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  Révolution Française   [ 9 ] 

    Juillet - Août 1789  ( 1 )

                                             Salus in Fuga

                         La France se purge petit a petit

                     Isaac Cruikshank   (1764-1811)    

          gravure, eau-forte, caricature      22.5  x  69.5  cm 

 

                     London, S. W. Fores,  29 juillet 1790 

             Paris, Bibliothèque Nationale de France (BNF)  

Le comte de Calonne, à gauche, côté anglais, est accompagné du Comte et de la comtesse de la Motte, dont le caricaturiste souligne les formes généreuses. Le duc de Montmorency est poussé dans une embarcation par sa femme et sa fille, le contrebandier qui les conduit les avisant de ne pas déféquer dans son bateau ("Don't Shit in my Boat"). Calonne encourage les émigrants, côté français, peu rassurés par l'aventure de l'émigration, par une promesse comique : "vous pouvez désormais regarder derrière vous... les laches et les fripons sont icy en sureté. J'en réponds.". Les candidats à l'émigration sont Anne Charles Sigismond et Madeleine Suzanne Adélaïde de Montmorency,  duc et duchesse de Luxembourg et Mademoiselle leur fille, le baron de Breteuil (voir texte), le duc et la duchesse Jules Auguste Armand Marie et Yolande Martine Gabrielle de Polignac, et leur fille,  Victor--François, duc de Broglie.     

 

Avertissement : Les événements décrits ci-dessous ont lieu avant la création des départements français, qui sont indiqués seulement pour situer commodément les localités citées.

 

«...une alliance auguste

 

et

éternelle...»

cocarde tricolore-1789-1815-paris-musee

On connaît depuis longtemps en France "de nombreuses combinaisons du rouge et du blanc, du bleu et du blanc. L'arrivée au pouvoir des Bourbons va populariser la combinaison des trois couleurs, la livrée royale les utilisant jusqu'à  Louis XVI et même Charles X. On avait d'ailleurs vu ces trois couleurs mêlées dès les Valois et même avant."  (Pinoteau, 1992).   Ainsi, "le galon de la livrée Royale qui étoit de mode lors du mariage de Louis XIV étoit un échiquier à carreaux blancs, rouges et bleus, opposés les uns aux autres...

 (Beneton de Morange de Peyrins, Traité des marques nationales, Paris, 1739)

Beneton de Morange de Peyrins, Traité de
tapisserie-gobelins-1732-35-audience lou

     Audience accordée par Louis XIV au comte de Fuenté,  ambassadeur du roi d’Espagne, au Louvre le 24 mars 1662,

       Atelier de Jean de la Croix, d'après Pierre Ballin, frère de                   l'orfèvre du roi Claude Ballin (1615-1678).     

              tapisserie              3,76  x  5,73  mètres 

 

                          vers   1732-1735

             Château de Versailles et de Trianon,  

La tenture de l'Histoire du Roy est conçue à partir de 1664 par Charles Le Brun (1619-1690) et Adam Frans van der Meulen (1632-1690). Elle est composée de quatorze tapisseries réalisées à la Manufacture des Gobelins, quatorze thèmes relatifs aux grands événements politiques ou militaires du début du règne de Louis XIV, depuis son sacre (7 juin 1654) jusqu'à la prise de Dôle (14 février 1668).    

 

La scène se tient dans le grand cabinet du Roi au Louvre, entre la chambre de parade et le salon du Dôme. Le roi et l’ambassadeur se tiennent derrière la balustrade. A l'extrême droite se tient l'homme de service, habillé d’un justaucorps orné des anciens galons de la livrée du roi : des carreaux bleus, blancs et rouges  (Lafabrié,  2011).     

Le 15 juillet 1789 (et peut-être même le 14), les Français, toutes conditions sociales confondues, portent la cocarde tricolore, distribuée aux députés venant de Versailles à Paris, mais aussi au roi, officiellement par La Fayette, commandant la nouvelle Garde nationale,  et Jean-Sylvain Bailly, le maire de Paris, le 17 juillet, à l'Hôtel de Ville, qui prononce un discours de réception : "Quel jour mémorable que celui où Votre majesté est venue siéger en père au milieu de cette famille réunie.  […] c’est l’époque d’une alliance auguste et éternelle entre le monarque et le peuple »

J-S Bailly,  Archives parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, depuis 1867, Première série, 1789-1799, Paris, Dupont, puis CNRS, vol. 8, 246. 

 

La cocarde tricolore se propage vite dans toute le pays, "comprise comme représentant les trois ordres, pourtant déjà unis dans l'assemblée nationale constituante dès la fin de juin, ou comme représentant le seul tiers état"  (Pinoteau, op. cité).   Le 4e bureau du comité militaire provisoire, supervisant la garde nationale, adopte à son tour la symbolique tricolore dans son costume. Il existe des indices désignant le duc d'Orléans comme initiateur de cette cocarde : Elle fut fabriquée à la fois en très peu de temps, alors même que le duc était en train de fabriquer du matériel de propagande héraldique. La Fayette a pu aussi rajouter du blanc dans cette cocarde bleue et rouge aux couleurs de "la livrée du duc d'Orléans qu'il détestait et il considéra qu'il fallait la nationaliser"  (op. cité).   Rappelons que Lafayette, en Amérique, avait été frappé par l'utilisation du bonnet de liberté, de type phrygien ou non, d'origine antique, porté par des indépendantistes qui luttaient entre 1776 et 1783 contre la domination des Anglais . Cette nouvelle symbolique fut appliquée aux drapeaux, mais les premières bandes de couleurs étaient souvent horizontales. Mais la crainte de la confusion, avec les marines de guerre et marchande des Provinces Unies (Pays-Bas), arborant des pavillons à bandes horizontales fera, entre 1789 et 1794, adopter progressivement les bandes verticales  (op. cité).   Ce drapeau prendra officiellement naissance par un décret de la Convention nationale le 15 février 1794 (27 pluviôse an II).  Adoptée par des petits ou des Grands, des faibles ou des Puissants, la cocarde, comme le bonnet réunissent les Français plus sur des valeurs libérales  d'émancipation,  de liberté, qu'égalitaires. 

Que ce soit la cocarde ou d'autres manifestations patriotiques, on voit bien que si, petit à petit, se renforce l'idée de nation commune, ce nouveau récit national en train de s'écrire forme une sorte de vernis superficiel qui ne masque guère les profondes inégalités entre les révolutionnaires. Beaucoup d'aristocrates, et encore plus de bourgeois, nous l'avons vu, prennent en marche, après les riches Britanniques, le train de la révolution plutôt industrielle ou financière que sociale. Prenons l'exemple de l'ex-comtesse de Lachâtre, issue de la grande aristocratie financière, petite-fille de Teyssier, l'homme d'affaires du financier Samuel Bernard, comte de Coubert  (1651-1739), mais aussi héritière de Nicolas Beaujon, banquier royal richissime qui avait épousé la sœur de son père.  Et tout ce petit monde a de quoi embrasser la révolution, qui va le débarrasser de beaucoup d'entraves et lui donner les clefs du pouvoir.  Mme de Lachâtre est alors vertement critiquée par d'Espinchal  dans son Journal d'émigration, comme "une des plus zélées patriotes", faisant des apparitions "aux tribunes de l'assemblée", visible "dans les jardins et promenades publiques, suivie d’une cour révolutionnaire", se faisant "remarquer au Champ de Mars avec la princesse de Broglie et quelques autres de sa trempe lorsqu’il a été question d’y élever l’autel de la patrie pour la fédération du 14 juillet 1790."  Dans son boudoir parisien, on voyait passer tous ces "traîtres" à leur caste d'origine, toujours selon Espinchal, comme Mme de Fontenay ou Mme de Lameth qui,  comme elle,  mettaient leur grande fortune au service du camp libéral.  Dans ses Souvenirs, la fille des Lameth,  Marie, la future Mme Scipion de Nicolay, raconte que Robespierre prenait fréquemment des repas chez ses parents avec "ceux des députés du tiers état dont les ressources n’étaient pas assez considérables pour bien vivre à Paris".   

la france du dehors

« la France du dehors »

 

Dès les premiers jours qui suivent de la prise de la Bastille, un certain nombre de riches aristocrates, de grands seigneurs de la cour, décident d'émigrer. Jusque là, on parlait surtout d'émigration concernant les Huguenots.  Là, c'était tout autre chose, et les nombreux mémoires écrits par "la France du dehors", selon l'expression de Montlosier, nous renseignent de différentes manières sur ces nouveaux exilés. Entre 1789 et 1825, ils sont de 100 à 150.000, selon les estimations, à quitter leur terre natale pour d'autres pays d'Europe, pour la Russie ou encore l'Amérique. La majorité d'entre eux est composée surtout de "bourgeois ou paysans redoutant les excès révolutionnaires(Decroix, 2009).  Par ailleurs, un nombre non négligeable de militaires n'avaient pas envie de servir dans les armées révolutionnaires. Et n'oublions pas non plus tous le personnel de service qui suivait leurs riches employeurs, souvent par loyauté, ce qui nous montre encore un trait supplémentaire de la perversité de la domination dont nous trouvons des exemples jusqu'aux époques les plus reculées : 

"Mme de la Motte était soutenue par le dévouement de ses serviteurs : admirables dévouements, natures simples et aimantes dont l'essence est l'attachement ; serviteurs comme on en vit tant sous l'Ancien Régime, restant soumis à leurs maîtres, sans gages, les assistant de leurs propres deniers dans les moments de gène extrême, se sacrifiant à eux jusques et y compris la mort (Frantz Funck-Brentano, "L'Affaire du Collier", d'après de nouveaux documents recueillis en partie par Alfred Bégis (1829-1904),  1901,  p. 115).   Ce passage devient plus cynique encore, quand on sait que Jeanne de Valois-Saint-Rémy, comtesse de La Motte, est une escroc qui a réussi le fameux vol du collier de la Reine, le 11 août 1784, en se faisant passer de nuit pour Marie-Antoinette auprès du cardinal de Rohan, ravi de ce nouveau retour en grâce. C'est un bijou somptueux aux 650 diamants et 2800 carats pour lequel les joailliers de la Couronne, Böhmer et Bassenge, cherchaient depuis longtemps un acquéreur (L’affaire du collier de la Reine | Château de Versailles (chateauversailles.fr)

Un quart des émigrés appartient au clergé, 16 à 25 % à la noblesse (Chamousset, 2011), mais ce sont eux qui vont surtout nous intéresser ici car, après la prise de la Bastille et les poussées de violence à l'endroit des nobles un peu partout dans le pays, ce sont eux qui craignent en premier pour leur sécurité et pour leur vie, comme la peintre Elisabeth Vigée Le Brun, qui appartenait à l'entourage intime de Marie-Antoinette et sur laquelle un certain nombre de rumeurs couraient. Alors, habillée en homme, l'artiste fuit la France en octobre 1789 avec sa fille, en l'Italie.  D'autres pensent, surtout dans la haute noblesse de cour,  qu'il est de leur devoir de partir pour organiser la reconquête du trône et de l'autel. Enfin, il ne faut pas négliger la pression populaire, car "les révolutionnaires eux-mêmes ne pouvaient concevoir que des nobles choisissent de rester"  (Rance, 1998).  Sieyès, se souvenant peut-être de "Nos Pères, les Germains(Esprit des Lois, VI, 18), de l'aristocrate Montesquieu,  se demandera pourquoi le Tiers-Etat ne renverrait-il pas "dans les forêts de la Franconie toutes ces familles qui conservent la folle prétention d'être issues de la race des conquérants et d'avoir succédé à des droits de conquête ?"(Sieyès, Qu'est-ce que le Tiers État ? 1789).   

    Montlosier    :  François Dominique de Reynaud de Montlosier, (1755-1838), monarchien, qui écrira Souvenirs d’un émigré (1791-1798), Paris, Hachette, 1951

  

Comme souvent, les Grands peuvent s'appuyer sur un certain nombre de privilèges. Leur fortune, bien sûr, pour les membres de la haute noblesse, pourvue de biens considérables.  Dès le 15 juillet, le frère du roi, le comte d'Artois, futur Charles X, donne le ton et rejoint la Cour du roi de Sardaigne à Turin, son beau-père, où d'autres seigneurs se regroupent, tel les Polignac, les princes de Condé et de Conti ou encore les ducs d'Enghien et de Bourbon, qui  "quittèrent la France entourés de leurs proches, et emportant leurs richesses, manifestant ainsi leur rejet de la révolte populaire."  (Chamousset, 2011).    Le comte Joseph-Thomas d'Espinchal (1748-1823), lui,  émigre le 17 juillet 1789 dans la suite du prince de Condé, qui formera sur les bords du Rhin une armée d'émigrés dite "armée de Condé", qui combattra les troupes révolutionnaires jusqu'au traité de Campo-Formio, en 1797.  Une partie des nobles émigrés travaillent donc contre la révolution, et le terme de "complot aristocratique", ici, n'est pas usurpé. Les royalistes français avaient dans différents pays d'Europe des liens de famille : "l'Espagne et les Deux-Siciles appartenaient à des Bourbons ; le roi de Sardaigne était le beau-père des deux frères de Louis XVI ; l'Empereur et l'Electeur de Cologne étaient frères de la reine de France."  (Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Armand Colin, 1932, p. 61).  D'Espinchal, quant à lui, passe plutôt le plus clair de son temps à voyager, en honnête homme curieux, entre l'Allemagne et l'Italie, préparant ses itinéraires culturels dans des guides de voyage qu'il connaît à fond  (Derne, 2004).  En Allemagne, justement, les nobles émigrés à leur arrivée ont souvent choqué la bourgeoisie  mais aussi le peuple, en commençant par dilapider rapidement leur fortune et finir même de s'endetter, habitués à "un système de représentation où les dépenses ostentatoires étaient indispensables"  (Rance, 1998).  Hambourg, en particulier, de par sa situation portuaire, propre aux échanges migratoires et en raison de la bienveillance des autorités, attiraient beaucoup de migrants. César Rainville, ancien officier du général Charles François du Perrier du Mouriez, dit Dumouriez (1739-1823), qui s'exilera là lui aussi, pendant la Terreur, ouvrira comme d'autres des restaurants chics, qui n'auront aucun mal à trouver une clientèle de nobles français et de Hambourgeois aisés. 

A partir de 1798/99, César Claude Rainville (1767-1845) dirige un restaurant dans la bastide que Christian Frederik Hansen avait construite sur le versant de l'Elbe à Ottensen en 1795 pour Balthasar Elias Abbema, dont la renommée se répand dans toute l'Europe. En 1867, la maison a été démolie.

 

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                         Jardin et restaurant de Rainville,  peinture anonyme

 

L’adjudant César Lubin Claude de Rainville, comme d’autres émigrés français, a fui la Révolution française. Il s'installe à Altona, village qui deviendra ensuite un arrondissement de Hambourg.  En, 1799, il acquiert une propriété construite quatre ans plus tôt à Ottensen, qui elle aussi se fondra dans Hambourg, pour devenir un quartier d'Altona. Sa demeure avait été construite  par l’architecte danois Christian Frederik Hansen sur le versant de l’Elbe, pour Balthasar Elias Abbema (1739-1805), ministre d'Etat, banquier.  De Rainville transformera la maison en restaurant français, Le "Rainvilleterrasse", qui sera un des hauts lieux de la communauté française de Hambourg. Le bâtiment sera détruit en 1867.

Jean Laurent Mosnier, portraitiste, n'aura pas de mal non plus à bénéficier de toute une riche clientèle patricienne ou de visiteurs fortunés  que compte la ville (Pestel, 2008 ).   On peut aussi citer le Neuchâtelois Pierre François Fauche,  libraire, installé à Flambourg et Brunswick (Braunschweig), qui éditera Le Spectateur du Nord,  Journal politique, littéraire et moral, dirigé par Amable de Baudus (1761-1822), magistrat, journaliste, qui avait participé à l'aventure de la Gazette de Leyde et la Gazette d'Altona. Le Spectateur sera publié à Hambourg de 1797 à 1802, qui  sera un des journaux les plus lus chez les émigrés français. Par ailleurs, Fauche publiera un certain nombres d'ouvrages d'émigrés célèbres, tels les monarchiens Trophime Gérard de Lally-Tollendal  (1751-1830) ou Jacques Mallet du Pan (1749-1800), mais aussi ceux de Madame Félicité de Genlis (1746-1830), Sénac de Meilhan, etc.  (Somov, 2011).    

D'autres nobles, de moindre rang,  partent dans la précipitation, sans projet bien réfléchi et rares sont les émigrés "qui s'assuraient des rentes, ou qui partaient avec une fortune suffisante pour survivre longtemps"  (Chamousset, 2011).  Pour ne pas blesser leur honneur, ils exerçaient souvent l'emploi qu'ils avaient pu trouver sous un nom d'emprunt  (Pestel, 2008 ). 

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Tous "ces réfugiés considèrent  la Révolution actuelle comme une cabale montée par la canaille(Dom Rodrigo de Souza Coutinho, Oficios [dépêches], 1-53, Arquivo National da Torre do Tombo, Lisbonne, n°33, 12 août 1789,  in Diniz Silva-Mansuy, 1988) affirme Jackson, chargé d'affaires d'Angleterre au diplomate Dom Rodrigo de Souza Coutinho, ministre plénipotentiaire du Portugal à la Cour de Sardaigne, lui-même noble de vieux lignage, regrettant "le misérable état d'anarchie" de la période révolutionnaire, "la fureur du peuple s'étant élevée aux excès les plus condamnables contre les biens et les personnes de la noblesse et du clergé, qu'il appelle, non sans quelque justice, ses tyrans."   (Dom Rodrigo..., op. cité) 

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                           Emigration des Princes,  des courtisans

                               Les Chateaux  de campagne brulés

            "La Galerie historique ou Tableaux des evenements de la                                                  Révolution française, deuxième planche, n° 30"

        Philippe Joseph Maillart (1764-1856)

                                       et                            (graveurs)

       Gustave  Jacowick (actif vers  1792-1817)

                                  

                                   eau-forte              

 

                    vers   1796 - 1798,  Chateignier éd.

                            Paris, Musée Carnavalet   

On connaît environ 80 oeuvres de genre mémoriel pour la période 1494-1610, 260 pour les années 1610-1675 et le compteur explose à la Révolution, pour laquelle l'historien Alfred Fierro a recensé 1502 mémoires et Jean Tulard 1527 à l'époque napoléonienne  (Rance, 1999).   Analysant 90 Mémoires de nobles réfugiés en Allemagne après la Révolution Francaise, Karine Rance a montré que les émigrés regrettent l'Ancien Régime, "presque toujours décrit comme une aire de calme et de stabilité, dans une France intemporelle. Unité de temps et de lieu, confort d'une existence programmée : l'auteur présente l'espace clos d'un « paradis perdu » et idéalisé" (Rance, op. cité).   On est préoccupé par la question "d'avoir rempli son devoir et d'avoir été à la hauteur de ses ancêtres",  d'être "dans l'impossibilité de répondre aux attentes de sa famille et de la société d'Ancien Régime" ou encore de ne "pas s'inscrire comme maillon d'une lignée qu'il a contribué à perturber"  (Rance, op. cité).   Les regrets de ce paradis perdu s'accompagnent d'une volonté de le reconquérir, et pour cela, les émigrés, pour défendre l'honneur nobiliaire et les principes chevaleresques, se font  "chevaliers partis comme les « anciens croisés » défendre leur roi et leur religion". (Rance, op. cité).   Nous avons là confirmation de choses que nous savions déjà, à savoir une large partie d'une classe sociale complètement égocentrique, refermé sur elle-même, qui, malgré les bouleversements du monde, se pense toujours destinée à le conduire et à le régenter. La peintre Vigée Le Brun est en un bon exemple : "À lire Geneviève Haroche-Bouzinac, on saisit mieux les traits fondamentaux de la personnalité d’Élisabeth Vigée Le Brun, les affects dont elle ne se départira pas, tout au long de sa vie : la passion de l’ordre, la fidélité à la monarchie, la peur du peuple et de l’émeute, l’enfermement dans le petit monde douillet des intimes de la cour ; rien de ceci ne lui permet de seulement concevoir que la misère puisse exister."  Fidélité pas toujours bien récompensée, car la peintre  "n’a jamais été riche car beaucoup de ses tableaux ne lui ont jamais été payés (en 1804, son nom figure toujours dans le Grand livre de la dette publique)."  (Duprat, 2009).  Ce qui ne l'empêche pas, alors qu'elle se retrouve en difficulté financière d'obtenir de princes, au premier rang desquels on trouve Paul Ier de Russie,  "un traitement d’exception, ce qui témoigne effectivement d’une renommée internationale(Duprat, 2009).    Certains littérateurs comme le réactionnaire Antoine de Rivarol, qui émigrera en 1792 à Lausanne, expriment très clairement le mépris social constamment entretenu, nous l'avons vu, par les élites monarchiques ou libérales : 

"Convenez que nous sommes passés du despotisme d'un seul, que nous redoutions, au despotisme de la multitude, que nous éprouvons. Or il y a deux vérités qu’il ne faut jamais séparer, en ce monde,  1°. que la souveraineté réside dans le peuple ; 2°. que le peuple ne doit jamais l’exercer, etc."

Rivarol,  Réponse à un détracteur, août 1789,  Journal Politique - National des Etats-Généraux et de la Révolution de 1789, tome premier, 1790,  p. 129.    

Le parlementarisme anglais et plus encore, la constitution américaine, avaient conduit des monarchistes à devenir des monarchiens acceptant une une monarchie constitutionnelle bicamériste à la manière anglaise. Mieux encore, certains nobles, comme le duc Louis Alexandre de La Rochefoucauld d'Enville (1743-1792), qui avait traduit la constitution américaine en 1778, fera partie du groupe des "47", des nobles qui, après 149 députés du clergé, rejoindront le Tiers-Etat le 25 juin 1789.  Mais beaucoup d'émigrés monarchistes, à l'image du comte d'Artois, mettaient "en avant la perfection de l’ancienne constitution française, non écrite(Decroix, 2009)  et restaient viscéralement attachés à ce que le comte d'Antraigues, qui émigrera définitivement le 27 février 1790, appelait "la constitution de nos pères"  (Godechot, 1986 : 54).  

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C'est en partie cette opposition monarchiste, qui dispose d'un réseau politique et financier important qui va donner du fil à retordre au gouvernement révolutionnaire. Charles Alexandre de Calonne, par exemple,  qui, nous l'avons vu à diverses reprises, a représenté une véritable plaie pour le peuple, en plus d'être, très probablement, un escroc en col blanc     (voir  :   Révolution Française, « L'avidité des seigneurs » ,  est au cœur de ce dispositif contre-révolutionnaire. Emigré à Londres depuis l'été 1787,  et à peine débarqué, le voilà suspecté d'être impliqué dans une affaire de mémoire diffamatoire, liée à l'affaire du collier de la Reine (cf.  Vie de Jeanne de St. Remy de Valois: ci-devant Comtesse de La Motte; Contenant un récit détaillé & exact des événemens extraordinaires auxquels cette Dame infortunée a eu part depuis sa naissance, & qui ont contribué à l'élever à la dignité de Confidente & Favorite de la Reine de France ; Avec plusieurs particularités ultérieures, propres à éclaircir les transactions mystérieuses relatives au Collier de Diamans,  A son Emprisonnnement, & à son Evasion presque miraculeuse  &c. , &c. ;  sa requête à l'Assemblée Nationale, à l'effet d'obtenir une Révision de son Procès.  - Écrite par elle-même - 2 tomes, 1792).  

"Ce financier frivole et prodigue aurait été l'homme de la reine folle de plaisirs, dépensière et légère.

                                        Ce n'est pas Calonne que j'aime,

                                          C'est l'or qu'il n'épargne pas...

fredonnait la rue."

(Funck-Brentano, "L'Affaire du Collier", op. cité : 325).

 A  Londres, Calonne s'installera à Piccadily,  sur Saint-James Park, dans une des  maisons les plus cossues de la capitale et continuera à grandement s'enrichir, en épousant la veuve du financier Joseph Micault d'Harvelay, Anne Rose Josèphe de Nettine (1739-1813), fille de la richissime banquière d’État des Pays-Bas autrichiens, Barbe-Louis-Josèphe de Nettine, née  Stoupy (1706-1775).   

Les lois pénalisant l'émigration ne seront décrétées qu'à partir de 1791 et 1792, mais un certain nombre de "nobles émigrés avaient perdu ou n'avaient plus accès à une grande partie de leur fortune restée en France(Rance, 1998)Certains peuvent cependant s'appuyer sur des réseaux de sociabilité plus ou moins solides, ou encore sur leur bagage intellectuel et social pour entamer une nouvelle vie et pour les plus en difficulté, obtenir des emplois  (lettres, entrevues, savoirs, amitiés, affaires, mariages, etc.). Un fidèle de Louis XVI, le baron Louis Charles Auguste Le Tonnelier, baron de Breteuil (1730-1807), émigre dès le 21 juillet 1789 avec sa maîtresse Catherine-Frédérique-Wilhelmine  de Nyvenheim, duchesse de Villars-Brancas, direction Bruxelles, puis Soleure, en Suisse, à l'ambassade de France, dès le 15 juin 1791, puis Mannheim le mois suivant et de nouveau Bruxelles, où il s'installe probablement.  En 1791, Louis XVI lui écrira :

"Vous connoissez mes intentions, et je laisse à votre prudence à en faire usage que vous jugerez nécessaire pour le bien de mon service. J'approuve tout ce que vous ferez pour arriver au but que je me propose, qui est le rétablissement de mon autorité légitime, et le bonheur de mes peuples. Sur ce, je prie Dieu, etc. 

                                                                                            Louis."

Louis Auguste de France,  Lettre datée de novembre 1791, à M. le baron de Breteuil. Correspondance politique et confidentielle inédite de Louis XVI, Avec ses frères, et plusieurs personnes célèbres, pendant les dernières années de son règne, et jusqu'à sa mort ; Avec des observations par Hélène-Maria Williams,  tome second,  Paris, chez Debray, An XI - 1803,   161-162

Un autre fidèle de Louis XVI, le marquis Marc Marie de Bombelles (1744-1822),  se voit prêter le château de Wartegg près de Rorschach, dans le canton de Saint-Gall, en Suisse, par la famille Bourbon-Parme.

       Soleure        :     Un interrogatoire du sieur Jean-Baptiste Lévêque, expulsé de Soleure "pour avoir tenu des propos incendiaires dans le sens de la Révolution" rapporte "qu'il passait tous les jours à Soleure six à douze voitures de Français émigrants qui annonçaient hautement aller à l'armée de Condé, composée seulement de douze à quinze cents hommes.

 

Archives du comité des Recherches de l'Assemblée nationale constituante (1789-1791), D/XXIXbis/1-D/XXIXbis/44, D/XXIXbis/*/1, Dossier 370,  pièce n°35 du 27 juin 1791, Inventaire analytique de Pierre Caillet,  Pierrefite-sur-Seine, 1993.

source   :   pdfIR.action (culture.gouv.fr)

 

Lévêque évoque en particulier Adrien Lefebvre d'Amécourt (1720- ?), conseiller de Grand Chambre au Parlement de Paris, "fort riche, il sortit de France avec une somme d'argent considérable" (Archives du comité..., op. cité),  ou encore le duc Anne Charles Sigismond de Montmorency (mais aussi duc de Luxembourg), qui émigre à Londres en juillet 1789, puis à Lisbonne.    

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                                                      SOLEURE

                        

    Johannes Falkeisen (1804-1883), peintre, graveur  :  gravure

    Anton Winterlin  (1805, 1894), peintre, paysagiste : dessin

         

          gravure à l'eau-forte : aquatinte      26.3 x  33.2  cm 

 

                                   vers 1830-1840 

             Solothurn, Suisse,  Zentralbibliothek Solothurn  

Le baron de Vitrolles (1774/75-1854), par exemple, alors très jeune et en voyage avec son oncle en Suisse pendant les débuts de la révolution ne rentre même pas en France et il est rejoint par sa famille. Il vient à connaître la duchesse de Bouillon qui lui donne sa fille adoptive en mariage : "Cette alliance le propulse dans la haute société émigrée et allemande... il fait la connaissance de Castries, puis il est présenté à la cour de Cassel. « Jamais changement de vie ne fut plus complet que le mien. Après trois ou quatre années de guerre, d'activité, de misère, je me trouvais sans occupation, sans ambition, et en pleine jouissance d'une fortune qui n'était pas à moi. »" (Rance, 1998).   Charles-Amédée d'Harcourt, s'appuyant sur une branche anglaise de sa famille devient chef de l'administration civile au Cap de Bonne-Espérance pour le compte de S.M britannique (Eude, 1964).   Claude de Rémy de Courcelles, baron de Rouvray, possessionné dans divers districts normands (Dieppe, Neufehàtel et Gournay-en-Bray), sera fait "grand écuyer du prince de Nassau-Sarrebruck, puis a obtenu le droit de bourgeoisie à Paderborn"  (op. cité).    Le député monarchien Jean Joseph Mounier (1758-1806), qui rejoint  dès octobre 1789 la Savoie, sera d'abord  collaborateur principal de l'ambassade anglaise à Berne, avant d'être accueilli en 1795 par le duc Ernest-Auguste II de Saxe-Weimar, qui mettra à sa disposition son château du Belvédère, à Weimar, ce qui lui permettra de fonder une école qui préfigurera les écoles futures d'administration et de sciences politiques. Lally-Tollendal quitte comme lui la France après les journées des 5 et 6 octobre, mais après la Suisse il "s’installera ensuite à Londres où il s’appuie sur son réseau familial pour entrer en contact avec le gouvernement de William Pitt"  (Pestel, 2015).   

 

Certains émigrés choisissaient  de rejoindre la Russie, assez lointaine mais bien plus accueillante que l'Allemagne et où la culture et la langue française étaient encore très prisées par l'aristocratie russe. Ils furent nombreux à être "accueillis à la cour : "la marquise de Maisonfort, le marquis de Richelieu, Mlle d'Hautefort, Roger de Damas, le comte Langeron, les marquis de Bombelles, de Boismilon ou d'Esterhazy ne furent que quelques noms des centaines de Français qui purent jouir d'un séjour en Russie sous Catherine II. Malgré toutes les suspicions, des émigrés bénéficièrent d'une position enviable grâce à l'impératrice. Terres, palais et bijoux pouvaient être des présents fréquents pour les courtisans. Les hommes pouvaient être admis dans l'administration, dans les armées ou à la cour en fonction de leurs compétences.(Chamousset, 2011).   Parmi les plus privilégiés il y avait les comtes d'Esterhazy, de Choiseul-Gouffier et de Lambert, qui se sont vu octroyer des "terres en Vohynie ou en Podolie, argent et titres à la cour. Leur position fut à certains moments tellement influente que les émigrés qui voulaient recevoir des bienfaits de l'impératrice ne devaient pas oublier de flatter et séduire ces hommes pour arriver à leurs fins".  (op.cité).   Sans parler des invitations pour les dames à des soirées ou à des visites de la maison impériale, ou encore des lettres de soutien à la cause des princes émigrés, tel le prince de Condé.  Pour les roturiers, le traitement n'était pas du tout le même, mais des postes leur étaient offerts "dans les manufactures, ports, postes, cuisines..."  (op.cité).   Plus le temps passait, plus les émigrés français étaient intégrés à la société ruse et "multipliaient les contacts, les réseaux et leur sphère d'influence. En obtenant des postes clefs, des ministères ou des grades élevés, ils devinrent plus à même d'aider leurs compatriotes qui arrivèrent au fil du temps."  (Chamousset, 2011).  

emigres-revolution-lukas-visher-1792-bal

                       Die Verzweiflung der Emigranten,

                              "Le désespoir des émigrants"

        Lukas Visher (1780-1840), réalisé à l'âge de 12 ans     

                       dessin           9.2  x  15.5  cm

 

                               Bâle,  1792

                         Staatsarchiv Basel-Stadt

                      (Archives du canton de Bâle) 

                              BILD Falk. A 516.

"Nobles et ecclésiastiques sont refoulés de l'autre côté du Rhin, en face du bastion français de Huningue, où l'on danse autour d'un bonnet phrygien, et de Bâle dont une tour arbore le chapeau de Gessler, désigné comme l'emblème de la liberté helvétique. Dans les airs, un coq gaulois agresse l'aigle à deux têtes autrichien."

source  :  https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/025739/2009-10-29/

Certains deviennent courtisans, mais beaucoup d'émigrés en Allemagne n'apprennent pas l'allemand, ne s'intéressent pas à la culture allemande, évitent les échanges avec les habitants et  restent dans un petit cercle de confort entre français, dans l'idée que l'exil sera de courte durée. D'autres s'y appliquent,  pour obtenir un emploi intéressant, comme Pierre-Gaspard Certain de La Meschaussée (1767-1801), qui racontera ses Souvenirs d'un gentilhomme limousin.  Car tous les émigrés n'étaient pas de grands seigneurs, mais aussi de petits hobereaux qui, loin de leurs terroirs, avaient peu de réseau social ou de revenus.  Ils partent parfois dans la précipitation, sans projet bien réfléchi, et rares sont les émigrés "qui s'assuraient des rentes, ou qui partaient avec une fortune suffisante pour survivre longtemps"  (Chamousset, 2011).  

 

"Les activités professionnelles développées par les nobles émigrés n'ont eu le plus souvent pour, autre but que de survivre en attendant le retour en France. Les émigrés se sont improvisés commerçants ou enseignants, choisissant des métiers qui ne nécessitaient pas de savoirfaire technique particulier. Ils sont très peu nombreux à avoir, voulu se former professionnellement (...) La plupart des nobles émigrés ont en effet abandonné leurs activités après leur retour en France, pour occuper un emploi au service de l'État français ou pour se replier sur les terres familiales. L'énergie des émigrés à leur retour était tournée vers la récupération et l'indemnisation des biens et non vers la poursuite d'activités amorcées en Allemagne."  (Rance, 1998).   

 

Signalons une évolution de mentalité chez une partie de ces élites, qui ne rechigne pas à exercer des emplois que naguère ils auraient trouvé "ignoble", indigne de leur rang. Certains quittaient l'armée pour travailler, et pour ceux-là, "gagner leur vie" était devenu une fierté, une chose valorisante. Mais un certain nombre se font passer pour des martyrs, et insistent plus sur leur solitude, leurs maladies, leur pauvreté, et le manque de soutien, voire le rejet des princes allemands à leur égard, que sur les fêtes ou les opportunités qui peuvent adoucir leurs peines. Car, pour cette période ou pour une autre, celles et ceux qui ont grandi dans des milieux privilégiés ne vivent pas du tout leurs revers comme les pauvres. Certains, pour ne pas blesser leur honneur,  exerçaient l'emploi qu'ils avaient pu trouver sous un nom d'emprunt  (Pestel, 2008 ). 

Une autre élite est tentée par l'émigration, celle de l'art, de l'artisanat d'art ou encore les scientifiques  : 

"L'état de désolation où se trouve la France oblige un grand nombre d'artisans habiles de ce pays à s'expatrier et l'on m'assure que les Anglais ont fait à Lyon de grandes acquisitions de dessinateurs et de tisserands sur les métiers les plus compliqués. Les mêmes motifs obligent aussi de nombreux savants de premier ordre à abandonner la France, et l'on m'assure maintenant que le célèbre Lagrange retourne à Berlin après avoir assisté, dit-il, à la triste expérience de 26 millions d'hommes réunis en société, et qui n'ont ni lois ni force contraignante pour les faire appliquer"     (Dom Rodrigo..., op. cité :  n° 50, §3 du 9 décembre 1789 ). En Russie, l'ancien intendant de Caen, Cordier de Launay sera nommé par Paul Ier président de l'Académie des Sciences, après avoir écrit Tableau topographique de la Chine et de la Sibérie.  

 

Un certain nombre de peintres bénéficieront de réseaux favorables à leur émigration. Nous avons parlé de Vigé-Lebrun, on peut citer  Henri-Pierre Danloux (1753-1809), qui épouse une fille de petite noblesse, émigre en Angleterre et retrouve le comte d'Artois, un ancien commanditaire. A Londres, encore, se retrouve le miniaturiste et graveur Pierre-Noël Violet (1749-1819), qui bénéficiera "des réseaux des anciens émigrés français protestants, dont beaucoup appartenaient au monde de la gravure", ou  Jean-Laurent Mosnier (1743-1808), portraitiste de Marie-Antoinette, qui s'installe ensuite à Hambourg, puis à Saint-Pétersbourg,  tout comme  Gabriel-François Doyen (1726-1806),  qui trouvera "de nombreux commanditaires dans son pays d’adoption et exerçant un rôle de premier plan à l’Académie impériale"

 

Christine Gouzi,  L’émigration des artistes français en Europe après la Révolution de 1789,  Encyclopédie pour une histoire numérique de l'Europe ( EHNE) :     

https://ehne.fr/fr/node/12277

la grande peur - intro

La Grande peur

           introduction

 

 

 

 

On a longtemps cru que les grands mouvements de frayeur qui avaient secoué la France entre le 20 juillet et le 6 août 1789, avaient été ourdis et déclenchés au même moment, révolutionnaires et contre-révolutionnaires se renvoyant dos à dos la responsabilité du mal, mais Georges Lefebvre  (1874-1959) a démontré patiemment que ce que l'historien Alphonse Aulard (1849-1928) appellera Grand'Peur, puis Grande Peur (A. Aulard, La Révolution française et le régime féodal, Paris, Librairie Félix Alcan, 1919) a consisté "plutôt en une série de paniques en réactions en chaîne provenant de cinq ou six sources et qui se déroulaient pendant une période de trois semaines(Tackett, 2004).   Tout d'abord,  et de manière spontanée,  selon Lefebvre, s'affirme "la certitude collective de l’arrivée imminente des brigands" et "l’extraordinaire capacité des alarmes qui en sont la conséquence à se diffuser hors de l’échelle locale" (Vignolles, 2020).   Puis, la peur  "se répand par la circulation en chaîne de fausses nouvelles, entraînant paniques collectives et armements défensifs qui alimentent à leur tour des alarmes"  (op. cité) 

 

Cette forme de peur collective n'est pas nouvelle. Elle a accompagné un certain nombre de "jacqueries paysannes très traditionnelles, nourries des rumeurs et des peurs particulières à l’Ancien Régime, notamment rural, qui culminent au XVIIe siècle, et dont les dimensions sociale et symbolique ont été magistralement mises en lumière par Yves-Marie Bercé"  (Baczko,  in Baczko et Porret, 2016).   Michel Vovelle confirme cette antériorité , soulignant comment la Grande Peur "réemploie de vieux frayages, se fixe sur des supports traditionnels"  (Vovelle, 1985).  Certains chercheurs mettent en garde cependant ceux qui seraient tentés de donner trop d'importance à "une interprétation pseudo-psychologique, trop dépendante d'un prétendu primitivisme de la paysannerie dont la mémoire collective serait remplie du souvenir d'invasions anciennes.(Clay, 1995).   

   Y-M Bercé :   Fête et révolte : des mentalités populaires du xvi e au xviii e siècle, Paris, Hachette, 1976. 

 

Lefebvre a établi une chronologie et une géographie de la Grande Peur "qui n'ont guère été remises en question depuis" (Vignolles, op.cité).   dont  Michel Vovelle a dressé une carte (elle-même basée sur celle de Lefèbvre), très souvent utilisée depuis, et dont s'inspire la suivante  : 

grande-peur-1789-carte.jpg

Carte de la Grande Peur, avec ses principaux épicentres (Gastines près de Nantes, Ruffec, La Ferté, Estrées, Romilly à coté de Troyes, Saint-Florentin, Louhans ou Bram) et ses axes de propagation. 

source  :   Association ALDÉRAN, Cycle de cours sur “La Révolution française”

 https://www.alderan-philo.org/

Mais la réalité pourrait avoir été plus anarchique, parfois, que ce système de foyers précis, à partir desquels se propage la peur dans diverses directions. Ainsi, Lefebvre fait démarrer une de ses six vagues de peur à Ruffec, en Charente, le 28 juillet, mais Henri Diné fait remarquer que, selon les archives de la Vienne  elle est déjà à Saint-Germain-sur-Vienne, le 27, près de Chinon, à plus de cent cinquante kilomètres au nord (Henri Diné, La Grande Peur dans la Généralité de Poitiers, Juillet-Août 1789, chez l'auteur, Paris, 1951).  Mieux, à Nantes, où Lefebvre parle d'une peur qui démarre le 20 juillet, on informe déjà une semaine avant que les "bons bourgeois craignant...les ravages d'une troupe de bandits, s'armèrent pour faire la police, mais alors le bruit s'étant répandu que les troupes arrivaient de toutes parts, autour de la ville, toute l'inquiétude se tourna de ce côté.(Diné, op. cité).  Puis, dès le 17 juillet, "la révolte de Paris est devenue d'une nature bien plus désastreuse qu'on ne s'y attendait" (Diné, op. cité).  Ce ne sera pas le seul lieu, nous le verrons, où des grands troubles succéderont à des moments de panique. 

"Je me suis délibérément éloigné du Poitou pour démontrer que la grande peur n'y situe pas ses origines, et que la diversité des lieux où elle est signalées dès le 22 juillet explique clairement qu'il ne peut y avoir de point de départ régional, unique et précis de panique."  ( Diné, op. cité),

Ce qui n'empêche pas la progression à peu près régulière de l'information, de ville en ville, due à l'unique moyen des exprès de l'époque, ces messagers chargés des messages urgents :  

"Elle [la panique] suit les grandes routes et va à la vitesse d'un homme à cheval ; elle est apportée tout simplement par le courrier qui prétend avoir vu des brigands armés, pillant et ravageant tout. Rien de bien mystérieux dans sa marche, on le voit.

(Sagnac, 1905)

La peur ne peut se comprendre sans se figurer le tableau de très grande misère qui règne un peu partout dans le pays. Dans de très nombreuses régions, la première inquiétude est de manquer, car les plus pauvres craignent régulièrement la famine. Cette situation développe toujours chez les plus faibles des états socio-psychologiques très fragiles, qui conduisent à altérer parfois sévèrement les facultés de discrimination et de jugement.  Rappelons qu'un peu partout en France, les effets du terrible hiver de 1788/89 se fait encore sentir. Les mauvaises récoltes, l'été pluvieux accompagné d'orages "avoient dévastés beaucoup de pays aux bleds", raconte  Gabriel Abot de Bazinghen (1779-1798), maire de Saint-Martin-lès- Boulogne et juge de paix, et l'on s'est inquiété des conséquences du "grand hyver"   (op. cité),   comme le gel presque ininterrompu entre la fin novembre et la mi-janvier 1789, que rapporte le négociant Jacques Cavillier (1737-1823), lui aussi dans son journal (Seillier et Caux-Germe, 2014). Nous l'avons-vu, les premiers mois de l'année 1789 apportent leur lot de calamités : disettes proche de la famine, chômage, crise industrielle, qui entraînent une recrudescence de la grande pauvreté et avec elle, son lot de mendiants, de vagabonds, de chômeurs, etc.   

Il y a donc un peu partout une très grave crise des subsistances et on peut dire que de nombreuses angoisses ont fait le lit de la Grande Peur  : "La panique s'est développée dans une atmosphère d'anxiété extrême quant à l'approvisionnement en subsistances...(Clay, 1995).  Il ne faudrait pas en déduire pour autant que les mouvements de peur soient systématiquement liés aux révoltes agraires, fait remarquer Georges Lefebvre. Tout d'abord, celles-ci les ont précédées  : 

"Les révoltes agraires du Bocage Normand, du Hainaut, de la Franche-Comté, de l’Alsace et même du Mâconnais sont antérieures à la Grande Peur et celle du Dauphiné est la seule qu’on puisse mettre à son compte. Entre la révolte agraire et la Grande Peur, il y a si peu de dépendance que la seconde n’apparaît pas dans la première, le Dauphiné excepté"  (Lefebvre, op. cité).  Par ailleurs, l'historien lillois, et d'autres après lui ont rappelé que des "régions entières ont connu une Grande Peur qui n’a pas évolué en guerre aux châteaux : le Sud-Ouest, l’Auvergne ou encore le Soissonnais" (Vignolles, 2020).

 

 Il faut toutefois nuancer ces propos, car, nous le verrons plus loin,  dans un certain nombre de cas, peurs et révoltes ont bien des liens étroits, et dans plusieurs régions, les attaques de châteaux, les émeutes, les déprédations de toutes sortes s'intensifient largement pendant les semaines de la Grande Peur. Parfois, la peur elle-même entraîne de nouvelles révoltes, qui elles-même engendrent de nouvelles peurs. Citons par exemple l'explosion d'un baril de poudre pendant une fête, en Franche-Comté, au château de M. de Mesmay, à Quincey, dans la région de Vesoul, le 19 juillet.  Ce vraisemblable accident "fut le signal de la révolte agraire qui engendra la grande peur de l'Est et du Sud-Est."   (Lefebvre, op. cité :  88).  

Le problème des subsistances est à la racine de la Révolution Française, et de ses multiples manifestations, comme celle de la Grande Peur. Les marchés, lieu éminent de brassage social, entre ville et campagne en particulier, connaissent depuis le printemps des confrontations permanentes, cela a été déjà évoqué pour la Bretagne et la Normandie,   mais cela concerne beaucoup d'autres régions : Le 22 avril, les autorités municipales de Bergerac préviennent celles de Périgueux que les paysans s'apprêtent à venir en ville taxer les produits.  Autour de Mamers, entre pays saosnois et perche (Sarthe, Pays de Loire), des ouvriers de la forêt de Bellême arrêtent des voitures de grains se dirigeant vers Mortagne-au-Perche. Les autorités dispersent les habitants qui battent alors la campagne pour persuader les paysans de livrer leurs produits sur leurs marchés et non sur celui de Mamers, ce à quoi les Mamertins répondent par une interdiction aux habitants du Perche de s'approvisionner sur leur marché (Archives départementales, G 90, lettre de Guillaume-Joseph Pélisson de Gennes (1753-1832), lieutenant général au baillage de Mamers, à l’intendant d’Alençon, datée du 23 juin 1789).  A Bar-sur-Aube, le 24 juin, les ruraux menacent les citadins d'incendier des magasins s'ils ne trouvent pas assez de pain sur les marchés.  A Sens, le 13 juillet, les paysans ne se contentent pas de menaces mais attaquent l'entrepôt de grains. Dans les jours qui suivent le 14 juillet, c'est la grande ville cette fois, Paris, qui alarme les petites en annonçant sa volonté d'acheter des grains sur les marchés d'autres  villes : "Après le 14 juillet, Paris sema ainsi l'effroi à Pontoise, à Étampes et à Provins."  (Lefebvre, op. cité : 30 ).  A Amiens, le 18  juillet, les ruraux exigent en masse d'obtenir le même rabais qu'ont obtenu les citadins (op. cité). A Péronne, le même jour, "les habitants des villages et des ouvriers" pillent l'octroi  (Ado, 1996).   Le 20 et 22 juillet, c'est une foule de pauvres qui taxe le pain sur le marché de Roye (op. cité),  au pays de Babeuf. Le 27 juillet, les gendarmes y rapportent que les campagnes "sont dans la plus grande fermentation et [...] il serait bien à désirer que l'on puisse placer des détachements de cavalerie ou de dragons dans les bourgs ou grosses paroisses de mon département, pour y assurer la moisson qui est dans le plus grand danger." (Archives Nationales F7 3690.2, d. 2110 Rapport d'un lieutenant de gendarmerie de Roye, 27 juillet 1789). A Lille, le 21, les paysans cherchent à forcer les chanoines de Saint-Pierre de distribuer aux pauvres le tiers des dîmes. Le 25, à Montdidier, c'est avec des gourdins qu'ils débarquent sur le marché avant qu'ils ne soient désarmés par la milice (Lefebvre, op. cité : 30 ).   Etc. etc. Il est clair que  les émeutes, les mouvements de révolte se multiplient à beaucoup d'endroits au moment où sévit la Grande Peur,  provoquant eux-mêmes des inquiétudes et des paniques : "jamais, les troubles frumentaires ne furent aussi nombreux que pendant la seconde quinzaine de juillet",  reconnaît Georges Lefebvre  (op. cité : 83 ).    

s'ils ont faim

 

La Grande peur,

 « S'ils ont faim, qu'ils broutent l'herbe »

 

 

 

 

 

Un certain nombre de faits se sont produits à Paris et à Versailles avant les premières  manifestations de la Grande Peur un peu partout en France, qui ont eut des résonances dans les provinces : Les Etats-Généraux, la prise de la Bastille, bien sûr, mais aussi le renvoi de Necker,  l'émigration des premiers nobles, ou encore, la mort de l'Intendant de Paris, Louis Bénigne François Bertier de Sauvigny (1737-1789) et de son beau-père, Joseph-François Foullon (ou Foulon), baron de Doué (1715-1789), assassinés en Place de Grève (Place de l'Hôtel de Ville) par la foule, le 22 juillet, alors qu'ils étaient conduits à  l'Abbaye de Saint-Germain pour y être emprisonnés. L'homme est "à la tête d’un immense patrimoine foncier composé de biens seigneuriaux situés en Bourgogne, en Champagne, et dans l’Auxois et le Nivernais. En 1788, il acquit pour un prix de 500 000 livres des terres situées en Bourgogne."   (Cohen, 2017).   Chargé du maintien de l'ordre à Paris et dans sa région, mais aussi de la subsistance de plus de 20.000 hommes de troupe, il "savait bien qu’il était détesté des Parisiens et fut trop heureux de trouver l’occasion de leur faire la guerre. (...) Celui-ci montra une activité diabolique à rassembler tout, armes, troupes, à fabriquer des cartouches.  Si Paris ne fut point mis à feu et à sang, ce ne fut nullement sa faute."  

Jules Michelet, Histoire de la Révolution Française, 1868-1893, vol 1, in Oeuvres Complètes, 1893-1898, Paris, Ernest Flammarion,  p. 296. 

"Ce qui  exaspérait aussi toute la population des environs de Paris, c’est que, au milieu de la disette, la cavalerie rassemblée par Foullon et Berthier avait détruit, mangé en vert, une grande quantité de jeune blé. On attribuait ces dégâts aux ordres de l’intendant, à une ferme résolution d’empêcher toute récolte et de faire mourir le peuple."  (op. cité : 303)

(...)

"La famine est alors une science, un art compliqué d’administration, de commerce.  Elle a son père et sa mère, le fisc, l’accaparement. Elle engendre une race à part, race bâtarde de fournisseurs, banquiers, financiers, fermiers généraux, intendants,  conseillers, ministres. Un mot profond sur l’alliance des spéculateurs et des politiques sortit des entrailles du peuple :  Pacte de famine.

Foulon était spéculateur, financier, traitant d’une part, de l’autre membre du Conseil, qui seul jugeait les traitants. Il comptait bien être ministre. Il serait mort de chagrin, si la banqueroute s’était faite par un autre que par lui.    (op. cité : 295)

(...)

On lui attribuait une parole cruelle : « S’ils ont faim, qu’ils broutent l’herbe… Patience ! que je sois ministre, je leur ferai manger du foin ; mes chevaux en mangent… » On lui  imputait encore ce mot terrible : « Il faut faucher la France… »   (op. cité : 295)

(...)

On  s’étonne que des gens si riches, si parfaitement informés, mûrs d’ailleurs et  d’expérience, se soient jetés dans ces folies. C’est que les grands spéculateurs  financiers participent tous du joueur ; ils en ont les tentations. Or l’affaire la plus  lucrative qu’ils pouvaient trouver jamais, c’était d’être ainsi chargés de faire la  banqueroute par exécution militaire. Cela était hasardeux. Mais quelle grande affaire sans hasard ? On gagne sur la tempête, on gagne sur l’incendie ; pourquoi pas sur la guerre et la famine ? Qui ne risque rien n’a rien.

La famine et la guerre, je veux dire Foulon et Berthier, qui croyaient tenir Paris, se  trouvèrent déconcertés par la prise de la Bastille."    (op. cité : 296)

"Les Etats généraux commencèrent à Versailles au jour indiqué et depuis ce jour on vit mil misères. Les trois ordres ne s’accordant point, Paris fut presque tout bouleversé : on démolit la Bastille, on coupa la tête au gouverneur, au prévôt des marchands, à plusieurs autres ; il y eut un grand nombre de personnes tuées ; on arbora la cocarde dite du Tiers-Etat ; le peuple se portoit aux plus grands excès. On brula et démolit grand nombre de châteaux et d’abbaies en Bourgogne et Franche-Comté.  On étoit toujours dans l’inquiétude."

Notes de  Jean-Baptiste Renaudin, (vers 1740-1820) curé de Ménetou-Ratel, à l'ouest de Sancerre  (Cher).  

Archives municipales de Menetou-Ratel .1E 3, Registre paroissial de 1767-1792 dans l'inventaire sommaire des archives départementales du Cher antérieures à 1790 par Alfred Gandilhon. Tome II du Supplément de la série E. Bourges, 1925. 

renaudin-cure-notes-menetou-ratel-cher-1

D'autres personnages du même acabit, qui profitent avantageusement de la situation, ont subi la même année le même sort, dans d'autres régions de France. On ne supporte plus l'arrogance, les dérapages verbaux, la richesse des nantis. A Bar-le-Duc et à Tours, les négociants  Pellicier et Girard sont, comme Bertier et Foullon à Paris, massacrés. A Bar-le-Duc, c'est André Pellicier, minotier, négociant, qui continue "d'acheter directement aux cultivateurs et de transporter les grains suivant les besoins de son commerce" et provoque deux émeutes à Ligny-en-Barrois les 28 mars et 22 avril 1789, et une autre est déclenchée à Bar-le-Duc le 4 juin à cause de la pénurie des subsistances. Le 27 juillet, alors que les bourgeois se réunissent à l'église Saint-Etienne, la population, à cause de la cherté du pain, envahit les lieux, hue le syndic et Pellicier, assommé mortellement est traîné à travers la ville  (Lucien Braye : Les débuts de la Révolution à Bar-le~Duc; l'accapareur André Pellicier ,(1737-1789), p. 129-154, in Bulletin de la Société des lettres, sciences et arts de Bar-le-Duc. Année 1921).   A Tours, le subdélégué Genty s'associe à un autre négociant, Girard, pour approvisionner la ville. Le 29 mars, la foule arrête les bateaux chargés de blé pour Orléans et le lieutenant de police fait vendre le blé à 40 sols le boisseau. Le 1er avril, le prix est remonté à 48 sols et des femmes obligent les commis de Girard à baisser les prix de 48 à 40 sols. Un pillage de bateaux, plus tard, est évité de justesse. Girard est injurié en public, le lendemain, menacé par la foule dans sa maison. Les autorités, qui avaient déjà bataillé contre de multiples dégâts dus à des inondations, des ruptures de ponts, etc., continuent de chercher des solutions, achètent du grain à Nantes et remplissent des missions difficiles d'achat, d'acheminement, d'entreposage des grains.  Une souscription est organisée pour faire face à toutes les dépenses, et comme cela ne suffit pas, on recherche des grains au meilleur prix dans la vallée de l'Indre. La situation est si dramatique que tous les efforts ne suffisent pas et de nouvelles  émeutes frumentaires ont lieu. Et malgré le travail acharné de nombre d'édiles, une fois encore, des hommes en position de pouvoir ont dû servir leurs propres intérêts en lieu et place de l'intérêt général. On suspecte  l'échevin Simon-Roze de malversation, comme deux "commissaires des notables pour les blés", Louis Jacques Roze des Bretonnières et Jacques Onezine Chottard, qui s'enfuient et se réfugient à Paris  (Baumier, 2007).  Girard paiera de sa vie ce trop-plein de détresse et de colère accumulées par la population affamée. Cet exemple est une parfaite illustration de l'expression populaire :  "ventre affamé n'a point d'oreille".      

 

Tout ce que nous savons sur le mépris social des riches envers les pauvres, la volonté des premières thèses libérales, tous pays confondus, de laisser les pauvres au plus près du niveau de subsistance, cela a déjà été analysé  dans les chapitres sur la naissance du libéralisme, va dans le sens de la crainte des pauvres et autorise, preuves à l'appui, toutes les suspicions possibles. D'autres éléments à charge  peuvent y être ajoutés : Peu importe que la fameuse tirade de la reine Marie-Antoinette soit authentique ou non. "S'ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche", en substance, a déjà été prononcé à maintes reprises par les nantis. Et Foulon, précise Lefebvre, est loin d'être le seul à avoir voulu faire manger de l'herbe au peuple. Deux parlementaires ont été accusés des mêmes propos à Lons-le-Saunier, et en Touraine, c'est au tour du procureur du roi Turquand et son fils, à Sainte-Maure : "Que les gueux de paysans seraient obligés de manger de l'herbe et des racines pour vivre, de faire faire de la bouillie à leurs enfants avec de la raclure de pierre blanche et que les têtes fontangées ne mangeraient pas leur saoûlt de pain d'orge.". A Orléans, c'est un ancien échevin qui est arrêté pour avoir affirmé, dit-on,  que "si les petites filles mouraient, il y aurait assez de pain".  

    fontangées   :  Aux XVIIe-XVIIIe siècles, une fontangé  est un ensemble de noeud de rubans et parfois de dentelles,  à étages pour les plus complexes, ornant et attachant les coiffures féminines.  

 

Ici ou là, les manigances des riches, réelles ou supposées, donc, font courir les rumeurs : Pour les uns, les princes cherchent  à provoquer une famine pour obliger Necker à démissionner ; pour les autres, le ministre lui-même  serait le plus grand des accapareurs avec la bénédiction du roi  (Steve Kaplan, Le complot de famine, histoire d’une rumeur au XVIIIème siècle, Paris, Cahier des Annales, A. Colin, 1982, p. 9). On le voit bien, la suspicion de fraude, d'accaparement, d'enrichissement, avérés ou non, provoquent ici et là des idées de complot des Grands contre les petits, de pactes de famine, pour affamer volontairement la population. 

 

Mais la spéculation elle-même, la rétention des stocks de grains pour faire monter les cours, n'a rien d'une rumeur :

"Que des ministres aient voulu faire face aux besoins de l'État en spéculant sur les blés, c'est naturellement une légende. Mais que des personnages hauts-placés se soient intéressés dans la compagnie Malisset avec l'espoir qu'elle ferait de gros bénéfices, de même qu'ils intriguaient pour être « pris en croupe »  par un fermier général ; que des agents de la compagnie aient spéculé pour leur compte à l'abri de ses privilèges, rien n'est plus vraisemblable."  ( Lefebvre, op. cité : 31).  

 

"Le Parlement n'a pas voulu rechercher les vrais auteurs du monopole. Nul n'ignore, pourtant, les agissements d'une compagnie qui jouit, moyennant une faible redevance, de sept moulins achetés et entretenus par Sa Majesté, à Corbeil et en d'autres endroits. Le 9 février, le Parlement a mandé à sa barre les frères [Éloi-Louis et Dominique-César]  Leleu et le sieur Doumerc, qui servent de prête-nom à de riches associés, disposant d'au moins 10 millions." (Pierre Saurat, Le Journal d'un parisien en 1789 : période du 1er janvier au 30 juin,  Edition Le Parisien", Saint-Ouen, 1989).  Camille Desmoulins  a écrit sur le sujet un pamphlet sévère : Les insignes Meuniers de Corbeil ou la Compagnie des Famines découverte, en présence de M. Necker, accusé, Paris, chez Lefèvre, 1789, ou  Réplique aux deux mémoires des Sieurs Leleu, insignes meuniers de Corbeil, en présence de M. Necker, Paris, chez Garnery, l'an premier de la Liberté (1789). 

  Doumerc   :  (écrit aussi Doumerk, Doumerck) : Daniel Doumerc (1738 - 1816), négociant, il sera nommé Régisseur Général des Vivres de la Guerre, mais aussi chargé de l'approvisionnement des blés pour le compte du Roi. Il fut arrêté avec son associé, Jean-Louis Sorin de Bonne († 1781),  le 5 mai 1775, dans le cadre de  la fameuse "guerre des farines". Ils seront libérés, faute de preuve,  le 15 juin.

une nouvelle face

 

La Grande peur,

« tout allait prendre une nouvelle face »

 

 

Un peu partout, la misère, la colère, s'accompagnent de la conviction que la révolution va renverser l'ordre établi et apporter, enfin, plus de justice. Vers le 20 juillet,  Jean-Pierre Antoine Faure-Lajonquière (1768-1807), fiévreux révolutionnaire qui embrassera une carrière militaire dans les armées de Napoléon,  confie dans une lettre : "...cette idée que les Français sont enfin libres donne à mon cœur une énergie que le bien seul de ma patrie pouvait porter à ce point.(Gustave Doumerc, 1898-1988, Histoire de Revel en Lauragais, Toulouse, 1976).  Dans l'Avesnois, le subdélégué Pillot affirme : "Tout le monde veut être maître, le peuple a arboré la cocarde de la liberté, vous sentez à merveille que j’ai dû me conformer à la loi générale."  (Trenard, 1990).  En Champagne "ils se regardent déjà comme affranchis" note le commandeur de Thuisy, le 23 juillet.  C'est  "au bruit que les habitants ont appris que tout allait prendre une nouvelle face" selon le récit du curé de Moreille, ce 28 juillet en Beauce, que ces derniers refusent désormais de  s'acquitter de la dîme et du champart, "se croyant autorisés, disent-ils, par la nouvelle loi à venir."  (Lefebvre, op. cité : 94 ).   

Un peu partout, tout au long de l'année 1789, en particulier dans le sud de la France, les populations refusent de payer divers impôts féodaux ou  négocient les taux à la baisse. Les Artésiens refusent les dîmes et les terrages, souligne un arrêt du Conseil d'Artois le 1er août. Dans plusieurs régions, on envahit des offices, des châteaux, des abbayes, qu'on incendie parfois, pour brûler toutes sortes de papiers relatifs aux droits seigneuriaux : terriers, chartriers, etc. On attaque essentiellement les biens, on s'en prend ici ou là aux personnes, mais les morts sont très exceptionnelles. On oblige partout des seigneurs à renoncer à leurs droits, tels les marquis de Rennepont, près de Joinville, ou celui de Ségrie, dans l'Orne, le 22 juillet, ou encore, le 27, celui de Frotté, à Couterne ou de Falconer, à la Motte-Fouquet, molesté et légèrement brûlé : il "s'était fait exécrer en s'emparant des terres vaines et en défendant ses forêts."  (Lefebvre, op. cité : 95-96).   Le comte de Montreuil doit céder le chartrier  de La Coulonche, celui de Vassy, à Clécy, voit ses archives détruites Au château de Ronay on brûle quelques papiers, mais dans celui de Thury, chez le duc d'Harcourt, on y fait un certain nombre de dégâts, pire encore au château  de Caligny, demeure du marquis d'Oillamson, qui est pillé et dont les archives sont brûlées, comme au château de Vaugeois.   (Lefebvre, op. cité : 94-95).   Dans la région, bien des châteaux, entre le 23 et le 25 juillet, sont attaqués : Durcet, Saint-Denis, Briouze, Saires, Lignon, Rânes, où on réclame en général les chartriers mais où on commet peu de déprédations. 

Des révoltes populaires éclatent entre le 19 et le 21 juillet à Mamers, et dès le 22, la municipalité convoque une assemblée des citoyens, en particulier pour régler le paiement des droits d'aide que de nombreux habitants refusent de payer, mais aussi pour diffuser des nouvelles alarmistes Archives Départementales de la Sarthe, 1 MI 1343 ( R 129 ).   

"Contre les Vagabonds ...Sur les Bruits qui Se Sont repandus qu’il Ci receloit dans divers Cantons du RoYaume Et Surtout dans nos provinces voisines, des vagabonds, gens Sans aveu qui pour troubler Le Repos et La tranquilité publique menacent les deposts publics, les Recoltes Et peut estre Même Les proprietés des particuliers, qu’il Seroit Interessant de prevenir de pareilles Incursions et qu’a Cet Effet Il Sera Referé au general des habitans d’aviser aux Moyens de pourvoir a tous Egards au Repos Et a la Sureté publique,..."   

 

Archives Départementales de la Sarthe, 1 MI 1343 ( R 129 ).   

Ces attaques contre les bureaux des aides s'intensifient dans diverses régions : 

"Comme souvent, le peuple des campagnes (et des villes) tourne sa colère contre l’Etat ou plus précisément contre ceux qui le symbolisent. En Normandie et dans le Maine, les maisons de l’intendant ou des subdélégués sont attaquées à Caen ou à Cherbourg ; les bureaux des aides sont pillés à Caen, Vire, Argentan, Falaise, Mortrée, Laigle, Domfront: ; des greniers à sel sont dévastés ou des gabelous frappés à Tournay-sur-Odon, Caen, Domfront, Alençon, Mayenne, Lassay ; les locaux de la ferme sont mis à sac à Verneuil. Des incidents du même ordre, quoique moins violents, se produisent en Picardie, Maçonnais ou HauteAlsace, en Dauphiné, en Provence."   (Hesse, 1979 ).

Mais le comportement des paysans varie d'une région à l'autre, selon les contextes sociaux. Dans certaines régions, comme l'Artois, "Il n’y eut ni châteaux brûlés, ni abbayes dévastées." (Trenard, 1990).   Dans d'autres, "La nouvelle de la prise de la Bastille déclenche un vertige de représailles. Un peu partout, dans le Douaisis, le Valenciennois, le Cambrésis, les abbayes ont maille à partir avec les paysans en juillet 1789." (op. cité).   En plus de vouloir la disparition des dîmes, des villageois se rassemblent pour saccager l'abbaye de Maroilles et le couvent des dames de Prémy, accomplissant une justice que les tribunaux, au long de différents procès n'ont pas su leur rendre. On ne répétera jamais assez que les abbayes étaient, depuis des siècles, des seigneuries participant à la même exploitation sociale que les seigneuries laïques, les mêmes abus et les mêmes injustices, et contre lesquelles les paysans avaient accumulé beaucoup de colère.  Le peuple révolté n'est pas cette populace de "misérables", de "bandits", ni un "animal primitif", "surexcités" mus par "ses instincts", "ses appétits", le "crime" ou "les passions méchantes" ou "généreuses", que se plaît à décrire Hyppolite Taine ("Les origines de la France contemporaine, la Révolution. —L'anarchie", Paris, Hachette, 2e vol de 1878, 6 volumes, de 1875 à 1893),  suivant en cela toute une tradition élitiste, nous l'avons vu, condescendante voire méprisante envers les pauvres :  "Même derrière les violences révolutionnaires les plus extrêmes, il existe des logiques politiques, sociales et économiques (cherté, subsistances) qui supposent une part de rationalité des acteurs à l’œuvre."  (Münch, 2010).   Sophie Wahnich exprime quant à elle l'idée qu'il n'est pas possible de " délier la raison d'agir et les émotions qui les étayent"  (Wahnich, 2008 : 36),  en d'autres termes, qu'il "est possible... de juger la valeur éthique d’une foule en fonction de la finalité de ses actions. Les émotions populaires comme l’émoi, l’effroi ou la vengeance ne représentent donc pas le degré zéro du politique et de la pensée. Elles constituent plutôt une « modalité spécifique de jugement » et « d’évaluation politique ». Dans cette perspective, la violence populaire ne peut plus être assimilée uniquement à des instincts primaires. La violence est en effet complexe et ambigüe, étant à la fois destructrice et fondatrice.   (Münch, 2010,  citation de Wahnich, 2008 : 35).   

les pauvres possesseurs

 

La Grande peur,

« Les pauvres possesseurs de fiefs »

 

 

 

Si le 16 juillet 1789, Claude-François-Marie Rigoley, comte d'Ogny (1756-1790), Intendant général des postes, faisait brûler secrètement "une quantité considérable de papiers à l'Hôtel de la poste aux lettres de Paris, c'est que le gouvernement de Louis XVI était informé de la teneur des nouvelles qu'on adressait aux provinces. "  (Diné, op. cité).  Les Mémoires secrets de Fournier l'Américain publiés par Alphonse Aulard en 1890  précisent que "Beaucoup de lettres incendiaires" sont envoyées dans diverses régions de France. Dans  beaucoup de  municipalités, de comités, les édiles ouvrent les lettres, les examinent. "Vraisemblablement, affirme Fournier, on ne brûlait que les lettre des patriotes qui annonçaient la Révolution et la nouvelle position des choses." Des Parisiens cherchaient donc à communiquer l'élan révolutionnaire aux provinces et on connaît d'innombrables "exemples d'insurrection des villes à l'annonce des événements parisiens de la mi-juillet"  (Diné, op. cité).  Difficile donc, de suivre Georges Lefebvre quand il classe définitivement les courriers révolutionnaires au rang de légende.  C'est encore les élites, municipales,  ou autres notables, qui sont à l'origine ou les principaux vecteurs de très nombreuses annonces de fausses nouvelles et cela n'est évidemment pas un hasard.  Les courriers sillonnent la France et répandent leurs messages, leurs lettres, relayées par des annonces orales ou écrites, parfois par des journaux. 

 

Les craintes populaires du moment font le reste, en tordant, en amplifiant la matière dramatique, en particulier dans la surenchère du nombre des assaillants qu'on croit prêts à fondre sur la population : vagabonds, brigands, ou supposés tels, armées étrangères, pour l'essentiel.

 

L'invocation d'une situation d'anarchie, de chaos,  a permis un peu partout aux notables, aux "bons citoyens" du pays l'instauration des milices bourgeoises, qui coupent court à l'ancien ordre féodal :    Ainsi, les "groupes élitaires, par leurs discours, par leurs mesures extraordinaires et par leur compréhension même de la violence populaire, ont transmis leur propre peur de l’anarchie à de larges fractions de l’échelle sociale en la formulant dans un langage apte à susciter une large reconnaissance"  (Vignolles, 2020).   L'histoire de la Grande Peur ne peut donc pas du tout se faire sans "les groupes élitaires, urbains comme ruraux : officiers municipaux, notables, notaires, curés, hommes de loi, seigneurs, marchands et ainsi de suite(Vignolles, op. cité),  qui sont souvent des relais de diffusion du sentiment d'effroi.  "La Peur offrait un ennemi extérieur, le « brigand » et un consensus idéal pour convaincre les municipalités de former une milice."    (Clay, 1995 ).  Ce qui permet à certains historiens, comme Philippe Hamon, de lier étroitement la Grande Peur à l'histoire de l'autodéfense rurale  (Vignolles, 2020). 

"Si l'on en croit M. et Mme Pins, il y a huit mille bandits à deux heures de Gimont, vers Touget ; c'est ce que l'on m'a dit ce soir. 

Les bruits extravagants et propres à occasionner des désordres sont semés par des gens qui ont peur et qui voudraient une armée pour les garder. Puisque toutes les villes ont levé des compagnies, il me semble qu'elles ne doivent avoir rien à craindre."

Lettre du baron de Montesquieu à M. d'Esparbès,  Gimont, le 2 août 1789,  in  Annales de la ville d'Auch, Edouard  Filhol, Auch, Portes, juin 1835. 

Quelle que soit la région, les nobles et les bourgeois font en sorte que le peuple insurrectionnel ne soit plus appréhendé dans sa dimension légitime, dans sa demande de justice, mais désigne les bandits, la populace, les gens "sans aveu", catégorisations qui entraînent le rejet de tous les groupes sociaux. Et quand on ose appeler le peuple par son nom, on lui accole les pires attributs de la barbarie. On ne parle pas de révoltes, mais d'"émotions populaires", de "vexations", "d'abus", d'"anarchie",  qui appellent de rétablir l'ordre public, la sûreté, la tranquillité des meilleurs citoyens "amis de la patrie" ou "malheureux possesseurs de fiefs"  :

"La communauté […] a cru devoir prendre en considération l’état désastreux où se trouve le royaume, quelques contestations élevées entre les députés des trois ordres aux États généraux ont servi de prétexte à des gens mal intentionnés, pour fomenter la division et troubler l’ordre et la tranquillité publiques. Plusieurs grandes villes, bourgs et villages ont déjà ressenti les effets toujours funestes de quelques émotions populaires. La consternation est aujourd’hui si générale et si grande qu’il n’est aucun citoyen ami de la patrie qui n’appréhende pour sa fortune et sa vie et qui ne soit disposé à employer tous les moyens qui sont en son pouvoir, pour empêcher les vexations, réprimer les abus et rétablir l’ordre et l’union si nécessaire à la sûreté et à la prospérité d’un grand État ; ce ne peut être que dans cette vue que la Bretagne, la Bourgogne et quelques autres provinces ont établi des milices bourgeoises dans leurs différentes villes. Les délibérants ne pouvant se dissimuler que cette précaution leur paraît très sage et même indispensable."

Archives Nationales, D/XXIX/43, délibération communale de La Clayette (Saône et Loire), 19 juillet 1789

"Contre les Vagabonds ...Sur les Bruits qui Se Sont repandus qu’il Ci receloit dans divers Cantons du RoYaume Et Surtout dans nos provinces voisines, des vagabonds, gens Sans aveu qui pour troubler Le Repos et La tranquilité publique menacent les deposts publics, les Recoltes Et peut estre Même Les proprietés des particuliers, qu’il Seroit Interessant de prevenir de pareilles Incursions et qu’a Cet Effet Il Sera Referé au general des habitans d’aviser aux Moyens de pourvoir a tous Egards au Repos Et a la Sureté publique,..."   

 

Archives Départementales de la Sarthe, 1 MI 1343 ( R 129 ).   

" Tandis que l’Assemblée nationale travaille à assurer à tous les citoyens un bonheur permanent, les peuples de la campagne du pays que j’habite se portent journellement à de tels excès que les siècles à venir ne pourront pas les croire. Et si la licence et le brigandage qui règne dans ce canton sont les mêmes dans toutes les parties de l’État, il sera bientôt culbuté. Il est temps que l’assemblée nationale apporte du remède aux maux qui nous désolent et arrête le cours des scènes d’horreur qui se renouvellent tous les jours, il est urgent monseigneur, de secourir les malheureux possesseurs de fiefs et de réprimer la fureur et la barbarie de ces peuples […] sans cela ce malheureux pays sera ruiné et ne présentera plus que des monceaux de cendres et de ruines."   

Archives Nationales, D/XXIX/34, lettre du 1er août 1789, signée Frotté de Couterne, adressée au président de l’Assemblée nationale. 

Les élites ne peuvent cependant pas ignorer que "Beaucoup de vagues de panique ont été provoquées par l'intervention de pauvres affamés ou par des bruits à leur sujet."   (Ado, 1996).

"Le vingt-huit juillet des courriers répandoient, en passant sur les routes, que des brigands se répandoient dans les provinces et saccageoient tout. A neuf heures du soir, ce jour-là, on vint frapper à ma porte : c’étoient des domestiques du lieu de Breignon : ils annoncent que 1500 de ces brigands ont ravagé Saint-Fargeau, qu’ils avancent vers Cônes et Sancerre. Je tâchois de les désabuser, lorsque quatre hommes de Chavignol paroissent et me remettent une lettre du syndic de leur village qui me dit : Faites sonner le tocsin, Monsieur :  les ennemis sont à Cônes, ainsi que l’écrit Monsieur le vicaire de Sancerre. Pendant que je lis, on force le marguillier, on sonne, le peuple s’assemble, armé de fusil, de fourches de fer, de broches et, surtout, de faux enmanchées à l’envers. On veille toute la nuit, on va à la découverte et on ne voit rien."   (Renaudin, Notes, op. cité ).   

"Le 29 juillet 1789, vers quatre heures du matin, le galop d’un cheval lancé ventre à terre, fit résonner les pavés de la place dite, aujourd’hui, de l’Ancienne Préfecture. C’était le maître de poste de La Barre qui arrivait en toute hâte porteur de dépêches à remettre immédiatement à l’intendant : monsieur Meulan d’Ablois. Ces dépêches si pressées provenaient du subdélégué et du maire de Saint-Junien ; elles annonçaient que la ville de Ruffec, les communes de Saint-Claud, Champagne-Mouton et autres venaient d’être dévastées par une bande de cinq cents brigands qui se dirigeaient sur Chabanais et Saint-Junien ; elles se terminaient par un appel au secours." 

Robert Margerit,  La Grande Peur à Limoges, Journal "Le Populaire du Centre",  article du 22 décembre 1937. 
 

"On connaît une des voies par laquelle l'affolement s'est introduit à Chauvigny : c'est la lettre qu'un nommé Gaillard, habitant de Saint-Savin, écrivit le 30 juillet, à 5 heures du matin à M. Ledoux, notaire à Chauvigny , pour l'informer que l'alerte tenait sa ville en éveil. Il lui raconte comment, la veille des courriers venant de Montmorillon ont annoncé l’arrivé imminente d’une troupe ennemie."


Bulletin de la société de recherches archéologique, artistiques  historiques et scientifiques du pays chauvinois, N°4, décembre 1965 

http://www.chauvigny-patrimoine.fr/Editions/pdf/Bulletin_S.R.A.C._4.pdf

Le 30 juillet, toujours, ce sont deux courriers envoyés au maire de Felletin par son confrère d'Aubusson qui  transmet la nouvelle terrifiante d'une troupe de 4000 hommes, dans les parages de la Souterraine, dans la Basse-Marche (Nord de la Haute-Vienne), qui "mettait tout à feu et à sang" (La Révolution française : revue historique - janvier 1909 - p. 144 à 146).  Ce sont les maires et échevins d'Issoudun qui dressent par lettre, à leurs officiers municipaux, un  tableau horrifique de ces mêmes 4000 brigands,  présents à Dorac et à Bellac (Haute-Vienne),  qui mettent le feu aux blés, égorgent ceux qu'ils rencontrent  (Registres paroissiaux de Coutras, 1783-1792, 1MiEC, art.67-R5. L, Archives départementales de la Gironde )

Parfois, les rumeurs annoncées, la peur répandue, confèrent à des événements conflictuels, singuliers, voire carrément banals, des proportions démesurées, à cause de l'état physique et psychologique de ceux qui les vivent. L'alarme est alors donnée, la ville, le village sonne le tocsin, relayé par d'autres. Le 26 juillet, à Estrées-Saint-Denis, dans l'Oise, c'est une succession d'événements qui alarment à chaque fois les habitants : une querelle entre braconniers et gardes leur fait croire à une menace pour leurs récoltes. Ils sonnent le tocsin et l'alarme se répand dans les villages alentour.  Plus tard, ce sont des employés à l'arpentage, dans les champs, qui sont pris pour des voleurs, et enfin, une dispute entre un fermier et des journaliers sur leurs salaires apeure celui-ci, qui va chercher du secours, ce qui provoque une fois encore le tocsin tout alentour et propage la rumeur à Clermont et Beauvais, le lendemain, puis à Forges-les -Eaux, et ainsi jusqu'à Dieppe, s'il faut en croire Lefebvre  (op. cité : 161).  

 

A Ruffec, le 28 juillet, la peur est causée par quatre ou cinq hommes vêtus (probablement déguisés) en Mercédaires, qui sèment la panique, et, par ailleurs, un homme est arrêté pour avoir annoncé l'existence fictive de bandits et de hussards dans la forêt.

 

       Mercédaires      :    Religieux catalan de l'ordre de Notre-Dame de la Mercy (ou Merci), dit aussi Ordre de la Rédemption des captifs (chrétiens enlevés par les musulmans délivrés par rachat),  fondé en 1218 par Pierre Nolasque, secondé par Raymond de Penafort, maître général, avec l'appui  du roi d'Aragon Jaime (Jacques) Ier et qui reçut la bénédiction du pape Grégoire IX en 1235.

A Rochechouart, le 29 juillet, sur le chemin de Chassenon, près du village de Londeix, c'est un tourbillon de poussières qui fait s'écrier "Les voilà ! Les voilà !", pour découvrir un peu plus tard, que ce n'était, finalement, que des troupeaux de moutons. 

"... au moindre bruit, c'étaient des transes impossibles à décrire." 

(Bulletin de la Société archéologique et historique du Limousin, 1902)

Le 24 juillet, à Clisson, près de Nantes, une lettre adressée au comte Duhoux de Dombasle, à Nancy rapporte que la peur a été causée par une  fausse alarme, à savoir un "combat sanglant entre des contrebandiers et des employés" (Archives de la Vienne, Es 378).   Les habitants de plusieurs paroisses qui entretiennent des relations fréquentes avec Nantes, telles Clisson, Machecoul, Pellerin, Paimbœuf, Savenay ou Bourgneuf,  se rassemblent  "à la hâte à la première nouvelle du danger commun" et proposent aux Nantais, par la voix de leurs députés, de disposer de "leurs cœurs et leurs bras(Journal de la correspondance de Nantes, 1789, T.I, p. 155,  Paris, BNF)
Il y a, ici et là, des mouvements de solidarité entre villes et campagnes, entre citadins et ruraux, c'est certain, mais avec des révoltes populaires si généralisées, si abondantes, si fréquentes, et si multipliées au moment de la Grande Peur, comment peut-on se permettre d'affirmer qu'au "moment de la Peur,  l'hostilité entre classes sociales avait disparu, laissant place à une fugitive et étrange alliance entre riches et pauvres contre un ennemi imaginaire." ? (Clay, 1995).  Car, nous l'avons vu, et nous continuerons de le voir, les révoltes, les émeutes, ne cessent pas pendant la Grande Peur.  Mieux, dans certains endroits, des conflits sociaux sont mêmes directement liés à  la survenue de la peur, cela a déjà été évoqué.

Combien de disputes, à l'issue plus ou moins dramatique,  entre journaliers et fermiers sur des salaires de moissonnage, sur des demandes refusées ?  Et souvent, le fermier finit par appeler du secours. A Beaumont, dans l'Oise, le 28 juillet, c'est le pillage de deux bateaux chargés de grains qui causent la frayeur, qui se transmet à Montmorency, où les menaces proférées par des journaliers contre un fermier, encore sur des désaccords de salaires, fait sonner le tocsin dans plusieurs villages (Feuille politique de Le Scène-Desmaisons, in  Lefebvre, op. cité : 128). Mais on peut aussi citer les peurs causées à Crépy-en-Valois à cause d'une dispute d'un groupe de paysans dans les champs, ou celle de Meaux, après que les moissonneurs ont coupé des seigles de fermiers qui refusent de les nourrir  (Lefebvre, op. cité : 129).  A Ballon, près de Mamers, la peur se déclenche le 22 et le 23  a lieu ce qu'on a appelé "le jeudi fou", où les paysans, mais aussi des ouvriers,  dans un état de colère et de surexcitation extrême, se dirigent vers le château de Nouan pour en déloger le très riche lieutenant de la Ville du Mans, Charles René Pierre Cureau de La Moustière de Roullée de Chevaigne, qui avait fait une halte chez son neveu, Mr Buttet, chez qui s'était aussi réfugié son gendre le comte Balthazar-Michel de Montesson, seigneur de Douillet, dont le carrosse avait été précipité dans une rivière le 18 juillet. Cureau était accusé à tort d'être un marchand et un accapareur de grains. En fait, il est marchand d'étamine, une étoffe très légère.  Il ne croit pas au faux bruit de 4000 brigands répandus partout pour piller et ne veut pas faire sonner le tocsin, raconte Nepveu de la Manouillère (1759-1807), chanoine à la cathédrale Saint-Julien du Mans (Journal d'un chanoine du Mans, 1789-1799, Presses Universitaires de Rennes, 2013).  Les deux hommes seront terriblement massacrés par des hommes impossibles à raisonner, à coups de faux et de fourches et de coups de fusil. C'est un de ces moments où la très grande  richesse d'un côté, et la très grande pauvreté de l'autre, peut attiser une haine sociale féroce et conduire les plus démunis aux pires extrémités. Et la justice d'hier, qui ne s'intéressait guère aux circonstances atténuantes, condamnera les assassins à mort, par le supplice de la roue ou la pendaison, et certains de leurs complices aux galères. 

complot aristocratique

 

La Grande peur,

« l'épouvante dans tous les esprits »

 

 

Il y a donc le substrat, le terreau de misère sociale qui favorise l'émergence du phénomène de peur, et  différentes dynamiques propres aux événements eux-mêmes, parmi lesquelles il faut compter selon Lefebvre l'idée de complot aristocratique, une sorte de réponse vengeresse des riches aux propositions révolutionnaires, qui auraient cherché à affamer le peuple :  "un complot de famine", selon le titre d'un texte de l'historien Steven Kaplan ("The Famine Plot : Persuasion in Eighteenth Century France," in Transactions of the American Philosophical Society, Vol. 72, part 3, 1982), qui reprend une formule de l'époque, où on parlait de "pacte de famine". Cette thèse a été acceptée par beaucoup d'historiens, comme Furet ou Soboul :  

"Chômage et disette multipliaient mendiants et vagabonds : au printemps, des bandes apparurent. La peur des brigands a renforcé la crainte du complot aristocratique"  

Albert. Soboul, La Révolution française, Paris, Éditions sociales, 1948.

Cependant, rappelle Tackett, les "éléments mis en avant par Lefebvre pour démontrer que les rumeurs d’un complot aristocratique s’étaient propagées à la campagne - où résidait 80 % de la population - prêtent encore plus à discussion. Il ne mentionne que quelques lettres issues de certaines villes, une déclaration isolée du comte de Puységur et plusieurs notes de curés relevées dans les registres paroissiaux."  Tackett affirme  ainsi que la plupart des éléments sur lesquels se base Lefebvre concerne Paris, et que, pour la province, s'il a "accumulé une documentation considérable sur la présence et la propagation de la Peur, Lefebvre n’a réalisé aucune étude systématique de ces descriptions, ni des véritables objets de la peur telle qu’elle avait été relatée par des témoins"  (Tackett, 2004).   Pour abonder dans son sens, ajoutons que bon nombre de pamphlets et autres littératures soutenant, après la prise de la Bastille, l'idée d'un complot aristocratique, sont des productions parisiennes, comme la Découverte de la conjuration ou Paris sauvé, sur une "bande aristocratique" qui allait, pour le premier, réduire Paris en cendres ; Il étoit tempsou la semaine aux événements, parle de "cabale antipatriotique", le Serpent écrasé assimile les aristocrates à des "tyrans barbares" qui voulaient "tout massacrer(Münch, 2010).   Nous avons vu aussi, dans un chapitre  précédent, l'inquiétude et même la panique causée par les mouvements réels ou supposés de troupes militaires autour ou à l'intérieur de Paris. Pour l'écrivain Louis-Antoine Caraccioli, (1719-1803), l'approche "de plusieurs Régimens étrangers, leur commandement confié à un Maréchal de France, avec tout l'appareil d'une guerre ouverte, le train d'une artillerie formidable, un camp formé en face de l'Ecole Militaire, jetterent l'épouvante dans tous les esprits ; & le départ précipité du Ministre le plus cher et le plus utile à la Nation..."  (Caraccioli, La capitale délivrée par elle-même, 1789 ).   

 

Godechot défend, par ailleurs, la thèse selon laquelle l'idée de complot se généralise dès la mi-juin (Godechot, 1965).  Et si complot il n'y a pas véritablement, il y a tout naturellement de la part de Versailles des manœuvres politiques  :

"M. Necker n’ignorait pas le véritable objet pour lequel on faisoit avancer les troupes, bien qu’on voulût le lui cacher. L’intention de la cour étoit de réunir à Compiègne tous les membres des trois ordres qui n’avoient pas favorisé le système des innovations, et là de leur faire consentir à la hâte les impôts et les emprunts dont elle avoit besoin, afin de les renvoyer ensuite.(Mme de Staël, Considérations sur les principaux événements de la révolution française, ouvrage posthume publié en 1818, Paris, Charpentier, 1843)

Si on trouve dans le sud de la Champagne l'idée d'une "ligue formée par les aristocrates", l'idée d'une association des aristocrates et des brigands est rare en province, constate-t-il,  se demandant si elle n'a pas été transmise par Paris, avec qui plusieurs villes, comme Bar-sur-Seine ou Ervy, ont échangé une correspondance avec les Électeurs parisiens (op.cité).   Par contre, la "transformation des prétendus brigands en une armée étrangère conduite par ou à la solde de princes aristocratiques est une idée plus répandue"  (op.cité).    

Tout d'abord, Lefebvre précise que "pour l'explication de la grande peur, ce qui nous importe c'est l'idée qu'on se faisait des projets, et des moyens de l'aristocratie, et non la réalité même."  (Lefebvre, op. cité : 58).   Une prudence obligée, car l'historien sait  très bien que, sur le sujet, il y a beaucoup de rumeurs, et peu de faits établis. Ainsi, le complot contre le port de Brest, par exemple, dont la rumeur est entretenue pendant le mois de juin 1789 et qui fait l'objet d'un compte rendu à l'assemblée le 24 juillet, repris par le  Courrier national, le lendemain. On parle d'un plan fomenté par l'Angleterre, propos  qui reçoivent très vite un vif démenti de la part du duc de Dorset.  On accuse aussi les aristocrates qui ont émigré, comme le duc de Luxembourg ou M. d'Epremesnil, et qui œuvreraient de concert avec le gouvernement de Pitt.  Le bruit court, aussi, que ce dernier dépenserait de grosses sommes et déploierait de nombreux agents sur le continent pour exécuter ses projets : "Voudrait-on préparer une guerre à la nation pour la distraire du grand travail de la Constitution ?" (Courrier National , 25 juillet 1789 ).    

Les députés de Bretagne finissent par croire à une menace imminente de guerre,  préparent la population au combat, causant une grande panique.  Le départ des émigrés appelle naturellement les idées complotistes, mieux fondées, celles-là :  cf. § « La France du dehors »

Bien plus nombreuses sont les menaces que se représentent les bourgeois au travers des aristocrates du dedans ou du petit peuple, et dont se fait régulièrement l'écho la gazette parisienne La Quinzaine mémorable, qui reflète l'état d'esprit de beaucoup de bourgeois, qui se sentent menacés d'une part par le "despotisme aristocratique", et de l'autre, par la "populace", "les gens qui sont par-tout infestent particulièrement le palais-royal depuis long-temps", ou encore, cette "canaille désoeuvrée" qui ""n'ayant rien à perdre, cherche à mettre le désordre partout". Nous retrouvons, comme d'habitude, le mépris et la méfiance habituelles de la bonne société envers la classe populaire. 

Dès le 6 juillet,  Hardy  affirme dans son journal qu'il est "très certain" que le gouvernement a accaparé les grains à la moisson précédente et qu'il refera la même chose à la moisson suivante. En février, déjà, il imputait le même fait aux princes, dans le but de "culbuter Necker".  Le 17 juillet, il continue dans la même veine, parlant d'un "complot infernal qui avait existé de faire entrer, dans la nuit du quatorze au quinze, trente mille hommes dans la capitale, secondés par les brigands." Le renvoi de Necker provoque de nombreux troubles, des réactions de défense, de création  ici ou là de milices. Ici ou là on est dans l'incertitude. On attend la suite des événements. Mais la conviction qu'une "cabale infernale a juré  la perte de la France" (in Lefebvre, op. cité : 78).   comme l'assure un membre du comité de Machecoul, est partagée dans différents lieux.  Le 26 juillet, Mailly, avocat au Parlement de Laon, dénonce au Comité des Electeurs le "parti aristocratique" accusé de méditer "une seconde trame non moins odieuse que la première", consistant à acheter les services de troupes étrangères pour les faire entrer dans Paris de nuit, pour tromper la sécurité des habitants et "effacer, s'il se peut, dans leur sang, la honte de leur première défaite."  (in Lefebvre, op. cité : 61).   Le 28 juillet, c'est un député de Provence, appartenant à la noblesse, qui attribue au peuple, pour les uns des accusations contre "l'aristocratie expirante" pour "cette infamie de couper les blés en herbe" afin de "se venger de la capitale", pour d'autres, "que les brigands ne soient des troupes déguisées qui cherchent à attirer la milice de Paris dans des pièges où elle se fera anéantir. Dans tous les cas, on regarde ces dégâts comme l'ouvrage de la cabale ministérielle et aristocratique."  (in Lefebvre, op. cité : 62).   Dans le Maine, plusieurs curés relaient les mêmes opinions de complot, contre "haut clergé  et haute noblesse" qui "ont employé toutes sortes de moyens les plus indignes les uns que les autres, sans pouvoir faire échouer les projets de réforme d'une infinité d'abus criants et oppresseurs"  ( curé d'Aillières, in Lefebvre, op. cité : 85).  Pour le curé de Souligné-sous-Ballon, "beaucoup de seigneurs et autres occupant les grandes places de l'Etat...entreprirent de tirer secrètement tous les grains du royaume pour les faire passer à l'étranger."  Etc. etc. 

On peut constater qu'il y a beaucoup de témoignages de ces rumeurs de complot, qui viennent en général de milieux  éduqués, et pour la campagne, c'est la même chose. Car, si Lefebvre affirme que "dans les campagnes, on a cru partout au complot aristocratique" ( op. cité : 87),   il  montre ensuite que beaucoup d'opinions qui s'y réfèrent leur sont soufflées par les notables : députés, syndics, notaires, etc., que ce soit pour soupçonner "les aristocrates de cacher les ordres du roi qui leur étaient contraires",   pour établir des faux placards au nom du roi, ou encore pour pousser  les paysans à se retourner contre les nobles, incitation dont ils n'avaient nul besoin, nous l'avons vu  pour mener leur assaut final contre la féodalité. "Vous serez surpris par la noblesse si vous ne faites pas diligence pour dévaster  et incendier leurs  châteaux et passer au fil de l'épée ces traîtres qui nous font périr", proclame un libelle (Lefebvre, op. cité : 62).   A Montignac, dans le Périgord, c'est le médecin Lacoste qui aurait assuré en chaire, dans l'église, d'une "conspiration de la majorité de la noblesse."  (op. cité : 91).   Etc. etc. Cela ne suffit pourtant pas pour affirmer comme Lefebvre : "Si le peuple s'est levé, c'est pour déjouer le complot dont les brigands et les troupes étrangères n'étaient que les instruments, c'est pour achever la défaite de l'aristocratie." Comme Tackett l'a montré, "l’idée du complot aristocratique ne constituait pas le principal moteur à l’origine de la Grande peur traversant le pays."  (Münch, 2010).   Nous l'avons vu, le peuple s'est révolté partout dans le pays pendant  toute l'année 1789,  avant tout par désespoir de son extrême misère et mû par une immense colère contre le poids insupportable des oppressions féodales de toutes sortes.  

                   

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