pénestes de Thessalie, Clarôtes et Mnôites de Crète,  dôrophoroi Mariandyniens d'Héraclée Pontique, gymnètes d'Argos et korynéphoroi de Sikyon [10] » (Papazoglu, 1993), qui dépendent et travaillent gratuitement pour une poignée de citoyens libres qui, eux-mêmes, sont pauvres en grande partie.

Finalement, tous les grands personnages de la démocratie grecque demeurent, au fond, des aristocrates. Prenez un des textes « où l'on a voulu voir l'expression la plus achevée de la réflexion démocratique », l'oraison funèbre de Périclès : « Comme le démontre de façon convaincante N. Loraux, ces éloges de la démocratie se construisent avec des mots, des valeurs, des représentations aristocratiques. A la limite, la tragédie traduit plus fidèlement que l'oraison funèbre les traits principaux du régime démocratique. Pourquoi ce décalage entre ce que l'on veut dire et les mots pour le dire ? Parce qu'en fait, en Grèce antique, “les valeurs aristocratiques n'ont pas eu de rivales” (P. Vidal-Naquet) et la démocratie n'a jamais eu de langage spécifique. »

François Hartog, compte-rendu de l’ouvrage de Nicole Loraux, L'Invention d'Athènes. Histoire de l'oraison funèbre dans la « cité classique », Paris, Editions de  l’EHESS

https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1983_num_23_1_368363

La vision de l’historien Thucydide est aussi éclairante sur le sujet :

"On va m'objecter que la démocratie n'est ni intelligente ni juste et que les possédants sont les plus capables d'exercer le pouvoir. Pour moi, j'affirme en premier lieu que le peuple est l'État tout entier, que l'oligarchie n'en est qu'une fraction, en second lieu que, si les riches s'entendent parfaitement à conserver les richesses, les gens intelligents ont chance de donner les meilleurs conseils et la foule une fois informée de prendre les meilleures décisions. Dans une démocratie ces trois catégories, prises ensemble ou séparément, participent également au gouvernement. L'oligarchie, au contraire, fait participer la multitude aux dangers ; mais elle recherche âprement les avantages. Que dis-je ? Elle met la main sur tous, elle les monopolise. Voilà à quoi aspirent chez vous les puissants et les jeunes gens ! Dans une grande cité comme la nôtre, c'est impossible, ils ne réussiront pas."

 

Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, Livre VI, XXXIX, Discours d'Athénagoras, chef des démocrates de Syracuse,  vers  - 415.

Si Clisthène fait alliance avec le dèmos, ce n’est donc pas vraiment par amour de la démocratie.  On le voit encore ici, le métier de politicien était déjà bien rôdé :  de générations en générations, le langage aristocratique trahira souvent les mentalités et les ficelles utilisées par les démagogues de tout poil pour s’attacher telle ou telle partie du peuple. Et des ficelles, nous allons, le voir, il y en a de toute sorte.

Imaginons donc, les milliers de citoyens venus délibérer dans les assemblées ou les tribunaux. Se bousculent-ils pour prendre la parole en masse ? Certainement pas, ce sont plutôt des gens « d'ordinaire spectateurs de paroles et auditeurs d'actions » qui spéculent sur l’avenir « d'après les beaux parleurs, comme si ce qu'ils disent devait se réaliser…victimes du plaisir de l'oreille » qui les font ressembler « davantage à des spectateurs assis pour admirer des sophistes qu'à des citoyens qui s’entretiennent des affaires de l'État » (Thucydide, III, 38). Et que dire du fait que, selon Platon, le dèmos est « esclave des lois de son plein gré »(Platon, Lois, III, 700a 3-5), ou qu’il est « entraîné dans l’erreur » par les vrais acteurs de la démocratie que sont les démagogues (Aristote, Constitution d’Athènes, 28, 3-4)  ? Dans le Gorgias, Calliclès défend le droit du plus fort, qui devient le fondement de la société, et dans la République, Thrasymaque affirme que  la justice ne sert que les intérêts de ceux qui ont le pouvoir.  

 

Ce n’est pas parce que Platon est anti-démocrate qu’il ne dit pas ici ou là des vérités sur ses adversaires. D'autre part, faisant partie des privilégiés, Platon connaissait très bien leurs mentalités et leurs pratiques. Mais ce qu’il ne dit pas, c’est que s’il y a une large majorité d’auditeurs muets, il y a de bonnes raisons à cela. En effet, ils ne sont pas nés « du bon côté », celui où on ne ruine pas son corps au travail, où on connaît une douceur de vivre qui donne tout le loisir de réfléchir et de se cultiver. Alors, oui,  « il suffisait à un chef de parti d’obtenir la majorité dans le Conseil des Cinq Cents pour être à peu  près sûr d’entraîner le peuple et d’imposer ses idées à tous les magistrats »  (Glotz, op. cité). Une bonne illustration de cette démocratie oligarchique est sans doute la manière dont a été renversée la démocratie pendant la Guerre du Péloponnèse, après l’échec de l’expédition de Sicile :

« Le peuple pourtant se réunissait bien encore, ainsi que le Conseil désigné par le sort, mais rien n’y était décidé qui n’eût l’accord des conspirateurs ; qui plus est, les orateurs étaient des leurs, et leur avaient soumis à l’avance leurs interventions. En outre, aucun des autres citoyens ne protestait plus, par crainte, à voir le nombre des conjurés ; s’il y avait par hasard un protestataire, il se trouvait immédiatement supprimé par quelque méthode appropriée, sans qu’il y eût ni enquête sur les coupables ni poursuite s’ils étaient soupçonnés : le peuple ne bougeait pas, en proie à une épouvante telle qu’on s’estimait heureux, même en gardant le silence, de ne pas subir de violence. Croyant les conjurés beaucoup plus nombreux qu’ils ne se trouvaient l’être, les gens avaient un esprit de vaincus, et ils ne pouvaient découvrir la vérité, parce que les dimensions de la cité et l’ignorance où ils étaient les uns des autres les en rendaient incapables. »

Thucydide, Histoire de la guerre  du Péloponnèse, Livre VIII, LXVI, 1-3, trad. Jacqueline de Romilly, Robert Laffont, 1990

On voit là combien était redoutable cette double stratégie des élites, mêlant le silence du secret (mysticon, à l’origine de  “mystique”, aporrhèton), du mystère (mysterion), au bruit de la parole déclamée, cette « pleine publicité de la vie politique » selon la formule de Jean-Pierre Vernant : Savoir maîtriser la parole, comment la faire circuler, l’inscrire dans les lois, les décrets, etc. Thésée ne disait-il pas déjà : « Quant à la liberté, elle est dans ces paroles : “Qui veut, qui peut donner un avis sage à la cité ?” Lors, à son gré, chacun peut briller… ou se taire. Peut-on imaginer plus belle égalité civique ? » (Euripide, Les Suppliantes [11], v. 438-441). Seulement voilà, il y a de nombreuses raisons pour que les pauvres se taisent et qu’à l’inverse les riches s’expriment à bâtons rompus. Il y a la crainte des dominés, dont il vient d’être question,  mais il y a surtout une forme d’appropriation  des riches du logos, de la parole. Ils ont passé des heures et des heures depuis leur enfance à lire, à manipuler les idées, à se frotter aux autres par la joute oratoire, à polémiquer (de polemos, la guerre), en payant fort cher leurs professeurs, cela a déjà été dit, en philosophant entre amis, en banquetant chez les uns chez les autres, mais aussi dans les palestres (gymnases publics) ou ailleurs. Ce qui conduit à parler de l'esprit de compétition (agôn) des aristoi, sujet toujours actuel et qui a bien infusé dans les autres couches de la société,  à savoir qui est le meilleur sportif, le meilleur guerrier ou  musicien, etc. On peut citer des exemples emblématiques comme les concours panhelléniques, où rivalisent les cités, qui doublent la victoire individuelle d'une victoire communautaire. On récompense bien sûr les vainqueurs. Ce peut être « un dîner au prytanée, l’érection d’une statue de bronze sur l’agora » ou encore « la proédrie, c’est-à-dire le fait d’avoir des places de choix lors des fêtes et des spectacles organisés par la cité. » (Cogan, 2009)  :  les places VIP ne datent pas d'aujourd'hui ! 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Fête des Panathénées, épreuve de lutte dite pancrace, pankration, littéralement tous les pouvoirs, car presque tous les coups y étaient permis. Oeuvre attribuée au peintre Kleophrades, autour de  - 500.

 

 

Revenons maintenant à la question oratoire.  Pour prendre la parole à l’Asssemblée, les citoyens « devaient être au moins capables d’entendre et de lire : ainsi définirais-je volontiers ce que l’on a appelé la “demi-instruction” du peuple athénien, présentant un haut niveau d’alphabétisation en dépit de l’absence de tout enseignement public, mais sans doute plus actif à l’Assemblée par sa présence ou par ses réactions que par ses prestations oratoires. » (Loraux, 1979). 

 

[11]    Traduction basée sur celle de la  C.U.F (Collection des Universités de France), cf. Villacèque, 2012

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La pratique rhétorique, dialectique a toujours été un facteur d’inégalité entre les classes sociales, car ceux qui maîtrisent l’art oratoire peuvent mieux argumenter, pour convaincre davantage, et finalement, emporter l’adhésion avec plus de succès.  Périclès en était une vivante illustration, qui : "tenait la foule, quoique libre, bien en main, et au lieu de se laisser diriger par elle, la dirigeait."  (Thucydide, II, 65, 8), par une "parole rapide", "une sorte de persuasion (peithô, NDA) se tenait sur ses lèvres, tant il était le seul des orateurs à laisser son dard (kentron, NDA) dans l'oreille de ceux qui l'écoutaient" (Eupolis, Dèmes)

A l’inverse, la parole du populo n’a pas du tout le même poids et on ne s’étonne pas de ce qu’elle a pu inspirer à Aristophane une énième moquerie pour provoquer le rire de son public :

« - Le Charcutier : C’est que je suis capable de parler moi aussi, autant que de cuisiner. 

 - « Cléon  : Vraiment, parler ?  Sans doute que tu serais capable, oui. Si une affaire te tombait toute crue, tu saurais l’accommoder passablement. Mais sais-tu ce que tu éprouverais, selon moi ? Ce qui arrive à tout le monde. Si,  à tout hasard, tu venais à gagner une petite cause contre un étranger, tu te mettrais à rabâcher la nuit, à soliloquer dans les rues, buvant de l’eau [12] et importunant tes amis. Et tu te crois capable  de prendre la parole ? Imbécile ! »

Aristophane, Les Cavaliers (Chevaliers),  - 425

[12]   Pour s’éclaircir la voix.

Les milieux aristocratiques traitent de la même façon les orateurs issus des milieux populaires, transformés en sycophantes [13], qui, à défaut de maîtriser l’art rhétorique utilisent leur liberté de parole pour atteindre leurs « confrères du triobole » (Aristophane, Cavaliers) et répandre les rumeurs, entretenir la confusion, la délation et le désordre. On connaît quelques noms d’orateurs populaires, qui comme Pythéas « fils d ‘un meunier, sans avoir cultivé les lettres et la philosophie, osa monter à la tribune… » (Démosthène, Epitres III ; Syrianus, Commentaires sur Hermogène). Il y avait bien sûr des exceptions. Eschine, dont le père avait été esclave d’un maître d’école, a eu une  grande renommée d’orateur, ainsi que son collègue Démade, matelot issu d’une famille pauvre de Péanie.    

[13]  du grec sukophantia : délation, de sûkon, figue et phainen, faire voir) : Les figues étaient alors souvent l’objet de vols, et on avait fini par surveiller et punir les voleurs de figues, en flagrant délit, mais aussi, parfois, sur la base du simple soupçon émis par des calomniateurs, sukophantês (cf. Girard, 1907)

"On peut toutefois considérer que ceux qui s’expriment régulièrement devant l’Assemblée constituent un groupe très réduit. On compte vraisemblablement quelques centaines de citoyens qui déposent une proposition de temps en temps, alors qu’il ne doit avoir existé, pour chaque période, qu’une à deux dizaines d’orateurs quasi-professionnels qui prennent constamment la parole. Il s’agit d’hommes qui peuvent se permettre de vivre pour la politique, soit qu’ils ont hérité d’une fortune ou l’ont accumulée au fil de leur travail, soit – comme dans le cas de Démosthène – parce qu’ils tirent des revenus considérables de leur activité de rédacteurs de discours juridiques.

(Nippel, 2010)

Le mépris de la parole savante envers celle de l’ignorant n’a cessé d’être un topos, autrement dit un vivier de thèmes et d’arguments, pour toutes les cultures. Il faudrait parler de l'éducation des enfants, qui incombe aux familles, et qui permet aux enfants de "bonnes familles" de fréquenter des écoles huppées, accessibles seulement aux classes aisées, telle l’Académie de Platon ou le Lycée d'Aristote  mais encore des conférences de sophisme ou des cours privés donnés par des rhéteurs, des péripatéticiens ou des grammatikos  de premier ordre. Cet enseignement suppléait « à l’absence de prise en charge par l’Etat de la formation intellectuelle. » (Mactoux , 1980).  Ce n'est pas un sujet anecdotique dans une culture où l'art oratoire, l'éloquence, comme à Rome, font  partie intégrante de la réussite sociale. Et au-delà, l'éducation (paideia) des élites va leur permettre de réfléchir et de communiquer à partir d'une grille commune de références, d'interprétations, en particulier par le biais d'exercices décrits dans les progymnasmata, traités destinés aux enseignants ou d'apprendre "le bon conseil en matière d'affaires privées : celui qui permet par la parole et par l'action le plus d'efficacité dans les affaires de l'Etat" (Platon, Protagoras), et encore une fois, il n'est pas difficile d'y voir des résonances dans toute l'histoire de la domination des classes sociales jusqu'à nos jours :

"Nous sommes comme revenus à l’époque des sophistes, l’époque où l’art de persuader, dont les slogans, la publicité, la propagande par réunions publiques, journal, cinéma, radio, constituent l’équivalent moderne, tenait lieu de pensée, réglait le sort des villes, accomplissait les coups d’Etat".

Alain Supiot (dir.),  Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, Collection « Conférences », Éditions du Collège de France, 2019

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Académie de Platon, entouré de ses élèves, détail d'une mosaïque de la villa de Titus Siminius Stefanius à Pompéï,  Ier siècle avant notre ère,  Musée archéologique de Naples. 

 

C'est que la propagande des élites commence en effet très tôt dans l'histoire pour impressionner le peuple, modeler, orienter, canaliser ses croyances, ses actions. Elles savent bien avant que Machiavel le découvre que "gouverner, c'est faire croire." (Le Prince). Alors les princes éblouissent leurs sujets de monuments gigantesques et impérissables, ziggurats mésopotamiens,  pyramides égyptiennes, temples  grecs ou romains, etc,, mais aussi de sculptures (par exemple les statues d'Auguste, produites de façon industrielle, ou encore de liturgies somptueuses, et fabriquent des discours et mesures démagogiques, détournent les mythes à leur profit, etc. 

"Les philosophes antiques n’ont pas figé l’Art dans le seul domaine de l’esthétique : il est aussi un champ d’investigation et d’utilisation pragmatique en particulier dans le domaine politique et dans le conditionnement social, si bien que « la musique en tant qu’instrument de propagande se place à côté des autres arts, dans un processus global de civilisation." 

Marc Signorile, Art et propagande, Europe, Antiquité-XVIIe siècle, Paris, Sulliver, 2012.

Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier le coût colossal  de toutes ces productions artistiques, tout particulièrement à l’époque de Périclès, dont le poids n’est certainement pas négligeable socialement :

“On a séduit les amis des arts par l’éclat de leurs chefs-d’œuvre ; et l’on a oublié que ce furent ces édifices et ces temples d’Athènes qui furent la première cause de sa ruine, le premier symptôme de sa décadence, parce qu’étant le fruit d’un système d’extorsions et de rapines, ils provoquèrent à la fois le ressentiment et la défection de ses alliés, la jalousie et la cupidité de ses ennemis et parce que ces masses de pierre, quoique bien comparties, sont partout un emploi stérile du travail et un absorbement ruineux de la richesse”

Volney, F. Chassebœuf (comte de) : Leçons d’histoire prononcées à l’École Normale, Paris, 1799, édition de 1826.

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Nous avons un très bon exemple de cette puissance de la parole dans les procès successifs qui seront faits aux stratèges à une époque où, aux dires de certains, « le peuple s’enivrera de sa propre puissance jusqu’à prendre des décisions injustes et tragiques pour sa destinée. [14] » On ne peut pas blâmer le journaliste qui écrit ces lignes, il répète ce qu’on lui a appris dans les livres d’école ou dans d'autres feuilles officiellement estampillées. C’est l'histoire de ce peuple qui aurait eu un jour, avant de finir « par sombrer dans la démagogie et la corruption morale » (op. cité)  la capacité  d’instaurer une « Démocratie exemplaire » (op. cité).  Un seul exemple suffira, nous en trouvons à la pelle sur la toile et dans les livres. Entrons un peu dans les détails. En 406, les généraux vainqueurs des Lacédémoniens aux Arginuses sont mis en procès pour ne pas avoir secouru plusieurs centaines de marins qui auraient pu être sauvés.  Qui sont les acteurs autour des généraux ? Les triérarques Théramène et Thrasybulle, Callixénos, Euryptolémos, etc, tous des gens de très bonnes familles, des rhéteurs et des démagogues qui emploient toutes sortes de stratégies, nous le savons, pour manipuler la décision des représentants du peuple. Les généraux invoquent calmement, témoins à l’appui, que la tempête avait sérieusement compromis le sauvetage des naufragés et font une bonne impression à l’assemblée. Seulement, le soir tombait, et on n’avait plus le temps de procéder au jugement, un à un, des neuf accusés. Au lieu de remettre la chose à la séance suivante, Théramène et ses amis ont obtenu le vote d’une motion qui propose non pas de juger les prévenus à la prochaine séance mais d’arrêter la procédure selon laquelle ils seraient jugés. Saisissant la balle au bond, le Conseil des Prytanes (les magistrats) élabore une décision sur une proposition (probouleuma) de Callixénos, qui agit selon les instructions de Théramène, nous dit Xénophon (Helléniques, I, 7, 8). Estimant que l’accusation et la défense s’étaient suffisamment exprimées, il demande à toutes les tribus de se prononcer par un vote sur l’acquittement ou la condamnation. « Procédure inouïe », nous dit l’historien, première fois qu’une tribu est appelée à se prononcer sur une affaire concernant la cité entière,  et sur un mode de scrutin propre à favoriser dans chaque dème « des intrigues que ne balaierait pas le grand brassage de l'Assemblée. ». C’est un vote public qui est demandé, ce qui enfreint la règle du vote secret et c’est une sentence globale, ce qui enfreint une autre règle, celle de la sentence individuelle. Tout ceci est beaucoup trop inhabituel, choquant, pour pouvoir être acceptée par l’Assemblée dans des conditions normales. Alors, Théramène va y mettre du decorum, du tragique et on voit venir une foule de gens tout de noir vêtus, rasés de près, chose étonnante quand on sait que c’était le second jour de la fête des Apaturies, que les membres des phratries célébraient autour de grands repas festifs. On assistait à une « mise en scène » émotionnelle  où tous ces gens prétendaient être parents des morts, où  d’autres, survivants du drame, parlaient au nom des naufragés (Hatzfeld, 1940).  Euryptolémos, fils de Périclès le jeune, déposa une proposition d’illégalité contre Callixénos et Socrate, alors bouleute, fut le seul à voter contre la discussion de la proposition de Callixénos. C’était trop tard. Théramène avait su par ses procédés faire monter l’émotion (pathos) de la foule jusqu’à son paroxysme et faire qu’elle décide de condamner les justiciables et de les exécuter. Nous le voyons encore, cette demokratia (du grec demos, peuple et kratia : pouvoir, souveraineté), terme encore polémique quand il apparaît dans la première moitié du Ve siècle (Caire, 2017) n’empêche pas les élites de parvenir à leurs fins en déployant toujours des formes variées de stratégies de pouvoir. Et ainsi, leur « l’influence était si  grande que, malgré les institutions, qui étaient devenues toutes démocratiques, ils conservèrent le gouvernement jusqu'à la guerre du Péloponnèse » (Koutorga, 1960).

Alors, oui, il ne fait guère de doute que le droit de prendre la parole est chez ces Grecs anciens une marque de liberté et d'égalité (Suppliantes d'Euripide : 438, 441 ; Hérodote, Histoires, sur Clisthène : V, 78, 1) et que le droit de chacun de dire ce qu'il pense (parrhésia) est donné par la liberté (Platon : République, 557 b ;  L’égalité du Pseudo-Xénophon : I, 12). On peut vous octroyer en plus le droit à l’ambition (philotimia), à la compétition (hamilla) ou au mérite (arètè), s’ils ne sont pas accompagnés des moyens qui permettent de les obtenir, cette égalité de droit ne pourra jamais se confondre avec l’égalité de fait, l’égalité réelle, et c’est exactement ce que nous retrouvons dans les démocraties d’aujourd’hui : Le demos (entier, cette fois) y a maintenant parfaitement le droit de gouverner mais le nombre de leurs représentants dans les assemblées nationales (et pire, dans les gouvernements) ont toujours été, jusqu’à ce jour, proches du zéro.  

 

[14] Philippe Murer, VIe République : l’exemple de la démocratie athénienne, article paru dans Marianne le 15 mai 2013

https://www.marianne.net/politique/vie-republique-l-exemple-de-la-democratie-athenienne

 

Mais le vote me direz-vous, que faites-vous du vote, qui consacre bien le choix du citoyen, qui matérialise son libre arbitre ? C'est vrai que la pratique du tirage au sort des citoyens fait encore des envieux aujourd’hui et  l’élection est plus que jamais brandie comme une panacée. Si le suffrage, en démocratie, est un objet d’intérêt indiscutable, il ne doit pas faire oublier « le poids dont les grandes familles aristocratiques pouvaient peser – et pesaient même à Athènes –  sur des élections. » (Loraux, 1979).  Cela n’empêchait pas des discussions sans fin sur tel ou tel mode de scrutin :

« La démocratie advient quand les pauvres sont vainqueurs de leurs adversaires, qu’ils en tuent une partie et en exilent l’autre et qu’ils partagent à égalité entre le reste de la population l’administration et les charges, et les magistratures y sont le plus souvent attribuées par des tirages au sort » (Platon, République VIII, 557a) .

« le dèmos et la Boulè choisie par la fève »  Thucydide (VIII, 66)

« On admet qu’est démocratique le fait que les magistratures soient attribuées par tirage au sort, oligarchiques le fait qu’elles soient pourvues par l’élection » (Aristote, Politique IV. 9, 1294b8)

«  Voici le genre de mesures qui sont démocratiques : que tous choisissent les magistratures parmi tous, que tous soient magistrats de chacun, et chacun à tour de rôle de tous, que les magistratures soient tirées au sort, ou bien toutes, ou bien celles qui ne demandent ni expérience ni compétence » (Aristote, Politique VI. 2, 1317b17-21).

La compétence. L’expertise. Socrate pointe du doigt le problème dans le Gorgias de Platon. Quand l’assemblée doit choisir des médecins ou des constructeurs de navire, il prend l’avis des experts dans le domaine concerné,  alors, pour la politique ce devrait être la même chose. C’est à qui possède la « science »  politique de diriger les affaires de la cité.  Il y a ceux qui savent et ceux qui sont ignorants. D’un côté  « l’homme compétent » qui distingue  « le juste de l’injuste, le laid du beau, le bien du mal » et de l’autre le « grand nombre », « la multitude » la « foule incompétente » (Platon, Criton, 47a-48b.). Dans le Gorgias, encore, Socrate admire « l’art de gouverner les vaisseaux, qui sauve des plus grands périls, non seulement les âmes, mais aussi les corps et les biens », il reconnaît la modestie du pilote qui le pratique, non seulement par sa contenance mais par les tarifs modiques qu’il demande : deux oboles pour débarquer à Egine ou deux drachmes pour rejoindre l’Egypte ou le Pont. Il ne lui viendrait pas du tout à l’idée qu’il mérite plus qu’un propriétaire qui s’enrichit sans travailler. Mais plus tard, nous nous poserons la question de savoir s’il est moins archaïque, comme aujourd’hui, de penser qu’une femme de ménage doit avoir dix fois, cent fois, mille fois moins les moyens de vivre qu’un homme d’affaires. Et nous verrons, encore une fois, que, s’agissant des inégalités sociales, les choses n’ont pas vraiment changé. Les idéologies sont toujours là, bien ancrées. Elles ont changé de forme, c’est tout. Mais revenons au vote. 

 

Ainsi, l’ostracisme voté « démocratiquement », qui exilait un citoyen de la cité pour dix ans, et qui donnait sans doute au quidam un certain sentiment de puissance :  

« Ce n'est pas un hasard si les premières victimes de l'ostracisme, près de vingt ans après les réformes de Clisthène, sont des “amis des tyrans”, si dans les années qui précèdent et suivent immédiatement les guerres médiques l'ostracisme permet aux grandes familles des Alcméonides, des Philaides, des Cimonides de régler leurs comptes, Thémistocle (VIe siècle avant notre ère) constituant dans ce jeu traditionnel l'élément nouveau qui annonce l'avenir. Il n'est pas douteux en effet qu'entre Miltiade, Aristote, Xanthippos, Thémistocle même, puis Cimon les oppositions sont plus de personne que d'opinion. » (Mossé, 1974). Ce serait en effet le riche Thémistocle qui pourrait être à l’origine de la pratique d’ostracisme qui lui aura permis d’écarter tous ses rivaux (Hansen, 1991) mais aussi d’en être victime lui-même.  En effet, l'archéologie a retrouvé à ce sujet beaucoup d’ostraka [15] qui portaient son nom avec la même écriture, ce qui indique que plusieurs d’entre eux avaient  été préparés à l'avance pour pouvoir être distribués (contre rémunération ?) et truquer l’issue du vote. Après avoir combattu brillamment les Perses, en effet, Thémistocle a été accusé de médisme comme Pausanias [16], c’est à dire de collaboration, de trahison au profit des Mèdes, en l’occurrence la Perse de Xerxès puis d’Artaxerxès, qui lui offrit plusieurs villes en récompense de ses précieux services. Thémistocle fut banni à jamais, lui et ses descendants, mais réussit à exfiltrer une bonne partie de sa fortune. Périclès aux « amis très puissants », qui « redoutait l’ostracisme », au « tempérament pas du tout démocratique » cherche à son tour à mettre le dèmos dans la poche en peaufinant son image publique :  Après le bannissement de Thémistocle, il décline toutes les invitations à des banquets, à des fêtes privées, réserve ses prises de parole « pour les grandes occasions » et fait « parler à sa place des amis ou des membres de son parti » (Plutarque, Vie de Périclès, 7) : Aujourd’hui, on soupçonnerait fort cet homme-là d’être conseillé par un communicant, à le voir peaufiner son image  humble et discrète, de manière aussi professionnelle. 

Tout ceci montre bien que si la démocratie grecque antique travaille à établir un certain nombre de droits politiques, ils n’ont pas grand chose à voir avec l’équité sociale. Et cela se vérifie encore du temps de Périclès, car l'égalité politique "ne fait pas à proprement parler disparaître les distinctions réelles fondées sur la propriété des biens, mais les atténue, ou plus exactement leur ôte toute détermination quant à la place de chacun au sein de la communauté civique." (Mossé, 1987)

[15]   ostraka (ostraca, sing. ostrakon, ostracon) : tessons, jetons de céramique où on gravait le nom du justiciable incriminé, par vote à "bulletin" secret. 

[16]  Thucydide appelle Thémistocle et Pausanias « les plus illustres des Grecs de leur temps » (I, 138, 6).

Ostraca de  Thémistocle,

vers - 482.  Musée de

l'Ancienne  Agora, 

Athènes

ostraca-themistocle.jpg

 

 

En dépit de tous leurs privilèges, et malgré une grande pauvreté, une partie des riches, comme  partout et à toutes les époques, sont insatiables et cherchent des moyens pour s’enrichir illégalement, par l’évasion fiscale ou en sous-estimant leur patrimoine, quand on leur demandait de les déclarer, par exemple lors de l’eisphora (voir note [4]). L’impôt extraordinaire de guerre (du même nom que la fortune : eisphora) est calculé  sur la richesse totale d’un individu, son capital (timèma) à la fois mobilier et immobilier, dont il devait faire une estimation. Comme il n’y avait pas de cadastre en Attique, on imagine bien que la fraude devait être très courante : le grand nombre de plaideurs affirmant devant des jurés qu’ils n’ont jamais trompé le fisc en est un bon signe. Ou encore, on essayait de transformer des biens immeubles, trop visibles, en biens meubles qu’on pouvait davantage soustraire aux regards [17].  Par ailleurs, l’eisphora, apparue au début de la guerre du Péloponnèse est, bien que modique, un impôt injuste, car elle il au même taux pour toutes les catégories sociales (même les mineurs), à l’exception des plus pauvres qui en sont exempts.  En plus de ce qui a été dit, d'autres dispositions ont été concoctées par le pouvoir, où derrière le vernis démocratique, on décèle les arrière-pensées politiques, telle l’institution de la mistophorie. L’Aréopage perdant sa gouvernance, le flux supplémentaire des affaires à traiter pour les nouvelles instances populaires était important et le nombre de séances était tel que nombre de citoyens ne pouvaient plus y participer sans rogner sérieusement sur leur temps de travail, sans contrepartie. Alors, Périclès institue le misthos (mistos) , menue somme d'argent qui rétribue la charge des citoyens bouleutes (misthos bouleutikos) et des juges (misthos heliastikos). Mais il  y a bien une explication politicienne de cette institution de ce misthos. Périclès l’aurait introduit, en effet, parce qu’étant moins riche que Cimon, (Thucydide, II, 13,1 ; Plutarque, Périclès V, 2), il ne pouvait être meilleur évergète, c'est-à-dire celui qui distribue une partie de ses richesses pour obtenir le soutien du petit peuple. Il ne restait alors plus qu’à ce dèmos, « à la limite du niveau de subsistance,» de « devenir le client de Cimon ou celui de l’Etat. » (Finley, 1983). Périclès va donc recourir à une autre forme de redistribution [18], sur fonds publics cette fois, pour rémunérer les pauvres contre leur participation aux tribunaux (Aristote, Constitution d’Athènes, 27, 3-4).

[17]   Louis Gernet, Choses visibles et choses invisibles, in Anthropologie de la Grèce antique, Paris 1968.  

[18]  Un autre sens de l’isonomie, compris comme « égale répartition »

Comme d’autres pratiques de l’assemblée, ce « patronage communautaire » (Finley, op. cité) pouvait être, lui aussi, dévoyé par les plus aisés, pour manipuler le jury populaire. Les amendes et les confiscations prononcées en justice alimentant la caisse du tribunal qui sert à payer leur salaire, il était tentant de prononcer des condamnations :  « Les charges relevées contre l'accusé sont suffisantes, Athéniens. Songez maintenant aux discours que vous avez souvent entendu tenir à ces gens-là, quand ils voulaient perdre quelqu'un injustement : “si vous ne prononciez pas les condamnations qu'ils vous demandaient, votre salaire [misthophorà, NDA] viendrait à manquer”» (Lysias, Contre Épicratès, 1).  D’autre part, on renforce le clientélisme, en incitant les citoyens indigents à tirer profit de leur présence à l'assemblée. Avant l’instauration de cette indemnité, il y avait un absentéisme mais surtout, peut-être, un tel manque de ponctualité (Trabulsi, 2006) qu’on poussait les gens vers la Pnyx à l’aide d’une corde rouge et une amende était infligée à ceux qui portaient une marque vermillon sur leurs vêtements. Il faut dire que le quorum était de… 6000 votants !  A l’inverse, après l’introduction du misthos, nous dit Aristophane, la corde rouge servira à empêcher les citoyens d’entrer dans une assemblée bien pleine (cf Aristophane, Acharniens et Assemblée des femmes).  Concrètement, ce misthos s’élève à deux oboles, puis trois (triobole) à partir de – 425, à peine plus d’une demi-journée de subsistance qui « paie le gâteau d’un dîner », dira en substance Aristophane avec sa caustique habituelle par la voix de Philocléon (Philokleon) dans Les Guêpes. C’est dire donc, le degré de précarité qui touchait alors les pauvres ouvriers ou chômeurs, puisqu’ils étaient capables de faire des kilomètres de marche aller-retour pour une somme dérisoire.  Par ailleurs, il faut évoquer la méthode d’obtention de ce salaire de pauvre, qui illustre bien son caractère de classe : Seuls les premiers arrivés y avaient droit et il fallait se lever très tôt parfois pour ne pas le manquer. Ce qui donne à Aristophane une occasion de plus de se moquer des petites gens : « Praxagora :  Mais hâtez-vous ; car c'est là-bas la coutume que ceux qui ne sont pas présents dès l'aube à la Pnyx détalent sans même un clou » (Aristophane, Assemblée des femmes, 282-284).

cratere-poissonnier-IVes-mandralisca-cef

Mais tout n’était alors pas sombre, si on en croit Glotz : « La vie n'était pas chère, et Athènes trouvait assez de ressources dans son empire pour venir en aide aux pauvres gens, voire pour permettre aux thètes de s'élever dans la hiérarchie sociale au rang de zeugites. Elle envoyait des milliers de citoyens comme clérouques sur les terres du domaine fédéral elle faisait d'amples distributions de viande et de blé elle subvenait aux soldes des rameurs et des fonctionnaires ; elle payait convenablement les artisans et les ouvriers occupés à de continuels travaux d'utilité publique ou d'embellissement. » (Glotz, 1928).

Les Athéniens ne s’intéressaient pas à l’économie générale du pays, c’était une oekonomia qui se restreignait le plus souvent à la sphère domestique, privée d’un domaine, d'une entreprise. Alors, pour améliorer le sort des pauvres on leur fait l’aumône, comme dans beaucoup d'endroits du monde et pendant longtemps, ou on les déplace quand la situation sociale commence à se tendre dangereusement :

« comme la multitude continuait à maugréer contre la guerre, il [Périclès, NDA] la ménagea et se la concilia par des distributions d’argent et fit décréter des envois de colons. Il expulsa en masse les Éginètes et partagea l’île en lots qu’il distribua aux Athéniens tirés au sort »

Il « expédia en outre mille colons dans la Chersonnèse, cinq cents à Naxos, deux cent cinquante à Andros, mille en Thrace pour y habiter chez les Bisaltes, et d’autres en Italie, lors de la nouvelle fondation de Sybaris, rebâtie sous le nom de Thourioi. Il agissait ainsi pour alléger la ville d’une populace oisive, que l’action rendait remuante, pour soulager la misère du peuple et, en installant des garnisons chez les alliés, les tenir dans la crainte et les empêcher de tenter quelque révolte. »

 

Plutarque, Vies parallèles des hommes illustres, Périclès

 

L’émigration de colons (apoikos), pour peupler des cités nouvelles, par exemple, ou des clérouques (klérouchos), envoyés coloniser des terres étrangères (volontaires ou tirés au sort), permettait souvent de régler des excédents démographiques, en occupant des terres étrangères à bon compte. Comme dans d’autres idéologies antiques, « la dépendance de certains peuples conquis est présentée comme le résultat d'un accord passé avec leurs vainqueurs (Strabon 12.3.4. (sumbenaï) et Athénée 6. 263d (Mariandyniens), 164b (douleuein kat'homologias) (Pénestes). » (Briant, 1982). 

Les anciens propriétaires restaient sur leurs terres, continuaient de la travailler mais payaient un loyer aux clérouques : c’était autant d’argent qui ne sortait pas du Trésor athénien et qui leur permettait d’améliorer parfois leur condition.

Sans doute faut-il ajouter à cette liste d’institutions le misthos ekklesiastikos indemnisant les citoyens présents à l’Ekklesia à partir de 403/400, d’un obole, puis de trois (on parle alors de triobole) et enfin, vers 330, d’une drachme à une drachme et demie selon les séances. Et, encore une fois, d’où viendrait cette législation ? D’un riche bien sûr, Agyrrhios, qui avait une  relation étroite avec Pasion, le banquier d’origine servile et qui a probablement, comme son neveu Callistratos, triomphé ainsi de ses adversaires (Mossé, 1994). On ne sera alors guère étonné d’apprendre qu’Agyrrhios a été élu stratège en 389. Notons que ce IVe siècle accorde les plus grands honneurs au stratège, pour la raison principale qu’on a élargi l’assise sociale des archontes (longtemps les grands patrons d’Athènes issus de la première classe censitaire, comme les ambassadeurs (tamiai) ou des hellénotames en l’étendant aux chevaliers. Alors comprenez que pour l’aristocratie pur jus, le titre ait perdu son aura d’antan et ne fasse plus rêver. Mais Agyrrhios ne se serait pas arrêté là, il aurait été pu être, selon certains, à l’origine du théorique (theorikon [19], une caisse de trésorerie alimentée par des excédents budgétaires, qui paie aux Athéniens différentes distributions gratuites (viandes, blés, places gratuites au théâtre) et dont l’instauration, comme celui des misthoi, a bien irrité le clan oligarque. On peut l’ajouter à la liste positive de Glotz ou y voir des miettes supplémentaires de la part des nantis, qui ne changent pas fondamentalement le sort économique des plus fragiles.  

[19] Pour d’autres historiens, il est plus tentant d’y voir l’intention d’Eubule, au milieu du IVe siècle  (Mossé, 2007). 

Xénophon fait défiler ces citoyens modestes qu’il voit à l’Assemblée : foulons, cordonniers, charpentiers, forgerons, des laboureurs, marchands, trafiquants du marché (Xénophon, Mémorables, III, 1, 5-6). Platon évoque quant à lui les forgerons, les corroyeurs, les négociants, les marins, qu'ils soient riches ou pauvres,  et on chasse les incompétents sous les huées (Protagoras, 319 b-d). Tout ce petit monde représente environ 18 ,5 % de la population totale avant la guerre du Péloponnèse (Starr, 1990). Il  s’agit presqu’exclusivement ici de travailleurs manuels, considérés depuis longtemps le plus souvent avec mépris par l’aristocratie. Si Homère ne peut s’empêcher d’admirer le travail de certains artisans (demiourgoi, technitai, banausoi), aucun d’entre eux n’a de généalogie ou n’est nommé, ce qui signe leur infériorité [20] aux yeux du poète, signale l’historien Moses Finley (The world of Odysseus, Viking Press, 1954). A Sparte, c’est pire, depuis l’époque archaïque déjà, les citoyens n’avaient pas le droit de pratiquer les travaux manuels, interdiction renforcée semble-t-il vers le milieu du VIe siècle [21]. Pour d’autres historiens, il est plus tentant d’y voir l’intention d’Eubule, au milieu du IVe siècle  (Mossé, 2007).  

 

[20] Comme dans un mythe rapporté chez Homère et Hésiode, celui d’Héphaistos, dieu du feu, de la métallurgie,  étranger et exilé de l’Olympe, laid et infirme (boiteux) en dépit de ses splendides réalisations (en particulier ses automates) admirées des dieux.

[21] Pour d’autres historiens, il est plus tentant d’y voir l’intention d’Eubule, au milieu du IVe siècle  (Mossé, 2007).

cf. Xénophon, Constitution des Lacédémoniens 7,1 ; Plutarque, Vies, Lycurgue 24, 2

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cratère

montrant un

poissonnier et son

client, IVe siècle avant

notre ère, Musée Mandralisca,

Cefalù, Sicile, Italie.

 

 

 

Plus généralement, le mépris des aristocrates s’adresse à tous les pauvres sans distinction, à tout ce « petit peuple » du dèmos qui, « dans les cités démocratiques… avait conquis le pouvoir de décision. » C’est pourquoi « partout sur terre, les meilleurs [beltistoi, NDA] sont les ennemis de la démocratie : car c’est chez les meilleurs qu’il y a le moins de licence et d’injustice et le plus d’inclination au bien ; mais c’est chez le peuple qu’on trouve le plus d’ignorance, de désordre, de méchanceté : la pauvreté les pousse à l’ignominie, ainsi que le manque d’éducation et l’ignorance qui, chez certains, naît de l’indigence ». 

 

Constitution des Athéniens, d'un auteur anonyme appelé Pseudo-Xénophon ou “Vieil oligarque”,  I, 5, vers 420 - 430. 

Cet auteur «  n’emploie presque jamais le terme de polites  ("citoyen") et, à deux exceptions près, le texte omet "les citoyens" : il n’y a que des Bons (to beltiston) et des Méchants (to kakiston). Dèmos (« peuple »), est le mot qu’il emploie le plus souvent pour désigner la classe inférieure, bien qu’on trouve aussi les termes de poneroi (« les pauvres / vils ») ou d’ochlos (« la populace »). Dans le peuple règne l’ataxia (« désordre »), l’akolasia (« dérèglement »), la poneria (« méchanceté »), l’adikia (« injustice »). Une multitude de termes désignent « les   meilleurs » : chrestoi  (« honnêtes »)  – le plus courant, gennaioi (« bien nés »), dunatotatoi (« puissants »), beltistoi (« meilleurs »), hoplitai (« hoplites »), oligoi (« peu nombreux »), plousioi (« riches »). » (Levystone, 2005).  Plus que la naissance, pour le pseudo-Xenophon, c’est l’éducation et la formation qui distinguent les "bons" des "méchants", ainsi que les fonctions militaires et la richesse, mais pas celle du vulgaire commerçant, plutôt celle des hoplites, des fermiers qui possèdent la terre (géôrgountes), de « ceux qui s’entraînent dans les gymnases  et pratiquent la musique. » Sur le sujet de la terre, il y aura toujours chez les élites grecques de l’antiquité cette espèce d’hypocrisie sociale, très proche de celle de nos Physiocrates, plus tard, qui entoure les laboureurs d’une aura, d'une noblesse particulière, quand bien même ils demeurent toujours, en réalité, les plus en peine à assurer leur subsistance :

« Si les laboureurs sont les plus nombreux, c'est la première de toutes les démocraties ; si les artisans et les mercenaires sont en plus grand nombre, c'est la dernière. » (Aristote, Politique, IV, 10).

 

De même, après avoir admis à différentes reprises et de différentes manières que les artisans ou les laboureurs  étaient nécessaires au bon fonctionnement de l’Etat (Politique, IV, 7), Aristote voudrait que la grande place de sa « Cité parfaite » soit « défendue aux artisans, aux laboureurs et à tout autre individu de cette classe, à moins que le magistrat ne les y appelle formellement. » (IV, 11)

 

« Chez les anciens, la manufacture apparaît déjà comme une corruption (c’est l’affaire des Libertini, des clients, des étrangers). Ce développement du travail productif (détaché de la subordination à l’agriculture, à la guerre, au service divin, au service de la communauté, comme la construction des maisons, des rues, de temples) – donc ce développement du travail productif qui naît nécessairement du commerce avec des étrangers, des esclaves, de l’envie d’échanger le surproduit – dissout le mode de production sur lequel repose la communauté et sur lequel repose par conséquent l’individu objectif, c’est-à-dire l’individu déterminé comme romain, grec, etc. »

Marx, Grundrisse  (Grundrisse der Kritik der politischen Ökonomie)

 

Cette vision méprisante des élites grecques vis-à-vis de certaines professions est assez unanime. Mais les marchands, les artisans ont beau paraître assez dégoûtants dans l’esprit des aristocrates (mépris commun à différentes cultures, par ailleurs), cela n’empêche pas un certain nombre d’entre eux de faire fortune, d’être à la tête, comme Cléophon, d’un atelier [22] (ergasterion, ergasteria) de lyres (Andocides I, 146),  patron  d’une tannerie, comme Cléon [23] († 422), à la tête d’une fabrique de boucliers à Athènes forte de 120 esclaves, comme le Syracusain Képhalos, ou encore propriétaire d’une  fabrique de lampes, comme Hyperbolos (Aristophane, Les Cavaliers ; Paix, ; Les Nuées), ces deux derniers ayant aussi été dirigeants du parti démocrate. Aristophane décrit Cléon, Eucratès, le marchand d’étoupe, ou les riches marchands de bestiaux Callias et Lysiclès, chef du parti démocrate, lui aussi, comme des marchands « puants » et tente, comme à son habitude, de faire rire son auditoire avec un nuancier d’odeurs, allant du chanvre à la tannerie en passant par le mouton (Aristophane, Les Cavaliers). Thucydide, avec son sérieux habituel, exprime quant à lui, plus directement sa pensée :

« Cléon était un riche tanneur, mais sa fortune ne suffisait pas à faire oublier la bassesse de sa naissance et de sa profession. Il n’appartenait pas à ces anciennes et respectables familles de propriétaires fonciers qui fournirent pendant longtemps à la démocratie athénienne la plupart de ses hauts magistrats. Il n’avait point, dans son adolescence, caracolé parmi les jeunes cavaliers » (Histoire de la Guerre du Péloponnèse)