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 Révolution Française    [ 1 ] 

         

                       1786/1788   

     

        «  L'avidité des seigneurs  »

 

 

 

Bénédiction d'un paysan par un évêque,

un deuxième baisant la main d'un noble

et un troisième payant  l'impôt à un greffier.

               

Caricature, gravure de l'Ancien Régime, 1789,           

 

22,4 x 33,4 cm  / Musée Carnavalet         

                                

« Ils ne vouloient que notre bien",

série : "La chute de l'ancien régime »                                                                 

                                                                                                                  

Le goût amer du doux commerce

« Des machines ingénieuses, mais très pernicieuses »

Les riches  :   la mutation d'une espèce /1787

Les riches  :   l'avidité, toujours /1788

gout amer

"Si les châteaux n'avaient pas brûlé des mai 1789, il n'y aurait pas eu de prise de la Bastille en juillet, ni la nuit du 4 aout. Et en disant cela, j'ai l'avantage d'être avec Taine - le seul, sauf un peu Karéeff (qui est du meme avis), qui ait etudié les mouvements précédant la révolution du 14 juillet. («Je connais 300 émeutes avant le 14 juillet» dit Taine qui n'en connaît forcément qu'une petite partie, la plupart des «matériaux féodaux» ayant été brûlée.) La Jacquerie, commencée dès 1788  et durant jusqu'en 1793, les six jacqueries dont parle Taine, fut le fonds sur lequel se développe la Révolution et sans lequel il n'y aurait eu aucune révolution." 

Lettre de Pierre Kropotkine, Viola, Bromley, Kent,  5 mars 1902, à Max Nettlau,  in D. Novak, « Une lettre inédite de Pierre Kropotkine à Max Nettlau », International Review of Social History, Volume IX - 1964 – Part. 2, p. 279. 

 

 

Le goût amer du "doux commerce"

Depuis un bon moment déjà, les magistrats du Parlement et les grands serviteurs de la monarchie sont à couteaux tirés. Au mois d'août 1786, le Contrôleur général des finances, Charles-Alexandre de Calonne remet au roi un mémoire qui rapporte la situation dramatique des finances du royaume, particulièrement obérées par les guerres d'indépendance américaine.  Calonne pense avoir trouvé une solution aux problèmes des finances du pays et conseille au roi que, pour y parvenir, il vaudra mieux recourir à une Assemblée de notables, qui "permet en effet de contourner le double écueil des Parlements et des Etats généraux", telle "une chambre d'enregistrement faite sur mesure" (Dziembowsky, 2019), dont les membres, qui ne sont pas élus mais choisis par le souverain, ne parleront pas au nom de leurs ordres et encore moins de la nation, et dont les décisions, en théorie, devront être appliquées par les Parlements après convocation en   lit de justice.   

         1786     :  En janvier de la même année, il faut signaler la grève des gagne-deniers ((porte-faix, crocheteurs, hommes de peine, etc.)  ancêtres de nos livreurs et dockers qui portaient toutes sortes de commissions, souvent à partir des ports, où ils chargent et déchargent balles, ballots, tonneaux, etc. en général contre un denier par livre de marchandise. Depuis le 28 décembre 1785, un certain M. de Chamousset eu l'idée d'une entreprise de poste, une régie avec des petites voitures fourgons. L'entrepreneur eut le soutien de hauts fonctionnaires qui s'associèrent avec lui au projet, collusion qui permit sans doute d'obtenir l'aval du lieutenant de police pour un nouveau règlement municipal en janvier, qui autorisa la mise en place de la nouvelle régie. Menacés de chômage en plein coeur de l'hiver, les travailleurs protestent, molestent des employés de la nouvelle régie, avant de s'attrouper par centaines d'ouvriers, rejoints par un grand nombre de travailleurs pauvres. Des affrontements parfois violents eurent lieu entre manifestants et soldats du guet et débouchèrent sur une grève des travailleurs. Les hauts-fonctionnaires, dit-on, ont poussé la police à la répression, elle qui était obligée de protéger les voitures de la régie. Le 6 janvier, une foule de 7800 gagne-deniers marche sur Versailles porter leurs revendications au roi. Leur lutte n'eut aucun succès, certains émeutiers furent même arrêtés, et la nouvelle entreprise put continuer d'enrichir nos entrepreneurs : Une illustration qu'on peut rapprocher par exemple du conflit récent des taxis et des "Uber", et de toutes ces entreprises capitalistes, libérales, fondées sur le seul profit immédiat des patrons, qui ne se préoccupent guère du bouleversement social causé par ces méthodes, ces pratiques économiques qui détruisent en un rien de temps un tissu social, des métiers, des emplois, des techniques, etc

Sources : 

-  Siméon-Prosper Hardy, Mes loisirs, ou Journal d'evenemens tels qu'ils parviennent à ma connoissance, (1764-1789), tome VI, Années 1784-1787, Bibliothèque Nationale de France (BNF),  8 tomes dans les manuscrits français, cote  6680-6687.

                       

- Marcel Rouff, Revue Historique, tome 105, septembre-décembre 1910, Une grève de gagne-deniers en 1786.

      lit de justice    :  "Le lit de justice doit son nom au grand siège garni de coussins où le roi prenait place quand il rencontrait le parlement. L’expression a ensuite désigné la rencontre elle-même. Les murs de la grande salle, y compris le manteau de la cheminée, sont revêtus de tapisseries de velours bleu à fleurs de lis d’or. Par sa présence physique au sein du Parlement, le jeune souverain exerce sa retenue et sursoit à la justice qu’il délègue à ses magistrats. De fait, toutes les décisions du monarque ont force de loi." 

extrait de :  https://histoire-image.org/fr/etudes/lit-justice-tenu-louis-xv

hardy
pancarte pour le prix du pain, Rennes, décembre 1788

 

 

 

 

       pancarte pour le prix du pain,

 

            Rennes, décembre 1788

La crise économique dépasse de loin le gouffre creusé par les dettes des finances publiques, causé en particulier par une dette explosive de l'Etat, par le coût des guerres, en Europe ou en Amérique. De terribles aléas climatiques n'arrangent rien : inondations en 1787, sécheresse puis orages et grêles de grande ampleur dans l'Ouest qui dévastent beaucoup de récoltes les 12 et 13 juillet 1788, suivis d'un terrible hiver 1788/89 qui détruit une partie des cultures,  la vigne, en particulier. De 1761 à 1789, "les différences de prix étaient devenues effrayantes." (Sagnac, 1910).   En effet,  le renchérissement des prix  est  d'environ 50 % entre 1735 et 1789, particulièrement du pain, la nourriture de base des Français pauvres. Tout ceci cause le mécontentement d'une grande partie de la population, pour l'essentiel des paysans, artisans, employés, manouvriers, indigents, etc. Le peuple n'a d'ailleurs pas attendu la Révolution proprement dite pour manifester sa détresse aux puissants : "Si les trois cents manifestations et émeutes de 1788 et 1789 s’apparentent à de classiques troubles de subsistance, les élites politiques et marchandes y sont plus directement mises en cause que lors des mouvements précédents"  (Mazeau, 2012). 

 "Les tensions sociales s'aggravent et explosent çà et là en émeutes. La modernisation de l'économie n'a profité en définitive qu'à ceux qui étaient déjà nantis. Elle a consolidé la bourgeoisie et souvent aggravé la situation des classes populaires.(Souyri, 1966)

Parmi les causes de la grande misère qui se profile, il y a la politique libérale de Calonne et le désastreux traité commercial d'Eden-Rayneval, entre la France et l'Angleterre, signé le 26 septembre 1786 et entré en vigueur le 10 mai 1787, dont nous détaillerons plus loin les conséquences catastrophiques. Après le traité de Versailles de 1783, qui marque la fin de la guerre d'indépendance américaine le comte de Vergennes (1719-1787), secrétaire des Affaires étrangères, veut aller plus loin dans la paix et entame des négociations commerciales avec l'Angleterre.  Loin de n'être que le fruit de deux éminents représentants étatiques, la négociation de ce traité est l'objet d'une consultation des manufacturiers britanniques par le gouvernement, de janvier à mai 1786, mais aussi d'un intense lobbying, de patronage et de clientélisme qui commence à prendre sa forme moderne, les groupes d'intérêts privés parasitant, contournant le débat public du Parlement : 

"En effet, depuis la fin du 17e siècle, qui voit le contenu de la législation parlementaire changer en profondeur, le lobbying devient une pratique systématique. On sait ainsi que la majeure partie des textes de loi votés au parlement, entre 1688 et 1800, sont des private bills, lois « locales » ou « spécifiques », adoptées à l’initiative d’un individu ou d’un groupe, ce qui est peut-être l’une des explications de ce lobbying, qui ne cesse de s’intensifier en avançant dans le siècle. Soixante Lords entretiennent ainsi des relations régulières avec des communautés industrielles entre 1760 et 1800(Morieux, 2011)

 

       Eden-Rayneval      :  Du nom des  deux négociateurs anglais et français, le baron d'Auckland William Eden et le comte Gérard de Rayneval. 

eden-rayneval

On y invoque avant tout l'intérêt commun, avant d'exposer les avantages propres à l'industrie à laquelle on appartient, quand on sait très bien que c'est avant tout l'intérêt particulier qui est réellement défendu : "On trouve là une stratégie rhétorique caractéristique des groupes d’intérêt au 18e siècle, qui consiste à universaliser leurs demandes et, implicitement, à assimiler leur intérêt particulier au bien commun. Le paradigme des intérêts permet aussi de déconsidérer des positions rivales.(op. cité)C'est ainsi que le plus fameux patron britannique, Josiah Wedgwood (1730-1795) remercie Eden au nom de soixante-deux manufacturiers de poterie et de porcelainiers, "pour l’attention qu’il a accordé aux intérêts de cette manufacture" sans oublier d'y associer l'intérêt commun, non seulement celui de son pays, mais aussi de la nation rivale : "En tant que manufacturiers, c’est tout ce qu’ils souhaitaient ; en tant que sujets britanniques, ils se réjouissent de la perspective qui s’ouvre, d’un commerce amical et d’un mutuel échange de produits, de manufactures et de bons offices, avec un voisin si proche et si précieux, dont ils ne doutent pas qu’elle sera avantageuse pour les deux nations" (British Library, Additional (Add.) Manuscript ms. 34422, f° 452, 10 octobre 1786, in op. cité). Un peu plus tard, Wedgwood félicitera Eden juste avant son départ pour la France, "pour avoir accepté une fonction si importante pour les intérêts de cette nation." (The Journal and Correspondence of William Eden, Lord Auckland, Londres, Richard Bentley, 1862, p92-93).  L'historien John Brewer a bien étudié l'influence progressive et déterminante des pouvoirs économiques sur les décisions publiques en cette fin du XVIIIe siècle, période pendant laquelle "les groupes d’intérêt spécifiques s’emmêlent dans la fabrique législative de l’État" (Brewer, 1989).    

 

En France la chambre de Commerce de Picardie envoie le 19 décembre 1786 un mémoire qui précise les désavantages anticipés du traité. Début 1787, les Etats d'Artois font de même, ainsi que des députés de Saint Quentin, autant de signaux alarmistes que les représentants du roi sous-estiment et négligent (cf. Morieux, 2011). Il n'y a pas de parlement comme en Angleterre,  et "les questions administratives, financières ou économiques sont, depuis les années 1760, abondamment discutées dans l’espace public, dans des mémoires ou des pamphlets. La monarchie ne parvient plus à contrôler ce flot d’imprimés, et dans les années 1780, le débat politique ne se joue plus seulement à Versailles, mais aussi dans les salons et les cafés."  (Morieux, 2011).  Tout cela n'empêche pas les hommes au pouvoir de mener l'opération comme ils l'entendent et Calonne n'avait pas attendu ce moment pour envoyer des espions industriels, faire venir des spécialistes anglais en France, tout particulièrement John Holker,qui, dès 1755, avait été nommé inspecteur des manufactures étrangères.  En rompant enfin avec le protectionnisme, en obtenant l'abaissement des droits de douane, Calonne pensait développer les exportations de produits agricoles ou les marchés industriels comme l'horlogerie ou la tannerie en Angleterre.  Ainsi, ces droits ont été réduits pour les lainages et les cotonnades (12%) et sur les produits en métal (10%). Côté textile, il cherchait au moyen du traité un choc concurrentiel qui ferait rapidement combler le retard français en terme de mécanisation, où les Anglais avaient beaucoup d'avance, avec les métiers mis au point par Hargreaves, Arkwright, Crompton ou encore Cartwright  (Pierre Bezbakh, maître de conférences à Paris IX-Dauphine, article du Monde du 12 décembre 2005 : "Calonne et le traité de libre-échange de 1786".  Calonne n'obtint cependant ni la suppression de la prohibition sur les soieries ni les mêmes avantages des viticulteurs portugais. 

On s'aperçut très vite que l'Angleterre fut la grande gagnante de cet accord : "les exportations britanniques passant de 13 millions de livres en 1784 à 64 millions en 1788, alors que celles de la France vers l'Angleterre passèrent de 20 à 30 millions de livres." (op. cité).  Les ouvriers travaillant les toiles, la laine ou le coton, se heurtèrent de plein fouet à la concurrence anglaise, armée de machines qui réduisaient de beaucoup les frais de production : "le cardage, par exemple, revenait vingt fois moins cher en Angleterre".  (op. cité).  On vit  "en 1788, dans presque toutes les villes, la fermeture ou le déclin d'un grand nombre d'ateIiers, le chômage de milliers d'ouvriers et ouvrières dans le Nord, dans l'Est, à Lyon, etc.  En 1789, à Abbeville, 12.000 à 15.000 ouvriers sont  sans travail.   A  Lyon. , sur 58.000, 20.000 chôment ; à Sedan, à Troyes, presque partout, de même. A Troyes, où périclitent la manufacture de toiles de coton et la bonneterie, beaucoup de maîtres sont en faillite, et beaucoup d'ouvriers sans ouvrage. Les meilleures fileuses de coton, qui gagnaient 12 et 15 sols par jour, n'en gagnent plus que 5, en juillet 1788" (Sagnac, 1910).  Le 11 novembre 1788, à l'image des luddites britanniques, une foule de femmes à Falaise, Normandie, menace de brûler une nouvelle machines à filer. Le procureur du roi tente de calmer les émeutières, mais cette fois, ce sont deux mille ouvriers de Falaise, en Normandie, qui les soutiennent en  détruisant  à coups de bâton et en brûlant la machine (Jarrige, 2013).  Le chômage entraîne une augmentation sensible de la mendicité. Selon l'agronome anglais Arthur Young (1741-1820), à Lyon en 1789, 20.000 personnes sur 150.000 "ne vivent que de charité et par suite sont très mal nourris, et la détresse  des basses classes est la plus grande qu'on ait vue" (Travels in France [Voyages en France], éditions Miss Berham-Edwards, 1905, p 285).  Pour Honoré-Gabriel Riqueti, Comte de Mirabeau, il y aurait à Paris 120.000 mendiants pour 600.000 habitants, et l'augmentation de la misère a aussi une part d'explication dans l'exode massif d'ouvriers de l'Est à Paris (Sagnac, 1910).  

 

Quarante ans plus tard, le "fatal traité" de Vergennes était encore de sinistre mémoire dans de nombreuses familles, rendu responsable "de la longue et sanglante révolution dans laquelle l’Angleterre crut nous anéantir", et on rappelle alors que "la misère pousse au désordre et sert merveilleusement les anarchistes" (Ministère du Commerce, Enquête relative à diverses prohibitions établies à l’entrée des produits étrangers, commencée le 8 octobre 1834, sous la présidence de M.T. Duchâtel, ministre du commerce, 3 tomes., Paris, Imprimerie Royale, 1835  :  Chambre consultative d’Yvetot, [1834], dans tome 1, p. 328-329 ; « Commerçants et manufacturiers de Rouen », 1834, dans tome 1, p. 327 ; M. Caumont, tome 3, p. 240 ; Henry Barbet, tome 3, p. 234, in Morieux, 2011)

 sans travail    : note 1 /  Hippolyte Monin, L'État de Paris en 1789 : études et documents sur l'ancien régime à Paris, 1889], p 308

 Lyon   :   note 2 /Sur Lyon voir Maurice Wahl, Les premières années de la Révolution à Lyon: 1788-1792, 1894, p 30 et suivantes, et en général pour la crise,   Charles Schmidt,  La crise industrielle de 1788 en France, Revue historique tome XCVII, 1907 et l'ensemble des documents cités par lui.

 

 

                 «    des machines ingénieuses,

                                         mais

                              très pernicieuses   »

                        

 Lors de ce qu'on a appelé la (première) "révolution industrielle", les machines mécaniques remplaceront progressivement les machines traditionnelles, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité.  En 1675, déjà, des tisserands de Spitafields, alors nouveau quartier de Londres,  se révoltaient et brisaient des machines capables "« à un homme d’en faire autant […] que presque vingt hommes sans »" (Hobsbawm, 2006).   Dès l'époque de la Révolution française,  apparaissent en France de nouvelles machines à filer, tout droit sorties de la révolution industrielle britannique, qui font progressivement péricliter les métiers traditionnels du tissage engendrent du chômage, cause une exaspération de la part des ouvrières et des ouvriers concernés, qui passent parfois par la destruction des machines.  Les Cahiers de Doléances  dans de nombreuses paroisses de la généralité de Rouen font apparaître les préoccupations ouvrières à ce sujet, qui critiquent et demandent l'interdiction des "mécaniques" ou  des "machines ingénieuses mais très pernicieuses" (Cahier de doléances du Tiers État de Guitry, dans l'Eure)

Ceux qu'on appellera plus tard des  luddites  ne sont généralement pas contre la mécanisation, ni contre le progrès technique dans l'absolu,  tant qu'ils bénéficient à l'ouvrier. Ainsi, l'imprimeur acceptera sans trop de problèmes la presse mécanique après 1815, mais se révoltera quand la révolution dans la composition portera "en germes une dégradation générale pour les travailleurs" (op. cité).  Dans les houilles, l'introduction du shot-firing (abattage aux explosifs)  accroit significativement la production du mineur et malgré le grand conservatisme et l'esprit très revendicatif des mineurs de fond, ces changements techniques ne furent pas à l'origine de mouvements sociaux car ils ne portaient pas atteinte au métier de haveur, affirme encore le grand historien britannique Éric John Hobsbawm (1917-2012, op. cité). 

machines ingénieuses

machines mécaniques   :   Quelques dates d'inventions : 

1733  :  John Kay (1704-1780), invente la fly-shuttle (navette volante), en partenariat trouvé à Colchester (Essex). Son invention permet aux tisserands de travailler des tissus plus larges que le bras du tisserand, avec deux fois moins d''ouvriers qu'avec les métiers traditionnels.  Né à Walmersley, près de Bury (Lancashire), fils d'un yeoman, fabricant de laine, qui mourut avant sa naissance et dont il hérita le domaine en tant que fils aîné. 

1765  :  James Hargreaves (v. 1720-1778) invente la spinning-jenny, grâce à une roue pouvant enfiler huit broches, donc huit fils à la fois au lieu d'un.  Du Lancashire lui aussi, il est resté analphabète toute sa vie. En 1770, il ne put obtenir le brevet espéré, ayant auparavant vendu plusieurs exemplaires de sa machine. 


1768  :  Richard Arkwright (1732-1792)  réinitie un projet de métier mécanique établi par John Kay (horloger de Warrington, Chershire) et Thomas Highs (1718-1803), rotier (fabricant de rots, peignes de tisserand), qui l'avaient abandonné faute d'argent (Arkwright recruta aussi des artisans pour ses expériences : comme Peter Atherton). Le trio met au point la spinning frame  (métier à filer) à Nottingham (Nottinghamshire), un métier avec un ensemble de rouleaux qui remplaçaient l'usage des doigts du tisserand, ce qui réduira drastiquement le besoin de main-d'œuvre et permettra d'obtenir un fil grossier permettant la production d'un calicot bon marché :  cette invention, qui associe plusieurs qualités capitalistes fondamentales (économie de main-d'œuvre, rendement, produit à bas coût, etc.) entraînera l'essor rapide de l'industrie du coton.  

 

Arkwright est issu d'une famille très pauvre de 13 enfants (deux mariages du père, seuls sept ont survécu). N'ayant pu aller à l'école faute de moyens, c'est une cousine, Ellen, qui lui apprend à lire. Il devient apprenti barbier, exerce plusieurs années avant de devenir un perruquier aisé grâce à une recette secrète de teinture, et une qualité de chevelure obtenue par la collecte de cheveux humains dans tout le pays. 

 

L'énergie nécessaire au fonctionnement de la machine développée par le trio d'inventeurs provenait alors de la traction des chevaux, dans une première fabrique montée grâce à l'appui financier de différents investisseurs :  John Smalley et David Thornley., respectivement patron de pub à Preston (Lancashire) et marchand à Liverpool (alors Lancashire), en 1769. Les trois associés inventeurs eurent alors l'argent nécessaire pour convertir leurs locaux de Nottingham  moulin à cheval (horse-powered mill),  par un certain Samuel Stretton. Mais très rapidement, le besoin de puissance commanda aux inventeurs de se tourner vers la force hydraulique des moulins à eau : La spinning-frame devint alors la water-frame et le nouveau projet nécessita de nouveaux investisseurs, à savoir Jedediah Strutt (1726-1797), de Derby, un riche bonnetier inventeur d'un accessoire permettant au métier à bas (stocking frame) de fabriquer des bas côtelés et Samuel Need (1718-1781), un autre bonnetier prospère, d'une famille d'agriculteurs aisés.  C'est ainsi que les trois associés purent faire construire une immense usine à Cromford (Derbyshire) : ce serait le tout premier exemple d'usine moderne avec une organisation rationnelle du temps et de méthodes de travail, suivi d'autres moulins dans le Derbyshire et le Lancashire. L'usine de Cromford était une des toutes premières usines de production de masse (après la Soho Manufactory de Mattew Boulton, à Birmingham, 1762, de moindre taille).

Dans les filatures, qui produisaient le fil lui-même, étaient exploités très durement femmes et enfants. Ces derniers représentaient, dès l'âge de six ans, deux-tiers des travailleurs, pour des salaires de misère (4/5 pences).  Debout toute la journée, marchant énormément, ils avaient régulièrement des accidents, leurs mains, leurs bras, pris dans les machines alors qu'ils réparaient les fils cassés, la machine toujours en marche. Les hommes, quant à eux, produisaient à domicile le tissu à partir du fil obtenu et étaient un peu mieux payés  : encore une fois, on aura remarqué la grande inégalité entre hommes et femmes.  

1779 : Samuel Crompton (1753-1827) invente la mule-jenny, qui cumule les avantages de la spinning jenny et de la water frame, produisant un fil fin et résistant.  Fils de tisserand ayant perdu la ferme familiale pour cause de dettes, Samuel aurait commencé de filer à l'âge de 5 ans pour aider sa mère après le décès de son père. 

 

sources  :  Encyclopedia Brittanica ; Encyclopedia. com (Oxford University Press;  Columbia University Press, etc.) ; Richard Arkwright (spartacus-educational.com) ; 

luddites   :  Le 11 mars 1811, un groupe de tricoteurs sur métier, dans le comté de Nottingham, mené un certain commandant Ned Ludd, enlève des câbles de métier à tricoter dans le but de les rendre inutilisables, sans molester personne. De là vient l'appellation de luddite, désignant ceux qui s'en prennent aux premières machines mécaniques et luddisme, cette activité.  La colère des ouvriers n'est pas une colère aveugle contre les machines, mais elle prend sa source à la fois dans les problèmes sociaux que les ouvriers traversent, ou encore que le fait que soient employés sur les machines des colts,  ouvriers qui n'avaient pas achevé leur sept années d'apprentissage, que cette pratique fait baisser les salaires et augmenter la location des métiers. En réalité, le bris des machines , avait commencé, nous l'avons vu, depuis plus d'un siècle, sur les nouvelles machines.  Réduction des salaires, émeutes contre la faim, prix alimentaires élevés (Binfield, 2006), sont autant de maux que de déclencheurs de rébellions, où la machine finissait de cristalliser tous les problèmes.  

 

​​Contrairement à de nombreux reproches des élites jusqu'à une période récente, les ouvriers face aux nouvelles machines ne pratiquaient ni un "débordement d’excitation et d’esprits échauffés " (J. H. Plumb, in Hobsbawm, 2006) ni "une jacquerie industrielle, inutile et frénétique" (T.S Ashton, in op. cité) : on remarquera en passant, le refrain habituel des bourgeois, qui a été relevé de nombreuses fois ici, dans les pages sur le libéralisme, à propos du caractère viscéralement désordonné, excité, que les élites prêtent au "peuple". Les griefs retenus par les ouvriers et ouvrières anglaises, tout à fait rationnels et justifiés au contraire,  concernaient essentiellement le danger accru du chômage, de par l'économie de main d'œuvre  que permet de réaliser  la nouvelle invention, et la détérioration de leur niveau de vie :  dépréciation du salaire, mais aussi atteintes à la liberté ou à la dignité  des ouvriers (Hobsbawm, op. cité).  C'est sans doute ce qui explique en grande partie "la sympathie pour les briseurs de machines qui dominait très largement dans la majeure partie de la population"  (op. cité)non seulement chez les employés mais aussi chez de petits maîtres, les marchands ou les manufacturiers, pas encore convertis au capitalisme comme les grands entrepreneurs et qui conservaient d'anciennes mentalités  (op. cité).   

Sur les mentalités, justement, arrêtons-nous un moment.  Car la pauvreté est un état si permanent depuis l'aube de l'histoire, compris la plupart du temps comme inéluctable,  jusqu'en bas de l'échelle sociale, que les pauvres, dans leur ensemble, nous l'avons vu, par exemple avec les Cahiers de Doléances, ne réclamaient pas de profiter d'autant de bien-être que les riches, mais plutôt de diminuer la part effroyable de leur condition, pour qu'elle puisse être soutenable. Autre exemple, pris chez les mineurs de houille, qui développent et entretiennent une culture de "combativité professionnelle fondée sur une virilité exagérée, ce qui leur est nécessaire pour poursuivre ce labeur éreintant, (...)  et diriger leur foyer, femme et enfants"  (Mercier et Gier, 2007, in Turner, 2014).   On ne compte plus le nombre de récits, tous pays confondus, où l'image du mineur courageux, viril, a été entretenue, par les élites ou par les mineurs eux-mêmes (cf : La mythologie du mineur), les premiers par l'intérêt évident de transformer à bon compte un objet de mécontentement social en sujet de fierté populaire, les seconds par réflexe de dignité, lui-même imposé par une situation sociale sans issue.   Rappelons que la houille, type de charbon au fort pouvoir calorifique, est l'élément primordial de cette première révolution industrielle (cf : La mythologie du mineur), les premiers par l'intérê et que, pour extraire le charbon, des femmes et des hommes ont payé un prix très lourd. Quand ce n'était pas leur vie, c'était surtout de nombreux et importants dommages à leur corps, et par extension, à leur existence tout court. Chez les mineurs des bassins houillers écossais, par exemple, " l’incidence d’accidents invalidants parmi les mineurs écossais est si élevée qu’elle a donné naissance à la coutume consistant à ne pas se laver le dos dans l’espoir de ne pas affaiblir sa colonne vertébrale et conserver ses forces" (Turner, 2014).  Atteints non seulement de nombreuses maladies respiratoires (asthme des mineurs, anthracose, silicose, tuberculose pulmonaire, etc.), le "travail dans les mines de charbon au XIXe siècle a de profondes répercussions sur le corps de ceux qui y travaillent. Ces derniers sont sujets à de fréquents accidents industriels et à des taux excessifs de maladies professionnelles conduisant à des affections chroniques invalidantes. Les blessures, fréquentes, entraînent souvent la perte de membres, des lésions de la colonne vertébrale et des traumatismes oculaires" (op. cité).  Par ailleurs, comme dans de très nombreux autres métiers, les femmes subissent bien plus d'inégalités que leurs collègues masculins. Les études sur les mineurs écossais, toujours, montrent que les porteuses portent des charges très lourdes pour de maigres salaires, et de plus grandes conséquences physiques encore que les hommes, puisque si la société leur renvoie une image positive de virilité et de courage, c'est tout le contraire du côté des femmes (et des enfants), affectés aux travaux et aux corvées les plus pénibles. Par ailleurs, le physique des femmes est très endommagé par le travail et elles souffrent mentalement et physiquement de ces atteintes extérieures à leur féminité, qui les fait passer comme masculines, mais aussi dures et sans morale. D'autre part, leurs maris ne les choisissent pas souvent pour l'affection qu'ils leur portent mais sur des critères de "robustesse" et leur  "attitude envers les tâches ménagères".  Elles servent enfin à produire de nombreux enfants qui descendront à la mine, pour assurer le revenu familial,  et travaillent pendant leur grossesse, au point d'accoucher parfois à même la mine, ce qui cause de nombreuses fausses couches, et altère encore plus leur santé physique et mentale   (Turner, 2014).   

Ne disait-on pas en pays picards  : Au carbonnier la paille, au marchand la ripaille ? 

Les débuts du capitalisme moderne, issue de cette première révolution industrielle, nous le voyons, continue de perpétuer, avec des moyens inédits dans l'histoire humaine, le caractère foncièrement injuste des sociétés produites par les états centralisés depuis des millénaires.  Dans ces sociétés, l'organisation sociale n'est pas fondée, développée en commun pour la satisfaction des besoins de l'ensemble de la communauté, au contraire des sociétés traditionnelles sans état, caractérisées par un rejet viscéral du pouvoir coercitif, des idées de bonheur général produit par un équilibre harmonieux entre activité, plaisir et repos.   Au contraire, dans les sociétés étatiques, c'est la puissance et le pouvoir de quelques-uns qui sont exercés contre de nombreux autres. S'ils sont obtenus par différents moyens selon les époques (allant de la force pure aux lois prétendument justes des démocraties libérales), pouvoir et puissance sont toujours et invariablement au service des  intérêts financiers des plus aisés et au mépris des plus faibles.  

D'emblée, les problèmes sociaux induits par l'invention des machines mécaniques (souffrance au travail, bas salaires, chômage, etc.) sont au départ très généralement ignorés de la part de ceux qui en tirent profit, alors que les ouvriers en perçoivent très rapidement les dangers sociaux : la plupart des inventeurs anglais subirent des destructions de machines ou des intimidations, qui poussèrent certains d'entre eux à déménager leur activité dans une autre ville. Les tisserands de Colchester demandent au roi de stopper les inventions de John Kay. 

Un aperçu des premières inventions qui furent nécessaires à ce bouleversement sociétal permet de saisir cette dynamique séculaire faite d'égoïsme et d'individualisme, générés en partie et entretenus par le système lui-même, qui conditionne l'ensemble de la vie sociale. L'exemple d'Arkwright, nous l'avons vu, est une bonne illustration. Pauvre, il invente une machine qui ne peut améliorer sa vie (il deviendra riche et anobli) qu'en en détruisant d'autres. Quand bien même il aurait été un être très altruiste, il n'aurait eu guère d'alternative soutenable : partager généreusement son invention dans une telle société, c'est la pauvreté assurée !  Il tente donc, de breveter sa machine, mais il en est empêché, en particulier parce que Higgs le poursuit, avec raison, d'avoir en partie copié son invention.  Samuel Crompton, lui, sera harcelé par des chercheurs de fortune sans foi ni loi, se faisant même cambriolé (par Arkwright-même, disent les mauvaises langues). Redevenu trop pauvre pour acquérir un brevet, il vend le plan de sa machine à des entreprises  pour un abonnement de 70 livres par an, qu'elles résilieront une fois le plan en main.  S'agissant de John Kay,  il sera constamment en butte aux contrefaçons de son brevet : Un syndicat de fabricants, Le Shuttle Club, se forma dans le seul but de mutualiser les frais de justice dus au titre des procès intentés par l'inventeur, qui frôla la faillite, etc. etc.  En corollaire, le développement des monopoles, des privilèges, puis des  brevets, dans l'histoire, est un autre témoin du fonctionnement viscéralement individualiste et inéquitable d'une société, où le talent individuel, associé le plus souvent à la ruse, à l'envie, à l'égoïsme, à l'âpreté au gain, permet avec l'appui une nouvelle fois du capital financier, d'imposer aux plus faibles des pratiques, puis des lois, enfin, tout un environnement social qui  profite aux plus privilégiés et sacrifie plus ou moins durement le bien-être, l'existence de beaucoup d'autres. 

 

Nous pourrions ici continuer d'égrener ad nauseam les malheurs, les traumatismes de ces pauvres gens : malformations, fausses couches, accidents, invalidité respiratoire,  tuberculose,  etc.   A Liège,  entre 1810 et 1820, un habitant sur cinq serait indigent. A Namur, le gouverneur estime que les mendiants représentent un tiers  des habitants. (Nicole Haesenne-Peremans, "La pauvreté dans la région liégeoise à l'aube de la révolution industrielle", Presses Universitaires de Liège, 1981).  

riches, mutation 1

A Mulhouse, la moyenne d'âge en 1812 est d'un peu plus de 25 ans. En 1821, elle descend à un peu plus de 21 ans. Les enfants sont embauchés dès l'âge de 6 ans et sont debout de 16 à 17 h par jour.  En 1841, près de 9000 ouvriers sur 100 000 examinés dans les 10 départements les plus manufacturiers de France sont réformés pour rachitisme, selon Charles Dupin, rapporteur  de la loi du 22 mars 1841  relative au travail des enfants. En Ecosse, les très nombreux témoignages des conditions de travail des ouvriers sont tout aussi éloquents. Le docteur Scott Alison explique que les mineurs qu’il a examinés sont devenus "des bêtes de somme [working animal] ou de mine plutôt que des êtres pensants – des machines plutôt que des créatures rationnelles"

S. Scott Alison, "On the Diseases, Conditions, and Habits of the Collier Population of East Lothian", Medical Ssociety of London, 20 août 1841. 

 

Il poursuit en notant que le corps de ces ouvriers est le symbole même de la blessure et de la destruction :

"Plusieurs d’entre eux sont devenus bossus et souffrent de déformation rachidienne… J’ai soigné un grand nombre de jeunes garçons et de jeunes filles souffrant de contusions et de lacérations aux jambes et aux bras. Les doigts et les orteils sont souvent violemment sectionnés, ou si sévèrement lacérés et endommagés qu’il faut les amputer immédiatement. Ils subissent souvent des blessures oculaires… des inflammations se produisent, et il n’est pas rare qu’elles conduisent à la perte d’un œil." (op. cité).

 

En 1842, près de soixante ans après l'installation de la première machine à vapeur rotative en France, la Revue Indépendante, s'appuyant sur des chiffres du ministère de l'Intérieur, estime le nombre des mendiants à 4 millions, pour 34,5 millions d'habitants, soit 11, 6 % de la population  (Villela, 2021).   En  1847, une autre synthèse gouvernementale estime le nombre d' indigents à un pour douze habitants, soit un taux de 8%.  Où commence, où finit l'indigence ne nous intéresse pas  ici, tout comme les débats qui animent depuis longtemps nos intellectuels à propos de la différence entre pauvreté et misère, qui sont deux états de pauvreté plus ou moins pénibles. L'historienne Adeline Daumard (1924-2003) estimait qu'à "la fin de la Monarchie de Juillet, la part des pauvres dans la population de Paris devait être de l'ordre de 65 à 75 %" (Daumard, 1965). Ce chiffre effarant est beaucoup plus proche des réalités de la pauvreté, qui est la carence de bien-être des personnes, celui qui leur permettrait de protéger et de développer au mieux leurs capacités physiques, psychiques et sociales et qui, en système capitaliste, dépend en très grande partie de la capacité ou de l'incapacité des personnes à obtenir de l'argent, surtout à une époque où n'existe pas encore de dispositifs puissants, généralisés,  de coopération sociale.  

 

 

 

Les riches  :   mutation d'une espèce, 1787

                               

 

En  convoquant les notables, dont la dernière assemblée a été réunie en 1626 par Richelieu,  "Calonne et Louis semblent ne pas avoir réalisé" qu'ils "font faire à la France un bon spectaculaire dans le passé." (op. cité). C'est surtout que les parlementaires, liés à la noblesse, ne pouvaient pas voir d'un bon œil un projet libéral qui voulait lever toutes sortes de barrières et d'entraves au commerce et à l'industrie, alléger le poids de la gabelle,  remplacer la corvée royale par un impôt en argent,  idées approuvées par Mirabeau et Talleyrand, alors "abbé de Périgord", comme  ce que les "bons esprits pensent depuis quelques années" (Lettre à Choiseul-Gouffier, 4 avril 1787, citée par P.-L. e t J.-P. Couchoud, Mémoires de Talleyrand, éd. Plon, 1957, t . I , p . 91).  Le 29 décembre 1786, Louis XVI prononce donc sa décision : "« Je suis occupé de vues très importantes pour le soulagement de mes peuples, pour la réformation de plusieurs abus et pour l'ordre de mes finances. Avant d'en ordonner l'exécution, j'ai résolu de consulter une Assemblée de Notables." (Projet d'annonce de l'Assemblée des Notables à faire au Conseil du Roi, Archives Nationales , K 677 [111]).  On ne peut pas ici détailler la stratégie de Calonne pour parvenir à former une assemblée gagnée le plus possible à sa cause, évoquons seulement en passant les princes de sang encadrant chaque bureau ou encore la présence extrêmement congrue des roturiers : sur les 25 officiers municipaux représentant théoriquement le Tiers Etat, on ne trouve en tout et pour tout que trois roturiers (Egret, 1962).  Des réformes importantes de la première division (les projets à débattre avaient été partagé en quatre divisions) furent exposées le 23 février 1787, visant à généraliser les Assemblées provinciales (où les nobles sont certains d'exercer le pouvoir), substituer au vingtième  (impôt direct de 20 % des revenus, édit de Marly, 1749) un impôt territorial en nature, mais aussi  d'"accroître les revenus ou à alléger les charges des propriétaires fonciers et des habitants des campagnes(op. cité).  

   l'abbé de Périgord   : Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) est surnommé "l'abbé de Périgord", appellation qu'il conservera jusqu'à sa nomination d'évêque. La revendication de la branche maternelle des Périgord serait usurpée, selon un de ses meilleurs biographes, Emmanuel de Waresquiel  (Talleyrand ou le prince immobile, Fayard, 2003, p. 26)

assemblee-notables-22 fevrier 1787- vers

 

 

 

Assemblée des notables, Discours du roi

tenu à Versailles le 22 février 1787

eau-forte,   23,5 x 35,5 cm

A Paris, chez Bafoet, 

BNF, Collection de Vinck,

département Estampes et photographie.

                                     

Et pendant tout ce temps où de grandes souffrances accablent une grande partie du peuple, les riches continuent plus que jamais de mener leurs affaires de gros sous tambour battant, à commencer par les premiers personnages de l'Etat. Evoquons donc, cet  l'enchevêtrement des intérêts privés de tous ces possédants, partie invisible d'un iceberg dont les gesticulations politiques ne forment que la partie émergée et très souvent trompeuse, nous l'avons vu. Ainsi, Calonne lui-même fait partie de cette finance dont le roi même est débiteur. Il est marié à la fille d'un receveur général des finances, "officier et grand spéculateur sur les actions ", et lui-même est expert en opérations juteuses, mêlant intérêts publics et privés. Joseph Duplain de Sainte-Albine en a révélé une partie dans ses Lettres au Comte de B*** du 12 juillet 1789, mais aussi dans un mémoire intitulé Anecdote sur M. Le Noir, qui donnera une idée de la manière dont les anecdotes sont traitées dans les Lettres à M. le Comte de B***, 1787.  Cette année-là, justement, selon Duplain, Calonne conçoit "le projet infernal de mettre à contribution toute la Place de Paris (...) Il fit accaparer par des prête-noms, dans le silence & dans l'obscurité, les actions de la nouvelle Compagnie des Indes & celles de la Compagnie des Eaux de Paris. Lorsqu'il eut  réuni dans les mains de ses coupables associés l'universalité des actions en nature, il  apposa sur la Place d'autres prête-noms, pour inviter le public, par des appâts inouis, à leur vendre à découvert (c'est-à-dire, sans en avoir aucunes)  de ces mêmes actions de la Compagnie des Indes & de celles de la Compagnie des Eaux, à un, deux, ou trois mois de date.(...) On ne soupçonnoit pas qu'il ne restoit plus d'actions sur la Place ; que celui à  qui on promettait des actions qu'on n'avoit pas, réunissoit dans ses mains toutes celles qui existoient. Ainsi, M. de Calonne devint en un moment le maître de la fortune de tous ceux qui avoient contracté avec ses perfides agents, puisqu'il avoit toutes les actions, & que tous ceux qui s'étoient engagés à en livrer, étoient obligés de les lui acheter le prix qu'il plairoit à cet infame monopolisateur s'y fixer. Bientôt l'action des Indes de 1100 liv. fut élevée à 2200 liv ; bientôt celle des Eaux de 1000 liv. fut poussée à 4000 liv."  (Lettres...op. cité).  Duplain et un certain nombre de spéculateurs lésés s'organisent en ce qu'on appellerait aujourd'hui en une sorte de class action, et finissent par obtenir un arrêt du conseil fustigeant l'agiotage et la mise en place d'une commission à la tête de laquelle se trouvera, le principal instigateur avec Calonne de cette arnaque, en la personne de Pierre Le Noir. Duplain mettra les paroles qui suivent dans la bouche de Calonne à l'adresse de Le Noir : "En punissant les agioteurs, on n’imaginera pas, Monseigneur, que vous soyez vous-même un agioteur". Procédé classique dont les gouvernants auquel ont régulièrement recours : interdire par la loi, condamner en même temps par le discours public, parfois avec une grande virulence, ce que l'on pratique soi-même  parfois avec zèle. Mais ce n'est pas tout : "Calonne a fait verser de l’argent liquide et des assignations sur les fonds publics afin de racheter à l’abbé d’Espagnac, autre spéculateur notoire, les paquets d’actions qu’il détient et éviter qu’il les mette en bourse, ce qui aurait entraîné l’effondrement des valeurs. En même temps, il suspend le marché à terme, ce qui coupe l’air à la spéculation. Et pour accroître l’inquiétude de tout le monde de l’argent et de la Cour, l’épisode se produit dans une atmosphère de crainte de la banqueroute, laquelle surviendra effectivement en août 1788"    (Lemarchand, ​2009). Mais un an avant, déjà, le Parlement donnera acte au Procureur général de sa plainte contre Calonne de « déprédation des finances publiques, soit par des échanges et acquisitions, soit par des manœuvres dans la refonte des monnaies, soit dans les fonds du Trésor Royal... »  Tombé en disgrâce le 8 avril 1787,  Calonne émigrera à Londres en août de la même année.   

Le 26 juin, le nouveau président des notables, Étienne-Charles de Loménie de Brienne, qui remplace Calonne, obtient par  un édit royal l'institution d' assemblées provinciales, rejeté par le Parlement de Bordeaux, qui fut alors exilé à Libourne. Ses remontrances au gouvernement, du 31 octobre,  précisent ses griefs : ce  dernier est accusé d'utiliser les assemblées pour  "dresser un cadastre, base du futur impôt"  (Figeac,  2006).  A Paris, le 6 août, le Parlement repousse un impôt sur le timbre, au prétexte que seuls des Etats Généraux sont autorisés à consentir un impôt permanent , ce qui oblige Louis XVI, qui exile les parlementaires à Troyes, à tenir un nouveau lit de justice pour l'enregistrer : 

 

"La nation seule, réunie dans ses États Généraux, pouvoit donner à un impôt perpétuel un consentement nécessaire; que le Parlement n'avoit pas le pouvoir de suppléer ce consentement, encore moins celui de l'attester, quand rien ne le constatoit, et que, chargé par le souverain d'annoncer sa volonté aux peuples, il n'avoit jamais été chargé par ces derniers de les remplacer."

Hardy,  "Mes Loisirs...", op. cité.

Louis XVI- lit de justice-6-08-1787-vers

 

 

 

 Lit de justice tenu par Louis XVI à Versailles

                   6 août 1787

            Estampe, 26 × 33 cm.

 

Abraham Girardet  (dessinateur, graveur)

                          et 

Marie-Alexandre Duparc (graveur),

châteaux de Versailles et de Trianon,

           inv.grav 888.

Non seulement la foule acclame les "pères du peuple", dont les privilèges d'Ancien Régime sont régulièrement dénoncés, mais exécute les ministres tour à tour "symboliquement lors de fêtes carnavalesques" (Mazeau, 2012). De émeutes éclatent le 7 août à Paris, où  la foule brûle le "premier ministre" en effigie (Procès-verbal de ce qui s'est passé au Lit de Justice, tenu par le Roi au Château de Versailles, le lundi 6 août 1787.‎). De nombreux pamphlets, mais aussi des placards sont imprimés, venant surtout des parlements, des chambres des comptes ou des cours des aides. Cette diffusion de l'information permet le développement de "l'opinion publique", expression qui existe déjà au milieu du XVIIIe siècle et qui se politise de plus en plus. Par ailleurs, une déchristianisation commence de s'opérer dans la population, en témoignent la diminution des sommes léguées au clergé contre une promesse de salut après la mort, les critiques répétées contre le haut clergé et ses privilèges, la propagation des méthodes contraceptives,  le rejet croissant des fidèles des querelles violentes de chapelle, tout particulièrement entre jansénistes et jésuites, et, dans les classes sociales aisées, on se tourne de plus en plus vers la philosophie, comme on le voit au travers des nombreux salons, où les discussions se multiplient autour de la science et de l'économie. A Paris et dans sa région, c'est même une laïcisation des mentalités qui s'opère  (Vovelle, 1973 ; Merrick, 1990).  Diderot avait particulièrement bien perçu cette déchristianisation et en avait même fait une cause de la révolution à venir, et l'avait confié au baron Grimm 

"Cette lassitude générale du christianisme qui se manifeste de toute part […], cette inquiétude qui travaille sourdement les esprits et les porte à attaquer les abus religieux et politique, est un phénomène caractéristique de notre siècle […] et présage une révolution imminente et inévitable. On peut bien dire que la France est le foyer de cette révolution, qui aura, sur les précédentes du moins, l’avantage de s’effectuer sans qu’il en coûte du sang."    (Correspondance Diderot-Grimm, juin 1768)

riches - mutation 2

 

   Les riches  :   l'avidité, toujours,  1788 

                             

 

Le 10 mai 1788, une fois de plus, les représentants du roi, pour l'heure le comte de Thiard, qui commande les armées de Bretagne et l'intendant Bertrand de Moleville, investissent le Parlement de la province pour faire enregistrer au nom du roi  les édits de Brienne (en particulier les droits sur la gabelle). Les manifestants antiparlementaires, prêts à l'affrontement, sont retenus in extremis par l'intervention diplomatique du chevalier Anne-Achille Alexandre Blondel de Nouainville, officier en garnison à Rennes, qui calme l'ardeur des parties en présence, peut-être pour éviter un drame sanglant "dans une rue peu propice à l'utilisation des armes" (Chaline, 2012).  C'est à cette occasion qu'ont lieu les premières échauffourées entre les nobles et le peuple, et tout spécialement la milice d'étudiants en droit organisée par le prévôt du droit Jean-Victor Marie Moreau (1763-1813) , devenu célèbre et qu'on surnommera "le Général du Parlement".  La nouvelle du mouvement se répandra comme une traînée de poudre et on vit des étudiants d'Angers emboîter le pas à ceux de Rennes, soutenus par leurs "mères, soeurs, épouses, amantes" qui se réunirent de manière exceptionnelle pour organiser leur participation dans l'intendance nécessaire à la lutte : "bagages", "provisions de bouche" (Léonce de Lavergne, Les assemblées provinciales sous Louis XVI, 1862,  p 426)

 

L'agitation populaire sera désormais croissante.  Émeutes de la faim très régulières, protestations de la noblesse et de la bourgeoisie contre les représentants du roi venus faire enregistrer les ordres du souverain qui entament le pouvoir des dirigeants bretons, qui ne cessent, comme dans d'autres provinces françaises, de rappeler ses privilèges, ses franchises particulières. 

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L''irruption du Tiers Etat sur le terrain de la lutte politique préparant la Révolution peine encore à trouver toute sa place dans l'historiographie, et tout particulièrement en Bretagne, qui a insufflé "au mouvement prérévolutionnaire une première direction plus conflictuelle que celle du Dauphiné [voir journée des tuiles, plus bas, NDA]. Aussi, connaît-elle un discours anti-nobiliaire assez virulent, offrant la possibilité au tiers état d'affirmer ses droits via une véritable instrumentalisation du droit à des fins politiques "  (Baudens ; Slimani, 2009).  Les pamphlets, les journaux donnent du grain à moudre à l'opinion publique, comme la gazette de la Sentinelle du Peuple de  Volney  ou encore les brochures de l'avocat et député  breton Jean Denis Lanjuinais (1753-1827),  comme Réflexions patriotiques, très virulente contre la noblesse.  Pour Michel Denis, "l"esprit de Grenoble et de Viziile  [voir journée des tuiles, plus bas, NDA] est encore la solidarité des trois ordres face à l'absolutisme monarchique", alors que "l"esprit de Rennes est déjà le rejet absolu des privilèges et de l'aristocratisme ; ce n'est plus seulement la révolution politique en marche mais c'est aussi la révolution sociale." (Denis, 1991)

    Volney    :  Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, comte Volney, dit ,  1757 - 1820, philosophe, orientaliste, député du tiers, pamphlétaire en Bretagne dans la période pré-révolutionnaire.  

    patriotiques    :  René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou avait combattu fermement le parlement de Bretagne, et plus encore celui de Paris dans leurs oppositions au pouvoir royal.  En 1771, cumulant les pouvoirs de chancelier et garde des sceaux, il avait arrêté et exilé les parlementaires parisiens et confisqué leurs charges. En résistance aux attaques de Maupéou contre les parlements, des gens de cour, des princes, des gens de robe, des philosophes, des hommes de lettres se réunissent dans des cafés, au domicile des uns et des autres, dans des jardins, des boutiques (Singham, 1989).  Beaucoup de ces activistes sont jeunes, et si certains sont riches, un grand nombre sont plutôt pauvres mais instruits. "La majorité appartenait cependant à la foule anonyme dont étaient peuplés les couloirs du Palais de Justice : avocats, procureurs, greffiers, clercs, écrivains, secrétaires, copistes." (Singham, 1989).  Ils sont très influencés par la pensée janséniste, dont les "Nouvelles Ecclésiastiques", sont en quelque sorte depuis 1713, en réaction à la bulle papale Unigenitus contre les jansénistes et les oratoriens, la "seule presse libre de l’Ancien Régime"  (Foisil ; de Noirfontaine ; Flandrois, 1991), tolérante envers les protestants, anti-despotique. "L'ouvrage de quatre jansénistes qui a tellement importance dans les années 1770, Maximes du droit public français, explique que les états généraux sont à la nation ce que le concile est Eglise catholique." (Jaume, 1991). Se développe alors chez les jansénistes poursuivis et emprisonnés, une éthique, une conscience à la fois patriotique et religieuse, cultivant l'intégrité, le refus de compromission, comme  chez  les demoiselles  Danjan, Gerbier ou Morin qui, comme d'autres femmes, au risque de l'exil ou de l'internement, ont contribué activement au mouvement, en cachant par exemple sous leurs jupes les journaux interdits dont elles assuraient la distribution (Singham, 1989). Danjan dira que : "comme chrétienne et citoyenne... ni la loi de Dieu (même la loi naturelle) ni les lois humaines... ces mêmes lois ne permettent que l’on devienne délateur de ses frères." (Bibliothèque de l'Arsenal, Archives de la Bastille ms, 12392). Aux actions politiques, se combinaient d'autres actions citoyennes ou de désobéissance civile, comme les grèves, le refus du paiement de l'impôt, de participation sociale.  On le voit bien, ce courant janséniste, et au-delà, gallican, est loin de n'être qu'un courant religieux poursuivant des buts de liberté, d'indépendance vis-à-vis de l'autorité papale de Rome. Il contribue profondément, et depuis un bon moment déjà, à irriguer le courant plus couramment appelé patriote dans la période prérévolutionnaire 1787/1788, même si tout le monde ne partage pas ses côtés austères, puisés dans l'antique morale stoïcienne, dans sa critique des passions, du plaisir, de la décadence des valeurs ou du triomphe de l'argent.       

De leur côté, les habitants de Grenoble, dès le 7 juin 1788,  s'opposent avec violence à coup ce tuiles à l'arrestation des parlementaires par les  armées royales, mais aussi au coup de force du garde des sceaux Lamoignon (8 mai 1788)  visant à amoindrir les pouvoirs des parlements,  c'est la fameuse "Journée des tuiles", qui fait quatre morts et de nombreux blessés. Le 21 juillet, l'assemblée des trois ordres de la province du Dauphiné se tient dans la salle du jeu de paume du château de Vizille, en grande partie à l'initiative des avocats Jean-Joseph Mounier et Antoine-Pierre-Joseph-Marie Barnave. Elle reprend "largement les thèmes parlementaires  comme Clarisse Coulomb l’a démontré dans sa thèse [voir bibliographie, NDA]. Le maintien de l’enregistrement libre des lois dans les cours souveraines, la demande au roi de restaurer les États de la province, la convocation des États Généraux, le doublement de la représentation du Tiers faisaient partie du programme parlementaire. Le parlement ne vit d’ailleurs rien à blâmer dans la déclaration de Vizille et lors de sa rentrée, le 17 novembre 1788, l’avocat général La Boissière s’exclama dans un discours sur les États Généraux : « Nous ne sommes plus Dauphinois, mais Français libres sous un roi », reprenant une formule de Mounier. Certains y discerneraient un souci de retrouver l’initiative chez des magistrats dépassés par le cours des choses, mais il nous semble beaucoup plus probable que, comme l’affirme Clarisse Coulomb, « le débat physiocratique et la question de l’impôt avaient permis un long cheminement des magistrats vers la conscience de l’unité nationale ». Grisés par le pouvoir et se voulant les garants des lois fondamentales, les juges avaient transformé l’opinion en jury, institution antithétique des principes mêmes de l’absolutisme et l’on ne peut que suivre Matthew Levinger dans ses conclusions : «L’opposition parlementaire a préparé la voie à la Révolution française : en laissant supposer que l’autorité suprême résidait dans la Nation plus que dans le Roi, les Parlements ont commencé à rendre concevable l’idée d’un système politique sans monarque »" (Figeac, 2006).  

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  Alexandre J. M. F  Debelle (1805-1897)

  

   La journée des tuiles, 1889,

         

            Vizille, France

 

Musée de la Révolution Française 

Mais si le peuple continue de manifester son soutien aux parlementaires ces derniers cherchent à en tirer bénéfice à leur profit.  A Bordeaux, encore une fois, leur retour est acclamé par la foule en mai, et on casse les vitres de ceux qui n'illuminent pas en leur honneur. Les parlementaires  profitent de ce soutien populaire pour préparer un plan qui établit des Etats généraux de Guyenne et du Royaume, "qui  avait pour eux de multiples avantages : il leur laissait la  haute-main sur les affaires de la province, et leur promettait une influence prépondérante dans les élections aux Etats généraux ; (Marion, 1901), et ainsi, malgré des "promesses de renonciation aux privilèges pécuniaires", c'est tout l'inverse que recherchait  la noblesse guyennaise qui, comme ailleurs, les "multipliait alors assez volontiers" (op. cité) : 

 

 "Le régime seigneurial s'était fait plus dur, plus tyrannique, plus vexatoire, surtout dans les pays très féodaux, comme la Bretagne et les provinces de l'Est et du Sud-Est. Des droits depuis longtemps négligés avaient été rétablis et réclamés avec les arrérages de vingt-neuf ans ; parfois certains avaient même été augmentés ; les biens communaux, usurpés suivant la coutume ; les droits d'usage dans les forêts seigneuriales, révoqués ou restreints ; les livres terriers, refaits, aux frais des tenanciers, et à des prix que les lettres-patentes de 1786 venaient de tripler. L'avidité des seigneurs, et surtout de leurs intendants, de leurs procureurs fiscaux, de leurs commissaires à terrier, de leurs meuniers, de tous leurs agents, n'avait cessé de croître."  (Sagnac, 1910).  

Et si les féodaux se permettaient d'étrangler ainsi les populations rurales, c"est qu'ils n'avaient pas à redouter d'être sanctionnés par les tribunaux ou les Parlements, où siégeaient "des juges complaisants, seigneurs aussi, très souvent, parfois amis ou parents." (op. cité).

   livres terriers : Le terrier est "un livre, registre ou cartulaire qui renferme les lois de la seigneurie, et contient les usages, droits, prérogatives, privilèges, conditions des personnes et héritages domiciliés, situés et assis en icelle, dans lequel sont transcrites toutes les déclarations des censitaires, baux à cens, procès-verbaux de limites, de justice, dixmeries [dîmeries, NDA], dénombrements de droits de la seigneurie tant utiles qu'honorifiques, description et confins des domaines, des héritages d'icelle et généralement tout ce qui appartient à la seigneurie, tant en propriété que droits honorifiques, utiles, réels, personnels et mixtes, le tout signé d'un ou deux notaires." (Edme De La Poix De Freminville, La pratique universelle, pour la rénovation des terriers et des droits seigneuriaux, 1746)

terriers

 

Contrairement à un long passé où les communautés villageoises se laissaient traîner en justice, ces dernières prennent l'initiative, dès les années 1738-1740, "du combat juridique et exigent la communication des titres constitutifs, ce qui était à peu près leur seul moyen d’action, mais les seigneurs ne manquaient pas de titres, qu’il s’agisse des reconnaissances ou des décisions de justice, si bien que les procès sont toujours perdus. L’inefficacité de l’action judiciaire engendre un certain nombre de réactions qui témoignent de la conscience paysanne face à un régime agraire dominé par la seigneurie. Si les procès ne sont pas choses nouvelles, ils s’accompagnent désormais d’attaques contre les biens et les personnes qui le sont davantage. À compter de la fin du premier tiers du XVIIIe siècle, la seigneurie et ses agents subissent d’innombrables actions de harcèlement qui prennent les formes les plus diverses : destruction massive de pigeons, bris de clôtures, abattage des signes extérieurs de la justice, incendies… et parfois assassinat des gardes-chasses. Les auteurs de ces infractions, protégés par le silence de la communauté villageoise, ne sont jamais découverts."  (Clere, 2005). 

Dépassant le cadre strict des ordres, les notables font de plus en plus partie, à la fin de l'Ancien Régime, d'une "élite large, fondée sur la richesse et la propriété" dépassant les "oppositions traditionnelles entre nobles et non-nobles. Si cette hypothèse est exacte, les notables auraient organisé leur résistance non sur le terrain vermoulu de la défense des immunités, mais sur celui, à la fois plus moderne et plus large, de la défense de la propriété.(Chaussinand-Nogaret, 1980).  Rappelons que c'est même du sein de la noblesse que sont sortis quelques-uns de leurs plus farouches critiques. Ainsi D'Argenson ne critiquait-il pas sous Louis XV (et après lui  Saint-Simon) cette noblesse qui "a bien l'air de n'être que les frelons de la ruche qui mangent le miel sans travailler ... On n'aura de repos que l'on efface jusqu'au dernier vestige de cette division entre patriciens et plébéiens, entre nobles et roturiers.(D'Argenson, in op. cité).  Et "d'Antraigues lui-même, dont le pamphlet fut, avec celui de Sieyès, le plus grand best- seller de l'année 88, déclare que les privilèges de la noblesse, ce «fléau» sont «devenus odieux»"  (op. cité)

       Saint-Simon    :  cette citation inspirera aussi Antoine-Louis Claude Destutt de Tracy  (Principes logiques, ou Recueil de faits relatifs à l'intelligence humaine, 1817)

 

Calcul stratégique des riches comme toujours, bien sûr,  pas du tout par amour de l'égalité, on pourrait s'en douter  [sur le sujet, voir aussi  Condorcet ] : 

 

"D'abord le sentiment que la noblesse ne peut plus, sans courir au suicide, continuer à former dans la nation un ordre distinct, et que, pour préserver ses intérêts les plus essentiels, mieux vaut renoncer à une immunité qu'il ne sera plus possible de conserver bien longtemps, et s'allier à ceux qui ont les mêmes intérêts généraux qu'elle même à défendre, soit tous les grands propriétaires de biens-fonds, nobles et roturiers. Cette alliance avec le haut tiers état doit permettre de sauvegarder l'intérêt des propriétaires et peut-être aussi des seigneurs : le silence quasi-total des cahiers de la noblesse sur les droits seigneuriaux n'est sans doute pas un hasard. La deuxième raison est politique. La résistance de la noblesse aux projets fiscaux de la monarchie n'a pas été exclusivement égoïste. Bien que la volonté de défendre le privilège n'ait pas été absente de sa résistance, loin de là, une autre raison explique aussi son obstination : le refus de l'absolutisme, régime que la noblesse n'a jamais accepté. Le privilège est, répétons-le, dans l'esprit de beaucoup, le dernier rempart de la liberté, la seule forme possible d'opposition au progrès de la «tyrannie»"  (Chaussinand-Nogaret, 1980)

Reprenons plus en détail le coup d'éclat très médiatisé du comte d''Antraigues (Emmanuel Henri Louis Alexandre de Launay, 1753-1812), qui représente bien cette nouvelle classe d'hommes prétendument ouvert aux idées révolutionnaires, alors qu'il demeure profondément conservateur et attaché viscéralement à ses privilèges.  Son Mémoire sur les Etats-généraux, leurs droits, et la manière de les convoquer (Avignon, 1788) est un succès phénoménal à l'époque, et tire, en effet, à boulets rouges contre la monarchie despotique, absolutiste : "Il est vrai que jamais la nation ne fut opprimée par un ministère plus odieux" (op. cité, p. 222). La plus grande partie de l'ouvrage revisite l'histoire de manière on ne peut plus idéologique où défilent les gesticulations des puissants et des peuples monolithiques, aux contours fantômatiques, sans aucune épaisseur : "Les premières lois civiles de nos peres furent aussi simples que leurs moeurs. On y remarque leur respect pour la propriété, & la douceur des peines" (op. cité, page 57).  "Les lois saliques, ripuaires, bourguignonnes, furent destinées à différents peuples ; mais en général, leur empire était si doux, qu'il fut libre à chaque individu de choisir la loi sous laquelle il vouloit vivre & mourir" (op. cité, page 57). "En ces premiers siècles de gloire & de liberté, les françois élisoient leurs rois, leurs ducs & leurs comtes" (p. 61) La bonté fut toujours le partage de la force ; aussi nos ayeux étoient-ils terribles à la guerre, doux & hospitaliers dans leurs maisons." (p. 63), etc. etc.  Vient enfin le moment où notre comte révolutionnaire, qui avait déclaré que "le règne féodal fut le premier âge de notre servitude & celui dont nous allons bientôt cesser de nous occuper(op. cité, p 59-60),  appelle avec ardeur la venue des Etats généraux, "la réunion de ce peuple juste, & aimant" (op. cité, p 225-226), "pour statuer en son nom, & d'après son vœu sur tout ce qui intéresse la république(op. cité, p 226),  et, mieux encore, se tient prêt à "fléchir devant" les décrets de ses représentants, "si ceux-ci doivent nécessairement augmenter le fardeau de l'impôt, & nous prive encore d'une partie de notre propriété, ces cruels sacrifices exigés d'un peuple déjà accablé par ses besoins..." (op. cité, p 229).  Et D'Antraigues l'affirme haut et clair : "Le tiers état est le peuple, & le peuple est la base de l'état ; il est l'état lui-même : les autres ordres ne sont que des divisions politiques tandis que le peuple est tout par la loi immuable de la nature, qui veut que tout lui soit subordonné, & que son salut soit la première loi de l'état & le motif qui les autorise toutes.(op. cité, p 246).  En conséquence de ce qui précède, l'auteur affirme : "Il faut donc que le nombre de ces députés égale au moins celui des deux autres ordres réunis, afin que l'intérêt public prédomine toujours dans une assemblée, qui cesseroit d'être nationale, si jamais l'intérêt de quelque ordre que ce soit, infirmoit ou annuloit la volonté du peuple(op. cité, p 247).  

 

Après avoir ainsi secoué l'opinion publique, il fut "fut sollicité naturellement par le tiers état pour devenir député , tant à Paris que dans le Vivarais, aux premiers jours de 1789, mais il déclina cet honneur, craignant de passer bientôt pour un transfuge comme Mirabeau et Sieyès. D'ailleurs, ses idées révolutionnaires ne lui avaient pas fait perdre ses traditions de caste, et ce fut dans les rangs de la noblesse, aux côtés de Vogué , qu'il fut envoyé par le Vivarais aux Etats généraux. A la surprise générale, il devait bien vite se montrer le défenseur de l'ancien régime et se déclarer contre les fantaisies démagogiques du tiers état, reniant ainsi les principes révolutionnaires de son manifeste de 1788. Cette brusque volte-face exaspéra ses supporters de la veille. L'irritation de ceux-ci fut portée à son comble lorsqu'on  le vit s'abstenir prudemment de la discussion dans la fameuse nuit du 4 août où furent abolis les privilèges de la noblesse. Dès le mois de septembre, on ne trouva plus son nom parmi les orateurs de l'Assemblée.(Pierre Sabatier, Le comte d'Antraigues : Un grand aventurier sous la Révolution et l'Empire,  La Nouvelle Revue des Deux Mondes, octobre 1973, pp. 74-89).  

Le  dimanche 15 juin 1788, Siméon-Prosper Hardy,  libraire à Paris, assure dans son journal historique, et ce "d'après des lettres particulières de Bretagne" qu'a eu lieu un très violent affrontement à Rennes, entre le peuple révolté et les soldats du roi, menés par le comte de Thiard, qui "avaient eu ordre de tirer sur les citoyens". On comptabilisa "Trois cents hommes de tués" (c'est l'auteur qui souligne), "ainsi qu'un grand nombre de blessés".  Le commandant du roi aurait défendu son choix d'attaquer le peuple par le fait d'avoir, grâce à un détachement de soldats,  échappé de justesse à une potence préparée pour lui par "les furieux" pleins de "rage" et de "vengeance patriotique"

 

(Hardy, "Mes loisirs...", op. cité, VII, Années 1787-1788, p 480.

Je n'ai trouvé aucune autre mention de cette émeute par les historiens à ce jour, fait très étonnant au regard de son ampleur : ce serait un des pires drames humains de la Révolution Française !

Le 5 juillet 1788, Loménie de Brienne doit se résoudre, au nom du roi, par un arrêté du conseil, de convoquer des Etats généraux et "S.M  invite en même temps tous les savants et personnes instruites de son royaume et particulièrement ceux qui composent l'académie des inscriptions et belles lettres de la bonne ville de Paris, à adresser à M. le garde des sceaux tous les renseignements et mémoires sur les objets contenus au présent arrêt" Recueil général des anciennes lois françaises, depuis l'an 420 jusqu'à la Révolution de 1789, tome 28, 1827, par les avocats Athanase Jean-Léger Jourdan, Nicolas Decrusy et François-André Isambert, 29 tomes de 1821 à 1833).  Dès ce moment, une effervescence nouvelle s'empare de la classe intellectuelle, et en novembre sont rouverts les clubs et autres associations subventionnées que le premier ministre Breteuil avait fermés le 19 aout 1787, au prétexte que "les Français devenaient Anglais dans ces sortes de conventicules et s'y communiquaient la licence des principes républicains."  (Gustave III et la cour de France, par Geffroy, II, p. 474 (Archives de Dresde correspondance de France, 20 novembre 1788.).  Au sein de clubs, de cafés, de sociétés anciennes ou nouvelles, de loges maçonniques, qui rassemblent des gens d'horizons différents mais réunis par un esprit rationnel et fraternel. on discute, lit, commente les revues et les gazettes :  Ephémérides du Citoyen (1765-1772), Gazette de Leyde (1677-1811), Mercure de France (1672-1965), le Journal de Paris (1777-1840), etc.

Paris comptait de nombreux clubs, citons : 

- La Société (ou Comité) des Trente, fondé par le libéral Adrien Jean-François Du Port, réunissant des hommes du gratin du tiers (le haut tiers), de la noblesse libérale et des grands prélats : Volney, le duc de la Rochefoucauld, d'Aiguillon, d'Aumont, de Montmorency, Condorcet, Mirabeau, La Fayette, l'abbé Sieyès, Talleyrand (devenu évêque d'Autun), du Pont de Nemours, Le Peletier de Saint-Fargeau, les frères Lameth, le comte Roederer, l'avocat Duval d'Eprémesnil,  le banquier de Genève Etienne Clavière, Saint Just (qui fera partie du groupe des "47" députés de la noblesse qui rejoindront le tiers  le 25 juin 1789, après 149 députés du clergé), Destutt de Tracy, etc. 

- La Société gallo-américaine, fondée en 1787 par Nicolas Bergasse,  Brissot et Clavière.

La Société des Amis des Noirs.   

-  Le Club des Colons (de Saint Domingue, surtout), fondé par le banquier Kornman dont les riches membres payaient 96 livres de cotisation annuelle. On y trouvait La Fayette, Bergasse, Brissot, Antoine-Joseph Gorsas et Jean-Louis Carra, journalistes à la Révolution. 

- Le club chez Massé, restaurateur au Palais Royal, ou club "des enragés", selon l'expression de Louis XVI  (Correspondance de France, citée par Geffroy, op. cité)., qu'anime en particulier l'abbé Sieyès ou le duc d'Orléans et qui sera augmenté  d'un autre club du même genre, Le Salon, faute de place, installé près de la Comédie italienne, en 1782. 

- Le Salon ou Club des Arts (au palais-Royal, aussi) était huppé, avec une cotisation de 72 livres. On pouvait y croiser Bailly, qui sera maire de Paris, le baron d'Holbach  (Sagnac, 1910).  

- Le Club de Valois (au palais-Royal, toujours), ouvert en février 1789, présidé par le duc d'Orléans, était très couru par la noblesse libérale, à l'image de la Société des Trente.

 

On trouve des sociétés philanthropiques fondées sur l'assistanat laïc, comme celle de Strasbourg (1776), celle de Paris (1780), celle de Versailles  d'Orléans (1786), de Besançon (1788), etc., les Académies des Sciences, Arts et Lettres de Metz (1760), de Dijon (1725, où Rousseau est médaillé en 1750) ou d'Arras (1737), avec Robespierre (1783) ou Carnot. 

Les loges maçonniques, nombreuses à Paris, faisaient des conférences, des lectures, mais aussi des concerts. Voltaire aurait fait partie de la Loge des Neuf soeurs (1776), fréquentés par Benjamin Franklin, l'astronome de Lalande, madame Helvétius (qui avait son propre salon, très fréquenté, Le cercle d'Auteuil), le botaniste Jussieu, le médecin Cabanis, etc.   Citons aussi La Loge du Grand Orient, des Amis réunis, de l'Amitié, du Contrat social, etc.  (Sagnac, 1910).   

Vers la fin de l'année 1788 commencent les manigances des classes privilégiées contre le peuple qui commence à donner de la voix, phénomène politique que nous connaissons, nous l'avons vu, depuis la plus haute antiquité. Des textes sont adressés à la partie privilégiée, bourgeoise, du Tiers et on ne s'étonnera guère d'y trouver les moyens de stigmatisation les plus anciens utilisés par les riches quand la colère populaire commence à gronder :  l'ignorance du peuple et sa violence naturelle (Baudens ; Slimani, 2009). Il n'y a là rien de nouveau, bien sûr, nous avons vu à quel point  le mépris social des riches envers les pauvres est grand dans de nombreux ouvrages économiques ou philosophiques, de France ou d'ailleurs.  Rivière incontrôlable qui sort de son lit, qui se transforme en torrent et détruit tout sur son passage, tourbe bruyante (op. cité), les métaphores parlent d'elles-mêmes. Pour bon nombre de nantis, le peuple ne sait rien, n'a pas son mot à dire dans la conduite du pays, et ne connaît que la fureur et le désordre. Mais d'autres messages ont plus de pertinence et soulignent la récupération du peuple par les nobles et les robins, transformé en "jouet infortuné des ambitieux et des fanatiques, trop souvent leur dupe et leur victime..."  (Le pour et le contre, entretiens patriotiques de deux gentilshommes bretons,  1788, BNF, Collection : Les archives de la Révolution française ; 5.823, p. 89, ).  zz

"le masque tombant, ils demandent pour les futurs États généraux les formes de 1614 et détruisent maladroitement du même coup leur position intermédiaire, jadis si ardemment défendue, entre le roi et l'ensemble de ses peuples. Le parlement de Paris en fait le souhait le 23 septembre 1788 rejoint, on l'a vu, par son homologue breton quasiment un mois plus tard, sans parler des magistrats bisontins prônant le 27 janvier 1789 un plan conservateur privilégiant la noblesse à l'intérieur de leurs États"  (Baudens ; Slimani, 2009)

 

Mais le tiers état ne fut pas dupe de la manœuvre. Convoqués le 20 novembre, les membres du tiers critiquèrent en particulier « la conservation des privilèges et la délibération par ordres "qui ne permettait pas d'espérer que les Etats ainsi constitués pussent opérer aucun bien ni supprimer aucun abus, lorsque l'un des ordres aurait intérêt à conserver cet abus"» (op. cité).  Ce n'est pas tout. Beaucoup de corporations fit remarquer que la très faible proportion de la noblesse dans la province était incompatible avec son poids politique et fit remarquer la nécessité "d'obtenir dans les Etats une place conforme à sa prépondérance numérique." et adressa une supplique au roi pour lui demander cette mesure en même temps que le doublement du tiers.  Mais le plus inattendu est que le tiers trouva dans la noblesse elle-même (certes une infime fraction  dissidente et libérale) un brillant défenseur, André-Daniel Lafon de Ladébat, qui rejette la division de la société en trois ordres et défend le suffrage universel (Ladébat, Observations lues à Messieurs les représentants du Tiers-état de la ville de Bordeaux, 1788).  Il va même jusqu'à se présenter à la députation du tiers, ce qui lui sera refusé à cause de son appartenance à la noblesse.  

A l'automne 1788, on assiste à une multiplication des séditions dans la province de Bretagne, touchant avant tout aux subsistances. Dans les ports, on veut interdire les exportations de blé, sur les marchés on lutte contre l'accaparement des grains par les riches spéculateurs, à Nantes, Quimperlé, Port-Launay, Tréguier, Morlaix, Saint-Brieuc, etc.  (Sagnac, 1910).  Préfigurant les Cahiers de doléance, le peuple égrène ici et là ses griefs :  droits seigneuriaux, impôts, dîmes écrasant injustement le pauvre et épargnant le riche. On crie qu'il faut "écraser tous les bourgeois et les gentilshommes" (Baud, près de Pontivy, août 1788).  Il faut préciser que, du XVIIe siècle au milieu du XIXe siècle, les mouvements de subsistance sont presque constants non seulement en France mais aussi dans les autres pays européens.  Pour la période allant de 1661 à 1789, les historiens  Guy Lemarchand et Jean Nicolas ont comptabilisé plus de 1400 émeutes de subsistance, tandis que John Markoff en dénombre plus de 1200 sur une courte période,  de  1788 à 1793 (Bouton, 2000)

Le 8 décembre 1788, le médecin Joseh-Ignace Guillotin (1738-1814), confrère de Jean-Paul Marat et initiateur tristement célèbre de la guillotine, signe une pétition sur la venue des Etats Généraux, et place tous ses espoirs dans l'Assemblée nationale, "la plus auguste, & la plus puissante qui fût jamais, pour le bonheur de tous, qui seul peut faire le bonheur de chacun." (Guillotin, Pétition des citoyens domiciliés à Paris, chez Clouzier, imprimeur du roi, BNF Lb39 835). Le futur député du tiers revendique le libre choix des représentants de la nation par les représentés eux-mêmes, choisis par tête et non par ordre, car la naissance, les charges, les places ou encore les dignités ne peuvent concéder des droits de représentation.  Il demande l'exclusion au processus électoral des hommes "non-domiciliés" ou "dans une dépendance servile d'autrui",  ce qui permet de noter l'ambiguïté, une fois de plus, des conceptions de la liberté d'un certain nombre de gens des classes aisées. L'auteur dénonce les abus qui font que "les Plébéien payerait toujours, & partout sans  presque jamais payé par personne". On voit une fois encore, que les bourgeois patriotes du Tiers font très souvent parler d'une même voix le haut tiers et le tiers prolétaire, dont les conditions économiques sont pourtant très dissemblables. 

Depuis l'ouverture de la session des Etats de Bretagne le 29 décembre 1788, les députés du Tiers refusent de siéger tant que leur demande de doublement de leur effectif n'a pas été entendue. Les débats au Conseil du roi peinent à trancher la question, et le rapport de Necker, attaché au résultat du Conseil du 27 décembre 1788, illustre bien, avec des propos explicites, le sentiment qu'a la bourgeoisie, le haut-tiers, de sa force, du rôle de premier plan qu'elle entend jouer dans la conduite du pouvoir. Et on voit bien encore là qu'il s'agit d'une dispute entre puissants, entre riches pour une domination qui prend essentiellement sa source dans la puissance économique, argument massue désormais du parti patriotique, où se retrouvent nombre de libéraux contre le parti aristocratique des privilégiés de l'Ancien régime.  Et avant même que la Révolution ne produise tous ces effets, on mesure encore une fois à quel point les préoccupations du peuple ne sont pas du tout l'enjeu de la bataille que se livrent les camps de la ploutocratie. Pour la bourgeoisie, le Tiers Etat c'est avant tout le haut-tiers auquel elle fait partie, cette classe de citoyens plus ou moins riches qui commence à être sûr de sa force, consciente que son accession au pouvoir n'est plus qu'une question de temps. Écoutons l'argumentaire d'un de ses éminents représentants, le ministre Necker  :

 

"Les richesses mobilières et les emprunts du gouvernement...ont associé le Tiers État à la fortune publique ; les connaissances et les lumières sont devenues un patrimoine commun ; les préjugés se sont affaiblis. L'ancienne délibération par ordres ne pouvant être changée que par le concours des trois ordres et par l'approbation du Roi, le nombre des députés du Tiers État n'est jusque-là qu'un moyen de rassembler toutes les connaissances utiles au bien de l'État, et l'on ne peut contester que cette variété de connaissances appartient surtout à l'ordre du Tiers État, puisqu'il est une multitude d'affaires publiques dont lui seul a l'instruction, telles que les transactions du commerce intérieur et extérieur, l'état des manufactures, les moyens les plus propres à les encourager, le crédit public, l'intérêt et la circulation de l'argent, l'abus des perceptions, celui des privilèges, et tant d'autres parties dont lui seul a l'expérience...."  

Histoire de France, tome IX, Le règne de Louis XVI (1744-1791), Henri Carré, Philippe Sagnac et Ernest Lavisse, Paris, Hachette et Cie, 1910, 

Livre V de P. Sagnac, ch. 1, La guerre des classes.

En Bretagne, face à la fronde des députés du Tiers, le comte de Thiard, commandant militaire du roi pour la province suspend alors les séances jusqu'au 3 février 1789. Mais le 20 janvier, un nouvel arrêt royal favorise le tiers contre la noblesse, en relevant le nombre de députés d'un tiers du total des deux autres ordres.  Les patriotes n'abandonnent pas pour autant le combat, fort de plusieurs autres revendications, et proclament "infâmes et traîtres à la patrie ceux des membres du tiers qui auraient la hardiesse de braver les décisions sacrées du peuple, ou la bassesse de se laisser gagner, ou la faiblesse de se laisser surprendre…"(Assemblée Générale de MM. les Etudians en Droit et jeunes Citoyens de Bretagne réunis à Rennes, 18 janvier 1789).

Les décisions du tiers rassemblé plus tôt en décembre se refléteront dans le cahier de doléances de la sénéchaussée de Rennes du 7 avril 1989, qui annonce clairement sa volonté d"assurer "aux citoyens, la liberté, la sûreté des personnes et l'égalité la plus parfaite de tous les individus devant la loi et l'impôt, devant le roi et tous les dépositaires de l'autorité" (article 10), "un pacte social de la nation française" (article 11),  la "suppression de la féodalité" (article 17), des privilèges et distinctions de la noblesse (article 48 et suivants), celle de "la traite des nègres, par les vaisseaux et navigateurs français, et de procurer la liberté aux esclaves de nos colonies" (article 44). Est affirmée  aussi "la liberté indéfinie de la presse". Etc. etc.  (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, 1e série (1787-1799), tome V)

                   

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