
Révolution Française [ 10 ]
La Grande Peur
Pillage de l'Hôtel de Ville de Strasbourg
21 juillet 1789
Jean-Henri Clees (1774-1812), peintre
1789
Cabinet des dessins et estampes
Musées de Strasbourg
Cet édifice de la Renaissance, appelé le Neubau ("Nouvelle construction"), a été construit par l'architecte Hans Schoch et les sculpteurs suisses Paul Maurer et Joerg Schmitt, entre 1582 et 1585, pour être le Palais des Congrès de Strasbourg
Avertissement : Les événements décrits ci-dessous ont lieu avant la création des départements français, qui sont indiqués seulement pour situer commodément les localités citées.
La Grande peur,
introduction
On a longtemps cru que les grands mouvements de frayeur qui avaient secoué la France entre le 20 juillet et le 6 août 1789, avaient été ourdis et déclenchés au même moment, révolutionnaires et contre-révolutionnaires se renvoyant dos à dos la responsabilité du mal, mais Georges Lefebvre (1874-1959) a démontré patiemment que ce que l'historien Alphonse Aulard (1849-1928) appellera Grand'Peur, puis Grande Peur (Alphonse Aulard, "La Révolution française et le régime féodal", Paris, Librairie Félix Alcan, 1919, p. 141) a consisté "plutôt en une série de paniques en réactions en chaîne provenant de cinq ou six sources et qui se déroulaient pendant une période de trois semaines" (Tackett, 2004). Tout d'abord, et de manière spontanée, selon Lefebvre, s'affirme "la certitude collective de l’arrivée imminente des brigands" et "l’extraordinaire capacité des alarmes qui en sont la conséquence à se diffuser hors de l’échelle locale" (Vignolles, 2020). Puis, la peur "se répand par la circulation en chaîne de fausses nouvelles, entraînant paniques collectives et armements défensifs qui alimentent à leur tour des alarmes" (op. cité).
Cette forme de peur collective n'est pas nouvelle. Elle a accompagné un certain nombre de "jacqueries paysannes très traditionnelles, nourries des rumeurs et des peurs particulières à l’Ancien Régime, notamment rural, qui culminent au XVIIe siècle, et dont les dimensions sociale et symbolique ont été magistralement mises en lumière par Yves-Marie Bercé" (Baczko, in Baczko et Porret, 2016). Michel Vovelle confirme cette antériorité , soulignant comment la Grande Peur "réemploie de vieux frayages, se fixe sur des supports traditionnels" (Vovelle, 1985). Certains chercheurs mettent en garde cependant ceux qui seraient tentés de donner trop d'importance à "une interprétation pseudo-psychologique, trop dépendante d'un prétendu primitivisme de la paysannerie dont la mémoire collective serait remplie du souvenir d'invasions anciennes." (Clay, 1995).
Y-M Bercé : Fête et révolte : des mentalités populaires du xvi e au xviii e siècle, Paris, Hachette, 1976.
Lefebvre a établi une chronologie et une géographie de la Grande Peur "qui n'ont guère été remises en question depuis" (Vignolles, op.cité). dont Michel Vovelle a dressé une carte (elle-même basée sur celle de Lefèbvre), très souvent utilisée depuis, et dont s'inspire la suivante :
Carte de la Grande Peur, avec ses principaux épicentres (Gastines près de Nantes, Ruffec, La Ferté, Estrées, Romilly à coté de Troyes, Saint-Florentin, Louhans ou Bram) et ses axes de propagation.
Mais la réalité pourrait avoir été plus anarchique, parfois, que ce système de foyers précis, à partir desquels se propage la peur dans diverses directions. Ainsi, Lefebvre fait démarrer une de ses six vagues de peur à Ruffec, en Charente, le 28 juillet, mais Henri Diné fait remarquer que, selon les archives de la Vienne elle est déjà à Saint-Germain-sur-Vienne, le 27, près de Chinon, à plus de cent cinquante kilomètres au nord (Henri Diné, La Grande Peur dans la Généralité de Poitiers, Juillet-Août 1789, chez l'auteur, Paris, 1951). Mieux, à Nantes, où Lefebvre parle d'une peur qui démarre le 20 juillet, on informe déjà une semaine avant que les "bons bourgeois craignant...les ravages d'une troupe de bandits, s'armèrent pour faire la police, mais alors le bruit s'étant répandu que les troupes arrivaient de toutes parts, autour de la ville, toute l'inquiétude se tourna de ce côté." (Diné, op. cité). Puis, dès le 17 juillet, "la révolte de Paris est devenue d'une nature bien plus désastreuse qu'on ne s'y attendait" (Diné, op. cité). Ce ne sera pas le seul lieu, nous le verrons, où des grands troubles succéderont à des moments de panique.
"Je me suis délibérément éloigné du Poitou pour démontrer que la grande peur n'y situe pas ses origines, et que la diversité des lieux où elle est signalées dès le 22 juillet explique clairement qu'il ne peut y avoir de point de départ régional, unique et précis de panique." ( Diné, op. cité),
Ce qui n'empêche pas la progression à peu près régulière de l'information, de ville en ville, due à l'unique moyen des exprès de l'époque, ces messagers chargés des messages urgents :
"Elle [la panique] suit les grandes routes et va à la vitesse d'un homme à cheval ; elle est apportée tout simplement par le courrier qui prétend avoir vu des brigands armés, pillant et ravageant tout. Rien de bien mystérieux dans sa marche, on le voit."
(Sagnac, 1905).
La peur ne peut se comprendre sans se figurer le tableau de très grande misère qui règne un peu partout dans le pays. Dans de très nombreuses régions, la première inquiétude est de manquer, car les plus pauvres craignent régulièrement la famine. Cette situation développe toujours chez les plus faibles des états socio-psychologiques très fragiles, qui conduisent à altérer parfois sévèrement les facultés de discrimination et de jugement. Rappelons qu'un peu partout en France, les effets du terrible hiver de 1788/89 se fait encore sentir. Les mauvaises récoltes, l'été pluvieux accompagné d'orages "avoient dévastés beaucoup de pays aux bleds", raconte Gabriel Abot de Bazinghen (1779-1798), maire de Saint-Martin-lès- Boulogne et juge de paix, et l'on s'est inquiété des conséquences du "grand hyver" (op. cité), comme le gel presque ininterrompu entre la fin novembre et la mi-janvier 1789, que rapporte le négociant Jacques Cavillier (1737-1823), lui aussi dans son journal (Seillier et Caux-Germe, 2014). Nous l'avons-vu, les premiers mois de l'année 1789 apportent leur lot de calamités : disettes proche de la famine, chômage, crise industrielle, qui entraînent une recrudescence de la grande pauvreté et avec elle, son lot de mendiants, de vagabonds, de chômeurs, etc.
Il y a donc un peu partout une très grave crise des subsistances et on peut dire que de nombreuses angoisses ont fait le lit de la Grande Peur : "La panique s'est développée dans une atmosphère d'anxiété extrême quant à l'approvisionnement en subsistances..." (Clay, 1995). Il ne faudrait pas en déduire pour autant que les mouvements de peur soient systématiquement liés aux révoltes agraires, fait remarquer Georges Lefebvre. Tout d'abord, celles-ci les ont précédées :
"Les révoltes agraires du Bocage Normand, du Hainaut, de la Franche-Comté, de l’Alsace et même du Mâconnais sont antérieures à la Grande Peur et celle du Dauphiné est la seule qu’on puisse mettre à son compte. Entre la révolte agraire et la Grande Peur, il y a si peu de dépendance que la seconde n’apparaît pas dans la première, le Dauphiné excepté" (Lefebvre, op. cité). Par ailleurs, l'historien lillois, et d'autres après lui ont rappelé que des "régions entières ont connu une Grande Peur qui n’a pas évolué en guerre aux châteaux : le Sud-Ouest, l’Auvergne ou encore le Soissonnais" (Vignolles, 2020).
Il faut toutefois nuancer ces propos, car, nous le verrons plus loin, dans un certain nombre de cas, peurs et révoltes ont bien des liens étroits, et dans plusieurs régions, les attaques de châteaux, les émeutes, les déprédations de toutes sortes s'intensifient largement pendant les semaines de la Grande Peur. Parfois, la peur elle-même entraîne de nouvelles révoltes, qui elles-même engendrent de nouvelles peurs. Citons par exemple l'explosion d'un baril de poudre pendant une fête, en Franche-Comté, au château de M. de Mesmay, à Quincey, dans la région de Vesoul, le 19 juillet. Ce vraisemblable accident "fut le signal de la révolte agraire qui engendra la grande peur de l'Est et du Sud-Est." (Lefebvre, op. cité : 88).
Le problème des subsistances est à la racine de la Révolution Française, et de ses multiples manifestations, comme celle de la Grande Peur. Les marchés, lieu éminent de brassage social, entre ville et campagne en particulier, connaissent depuis le printemps des confrontations permanentes, cela a été déjà évoqué pour la Bretagne et la Normandie, mais cela concerne beaucoup d'autres régions : Le 22 avril, les autorités municipales de Bergerac préviennent celles de Périgueux que les paysans s'apprêtent à venir en ville taxer les produits. Autour de Mamers, entre pays saosnois et perche (Sarthe, Pays de Loire), des ouvriers de la forêt de Bellême arrêtent des voitures de grains se dirigeant vers Mortagne-au-Perche. Les autorités dispersent les habitants qui battent alors la campagne pour persuader les paysans de livrer leurs produits sur leurs marchés et non sur celui de Mamers, ce à quoi les Mamertins répondent par une interdiction aux habitants du Perche de s'approvisionner sur leur marché (Archives départementales, G 90, lettre de Guillaume-Joseph Pélisson de Gennes (1753-1832), lieutenant général au baillage de Mamers, à l’intendant d’Alençon, datée du 23 juin 1789). A Bar-sur-Aube, le 24 juin, les ruraux menacent les citadins d'incendier des magasins s'ils ne trouvent pas assez de pain sur les marchés. A Sens, le 13 juillet, les paysans ne se contentent pas de menaces mais attaquent l'entrepôt de grains. Dans les jours qui suivent le 14 juillet, c'est la grande ville cette fois, Paris, qui alarme les petites en annonçant sa volonté d'acheter des grains sur les marchés d'autres villes : "Après le 14 juillet, Paris sema ainsi l'effroi à Pontoise, à Étampes et à Provins." (Lefebvre, op. cité : 30 ). A Amiens, le 18 juillet, les ruraux exigent en masse d'obtenir le même rabais qu'ont obtenu les citadins (op. cité). A Péronne, le même jour, "les habitants des villages et des ouvriers" pillent l'octroi (Ado, 1996). Le 20 et 22 juillet, c'est une foule de pauvres qui taxe le pain sur le marché de Roye (op. cité), au pays de Babeuf. Le 27 juillet, les gendarmes y rapportent que les campagnes "sont dans la plus grande fermentation et [...] il serait bien à désirer que l'on puisse placer des détachements de cavalerie ou de dragons dans les bourgs ou grosses paroisses de mon département, pour y assurer la moisson qui est dans le plus grand danger." (Archives Nationales F7 3690.2, d. 2110 Rapport d'un lieutenant de gendarmerie de Roye, 27 juillet 1789). A Lille, le 21, les paysans cherchent à forcer les chanoines de Saint-Pierre de distribuer aux pauvres le tiers des dîmes. Le 25, à Montdidier, c'est avec des gourdins qu'ils débarquent sur le marché avant qu'ils ne soient désarmés par la milice (Lefebvre, op. cité : 30 ). Etc. etc. Il est clair que les émeutes, les mouvements de révolte se multiplient à beaucoup d'endroits au moment où sévit la Grande Peur, provoquant eux-mêmes des inquiétudes et des paniques : "jamais, les troubles frumentaires ne furent aussi nombreux que pendant la seconde quinzaine de juillet", reconnaît Georges Lefebvre (op. cité : 83 ).
La Grande peur,
« S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe »
Un certain nombre de faits se sont produits à Paris et à Versailles avant les premières manifestations de la Grande Peur un peu partout en France, qui ont eut des résonances dans les provinces : Les Etats-Généraux, la prise de la Bastille, bien sûr, mais aussi le renvoi de Necker, l'émigration des premiers nobles, ou encore, la mort de l'Intendant de Paris, Louis Bénigne François Bertier de Sauvigny (1737-1789) et de son beau-père, Joseph-François Foullon (ou Foulon), baron de Doué (1715-1789), assassinés en Place de Grève (Place de l'Hôtel de Ville) par la foule, le 22 juillet, alors qu'ils étaient conduits à l'Abbaye de Saint-Germain pour y être emprisonnés. L'homme est "à la tête d’un immense patrimoine foncier composé de biens seigneuriaux situés en Bourgogne, en Champagne, et dans l’Auxois et le Nivernais. En 1788, il acquit pour un prix de 500 000 livres des terres situées en Bourgogne." (Cohen, 2017). Chargé du maintien de l'ordre à Paris et dans sa région, mais aussi de la subsistance de plus de 20.000 hommes de troupe, il "savait bien qu’il était détesté des Parisiens et fut trop heureux de trouver l’occasion de leur faire la guerre. (...) Celui-ci montra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches. Si Paris ne fut point mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute."
Jules Michelet, Histoire de la Révolution Française, 1868-1893, vol 1, in Oeuvres Complètes, 1893-1898, Paris, Ernest Flammarion, p. 296.
"Ce qui exaspérait aussi toute la population des environs de Paris, c’est que, au milieu de la disette, la cavalerie rassemblée par Foullon et Berthier avait détruit, mangé en vert, une grande quantité de jeune blé. On attribuait ces dégâts aux ordres de l’intendant, à une ferme résolution d’empêcher toute récolte et de faire mourir le peuple." (op. cité : 303)
(...)
"La famine est alors une science, un art compliqué d’administration, de commerce. Elle a son père et sa mère, le fisc, l’accaparement. Elle engendre une race à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, financiers, fermiers généraux, intendants, conseillers, ministres. Un mot profond sur l’alliance des spéculateurs et des politiques sortit des entrailles du peuple : Pacte de famine.
Foulon était spéculateur, financier, traitant d’une part, de l’autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s’était faite par un autre que par lui. (op. cité : 295)
(...)
On lui attribuait une parole cruelle : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe… Patience ! que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent… » On lui imputait encore ce mot terrible : « Il faut faucher la France… » (op. cité : 295)
(...)
On s’étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d’ailleurs et d’expérience, se soient jetés dans ces folies. C’est que les grands spéculateurs financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations. Or l’affaire la plus lucrative qu’ils pouvaient trouver jamais, c’était d’être ainsi chargés de faire la banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard ? On gagne sur la tempête, on gagne sur l’incendie ; pourquoi pas sur la guerre et la famine ? Qui ne risque rien n’a rien.
La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Berthier, qui croyaient tenir Paris, se trouvèrent déconcertés par la prise de la Bastille." (op. cité : 296)
"Les Etats généraux commencèrent à Versailles au jour indiqué et depuis ce jour on vit mil misères. Les trois ordres ne s’accordant point, Paris fut presque tout bouleversé : on démolit la Bastille, on coupa la tête au gouverneur, au prévôt des marchands, à plusieurs autres ; il y eut un grand nombre de personnes tuées ; on arbora la cocarde dite du Tiers-Etat ; le peuple se portoit aux plus grands excès. On brula et démolit grand nombre de châteaux et d’abbaies en Bourgogne et Franche-Comté. On étoit toujours dans l’inquiétude."
Notes de Jean-Baptiste Renaudin, (vers 1740-1820) curé de Ménetou-Ratel, à l'ouest de Sancerre (Cher).
Archives municipales de Menetou-Ratel .1E 3, Registre paroissial de 1767-1792 dans l'inventaire sommaire des archives départementales du Cher antérieures à 1790 par Alfred Gandilhon. Tome II du Supplément de la série E. Bourges, 1925.
Source : Geneanet
D'autres personnages du même acabit, qui profitent avantageusement de la situation, ont subi la même année le même sort, dans d'autres régions de France. On ne supporte plus l'arrogance, les dérapages verbaux, la richesse des nantis. A Bar-le-Duc et à Tours, les négociants Pellicier et Girard sont, comme Bertier et Foullon à Paris, massacrés. A Bar-le-Duc, c'est André Pellicier, minotier, négociant, qui continue "d'acheter directement aux cultivateurs et de transporter les grains suivant les besoins de son commerce" et provoque deux émeutes à Ligny-en-Barrois les 28 mars et 22 avril 1789, et une autre est déclenchée à Bar-le-Duc le 4 juin à cause de la pénurie des subsistances. Le 27 juillet, alors que les bourgeois se réunissent à l'église Saint-Etienne, la population, à cause de la cherté du pain, envahit les lieux, hue le syndic et Pellicier, assommé mortellement est traîné à travers la ville (Lucien Braye : "Les débuts de la Révolution à Bar-le~Duc ; l'accapareur André Pellicier" (1737-1789), dans le Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc. Année 1921, p. 129-154, ). A Tours, le subdélégué Genty s'associe à un autre négociant, Girard, pour approvisionner la ville. Le 29 mars, la foule arrête les bateaux chargés de blé pour Orléans et le lieutenant de police fait vendre le blé à 40 sols le boisseau. Le 1er avril, le prix est remonté à 48 sols et des femmes obligent les commis de Girard à baisser les prix de 48 à 40 sols. Un pillage de bateaux, plus tard, est évité de justesse. Girard est injurié en public, le lendemain, menacé par la foule dans sa maison. Les autorités, qui avaient déjà bataillé contre de multiples dégâts dus à des inondations, des ruptures de ponts, etc., continuent de chercher des solutions, achètent du grain à Nantes et remplissent des missions difficiles d'achat, d'acheminement, d'entreposage des grains. Une souscription est organisée pour faire face à toutes les dépenses, et comme cela ne suffit pas, on recherche des grains au meilleur prix dans la vallée de l'Indre. La situation est si dramatique que tous les efforts ne suffisent pas et de nouvelles émeutes frumentaires ont lieu. Et malgré le travail acharné de nombre d'édiles, une fois encore, des hommes en position de pouvoir ont dû servir leurs propres intérêts en lieu et place de l'intérêt général. On suspecte l'échevin Simon-Roze de malversation, comme deux "commissaires des notables pour les blés", Louis Jacques Roze des Bretonnières et Jacques Onezine Chottard, qui s'enfuient et se réfugient à Paris (Baumier, 2007). Girard paiera de sa vie ce trop-plein de détresse et de colère accumulées par la population affamée. Cet exemple est une parfaite illustration de l'expression populaire : "ventre affamé n'a point d'oreille".
Tout ce que nous savons sur le mépris social des riches envers les pauvres, la volonté des premières thèses libérales, tous pays confondus, de laisser les pauvres au plus près du niveau de subsistance, cela a déjà été analysé dans les chapitres sur la naissance du libéralisme, va dans le sens de la crainte des pauvres et autorise, preuves à l'appui, toutes les suspicions possibles. D'autres éléments à charge peuvent y être ajoutés : Peu importe que la fameuse tirade de la reine Marie-Antoinette soit authentique ou non. "S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche", en substance, a déjà été prononcé à maintes reprises par les nantis. Et Foulon, précise Lefebvre, est loin d'être le seul à avoir voulu faire manger de l'herbe au peuple. Deux parlementaires ont été accusés des mêmes propos à Lons-le-Saunier, et en Touraine, c'est au tour du procureur du roi Turquand et son fils, à Sainte-Maure : "Que les gueux de paysans seraient obligés de manger de l'herbe et des racines pour vivre, de faire faire de la bouillie à leurs enfants avec de la raclure de pierre blanche et que les têtes fontangées ne mangeraient pas leur saoûlt de pain d'orge.". A Orléans, c'est un ancien échevin qui est arrêté pour avoir affirmé, dit-on, que "si les petites filles mouraient, il y aurait assez de pain".
fontangées : Aux XVIIe-XVIIIe siècles, une fontangé est un ensemble de noeud de rubans et parfois de dentelles, à étages pour les plus complexes, ornant et attachant les coiffures féminines.
Ici ou là, les manigances des riches, réelles ou supposées, donc, font courir les rumeurs : Pour les uns, les princes cherchent à provoquer une famine pour obliger Necker à démissionner ; pour les autres, le ministre lui-même serait le plus grand des accapareurs avec la bénédiction du roi (Steve Kaplan, Le complot de famine, histoire d’une rumeur au XVIIIème siècle, Paris, Cahier des Annales, A. Colin, 1982, p. 9). On le voit bien, la suspicion de fraude, d'accaparement, d'enrichissement, avérés ou non, provoquent ici et là des idées de complot des Grands contre les petits, de pactes de famine, pour affamer volontairement la population.
Mais la spéculation elle-même, la rétention des stocks de grains pour faire monter les cours, n'a rien d'une rumeur :
"Que des ministres aient voulu faire face aux besoins de l'État en spéculant sur les blés, c'est naturellement une légende. Mais que des personnages hauts-placés se soient intéressés dans la compagnie Malisset avec l'espoir qu'elle ferait de gros bénéfices, de même qu'ils intriguaient pour être « pris en croupe » par un fermier général ; que des agents de la compagnie aient spéculé pour leur compte à l'abri de ses privilèges, rien n'est plus vraisemblable." ( Lefebvre, op. cité : 31).
"Le Parlement n'a pas voulu rechercher les vrais auteurs du monopole. Nul n'ignore, pourtant, les agissements d'une compagnie qui jouit, moyennant une faible redevance, de sept moulins achetés et entretenus par Sa Majesté, à Corbeil et en d'autres endroits. Le 9 février, le Parlement a mandé à sa barre les frères [Éloi-Louis et Dominique-César] Leleu et le sieur Doumerc, qui servent de prête-nom à de riches associés, disposant d'au moins 10 millions." (Pierre Saurat, "Le Journal d'un parisien en 1789", Période du 1er janvier au 30 juin, Saint-Ouen, Edition Le Parisien, 1989). Camille Desmoulins a écrit sur le sujet un pamphlet sévère : "Les insignes Meuniers de Corbeil ou la Compagnie des Famines découverte, en présence de M. Necker, accusé", Paris, chez Lefèvre, 1789, autrement intitulé "Réplique aux deux mémoires des Sieurs Éloi & Dominique César Leleu, insignes Meuniers de Corbeil ; en présence de M. Necker", Paris, chez Garnery, l'an premier de la Liberté (1789).
Doumerc : (écrit aussi Doumerk, Doumerck) : Daniel Doumerc (1738 - 1816), négociant, il sera nommé Régisseur Général des Vivres de la Guerre, mais aussi chargé de l'approvisionnement des blés pour le compte du Roi. Il fut arrêté avec son associé, Jean-Louis Sorin de Bonne († 1781), le 5 mai 1775, dans le cadre de la fameuse "guerre des farines". Ils seront libérés, faute de preuve, le 15 juin.
La Grande peur,
« tout allait prendre une nouvelle face »
Un peu partout, la misère, la colère, s'accompagnent de la conviction que la révolution va renverser l'ordre établi et apporter, enfin, plus de justice. Vers le 20 juillet, Jean-Pierre Antoine Faure-Lajonquière (1768-1807), fiévreux révolutionnaire qui embrassera une carrière militaire dans les armées de Napoléon, confie dans une lettre : "...cette idée que les Français sont enfin libres donne à mon cœur une énergie que le bien seul de ma patrie pouvait porter à ce point." (Gustave Doumerc, 1898-1988, 'Histoire de Revel en Lauragais", Toulouse, 1976). Dans l'Avesnois, le subdélégué Pillot affirme : "Tout le monde veut être maître, le peuple a arboré la cocarde de la liberté, vous sentez à merveille que j’ai dû me conformer à la loi générale." (Trenard, 1990). En Champagne "ils se regardent déjà comme affranchis" note le commandeur de Thuisy, le 23 juillet. C'est "au bruit que les habitants ont appris que tout allait prendre une nouvelle face" selon le récit du curé de Moreille, ce 28 juillet en Beauce, que ces derniers refusent désormais de s'acquitter de la dîme et du champart, "se croyant autorisés, disent-ils, par la nouvelle loi à venir." (Lefebvre, op. cité : 94 ).
Un peu partout, tout au long de l'année 1789, en particulier dans le sud de la France, les populations refusent de payer divers impôts féodaux ou négocient les taux à la baisse. Les Artésiens refusent les dîmes et les terrages, souligne un arrêt du Conseil d'Artois le 1er août. Dans plusieurs régions, on envahit des offices, des châteaux, des abbayes, qu'on incendie parfois, pour brûler toutes sortes de papiers relatifs aux droits seigneuriaux : terriers, chartriers, etc. On attaque essentiellement les biens, on s'en prend ici ou là aux personnes, mais les morts sont très exceptionnelles. On oblige partout des seigneurs à renoncer à leurs droits, tels les marquis de Rennepont, près de Joinville, ou celui de Ségrie, dans l'Orne, le 22 juillet, ou encore, le 27, celui de Frotté, à Couterne ou de Falconer, à la Motte-Fouquet, molesté et légèrement brûlé : il "s'était fait exécrer en s'emparant des terres vaines et en défendant ses forêts." (Lefebvre, op. cité : 95-96). Le comte de Montreuil doit céder le chartrier de La Coulonche, celui de Vassy, à Clécy, voit ses archives détruites Au château de Ronay on brûle quelques papiers, mais dans celui de Thury, chez le duc d'Harcourt, on y fait un certain nombre de dégâts, pire encore au château de Caligny, demeure du marquis d'Oillamson, qui est pillé et dont les archives sont brûlées, comme au château de Vaugeois. (Lefebvre, op. cité : 94-95). Dans la région, bien des châteaux, entre le 23 et le 25 juillet, sont attaqués : Durcet, Saint-Denis, Briouze, Saires, Lignon, Rânes, où on réclame en général les chartriers mais où on commet peu de déprédations.
Des révoltes populaires éclatent entre le 19 et le 21 juillet à Mamers, et dès le 22, la municipalité convoque une assemblée des citoyens, en particulier pour régler le paiement des droits d'aide que de nombreux habitants refusent de payer, mais aussi pour diffuser des nouvelles alarmistes Archives Départementales de la Sarthe, 1 MI 1343 ( R 129 ).
"Contre les Vagabonds ...Sur les Bruits qui Se Sont repandus qu’il Ci receloit dans divers Cantons du RoYaume Et Surtout dans nos provinces voisines, des vagabonds, gens Sans aveu qui pour troubler Le Repos et La tranquilité publique menacent les deposts publics, les Recoltes Et peut estre Même Les proprietés des particuliers, qu’il Seroit Interessant de prevenir de pareilles Incursions et qu’a Cet Effet Il Sera Referé au general des habitans d’aviser aux Moyens de pourvoir a tous Egards au Repos Et a la Sureté publique,..."
Archives Départementales de la Sarthe, 1 MI 1343 ( R 129 ).
Ces attaques contre les bureaux des aides s'intensifient dans diverses régions :
"Comme souvent, le peuple des campagnes (et des villes) tourne sa colère contre l’Etat ou plus précisément contre ceux qui le symbolisent. En Normandie et dans le Maine, les maisons de l’intendant ou des subdélégués sont attaquées à Caen ou à Cherbourg ; les bureaux des aides sont pillés à Caen, Vire, Argentan, Falaise, Mortrée, Laigle, Domfront: ; des greniers à sel sont dévastés ou des gabelous frappés à Tournay-sur-Odon, Caen, Domfront, Alençon, Mayenne, Lassay ; les locaux de la ferme sont mis à sac à Verneuil. Des incidents du même ordre, quoique moins violents, se produisent en Picardie, Maçonnais ou HauteAlsace, en Dauphiné, en Provence." (Hesse, 1979 ).
Mais le comportement des paysans varie d'une région à l'autre, selon les contextes sociaux. Dans certaines régions, comme l'Artois, "Il n’y eut ni châteaux brûlés, ni abbayes dévastées." (Trenard, 1990). Dans d'autres, "La nouvelle de la prise de la Bastille déclenche un vertige de représailles. Un peu partout, dans le Douaisis, le Valenciennois, le Cambrésis, les abbayes ont maille à partir avec les paysans en juillet 1789." (op. cité). En plus de vouloir la disparition des dîmes, des villageois se rassemblent pour saccager l'abbaye de Maroilles et le couvent des dames de Prémy, accomplissant une justice que les tribunaux, au long de différents procès n'ont pas su leur rendre. On ne répétera jamais assez que les abbayes étaient, depuis des siècles, des seigneuries participant à la même exploitation sociale que les seigneuries laïques, les mêmes abus et les mêmes injustices, et contre lesquelles les paysans avaient accumulé beaucoup de colère. Le peuple révolté n'est pas cette populace de "misérables", de "bandits", ni un "animal primitif", "surexcités" mus par "ses instincts", "ses appétits", le "crime" ou "les passions méchantes" ou "généreuses", que se plaît à décrire Hyppolite Taine ("Les origines de la France contemporaine, six volumes, de 1875 à 1893, Volume III, "La Révolution — L'Anarchie", Paris, Hachette, ), suivant en cela toute une tradition élitiste, nous l'avons vu, condescendante voire méprisante envers les pauvres : "Même derrière les violences révolutionnaires les plus extrêmes, il existe des logiques politiques, sociales et économiques (cherté, subsistances) qui supposent une part de rationalité des acteurs à l’œuvre." (Münch, 2010). Sophie Wahnich exprime quant à elle l'idée qu'il n'est pas possible de " délier la raison d'agir et les émotions qui les étayent" (Wahnich, 2008 : 36), en d'autres termes, qu'il "est possible... de juger la valeur éthique d’une foule en fonction de la finalité de ses actions. Les émotions populaires comme l’émoi, l’effroi ou la vengeance ne représentent donc pas le degré zéro du politique et de la pensée. Elles constituent plutôt une « modalité spécifique de jugement » et « d’évaluation politique ». Dans cette perspective, la violence populaire ne peut plus être assimilée uniquement à des instincts primaires. La violence est en effet complexe et ambigüe, étant à la fois destructrice et fondatrice. (Münch, 2010, citation de Wahnich, 2008 : 35).
La Grande peur,
« Les pauvres possesseurs de fiefs »
Si le 16 juillet 1789, Claude-François-Marie Rigoley, comte d'Ogny (1756-1790), Intendant général des postes, faisait brûler secrètement "une quantité considérable de papiers à l'Hôtel de la poste aux lettres de Paris, c'est que le gouvernement de Louis XVI était informé de la teneur des nouvelles qu'on adressait aux provinces. " (Diné, op. cité). Les Mémoires secrets de Fournier l'Américain publiés par Alphonse Aulard en 1890 précisent que "Beaucoup de lettres incendiaires" sont envoyées dans diverses régions de France. Dans beaucoup de municipalités, de comités, les édiles ouvrent les lettres, les examinent. "Vraisemblablement, affirme Fournier, on ne brûlait que les lettre des patriotes qui annonçaient la Révolution et la nouvelle position des choses." Des Parisiens cherchaient donc à communiquer l'élan révolutionnaire aux provinces et on connaît d'innombrables "exemples d'insurrection des villes à l'annonce des événements parisiens de la mi-juillet" (Diné, op. cité). Difficile donc, de suivre Georges Lefebvre quand il classe définitivement les courriers révolutionnaires au rang de légende. C'est encore les élites, municipales, ou autres notables, qui sont à l'origine ou les principaux vecteurs de très nombreuses annonces de fausses nouvelles et cela n'est évidemment pas un hasard. Les courriers sillonnent la France et répandent leurs messages, leurs lettres, relayées par des annonces orales ou écrites, parfois par des journaux.
Les craintes populaires du moment font le reste, en tordant, en amplifiant la matière dramatique, en particulier dans la surenchère du nombre des assaillants qu'on croit prêts à fondre sur la population : vagabonds, brigands, ou supposés tels, armées étrangères, pour l'essentiel.
L'invocation d'une situation d'anarchie, de chaos, a permis un peu partout aux notables, aux "bons citoyens" du pays l'instauration des milices bourgeoises, qui coupent court à l'ancien ordre féodal : Ainsi, les "groupes élitaires, par leurs discours, par leurs mesures extraordinaires et par leur compréhension même de la violence populaire, ont transmis leur propre peur de l’anarchie à de larges fractions de l’échelle sociale en la formulant dans un langage apte à susciter une large reconnaissance" (Vignolles, 2020). L'histoire de la Grande Peur ne peut donc pas du tout se faire sans "les groupes élitaires, urbains comme ruraux : officiers municipaux, notables, notaires, curés, hommes de loi, seigneurs, marchands et ainsi de suite" (Vignolles, op. cité), qui sont souvent des relais de diffusion du sentiment d'effroi. "La Peur offrait un ennemi extérieur, le « brigand » et un consensus idéal pour convaincre les municipalités de former une milice." (Clay, 1995 ). Ce qui permet à certains historiens, comme Philippe Hamon, de lier étroitement la Grande Peur à l'histoire de l'autodéfense rurale (Vignolles, 2020).
"Si l'on en croit M. et Mme Pins, il y a huit mille bandits à deux heures de Gimont, vers Touget ; c'est ce que l'on m'a dit ce soir.
Les bruits extravagants et propres à occasionner des désordres sont semés par des gens qui ont peur et qui voudraient une armée pour les garder. Puisque toutes les villes ont levé des compagnies, il me semble qu'elles ne doivent avoir rien à craindre."
Lettre du baron de Montesquieu à M. d'Esparbès, Gimont, le 2 août 1789, in Annales de la ville d'Auch, Edouard Filhol, Auch, Portes, juin 1835.
Quelle que soit la région, les nobles et les bourgeois font en sorte que le peuple insurrectionnel ne soit plus appréhendé dans sa dimension légitime, dans sa demande de justice, mais désigne les bandits, la populace, les gens "sans aveu", catégorisations qui entraînent le rejet de tous les groupes sociaux. Et quand on ose appeler le peuple par son nom, on lui accole les pires attributs de la barbarie. On ne parle pas de révoltes, mais d'"émotions populaires", de "vexations", "d'abus", d'"anarchie", qui appellent de rétablir l'ordre public, la sûreté, la tranquillité des meilleurs citoyens "amis de la patrie" ou "malheureux possesseurs de fiefs" :
"La communauté […] a cru devoir prendre en considération l’état désastreux où se trouve le royaume, quelques contestations élevées entre les députés des trois ordres aux États généraux ont servi de prétexte à des gens mal intentionnés, pour fomenter la division et troubler l’ordre et la tranquillité publiques. Plusieurs grandes villes, bourgs et villages ont déjà ressenti les effets toujours funestes de quelques émotions populaires. La consternation est aujourd’hui si générale et si grande qu’il n’est aucun citoyen ami de la patrie qui n’appréhende pour sa fortune et sa vie et qui ne soit disposé à employer tous les moyens qui sont en son pouvoir, pour empêcher les vexations, réprimer les abus et rétablir l’ordre et l’union si nécessaire à la sûreté et à la prospérité d’un grand État ; ce ne peut être que dans cette vue que la Bretagne, la Bourgogne et quelques autres provinces ont établi des milices bourgeoises dans leurs différentes villes. Les délibérants ne pouvant se dissimuler que cette précaution leur paraît très sage et même indispensable."
Archives Nationales, D/XXIX/43, délibération communale de La Clayette (Saône et Loire), 19 juillet 1789
"Contre les Vagabonds ...Sur les Bruits qui Se Sont repandus qu’il Ci receloit dans divers Cantons du RoYaume Et Surtout dans nos provinces voisines, des vagabonds, gens Sans aveu qui pour troubler Le Repos et La tranquilité publique menacent les deposts publics, les Recoltes Et peut estre Même Les proprietés des particuliers, qu’il Seroit Interessant de prevenir de pareilles Incursions et qu’a Cet Effet Il Sera Referé au general des habitans d’aviser aux Moyens de pourvoir a tous Egards au Repos Et a la Sureté publique,..."
Archives Départementales de la Sarthe, 1 MI 1343 ( R 129 ).
" Tandis que l’Assemblée nationale travaille à assurer à tous les citoyens un bonheur permanent, les peuples de la campagne du pays que j’habite se portent journellement à de tels excès que les siècles à venir ne pourront pas les croire. Et si la licence et le brigandage qui règne dans ce canton sont les mêmes dans toutes les parties de l’État, il sera bientôt culbuté. Il est temps que l’assemblée nationale apporte du remède aux maux qui nous désolent et arrête le cours des scènes d’horreur qui se renouvellent tous les jours, il est urgent monseigneur, de secourir les malheureux possesseurs de fiefs et de réprimer la fureur et la barbarie de ces peuples […] sans cela ce malheureux pays sera ruiné et ne présentera plus que des monceaux de cendres et de ruines."
Archives Nationales, D/XXIX/34, lettre du 1er août 1789, signée Frotté de Couterne, adressée au président de l’Assemblée nationale.
Les élites ne peuvent cependant pas ignorer que "Beaucoup de vagues de panique ont été provoquées par l'intervention de pauvres affamés ou par des bruits à leur sujet." (Ado, 1996).
"Le vingt-huit juillet des courriers répandoient, en passant sur les routes, que des brigands se répandoient dans les provinces et saccageoient tout. A neuf heures du soir, ce jour-là, on vint frapper à ma porte : c’étoient des domestiques du lieu de Breignon : ils annoncent que 1500 de ces brigands ont ravagé Saint-Fargeau, qu’ils avancent vers Cônes et Sancerre. Je tâchois de les désabuser, lorsque quatre hommes de Chavignol paroissent et me remettent une lettre du syndic de leur village qui me dit : Faites sonner le tocsin, Monsieur : les ennemis sont à Cônes, ainsi que l’écrit Monsieur le vicaire de Sancerre. Pendant que je lis, on force le marguillier, on sonne, le peuple s’assemble, armé de fusil, de fourches de fer, de broches et, surtout, de faux enmanchées à l’envers. On veille toute la nuit, on va à la découverte et on ne voit rien." (Renaudin, Notes, op. cité ).
"Le 29 juillet 1789, vers quatre heures du matin, le galop d’un cheval lancé ventre à terre, fit résonner les pavés de la place dite, aujourd’hui, de l’Ancienne Préfecture. C’était le maître de poste de La Barre qui arrivait en toute hâte porteur de dépêches à remettre immédiatement à l’intendant : monsieur Meulan d’Ablois. Ces dépêches si pressées provenaient du subdélégué et du maire de Saint-Junien ; elles annonçaient que la ville de Ruffec, les communes de Saint-Claud, Champagne-Mouton et autres venaient d’être dévastées par une bande de cinq cents brigands qui se dirigeaient sur Chabanais et Saint-Junien ; elles se terminaient par un appel au secours."
Robert Margerit, La Grande Peur à Limoges, Journal "Le Populaire du Centre", article du 22 décembre 1937.
"On connaît une des voies par laquelle l'affolement s'est introduit à Chauvigny : c'est la lettre qu'un nommé Gaillard, habitant de Saint-Savin, écrivit le 30 juillet, à 5 heures du matin à M. Ledoux, notaire à Chauvigny , pour l'informer que l'alerte tenait sa ville en éveil. Il lui raconte comment, la veille des courriers venant de Montmorillon ont annoncé l’arrivé imminente d’une troupe ennemie."
Bulletin de la société de recherches archéologique, artistiques historiques et scientifiques du pays chauvinois, N°4, décembre 1965
http://www.chauvigny-patrimoine.fr/Editions/pdf/Bulletin_S.R.A.C._4.pdf
Le 30 juillet, toujours, ce sont deux courriers envoyés au maire de Felletin par son confrère d'Aubusson qui transmet la nouvelle terrifiante d'une troupe de 4000 hommes, dans les parages de la Souterraine, dans la Basse-Marche (Nord de la Haute-Vienne), qui "mettait tout à feu et à sang" (La Révolution française : revue historique - janvier 1909 - p. 144 à 146). Ce sont les maires et échevins d'Issoudun qui dressent par lettre, à leurs officiers municipaux, un tableau horrifique de ces mêmes 4000 brigands, présents à Dorac et à Bellac (Haute-Vienne), qui mettent le feu aux blés, égorgent ceux qu'ils rencontrent (Registres paroissiaux de Coutras, 1783-1792, 1MiEC, art.67-R5. L, Archives départementales de la Gironde ).
Parfois, les rumeurs annoncées, la peur répandue, confèrent à des événements conflictuels, singuliers, voire carrément banals, des proportions démesurées, à cause de l'état physique et psychologique de ceux qui les vivent. L'alarme est alors donnée, la ville, le village sonne le tocsin, relayé par d'autres. Le 26 juillet, à Estrées-Saint-Denis, dans l'Oise, c'est une succession d'événements qui alarment à chaque fois les habitants : une querelle entre braconniers et gardes leur fait croire à une menace pour leurs récoltes. Ils sonnent le tocsin et l'alarme se répand dans les villages alentour. Plus tard, ce sont des employés à l'arpentage, dans les champs, qui sont pris pour des voleurs, et enfin, une dispute entre un fermier et des journaliers sur leurs salaires apeure celui-ci, qui va chercher du secours, ce qui provoque une fois encore le tocsin tout alentour et propage la rumeur à Clermont et Beauvais, le lendemain, puis à Forges-les -Eaux, et ainsi jusqu'à Dieppe, s'il faut en croire Lefebvre (op. cité : 161).
A Ruffec, le 28 juillet, la peur est causée par quatre ou cinq hommes vêtus (probablement déguisés) en Mercédaires, qui sèment la panique, et, par ailleurs, un homme est arrêté pour avoir annoncé l'existence fictive de bandits et de hussards dans la forêt.
Mercédaires : Religieux catalan de l'ordre de Notre-Dame de la Mercy (ou Merci), dit aussi Ordre de la Rédemption des captifs (chrétiens enlevés par les musulmans délivrés par rachat), fondé en 1218 par Pierre Nolasque, secondé par Raymond de Penafort, maître général, avec l'appui du roi d'Aragon Jaime (Jacques) Ier et qui reçut la bénédiction du pape Grégoire IX en 1235.
A Rochechouart, le 29 juillet, sur le chemin de Chassenon, près du village de Londeix, c'est un tourbillon de poussières qui fait s'écrier "Les voilà ! Les voilà !", pour découvrir un peu plus tard, que ce n'était, finalement, que des troupeaux de moutons.
"... au moindre bruit, c'étaient des transes impossibles à décrire."
(Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, 1902)
Le 24 juillet, à Clisson, près de Nantes, une lettre adressée au comte Duhoux de Dombasle, à Nancy rapporte que la peur a été causée par une fausse alarme, à savoir un "combat sanglant entre des contrebandiers et des employés" (Archives de la Vienne, Es 378). Les habitants de plusieurs paroisses qui entretiennent des relations fréquentes avec Nantes, telles Clisson, Machecoul, Pellerin, Paimbœuf, Savenay ou Bourgneuf, se rassemblent "à la hâte à la première nouvelle du danger commun" et proposent aux Nantais, par la voix de leurs députés, de disposer de "leurs cœurs et leurs bras" (Journal de la correspondance de Nantes, 1789, T.I, p. 155, Paris, BNF).
Il y a, ici et là, des mouvements de solidarité entre villes et campagnes, entre citadins et ruraux, c'est certain, mais avec des révoltes populaires si généralisées, si abondantes, si fréquentes, et si multipliées au moment de la Grande Peur, comment peut-on se permettre d'affirmer qu'au "moment de la Peur, l'hostilité entre classes sociales avait disparu, laissant place à une fugitive et étrange alliance entre riches et pauvres contre un ennemi imaginaire." ? (Clay, 1995). Car, nous l'avons vu, et nous continuerons de le voir, les révoltes, les émeutes, ne cessent pas pendant la Grande Peur. Mieux, dans certains endroits, des conflits sociaux sont mêmes directement liés à la survenue de la peur, cela a déjà été évoqué.
Combien de disputes, à l'issue plus ou moins dramatique, entre journaliers et fermiers sur des salaires de moissonnage, sur des demandes refusées ? Et souvent, le fermier finit par appeler du secours. A Beaumont, dans l'Oise, le 28 juillet, c'est le pillage de deux bateaux chargés de grains qui causent la frayeur, qui se transmet à Montmorency, où les menaces proférées par des journaliers contre un fermier, encore sur des désaccords de salaires, fait sonner le tocsin dans plusieurs villages (Feuille politique de Le Scène-Desmaisons, in Lefebvre, op. cité : 128). Mais on peut aussi citer les peurs causées à Crépy-en-Valois à cause d'une dispute d'un groupe de paysans dans les champs, ou celle de Meaux, après que les moissonneurs ont coupé des seigles de fermiers qui refusent de les nourrir (Lefebvre, op. cité : 129). A Ballon, près de Mamers, la peur se déclenche le 22 et le 23 a lieu ce qu'on a appelé "le jeudi fou", où les paysans, mais aussi des ouvriers, dans un état de colère et de surexcitation extrême, se dirigent vers le château de Nouan pour en déloger le très riche lieutenant de la Ville du Mans, Charles René Pierre Cureau de La Moustière de Roullée de Chevaigne, qui avait fait une halte chez son neveu, Mr Buttet, chez qui s'était aussi réfugié son gendre le comte Balthazar-Michel de Montesson, seigneur de Douillet, dont le carrosse avait été précipité dans une rivière le 18 juillet. Cureau était accusé à tort d'être un marchand et un accapareur de grains. En fait, il est marchand d'étamine, une étoffe très légère. Il ne croit pas au faux bruit de 4000 brigands répandus partout pour piller et ne veut pas faire sonner le tocsin, raconte Nepveu de la Manouillère (1759-1807), chanoine à la cathédrale Saint-Julien du Mans (Journal d'un chanoine du Mans, 1789, dans "Journal d’un chanoine du Mans — Nepveu de La Manouillère (1759-1807)", Texte intégral établi et annoté par Sylvie Granger, Benoît Hubert et Martine Taroni ; Préface de Philippe Loupès, Presses Universitaires de Rennes, 2013). Les deux hommes seront terriblement massacrés par des hommes impossibles à raisonner, à coups de faux et de fourches et de coups de fusil. C'est un de ces moments où la très grande richesse d'un côté, et la très grande pauvreté de l'autre, peut attiser une haine sociale féroce et conduire les plus démunis aux pires extrémités. Et la justice d'hier, qui ne s'intéressait guère aux circonstances atténuantes, condamnera les assassins à mort, par le supplice de la roue ou la pendaison, et certains de leurs complices aux galères.
La Grande peur,
« l'épouvante dans tous les esprits »
Il y a donc le substrat, le terreau de misère sociale qui favorise l'émergence du phénomène de peur, et différentes dynamiques propres aux événements eux-mêmes, parmi lesquelles il faut compter selon Lefebvre l'idée de complot aristocratique, une sorte de réponse vengeresse des riches aux propositions révolutionnaires, qui auraient cherché à affamer le peuple : "un complot de famine", selon le titre d'un texte de l'historien Steven Kaplan ("The Famine Plot : Persuasion in Eighteenth Century France," in Transactions of the American Philosophical Society, Vol. 72, part 3, 1982), qui reprend une formule de l'époque, où on parlait de "pacte de famine". Cette thèse a été acceptée par beaucoup d'historiens, comme Furet ou Soboul :
"Chômage et disette multipliaient mendiants et vagabonds : au printemps, des bandes apparurent. La peur des brigands a renforcé la crainte du complot aristocratique"
Albert. Soboul, La Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1948.
Cependant, rappelle Tackett, les "éléments mis en avant par Lefebvre pour démontrer que les rumeurs d’un complot aristocratique s’étaient propagées à la campagne - où résidait 80 % de la population - prêtent encore plus à discussion. Il ne mentionne que quelques lettres issues de certaines villes, une déclaration isolée du comte de Puységur et plusieurs notes de curés relevées dans les registres paroissiaux." Tackett affirme ainsi que la plupart des éléments sur lesquels se base Lefebvre concerne Paris, et que, pour la province, s'il a "accumulé une documentation considérable sur la présence et la propagation de la Peur, Lefebvre n’a réalisé aucune étude systématique de ces descriptions, ni des véritables objets de la peur telle qu’elle avait été relatée par des témoins" (Tackett, 2004). Pour abonder dans son sens, ajoutons que bon nombre de pamphlets et autres littératures soutenant, après la prise de la Bastille, l'idée d'un complot aristocratique, sont des productions parisiennes, comme la Découverte de la conjuration ou Paris sauvé, sur une "bande aristocratique" qui allait, pour le premier, réduire Paris en cendres ; Il étoit temps, ou la semaine aux événements, parle de "cabale antipatriotique", le Serpent écrasé assimile les aristocrates à des "tyrans barbares" qui voulaient "tout massacrer" (Münch, 2010). Nous avons vu aussi, dans un chapitre précédent, l'inquiétude et même la panique causée par les mouvements réels ou supposés de troupes militaires autour ou à l'intérieur de Paris. Pour l'écrivain Louis-Antoine Caraccioli, (1719-1803), "L'approche de plusieurs Régimens étrangers, leur commandement confié à un Maréchal de France, avec tout l'appareil d'une guerre ouverte, le train d'une artillerie formidable, un camp formé en face de l'Ecole Militaire, jetterent l'épouvante dans tous les esprits ; & le départ précipité du Ministre le plus cher & le plus utile à la Nation, après un événement qui sembloit assurer la stabilité, ne fit qu'augmenter l'alarme." (Caraccioli, La capitale délivrée par elle-même, 1789, p. 1 ).
Godechot défend, par ailleurs, la thèse selon laquelle l'idée de complot se généralise dès la mi-juin (Godechot, 1965). Et si complot il n'y a pas véritablement, il y a tout naturellement de la part de Versailles des manœuvres politiques :
"M. Necker n’ignorait pas le véritable objet pour lequel on faisoit avancer les troupes, bien qu’on voulût le lui cacher. L’intention de la cour étoit de réunir à Compiègne tous les membres des trois ordres qui n’avoient pas favorisé le système des innovations, et là de leur faire consentir à la hâte les impôts et les emprunts dont elle avoit besoin, afin de les renvoyer ensuite."
Mme de Staël, "Considérations sur les principaux événemens de la Révolution Françoise... depuis son origine jusques et compris le 8 juillet 1815 ; par feu Madame la Baronne de Stael-Holstein... publié par M. le Duc de Broglie et M. le Baron de Staël... Tome Premier. Paris.... 1818".
Si on trouve dans le sud de la Champagne l'idée d'une "ligue formée par les aristocrates", l'idée d'une association des aristocrates et des brigands est rare en province, constate-t-il, se demandant si elle n'a pas été transmise par Paris, avec qui plusieurs villes, comme Bar-sur-Seine ou Ervy, ont échangé une correspondance avec les Électeurs parisiens (op.cité). Par contre, la "transformation des prétendus brigands en une armée étrangère conduite par ou à la solde de princes aristocratiques est une idée plus répandue" (op.cité).
Tout d'abord, Lefebvre précise que "pour l'explication de la grande peur, ce qui nous importe c'est l'idée qu'on se faisait des projets, et des moyens de l'aristocratie, et non la réalité même." (Lefebvre, op. cité : 58). Une prudence obligée, car l'historien sait très bien que, sur le sujet, il y a beaucoup de rumeurs, et peu de faits établis. Ainsi, le complot contre le port de Brest, par exemple, dont la rumeur est entretenue pendant le mois de juin 1789 et qui fait l'objet d'un compte rendu à l'assemblée le 24 juillet, repris par le Courrier national, le lendemain. On parle d'un plan fomenté par l'Angleterre, propos qui reçoivent très vite un vif démenti de la part du duc de Dorset. On accuse aussi les aristocrates qui ont émigré, comme le duc de Luxembourg ou M. d'Epremesnil, et qui œuvreraient de concert avec le gouvernement de Pitt. Le bruit court, aussi, que ce dernier dépenserait de grosses sommes et déploierait de nombreux agents sur le continent pour exécuter ses projets : "Voudrait-on préparer une guerre à la nation pour la distraire du grand travail de la Constitution ?" (Courrier National , 25 juillet 1789 ).
Les députés de Bretagne finissent par croire à une menace imminente de guerre, préparent la population au combat, causant une grande panique. Le départ des émigrés appelle naturellement les idées complotistes, mieux fondées, celles-là : cf. § « La France du dehors », plus haut
Bien plus nombreuses sont les menaces que se représentent les bourgeois au travers des aristocrates du dedans ou du petit peuple, et dont se fait régulièrement l'écho la gazette parisienne La Quinzaine mémorable, qui reflète l'état d'esprit de beaucoup de bourgeois, qui se sentent menacés d'une part par le "despotisme aristocratique", et de l'autre, par la "populace", "les gens qui sont par-tout & infestent particulièrement le palais-royal depuis long-temps", ou encore, cette "canaille désoeuvrée" qui ""n'ayant rien à perdre, cherche à mettre le désordre partout". Nous retrouvons, comme d'habitude, le mépris et la méfiance habituelles de la bonne société envers la classe populaire.
Dès le 6 juillet, Hardy affirme dans son journal qu'il est "très certain" que le gouvernement a accaparé les grains à la moisson précédente et qu'il refera la même chose à la moisson suivante. En février, déjà, il imputait le même fait aux princes, dans le but de "culbuter Necker". Le 17 juillet, il continue dans la même veine, parlant d'un "complot infernal qui avait existé de faire entrer, dans la nuit du quatorze au quinze, trente mille hommes dans la capitale, secondés par les brigands." Le renvoi de Necker provoque de nombreux troubles, des réactions de défense, de création ici ou là de milices. Ici ou là on est dans l'incertitude. On attend la suite des événements. Mais la conviction qu'une "cabale infernale a juré la perte de la France" (in Lefebvre, op. cité : 78). comme l'assure un membre du comité de Machecoul, est partagée dans différents lieux. Le 26 juillet, Mailly, avocat au Parlement de Laon, dénonce au Comité des Electeurs le "parti aristocratique" accusé de méditer "une seconde trame non moins odieuse que la première", consistant à acheter les services de troupes étrangères pour les faire entrer dans Paris de nuit, pour tromper la sécurité des habitants et "effacer, s'il se peut, dans leur sang, la honte de leur première défaite." (in Lefebvre, op. cité : 61). Le 28 juillet, c'est un député de Provence, appartenant à la noblesse, qui attribue au peuple, pour les uns des accusations contre "l'aristocratie expirante" pour "cette infamie de couper les blés en herbe" afin de "se venger de la capitale", pour d'autres, "que les brigands ne soient des troupes déguisées qui cherchent à attirer la milice de Paris dans des pièges où elle se fera anéantir. Dans tous les cas, on regarde ces dégâts comme l'ouvrage de la cabale ministérielle et aristocratique." (in Lefebvre, op. cité : 62). Dans le Maine, plusieurs curés relaient les mêmes opinions de complot, contre "haut clergé et haute noblesse" qui "ont employé toutes sortes de moyens les plus indignes les uns que les autres, sans pouvoir faire échouer les projets de réforme d'une infinité d'abus criants et oppresseurs" ( curé d'Aillières, in Lefebvre, op. cité : 85). Pour le curé de Souligné-sous-Ballon, "beaucoup de seigneurs et autres occupant les grandes places de l'Etat...entreprirent de tirer secrètement tous les grains du royaume pour les faire passer à l'étranger." Etc. etc.
On peut constater qu'il y a beaucoup de témoignages de ces rumeurs de complot, qui viennent en général de milieux éduqués, et pour la campagne, c'est la même chose. Car, si Lefebvre affirme que "dans les campagnes, on a cru partout au complot aristocratique" ( op. cité : 87), il montre ensuite que beaucoup d'opinions qui s'y réfèrent leur sont soufflées par les notables : députés, syndics, notaires, etc., que ce soit pour soupçonner "les aristocrates de cacher les ordres du roi qui leur étaient contraires", pour établir des faux placards au nom du roi, ou encore pour pousser les paysans à se retourner contre les nobles, incitation dont ils n'avaient nul besoin, nous l'avons vu pour mener leur assaut final contre la féodalité. "Vous serez surpris par la noblesse si vous ne faites pas diligence pour dévaster et incendier leurs châteaux et passer au fil de l'épée ces traîtres qui nous font périr", proclame un libelle (Lefebvre, op. cité : 62). A Montignac, dans le Périgord, c'est le médecin Lacoste qui aurait assuré en chaire, dans l'église, d'une "conspiration de la majorité de la noblesse." (op. cité : 91). Etc. etc. Cela ne suffit pourtant pas pour affirmer comme Lefebvre : "Si le peuple s'est levé, c'est pour déjouer le complot dont les brigands et les troupes étrangères n'étaient que les instruments, c'est pour achever la défaite de l'aristocratie." Comme Tackett l'a montré, "l’idée du complot aristocratique ne constituait pas le principal moteur à l’origine de la Grande peur traversant le pays." (Münch, 2010). Nous l'avons vu, le peuple s'est révolté partout dans le pays pendant toute l'année 1789, avant tout par désespoir de son extrême misère et mû par une immense colère contre le poids insupportable des oppressions féodales de toutes sortes.
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