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 « La balance 

        des              RICHESSES »

Naissance du libéralisme,  La France   ( 3 ) 

Jean-Baptiste Lesueur, La disette du pain, détail, 1794-1796, gouache, 53,5 x 36 cm, Musée Carnavalet

Pour voir l'image entière avec les légendes, cliquez ici

 

 

Vincent de Gournay (1712 - 1759)

Au "laissez-faire" du marquis répond  le "laissez-passer" de Vincent de Gournay, qui se bat lui aussi contre les réglementations, les taxes abusives (tailles, droits sur les marchandises, tarifs variés, inégalités géographiques, privilèges corporatifs, inspections abusives, etc.)  ou encore les taux d'intérêts élevés. Jacques-Claude-Marie Vincent de Gournay, ami d'Anne Robert Jacques Turgot (1727 - 1781) intendant du Commerce entre 1751 et 1758, veut la fin des corporations, pour plus de liberté d'entreprise (comme la liberté d'installation pour les artisans, la liberté de fabrication)  et de circulation des travailleurs français et étrangers.  

Comme Montesquieu, Voltaire, Saint-Simon et bien d'autres,  il vante la  liberté des pays prospères par leur commerce, au premier rang desquels on trouve la Hollande et l'Angleterre (cette admiration traversera le temps : qu'on songe à l'admiration que voueront les libéraux français à Margaret Thatcher, trépignant de ne pouvoir faire avaler au peuple assez tôt ses potions amères)  :

"Si l’on  veut jeter  les  yeux sur les pays de l’Europe ou de l’Asie, où les manufactures sont dans  un  état  florissant  et  vigueur eux,  tels  que  l’Angleterre,  la Hollande, l’État de Gênes, les Indes orientales et la Chine, on n’y verra ni inspecteurs, ni règlements portant confiscation et amende,  d’où  l’on  conclut  que  le  système  opposé  que  nous suivons,  arrête  chez  nous  les  progrès  du commerce  et  de l’industrie,   empêche   l’augmentation   des   sujets   du  Roi   et l’accroissement de ses revenus."

Remarques de Vincent de Gournay sur sa traduction des Traités de commerce de Josias Child, 1752

Comme Locke, comme Smith surtout, il place le travail au centre de la nouvelle économie, mais il insiste à différentes reprises sur l'encouragement, le goût au travail, les ménagements du travailleur lui-même. Il s'intéresse donc à ce que nous appelons aujourd'hui les conditions de travail, et semble comprendre que le bien-être au travail est une des clefs d'une bonne économie :

 

"C’est donc le travail, et non pas l’argent qui fait la richesse de l’État : tout ce qui restreint le travail ou qui en dégoûte appauvrit donc l’État, en éloignant du travail les gens qui seraient disposés à s’y adonner.Les règlements d’instruction sont donc très utiles en ce qu’ils indiquent comme il faut travailler ; ceux portant des peines sont nuisibles, parce qu’ils dégoûtent de travailler."

 

Mémoire sur la division en deux classes de toute société humaine, à savoir les productifs et les improductifs (1753)

"Nous avons calculé que les 1 800 mille mendiants que nous supposons dans le Royaume coûtent à la partie laborieuse de la nation à 3 s. par jour seulement la somme de 98 550 000 l. ; si en encourageant la culture et l’industrie, ces 1 800 mille mendiants s’appliquaient à travailler (et il n’est pas douteux qu’ils le feraient, si on leur rendait le travail doux et facile) et gagnaient seulement chacun 5 s. par jour, cela ferait par an"   

op.cité

   1 800 mille mendiants    :   "1 800 mille fainéants ou vagabonds"  précisera-t-il  en rendant implicitement ceux qui ne trouvent pas de travail  responsables de leur état, comme les possédants ont coutume de le penser depuis longtemps , nous l'avons vu.

Vincent de Gournay fait partie, dit-on, de ces "libéraux égalitaires", comme le seront ses émules l'abbé Morellet (1727 - 1819) ou Forbonnais (François Véron Duverger de, 1722 - 1800), et avant lui Boisguilbert, qui a déjà été évoqué. Plus que ce dernier, il est vrai, Gournay évoque non seulement le bien-être au travail, nous l'avons-vu, mais aussi une distribution harmonieuse des richesses : "Nous voulons conserver la balance des richesses, des hommes et du pouvoir en Europe" affirmera-t-il dans ses Remarques  : 

"L'Etat ne peut trouver de véritable ressource que dans l'aisance de la multitude"

" Ce ne sont jamais les grands profits d'un petit nombre mais les petits profits d'un grand nombre qui enrichissent l'Etat et font vivre le peuple" 

Vincent de Gournay, Remarques... (op. cité)

Nous avons cependant examiné assez de textes de tradition dite libérale pour savoir qu'il faut examiner de près l'oeuvre de leurs auteurs pour comprendre la portée réelle de leurs affirmations. Notre marquis n'échappe pas à la règle. Quand on creuse un peu plus profondément ses écrits, et malgré le saupoudrage humaniste dont il fait état, il n'y a pas de raison de penser qu'il ne partage pas le même projet de classe que les autres libéraux. Si tel n'était pas le cas, d'ailleurs, on voit mal comment Turgot, Voltaire, et beaucoup d'autres, aient pu lui accorder un immense crédit. Plusieurs points de la doctrine de Gournay illustrent bien ce fait, nous allons le voir. 

 

Certes, l'Intendant s'attaque à l'arsenal réglementaire, aux contrôles  abusifs des inspecteurs, qui alourdissent le fonctionnement des manufactures et entravent la liberté des fabricants et des ouvriers, mais ce n'est pas le bien-être des uns et des autres qui intéresse Gournay mais bien la productivité et la rentabilité. Car, non seulement Gournay projette de faire travailler les ouvriers en réduisant au maximum leur temps de loisir ("travaillant continuellement"), mais il entend que leur salaire ne couvre pas autre chose que leur subsistance, le manger et le boire en plus de l'habillement.  :

 

"Il  est  sûr  que  les  pays où  il  y  a beaucoup  de  fêtes doivent  s’appauvrir  vis-à-vis  de  ceux  où  il  n’y  en  a  point  ou très  peu, parce  que  le peuple,  travaillant  continuellement  dans  ceux-ci,  gagne  continuellement  de  quoi  consommer  et  se  vêtir,  et  peut  travailler à meilleur marché que des gens qui, ne pouvant travailler que 4 à 5 jours de la semaine doivent gagner pendant ces jours-là de quoi vivre pendant ceux où ils ne peuvent pas travailler."

(op. cité)

On a du mal à imaginer que cette exigence de travail continuel du peuple puisse rimer avec un travail "doux et facile" prétendument souhaité par l'auteur.  Comme chez Boisguilbert et beaucoup d'autres, la notion d'aisance rapportée au petit peuple de travailleurs n'a strictement rien à voir avec l'aisance attendue pour les riches, nous l'avons vu à plusieurs reprises. Chez le paysan ou l'ouvrier, cela consiste à améliorer le quotidien de manière marginale, qui se rapporte à la subsistance et non à l'aisance.  "Egalitaire" ne rime strictement à rien dans la bouche du libéral, sa mentalité aristocratique le plaçant avec ses congénères au-dessus de la masse du peuple, réservant le meilleur pour les uns et le nécessaire pour les autres, nous l'avons suffisamment montré par les textes. Ainsi, les contradictions exposées par l'auteur, ajoutées à celle des autres philosophes qui partagent sa mentalité, ne peuvent pas nous conduire à accorder beaucoup d'épaisseur, beaucoup de valeur à cette prétendue "aisance",  à ce prétendu "équilibre" promis par les nouveaux entrepreneurs de la France :

"Il n'y a pas de pays en Europe où il y ait autant de pauvres qu'en France, et il n'y en a pas où le paysan se nourrisse plus mal, ni soit plus mal vêtu et consomme par conséquent moins qu'en France... 10 millions d'hommes un peu aisés contribueront toujours infiniment plus qu' un million quelques riches qu'ils soient...»   (Remarques...)

Un peu d'aisance, pour se nourrir un peu mieux et être mieux vêtu, c'est le mieux que l'entrepreneur des temps modernes est prêt à offrir aux travailleurs, pendant que lui, fils d'armateur malouin, à la tête d'un négoce international à Cadix, veut pour lui et tous ceux qui lui ressemblent des montagnes de richesses : voilà la nouvelle "balance économique" que nous propose Vincent de Gournay, comme tous ses camarades libéraux. Leur système de société est entièrement basé sur le commerce, sur la production de richesses matérielles. Gournay est un honnête homme de son époque, il entend mettre un peu de beurre dans les épinards du pauvre, soit, mais, comme ses coreligionnaires, il n'a aucune ambition d'élever les pauvres à l'éducation et veut conserver les classes sociales à peu près en l'état.  Il s'afflige de "200.000 rentiers  vivant continuellement de leur revenu tant sur le Roi que sur les particuliers, et sans rien faire" mais n'entend en rien agir contre leurs intérêts, alors que, comme Locke (la violence en moins) c'est aux pauvres qu'il s'adresse pour mettre la France au travail : "On veut seulement faire sentir que les professions de laboureur, de matelot, d’ouvrier et de marchand étant les plus utiles à la société et étant les seules sources de la force et de la richesse de tout État quelconque."  Gournay n'est pas le premier libéral à écrire noir sur blanc que c'est l'humble travailleur qui est le plus utile à la société, celui qui crée la richesse d'un pays, qui nourrit et entretient tous les autres, mais tous persistent, par une contradiction flagrante, à organiser une société où il se tue à la tâche pendant qu'on ne lui accorde que les miettes de cette prospérité dont il est le premier contributeur.

D'autre part, Gournay fait figurer des professions utiles (le médecin, le soldat, le personnel de justice, etc.) dans une même liste d'improductifs à côté des rentiers. Dans la même catégorie sont classées les femmes au foyer, "qui ne font rien*, affirme l'auteur, propos assorti d'une note intéressante : "Parce que les hommes leur ont interdit une infinité d’occupations auxquelles elles seraient aussi propres qu’eux."   Il y a déjà là, en germe, une préoccupation qui deviendra une obsession pour ce qu'on appellera l'ultralibéralisme, plus tard,  de soumettre toutes les formes d'activités humaines à la rentabilité, aux lois du marché économique : santé, éducation, arts, sports, etc. 

Par ailleurs, la volonté farouche de Gournay de supprimer tous les règlements, tous les contrôles, pouvaient ouvrir la porte à tous les abus des patrons envers leurs ouvriers. Gournay voulait, par exemple, des mesures de sécurité pour les mineurs en supprimant tout contrôle sur la bonne exécution de celles-ci, quitte à sanctionner les abus éventuels par des amendes. On connaît bien les travers de ce genre de système, qui permet, par la taxe, d'acheter le droit  de reconduire des injustices et des inégalités. Dans de nombreux cas, jusqu'à nos jours, le capitaliste a plus d'intérêt a payer une amende que de respecter intégralement la loi. Enfin, la lutte impitoyable que Gournay livrera aux corporations n'échappe pas non plus aux partis pris idéologiques : Eliminer les corporations, nous dit en substance Gournay c'est, en supprimant les monopoles, les privilèges qui leurs sont attachés, établir une saine concurrence, un juste prix, favoriser l'innovation.

Notons au passage, qu'à côtés des métiers à statuts, les "jurés" (pourvus de lettres patentes royales) ou les "réglés" (reconnus par la municipalité), il y avait des métiers libres, non incorporés. En étudiant le sujet des corporations, dirigées par des jurandes, sous l'Ancien Régime, on peut difficilement en faire l'apologie aveugle si on se place honnêtement du côté de la liberté et de la justice sociale. Les  apprentis et apprenties étaient pour beaucoup pieds et poings liés à leurs maîtres. Sée parle de leur travail excessif, des brutalités subies, réduits souvent à l'état de domestique. Il parle de la condition souvent pénible du compagnon,  lié au maître par un contrat de louage, dont il peut difficilement sortir, car il doit produire un chef d'œuvre dans des conditions onéreuses, où il doit régulièrement payer des vacations au maître, des droits de réception à la maîtrise, des frais divers et variés, dont les fils de maîtres sont parfois exemptés, ainsi, que de la présentation d'un chef d'œuvre, réduit, pour ces derniers et dans certains cas, à un "demi chef d'œuvre". (Camille Sée, La France économique et sociale au XVIIIe sciècle, 1925).

Les artisans des corporations n'étaient, par ailleurs,  pas libres d'exercer hors de leur corporation, dont la limite géographique pouvait se limiter à un faubourg, ou encore pas libres de pratiquer leur religion : les canuts de Lyon devaient présenter un certificat de catholicité pour se présenter à la maîtrise. Parvenu difficilement au statut de maître, l'ancien compagnon se retrouvait face à de nouveaux maîtres, les jurés, qui eux-mêmes avaient dans certaines communautés obtenus leur place en payant des droits. Ils se distinguaient parfois par leurs précédents offices (gardes, syndics, par exemple), mais surtout par leur ancienneté : "jeunes", "modernes" (souvent écartés des assemblées générales) et, au plus haut niveau hiérarchique, les "anciens", véritables patrons des corporations, qui, au gré des alliances, des luttes, des trafics d'influence, contrôlaient la communauté par des règles de prestige, de préséance aristocratique qui n'avaient rien d'égalitaire, bien au contraire, avec une tendance dynastique renforcée par des mariages  entre familles de jurés  (Kaplan, 2002).

Il faudrait, aussi, parler des procès interminables et coûteux que se livrent les métiers entre eux, des dettes que les maîtres répercutent d'une manière ou d'une autre sur leurs ouvriers. Le rapport de l'Intendant de Bretagne, en 1755, nous parle, par exemple, d'un état presque misérable de beaucoup de maîtres, ce qui donne au total l'image d'un système où des travailleurs exploitent d'autres travailleurs à peine moins bien lotis. Ajoutons, par ailleurs, qu'il existait au sein des corporations toutes sortes d'interdictions faites aux compagnons de se réunir entre eux pour s'associer, défendre leurs intérêts : les limonadiers et distillateurs parisiens, par exemple, interdisaient aux jeunes et aux modernes de "former ni cabales, ni tenir aucune assemblée." (Sentence du lieutenant de police, 7 avril 1724, Nouveau Recueil des statuts et règlements de la communauté des maîtres limonadiers et distillateurs, Paris, 1754, AN, AD XI 20).

Chez les ébénistes parisiens, on interdisait aux maîtres non jurés de se réunir en assemblée. On critique le suffrage universel dans plusieurs corporations, où, dès le début du XVIIIe siècle, on le supprime ici ou là, tout en renforçant le pouvoir des élites (Kaplan, op. cité).  Enfin, les corporations empêchaient le plus souvent les innovations techniques, citons un exemple célèbre, celui de Pierre Erard, inventeur du piano moderne, et qui dut lutter d'arrache-pied contre la corporation des luthiers pour pouvoir le fabriquer. Alors, certes, les corporations assuraient à leurs protégés une relative protection sociale, pour leur retraite ou en cas d'accident de travail, par exemple, mais on l'aura compris, on était loin d'un environnement de travail qui favorise la liberté et les intérêts des travailleurs.

physiocrates

 

Les Physiocrates

 

 

Ce n'est pas du tout de la liberté des travailleurs, ni de leurs conditions de travail,  dont il sera question dans les batailles que mèneront les élites économiques contre les corporations, mais d'établir la liberté la plus grande possible du commerce, d'installer un marché de l'offre et de la demande libéré de toutes entraves, règlementaires, corporatistes, étatistes. Avec Gournay, Simon Clicquot de Blervache (1723-1796) attaque les corporations en 1757, par ses "Considérations sur le commerce", en particulier sur les compagnies, sociétés et maîtrises,. Il est suivi, entre autres,  par Bigot de Sainte-Croix en 1775, avec son "Essai sur le commerce et l'industrie". Le nouveau mouvement des Physiocrates, qui fonde toute l'économie sur l'agriculture, va appuyer les libéraux dans ce combat. Ses partisans ont beau se nommer eux-mêmes les "économistes", son chef de file, François Quesnay (1694 - 1774), a beau utiliser pour la première fois le terme de "science économique" dans ses "Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume", en 1767, pensant avoir enfin trouvé le graal de la prospérité, on a beau s'extasier, jusqu'aujourd'hui sur son fameux tableau économique, en zigzag (1758), ce vernis de modernité ne résiste pas à l'analyse, qui met à jour des idées très aristocratiques de classe, comme nous allons le voir.

"Le prix des salaires et par conséquent les jouissances que les salariés peuvent se procurer sont fixés et réduits au plus bas par la concurrence extrême qui est entre eux."

Quesnay Second Problème économique, 1767

Le dada de Quesnay, c'est l'agriculture. Alors que l'Angleterre, nous l'avons vu, a entamé son industrialisation, Quesnay, comme d'autres, condamnent les autres domaines de l'économie à la stérilité : Ils ne créent pas de richesse et sont subordonnés à la culture de la terre. C'est peut-être sa formation de chirurgien qui lui inspire son circuit de flux monétaire qu'il illustre par le zigzag (Harvey avait décrit la circulation du sang en 1628), mais il faut certainement chercher ailleurs sa division de la société en trois classes, que nous décrit un de ses partisans, Mercier de la Rivière (1720-1793) :

"L'existence de ces trois classes est issue de l'ordre naturel et essentiel qui préside à la formation des sociétés politiques. Les zigzags du Tableau sont à considérer maintenant comme le chiffre de cet ordre".

L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767.

 

Avec l'ordre naturel théologique, nous revenons aux antiennes de la plupart des philosophes classiques et encore plus de Malebranche, qui inspira beaucoup les physiocrates. C'est de cette société naturelle dont parle Dupont de Nemours, qui a forgé le terme de physiocratie en 1768, "antérieure à toute convention entre les hommes, fondée sur leur constitution, sur leurs besoins physiques, sur leur intérêt évidemment commun" (De l'origine et des progrès d'une science nouvelle, 1768). Il est si pratique, ce livre de la nature, ce grand livre divin qui a posé une fois pour toutes l'ordre des choses et qui convient parfaitement, comme nous l'avons vu, à tous les propriétaires.  Il faut ainsi aux hommes "une législation réelle, constante, applicable à tous les rapports qu'ont entre eux les hommes réunis, à toutes les opérations du gouvernement (…) Mais cette législation, si nécessaire aux hommes…est-elle cachée dans le sein de Dieu, et ne peut-elle se manifester à eux par une révélation particulière ? Non sans doute, elle est si simple, évidente, exposée à tous les yeux, elle est décrite en caractères sensibles dans le grand livre de la nature. C'est dans ce livre ouvert à tous les regards, et si peu consulté jusqu'ici que se trouvent…les lois qui constituent le meilleur ordre social, c'est à dire le plus propre à faire jouir les hommes de tout le bonheur que comporte l'association civile. (…) L'ordre social a pour base l'ordre physique, et dans le sens très exact, il est vrai de dire que la vérité est née de la terre, et que c'est en étudiant les lois de la reproduction auxquelles est attachée la multiplication des biens, que les hommes peuvent découvrir d'une manière évidente leurs droits et leurs devoirs, etc etc."

Guillaule-François Le Trosne, De l'ordre social, 1777. 

On passe de l'ordre social à LA vérité, qui naît de la terre, et tout ce charabia, une fois encore, n'a aucun lien avec la réalité.  Il est pure invention de ceux qui ont le pouvoir, écrivent l'histoire et dominent la société. Il entretient la fiction dont nous avons déjà parlé, cette construction théorique dont la justification est bien plus vénale. Car, tout le but ici, est toujours d'installer les propriétaires de la terre tout en haut de l'échelle sociale. "Loin de nous toutes ces distinctions métaphysiques, ces productions séductrices et fallacieuses de la vanité et de l'égoïsme" dira Armand de la Meuse, cité par Gracchus Babeuf dans son "Manifeste des Plébéïens" (1795). 

Pour toucher du doigt cette trivialité, penchons-nous sur un Physiocrate pur jus, Pierre-Paul-François-Joachim-Henri Le Mercier de la Rivière (1719- 1801), que Diderot place au-dessus de Montesquieu et qu'il recommande à Catherine II de Russie (Charles de Larivière, "Mercier de La Rivière à Saint-Pétersbourg en 1767 d’après de nouveaux documents", Revue d’histoire littéraire de la France, 4ème année, N°4, 1897, p.581). L'économiste, en résonance sans doute avec la pensée de Hobbes, rêve d'installer un despote, un "Chef unique" armé "d'une force coercitive"  à la tête du peuple,  et l'idée est d'une évidence criante pour l'auteur :

"Qui est-ce qui ne voit pas, qui est-ce qui ne sent pas que l’homme est formé pour être gouverné par une autorité despotique ? qui est-ce qui n’a pas éprouvé que sitôt que l’évidence s’est rendue sensible, sa force intuitive et déterminante nous interdit toute délibération ?

 

L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767

mercier

Ici, on s'éloigne bien sûr du libéralisme, mais on y revient au galop par le chemin de la propriété. C'est que le libéralisme économique, propre à donner aux plus privilégiés la plus grande liberté de s'enrichir, est soluble dans toutes les formes de gouvernement ploutocratique, qu'ils penchent vers la démocratie ou la dictature, qu'on songe à la Chine ou au Chili de Pinochet, qui sera parmi les premiers pays à appliquer les recettes du néolibéralisme .

"L'ordre essentiel à toutes les sociétés est l'ordre sans lequel  aucune société ne pourrait ni se perpétuer ni remplir l'objet de son institution. La base fondamentale de cet ordre est évidemment le droit de propriété, parce que sans le droit de propriété la  société, n'aurait aucune consistance, et ne serait d'aucune utilité à l'abondance des productions. Les autres parties de l'ordre essentiel ne peuvent être que des conséquences de ce premier principe ; il est ainsi de toute impossibilité qu'elles ne soient pas parfaitement d'accord avec lui pour tendre vers la plus grande multiplication possible des productions et des hommes, et assurer le plus  grand bonheur possible à chacun de ceux qui vivent en société."  (Mercier de la Rivière, L'ordre naturel..., chapitre IV).

Le même baratin, toujours, avec  la carotte au bout : "le plus grand bonheur possible à chacun".  Examinons donc, comment l'intendant  de la Martinique (1759 à 1764) entend mettre en œuvre cet excitant projet de bonheur commun, où l'inégalité des conditions, sauf à aller "au-delà de la proportion naturelle et nécessaire", n'est due qu'à des accidents et des hasards de la vie. Nous avons vu  qu'Adam Smith, et même Locke, à la fin de sa vie, entre autres exemples, ont reconnu l'origine bien déterminée des classes sociales : 

   "Je terminerai ce Chapitre par une observation sur l'inégalité des conditions parmi les hommes : ceux qui s'en plaignent ne voient pas qu'elle est dans l'ordre de la justice par essence : une fois que j'ai acquis la propriété exclusive d'une chose, un autre ne peut pas en être propriétaire comme moi et en même-temps. La loi de la propriété est bien la même pour tous les hommes ; les droits qu'elle donne sont tous d'une égale justice, mais ils ne sont pas tous d'une égale valeur, parce que leur valeur est totalement indépendante de la loi. Chacun acquiert en raison des facultés qui lui donnent les moyens d'acquérir; or la mesure de ces facultés n'est pas la même chez tous les hommes.

Indépendamment des nuances prodigieuses qui se trouvent entre les facultés nécessaires pour acquérir, il y aura toujours dans le tourbillon des hasards, des rencontres plus heureuses les unes que les autres : ainsi par une double raison, il doit s'introduire de grandes différences dans les états des hommes réunis en société. Il ne faut donc point regarder l'inégalité des conditions comme un abus qui prend naissance dans les sociétés : quand vous parviendriez à dissoudre celles-ci, je vous défie de faire cesser cette inégalité;  elle a sa source dans l'inégalité des pouvoirs physiques, et dans une multitude d'évènements accidentels dont le cours est indépendant de nos volontés ; ainsi dans quelque situation que vous supposiez les hommes, vous ne pourrez jamais rendre leurs conditions égales, à moins que changeant les lois de la nature, vous ne rendiez égaux pour chacun d'eux, les pouvoirs physiques et les accidents.

Je conviens cependant que dans une société particulière, ces différences dans les états des hommes peuvent tenir à de grands désordres qui les augmentent au-delà de leur proportion naturelle et nécessaire ; mais qu'en résulte-t-il ? Qu'il faut se proposer d'établir l'égalité des conditions? non; car il faudrait détruire toute propriété, et par conséquent toute société ; mais qu'il faut corriger les désordres qui font que ce qui n'est point un mal en devient un, en ce qu'ils disposent les choses de manière que la force place d'un côté tous les droits, et de l'autre tous les devoirs."

 

(Mercier de la Rivière, L'ordre naturel..., chapitre II).

Physiocrates et autres libéraux sont bien main dans la main pour chanter les inégalités sociales entre les hommes et n'ont aucune intention de bousculer leur équilibre voulu par Dieu lui-même, à moins qu'elles ne dépassent une "proportion naturelle et nécessaire" et causent de "grands désordres". Nous sommes bien dans le monde de Locke, de Voltaire et de toute la famille de la nouvelle économie, des nouvelles libertés, pour qui le sujet de l'injustice sociale ne peut exister, puisque l'inégalité est juste, sauf monstrueuse disproportion. Reste à connaître la grandeur de ladite proportion, ce qui revient à s'interroger sur le degré d'injustice acceptable par la plupart des nantis.

Ainsi, la ségrégation sociale est très  parlante dans l'organisation des pouvoirs qu'installent les différents contrôleurs généraux des finances, Laverdy, Terray, Turgot ou Calonne.  On retrouve une hiérarchie très précise de classes chez Turgot, qui lie "la citoyenneté entière" à la propriété de la terre et à un revenu minimum fixé à 600 livres. En-dessous de ce seuil on est un citoyen de seconde zone, un "citoyen-fractionnaire" (Mémoire au roi sur les municipalités, dans Œuvres de Turgot par Dupont de Nemours, tome II, Guillaumin, Paris, 1844).  Le pouvoir, dans les villes, devait pour Turgot s'exprimer au sein des municipalités par le droit de vote des citoyens, qui dépendait de leur capital en immeubles bâti, leur cens devant s'élever à 18000 livres : Paris n'aurait alors compté que…quarante citoyens entiers !  (Gaudebout, 2014)

 

Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743 - 1794), qui conseilla Turgot à sa demande, était parfaitement en phase avec le Contrôleur des Finances, et estimait que le cens fixé "ne privait pas du droit de voter d'un grand nombre de citoyens". En 1787, il adresse une Requête au roi pour demander la transformation des assemblées provinciales en assemblées élues et la convocation d'une Assemblée nationale, pour concrétiser l'organisation élitiste du pays :

"Du moment où la totalité des propriétaires auraient concouru avec liberté et avec égalité, soit médiatement, soit immédiatement, à l’élection de représentants sous une forme consacrée par l’autorité dont Votre Majesté est dépositaire, une telle représentation serait légitime aux yeux de quiconque a réfléchi,…"

condorcet

La fameuse assemblée des notables de 1787 conforte tout ce discours, en proposant des assemblées "composées de propriétaires, dont l'intérêt ne peut jamais être séparé de celui du lieu où sont situées leurs propriétés…" Mais que personne n'aille voir là une intention de privilégier les riches, nous dit encore Condorcet, alors qu'elle favorise "l'égalité réelle" entre les plus ou moins riches : 

" On ne doit pas regarder comme un avantage accordé à la richesse, cette division  des Citoyens en deux classes ; en sorte que les uns exercent le droit de Cité par eux-mêmes, les autres par leurs députés seulement. Tous les hommes, ayant une propriété suffisante pour leur subsistance, se trouvent dans la classe privilégiée, et le plus grand nombre d'entre eux ne peuvent être placé dans celle des riches. Cette classe privilégiée renferme en même temps la plupart de ceux qui ont pu recevoir une éducation un peu soignée, et on y trouverait bien peu de personnes qui n'en eussent reçu absolument aucune. Cette même distinction établit l'égalité entre les hommes d'une fortune médiocre, et les grands Propriétaires, ou les gens riches, soit en argent, soit en papiers, et par conséquent l'égalité réelle est plus assurée que si on n'avait établi aucune distinction."

 

Condorcet, essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales, 1789.

L'auteur proposera un projet de réforme de l'instruction publique en 1792, où transparaît encore très clairement ses positions idéologiques, inégalitaires de classe, où "les écoles secondaires sont destinées aux enfants dont les familles peuvent se passer plus longtemps de leur travail, et consacrer à leur éducation un plus grand nombre d’années, ou même quelques avances." Pendant que "Les cultivateurs, à la vérité, en sont réellement exclus lorsqu’ ils ne se trouvent pas assez riches pour déplacer leurs enfants ; mais ceux des campagnes, destinés à des métiers, doivent naturellement achever leur apprentissage dans les villes voisines, et ils recevront, dans les écoles secondaires, du moins la portion de connaissances qui leur sera le plus nécessaire". 

Rapport sur l’organisation générale de l’instruction publique, Comité d’instruction publique, séances  des 20 et 21 avril 1792 de l’Assemblée nationale.

Condorcet est ainsi dans le droit fil de la pensée sociale inégalitaire des encyclopédistes dont nous avons déjà aperçu différents aspects. S'agissant de l'éducation, la distinction de classe, pour Diderot, est très claire : 

"Il est évident qu’il n’y a aucun ordre de citoyens dans un état, pour lesquels il n’y eût une sorte d’éducation qui leur serait propre ; éducation pour les enfants des souverains, éducation pour les enfants des grands, pour ceux des magistrats, etc. éducation pour les enfants de la cam​pagne, où, comme il y a des écoles pour apprendre les vérités de la religion, il devrait y en avoir aussi dans lesquels on leur montrât les exercices, les pratiques, les devoirs & les vertus de leur état, afin qu’ils agissent avec plus de connaissance. Si chaque sorte d’éducation était donnée avec lumière et avec persévérance, la patrie se trouverait bien constituée, bien gouvernée, et à l’abri des insultes de ses voisins.

L’éducation est le plus grand bien que les peres puissent laisser à leurs enfans. Il ne se trouve que trop souvent des peres qui ne connoissant point leurs véritables intérêts, etc. etc."

Encyclopédie Diderot et d'Alembert, Vol V, 1755,  article  ÉDUCATION de M. Du Marsais.

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Assemblée des notables de 1787,  Estampe anonyme du XVIIIe s, Musée Carnavalet

 

Le contrôleur des Finances Charles-Alexandre de Calonne caricaturé en singe, cuisinier du "Buffet de la Cour". Il demande aux notables, représentés par des volailles, à quelle sauce ils souhaitent être mangés : "Mais nous ne voulons pas être mangés du tout", rétorquent-ils. "Vous sortez de la question", fait remarquer le chef.  

"Ainsi, cette idée de faire dépendre l'exercice du droit de Cité du montant de l'imposition, rentrerait bientôt dans celle de n'accorder ce droit qu'aux Propriétaires, et à ceux dont les propriétés sont au-dessus d'une certaine valeur. On serait seulement obligé de changer cette condition, toutes les fois qu'il arriverait de grands changements dans le montant ou dans la forme des impositions ; ce qui devient une complication inutile : au lieu qu'en énonçant en blé la valeur du revenu exigé pour donner droit au suffrage, cette fixation deviendrait invariable". (op. cité)

"Les possesseurs de l'argent toujours plus importants, à mesure que l'Etat se ruine, et que les autres classes s'avilissent, perdront de cette considération que la richesse acquiert au milieu d'un peuple pauvre et d'une noblesse obérée. La richesse cessera d'être une distinction, et riche ou pauvre, chaque citoyen restera dans le rang où sa naissance, ses occupations, sa place ou ses talents l'auront mis"

 

Condorcet, Réflexions sur le commerce des bleds

Condorcet est l'exemple parfait de ce libéralisme des libertés individuelles (égalité des hommes et des femmes en droit, liberté de la presse, abolition de la peine de mort, etc.), qui ne remettent jamais en question la conception inégalitaire des classes et toutes les injustices qui en découlent :

"Mais la distribution des travaux ou des richesses, celle des individus sur le territoire, produit nécessairement des hommes pouvant vivre sans travail, et d’autres n’ayant que leur travail pour vivre ; des cultivateurs, des manufacturiers et des commerçants ; des entrepreneurs, des ouvriers et des consommateurs ; des propriétaires de fonds et des capitalistes. Une partie des citoyens est répandue dans les campagnes, le reste s’est réuni dans des villes ; une de ces villes devient, par le fait, une sorte de chef - lieu national. Si donc chacune de ces distinctions, nécessaires dans la fortune, dans les professions, dans la manière de vivre, donnait à chacune des classes qui en résultent des intérêts réellement opposés, la société entière serait perpétuellement agitée par une guerre sourde entre ces classes ennemies ; mais au contraire, si cette opposition est imaginaire, si toutes ces classes n’ont qu’un même intérêt, il suffira de leur prouver cette vérité pour tarir la source des dangers dont le préjugé contraire menaçait la tranquillité publique, ou la liberté, des obstacles qu’il opposait à la prospérité générale".

"Il ne s’agit pas ici de maintenir une grande inégalité ; il s’agit seulement de tout abandonner à la volonté libre des individus, de seconder, par des institutions sages, la pente de la nature, qui tend à l’égalité, mais qui l’arrête au point où elle deviendrait nuisible. Alors la fortune ne se fixe point dans un certain nombre de familles, dans une classe d’hommes ; mais elle circule dans la masse entière, et elle y circule sans ces grands déplacements qui, s’ils sont subits, dérangent le cours des travaux, de l’industrie, du commerce ; et, en détruisant la fortune d’un grand nombre de riches, tarissent les ressources d’un plus grand nombre de ceux qui ne le sont pas".

"Que toutes les classes de la société n’ont qu’un même intérêt ", 8 juin 1793, Œuvres de Condorcet, op.cit., t. 12, p. 646.

           femmes     :  Droit de vote des femmes revendiqué en 1788 dans "Les lettres d'un bourgeois de New Haven" et  "De l’admission des femmes au droit de cité", 1790, en particulier. 

Comme les libéraux avant lui, Condorcet entend parfaitement adapter la liberté du commerce, de l'industrie, avec des privilèges pour les plus riches, et, malgré ses affirmations contradictoires et fallacieuses, en maintenant des inégalités profondes entre les classes sociales (du rentier riche qui ne travaille pas au paysan le plus pauvre) et, nous le verrons plus tard, ces idées inégalitaires s'appliquent aussi au domaine de l'éducation. Condorcet, comme les autres libéraux, continue de répandre la nouvelle religion économique, et sa supercherie fondatrice des inégalités métamorphosées en bonheur général par cette fortune qui "circule dans la masse entière", "en détruisant la fortune d'un grand nombre de riches". 

 

Edmund Burke était sur le sujet moins doué quand il critiquait la Révolution Française et ses  "fictions  monstrueuses qui, inspirant des idées fausses et des espérances vaines à des hommes destinés à parcourir les sentiers obscurs d'une vie laborieuse, ne servent qu'à aggraver et à rendre plus amère cette inégalité réelle que l'on ne peut jamais détruire", mais qui avec un bon gouvernement  se parerait d'une " véritable égalité morale parmi tous les hommes", propre à donner au peuple "laborieux, obéissant" ce bonheur "fondé sur la vertu" et qui "existe dans tous les états de la vie". (Burke, "Réflexions sur la Révolution Française et autres essais", 1790).  Avec Burke, au moins, on comprenait que l'idée d'égalité, pour les riches,  était seulement de la poudre de perlimpinpin saupoudrée sur les hommes de toutes les conditions pour leur donner l'illusion d'être égaux.  Condorcet, quant à lui, affirme et réaffirme, les véritables citoyens, les seuls dignes de ce nom, ce sont les Propriétaires  :

"On a donc pu sans injustice regarder les propriétaires comme formant essentiellement la société : et si on ajoute que chez tous les peuples cultivateurs, les limites du territoire sont celles où s’arrêtent les droits de la société ; que les propriétaires de fonds sont les seuls qui soient attachés à ce territoire par des liens qu’il ne peuvent rompre sans renoncer à leur titre ; qu’enfin eux seuls portent réellement le fardeau des dépenses publiques, il sera difficile de ne pas les regarder comme étant seuls les membres essentiels

Condorcet, Vie de M. Turgot, 1786

"Dans les pays cultivés, c’est le territoire qui forme l’État ; c’est donc la propriété qui doit faire les citoyens". 

Lettres d’un bourgeois de New-Haven à un citoyen de Virginie (1787), Œuvres de Condorcet, Arthur Condorcet-O’Connor et François Arago (éd.), Paris, Firmin-Didot, 1847, t. 9, p. 12.

Après avoir exposé les débuts du libéralisme anglais, nous commençons avoir l'habitude des raisonnements par l'absurde de la pensée dominante des élites. La rhétorique, nous le voyons une énième fois, permet toutes les incongruités, toutes les contradictions, toutes les justifications (en particulier celle de l'antique évergétisme !) et permet même aux inégalités de conduire au bonheur commun :

"Quel homme, ayant réfléchi sur les principes de la constitution des Assemblées représentatives, et sur ceux de l'économie politique, voyant qu'il s'agit du bonheur de tout un Peuple, et de ce bonheur pendant une longue suite de générations, sachant enfin qu'une seule erreur peut produire des maux qui, d'abord insensibles, ne commenceraient à frapper les regards que lorsqu'ils seraient sans remède, pourrait se permettre de garder un silence timide, et céder à la crainte d'offenser quelques préjugés ? Quel Citoyen ne s'empresserait d'apporter quelques pierres à un édifice élevé par un Prince protecteur des droits de l'humanité, au milieu des bénédictions de tout son peuple ?"

 

Condorcet,  Essai sur la constitution...,  op. cité

Il y a ainsi le bla bla théorique, le vernis philosophique, et puis les travaux pratiques, qui donnent aux paroles leur véritable sens. On peut ainsi disserter à loisir sur la propriété, l'égalité, la liberté, et même le bonheur, mais au-delà des postures, les libéraux et leurs amis défendent concrètement une division de classes fondée sur la propriété et la richesse, qui ne fait pas du tout disparaître les injustices sociales. Tout le reste lui est subordonné et on peut écrire, proclamer avec exaltation qu'on aime les Noirs, qu'on veut le bonheur de tous, du moment qu'on passe tout au crible des intérêts des possédants. Il faut garder tout ceci en tête quand physiocrates et libéraux réclament telle ou telle réforme à corps et à cris. Ainsi en est-il de la libéralisation du commerce des grains établie le 25 mai 1763 par Henri-Léonard Bertin,  alors à la tête des Finances de Louis XV. On ne contrôle alors plus les prix sur les marchés, les commerçants sont libres de stocker, de spéculer sur des stocks dont ils n'ont plus à informer ni de l'état, ni de l'emplacement.  De 12,65 livres pour un quintal de blé en 1763, on passe à 25 livres en 1770 (Bernard, 2014). La cupidité ainsi largement encouragée provoque famines et émeutes, et le roi permet au Parlement de Paris d'abroger la loi en 1770. Mais, sous la pression des physiocrates, Turgot remet le couvert en 1774, sans ignorer que  l'été a produit de médiocres récoltes, mais cela ne l'empêche pas de libéraliser le commerce des grains dès le 13 septembre, par un arrêt du conseil. Il s'en suit ce qu'on a appelé "la guerre des farines", causée par la cherté et les disettes.

 

 

Les disettes dont nous parlons ici ne sont pas des disettes causées par des catastrophes naturelles, mais des disettes factices, causées par la spéculation sur les grains (Meuvret, 1987). La situation n'est pas nouvelle du tout, les émeutes de subsistance s'étaient multipliées depuis plus d'un siècle. Plus instructif encore : Il y eut des émeutes au moyen-âge, mais elles ne furent pas très nombreuses. "La reconnaissance générale de droits sociaux sur les objets de première nécessité rendait illégitime tout effort de nier le droit à la subsistance à qui que ce soit et exigeait qu’on secourût ceux qui en avaient besoin. Le refus de suivre ces normes pouvait provoquer et légitimer l’indignation, voire des protestations violentes."  (Bouton, 2000).  C'est ce droit à la subsistance que l'historien Edward Palmer Thompson appela, en se référant à l'Angleterre, "économie morale" (cf. Révolution française, 4)  C'est le développement du commerce des grains au XVIe et XVIIe siècles, et au-delà, les changements économiques, sociaux et politiques, qui "créèrent, en effet, un contexte favorable aux émeutes frumentaires, entraînant à la fois une augmentation dans le nombre des désordres et un élargissement des régions susceptibles de s’émouvoir."  

 

Cette fois encore, il y aura des centaines d'arrestations et au moins deux pendaisons. Jusque-là un certain nombre de mesures palliaient plus ou moins les difficultés, comme les rationnements, les dons de charité, l'usage de greniers communaux, des taxations sur les grains, etc. Avec la liberté de commerce nouvellement acquise, les marchands peuvent vendre tout leur blé à des prix élevés ou au contraire les stocker en vue de spéculer au meilleur moment (on parle d'accaparement ou d'agiotage), ce qui illustre très concrètement qu'en cherchant à satisfaire leurs intérêts au maximum,  comme le préconise le libéralisme économique, les fermiers, les marchands empêchent une partie de la population d'assurer sa subsistance, et donc, de défendre ses propres intérêts, qui sont autrement plus vitaux puisqu'il s'agit ni plus ni moins de sa survie. Dès le 1er mai 1775, toutes les voies d'acheminement des grains sont protégées militairement (environ 25000 hommes) et le 3 mai, est promulguée une loi martiale punissant de mort ceux qui se rassemblent et taxent les grains sur les marchés. 

farines
guerre des farines-girard-joseph-1934.jp

La guerre des Farines (règne de Louis XVI). Lithographie de Joseph Girard, Histoire de France, Tome I, Paris (Maison de la Bonne Presse) de Gustave Gautherot, paru en 1934

« De quoi est composée notre république ? D’un petit nombre de capitalistes et d’un grand nombre de pauvres. Pourquoi ? Pour s’enrichir. Comment ? Par la hausse des prix des grains (…) La liberté du commerce des grains est incompatible avec l’existence de notre république (…) Nous allons plus loin, cette liberté illimitée est contre le voeu du peuple. Les insurrections sans nombre qu’elle a produites vous l’indiquent assez. » (pétition du Département de Seine et Oise, présentée par son délégué Goujon en 1792)

" L’expérience de liberté du commerce des grains lancée par Turgot avait comme objectif, par la hausse des prix, d’enrichir les propriétaires terriens et les gros producteurs agricoles, dans le but d’accélérer le développement des grandes exploitations agricoles de la moitié Nord de la France, au détriment des petits exploitants et des consommateurs. Turgot s’attendait bien à une hausse des prix du grain mais il estimait que ceux-ci se stabiliseraient lorsqu’ils auraient atteint ce que les économistes considèrent comme le bon prix et qui était fixé dans leur esprit à ce qu’ils estimaient être le cours international du grain."   (Gauthier, 1988)

Ce qui n'empêchera pas Turgot de verser des larmes de crocodile, comme bien d'autres, à la pensée des pauvres hères, rejetant par la même occasion la faute sur les méchants commerçants, sur leur cupidité, hier réclamée aujourd'hui décriée  :

"Ce n’est point l’avarice des saisons qui rend  le blé cher, c’est l’avidité des marchands et l’insatiable cupidité de quelques riches  qui, pourvu qu’ils regorgent de biens, verraient bien périr un nombre infini de  Lazare sans être touchés de la tristesse de leur état"

 

Lettre à Baussais de Bignon, citée par J. RUEFF, Préface à E. FAURE, op. cit.(n. 3), p. XI.

 

"En arrêtant sa pensée sur la Société & sur Ces rapports, on est frappé d une idée générale, qui mérite bien d'être approfondie; c'est que, presque toutes les institutions civiles ont été faites pour les Propriétaires. On est effrayé , en ouvrant le Code des Loix, de n'y découvrir partout que le témoignage de cette vérités On diroit qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagés la terre, ont fait des loix d'union & de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages. Cependant, on ose le dire, après avoir établi les loix de propriété, de justice & de liberté, on n'a presque rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des Citoyens. "

Jacques Necker (1732-1804), Sur la législation et le commerce des grains, 1775

Nous n'avons pas fini de montrer l'inanité des dogmes et des pratiques libérales qui réservent en fait la plus grande liberté aux puissants et l'assujettissement aux plus faibles, Car c'est bien de croyance, d'idéologie qu'il s'agit, encore, et la réaction des élites face aux plus démunis le montre bien, qui attribue les émeutes de subsistance à "la fantaisie d'une multitude ignorante, effrayée" (Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés), qui ferait mieux, selon Guillaume-François Le Trosne, de s'en remettre aux savants et aux experts : "Il n’y a que les gens accoutumés à réfléchir, qui puissent admettre la vérité par voie d’examen et de discussion. C’est à eux qu’il appartient d’entraîner le suffrage d’une nation, de former et de déterminer l’opinion publique." (De l'ordre social. Ouvrage suivi d'un traité élémentaire sur la Valeur, l'Argent, la Circulation, l'Industrie et le Commerce intérieur et extérieur, 1777, p. 3). Même quand il a faim, le peuple peut se tromper de diagnostic sur ce qui le frappe, rien de mieux, donc, que la parole des experts et une bonne dose de  pédagogie. Bis repetita

"Le peuple, prétendaient-ils, ne comprenait pas ses propres intérêts. Ainsi essayèrent-ils de le rééduquer. Chaque arrêt, chaque déclaration mettant en œuvre la politique de liberté du commerce, était accompagné d’un discours sur les bienfaits de la nouvelle politique. Des justifications semblables accompagnaient les instructions aux intendants, subdélégués, officiers municipaux et parlement. La monarchie chargeait ses officiers d’instruire le peuple, de lui expliquer la liberté économique et de lui montrer ses propres intérêts. Même si le roi hésitait dans son engagement à la politique de liberté économique, il persista dans sa mission de rééducation. La déclaration de 1787, qui réaffirma la liberté du commerce, expliqua ainsi ses hésitations précédentes : « il n’est pas rare que les vérités politiques aient besoin de temps et de discussion pour arriver à maturité".

(Cynthia Bouton, 2000).

Déjà, les tenants du libéralisme économique invoquaient le défaut d'éducation du peuple, son manque de compréhension de ses véritables intérêts et s'appliquaient à une pédagogie officielle pour faire entrer dans les crânes la vérité unique de la nouvelle économie : Rien n'a changé en la matière, nous le verrons. 

Turgot finit par tomber en disgrâce en mai 1776, la liberté du commerce est de nouveau supprimée et les corporations sont rétablies en août, avec des règles un peu différentes mais toujours aussi peu démocratiques, car les corporations allaient être désormais gérées par 24 ou 26 députés choisis par un collège électoral composé des membres les plus riches.

Face à la doxa libérale, des voix commencent cependant à s'élever pour défendre d'autres idées, d'autres projets de société, mais pour Condorcet, ce sont seulement les "préjugés" du peuple "qui se répandent dans les classes qui ne devraient point partager les opinions du vulgaire" (Condorcet, Réflexions sur le commerce des blés)

necker

 

Les Necker, philanthropes ?

"En arrêtant sa pensée sur la Société & sur Ces rapports, on est frappé d une idée générale, qui mérite bien d'être approfondie; c'est que, presque toutes les institutions civiles ont été faites pour les Propriétaires. On est effrayé , en ouvrant le Code des Loix, de n'y découvrir partout que le témoignage de cette vérités On diroit qu'un petit nombre d'hommes, après s'être partagés la terre, ont fait des loix d'union & de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages. Cependant, on ose le dire, après avoir établi les loix de propriété, de justice & de liberté, on n'a presque rien fait encore pour la classe la plus nombreuse des Citoyens. "

Jacques Necker (1732-1804), Sur la législation et le commerce des grains, 1775

 

 

Ce qui vient d'être dit fait partie du registre compassionnel du  banquier genevois. C'est un des visages de Jacques Necker, qui possèdent aussi des côtés moins avenants. Cela devrait-il nous surprendre ? A vrai dire, non, nous avons vu à différentes reprises à quel point la mentalité de classe, l'égoïsme, l'avidité, peuvent cohabiter chez les élites avec des témoignages de compassion et d'élan lyrique pour le bonheur général, jusque dans leurs œuvres philosophiques.  Quand l'homme accède à un premier ministère des finances (1776-1781), il est le seul ministre roturier parmi les trente-six à obtenir un portefeuille entre 1774 et 1789  (Mathiez, 1921 : 8  ; 1927 :  366 ).  Roturier, oui, mais riche et pas ami pour un sou des petits travailleurs. Il développe leur contrôle par l'édit d'avril 1776, étendant les dispositions du livret ouvrier (1749) aux ouvriers de maîtrise, car "rien n'est plus capable de faire fleurir les manufactures que de maintenir le bon ordre entre les fabricants et leurs ouvriers" et les nouvelles dispositions sont autant de "précautions qui (…) ont paru capables d'entretenir la police et la subordination parmi les ouvriers" ("préambule des lettres patentes du 12 septembre 1781" sous Louis XVI).  Un autre exemple de contrôle exercé sur les pauvres par Necker concerne les enfants trouvés et illégitimes, dont le jugement moral défavorable déteint sur le destin autoritaire qui leur est réservé, en théorie du moins  : "Quant à la méthode de placer dans les campagnes les enfants trouvés et illégitimes, afin de les former de bonne heure aux travaux rustiques, il a été résolu de chercher tous les moyens et de saisir toutes les occasions de confier à des laboureurs de bonne vie et mœurs les enfants dont ils voudront bien se charger pour les dresser à l’agriculture." (Archives Municipales de Douai, AH, Registre des délibérations n°219 F 60 V). 

Ce qui n'empêchera pas Robespierre, en 1789, de brosser pour Necker un panégyrique à la limite du ridicule, partageant alors avec beaucoup de gens du peuple la même "neckromanie", selon le terme en vogue, pour celui qui avait défendu le doublement du tiers aux Etats généraux : "tu vogues sous les auspices de la première nation du monde, sous l'égide de l'honneur, de la raison et de l'humanité, sous la garde de l'esprit sacré du grand Henri, qui dans un moment si intéressant, guide sans doute, et inspire lui-même son auguste descendant." (Maximilien Robespierre,  in  Gérard Walter, "Robespierre", Gallimard,  1961,  2 volumes, vol. 1 p. 67). 

Necker fait partie de ces hommes nouveaux du paysage politique. Sans origine, sans titre, il fait partie de cette bourgeoisie qui veut rationaliser l'Etat, donner des outils efficaces à la bonne marche de cette formidable machine. Pour qui ? Pour quoi ?  Il ne s'agit pas de nier les qualités de l'homme et encore moins d'en faire "le roi de la canaille" comme ses ennemis l'ont surnommé (Bosher, 1963), mais un certain nombre de choses nous montrent que Necker n'est pas plus l'ami du peuple qu'un autre membre de l'élite ploutocratique de son époque. Nous venons de donner un aperçu sinon de mépris, au moins de supériorité de classe ordinaire envers les ouvriers. Necker est un homme de système, chez qui "ordre", " système",  "régularité' , "uniformité" (Bosher, 1963), ont une place importante : ils font partie du vocabulaire de l'homme nouveau, de l'entrepreneur qui préfigure, comme Adam Smith ou d'autres, un système rationnel de gain, d'économie  de temps et d'argent, sur lequel les élites, jusqu'aujourd"hui encore, vont concentrer petit à petit toute leur attention, tous leurs efforts, car il sera bâti avec les outils et les méthodes de plus en plus perfectionnés d'enrichissement jamais conçus. Les principes économiques de Necker,  rationnels, ordonnés et efficaces, découlent tout à fait de la pensée de l'économie libérale, où l'efficience, les rapports coûts-bénéfices n'ont pas pour objet principal d'améliorer en général l'existence des plus faibles mais le perfectionnement d'un système économique capable de générer plus de richesses avec une plus grande économie et une plus grande rationalisation des moyens. Quand Necker remplace de nombreux comptables par un seul Trésorier, que les cinquante Receveurs généraux des Finances laissent place à un comité de douze fonctionnaires salariés (Bosher, 1963), c'est bien au nom de cette nouvelle économie efficiente. L'exemple n'est encore pas bien convaincant, il faut le concéder. Le nouveau Trésorier n'est, en vérité pas seul, il est servi par un nouveau bureau d'employés et on se doute bien qu'on trouvera facilement aux receveurs publics démis de leurs fonctions un autre emploi, mais nous ne sommes là qu'au tout début de ce changement de société, et déjà, ceux qui le conduisent ne cherchent pas à la transformer sur la base des besoins, du bien-être ou du développement humain, mais sur des critères comptables et de performance économique : nous sommes exactement au coeur de la philosophie libérale, qui porte dans ses principes mêmes, nous l'avons vu, un projet anti-social. Car, même s'il a été dit que ce projet allait générer une fabuleuse richesse, primo, ce sera une richesse très inégalement redistribuée, jusqu'aujourd'hui, si l'on excepte (avec un certain nombre de réserves) la toute petite et unique parenthèse des Trente Glorieuses, dont la période de "prospérité", même sur l'échelle humaine de l'histoire, paraît extrêmement congrue. Secundo, ce sera une richesse obtenue par une destruction à grande échelle, sous de multiples formes, nous le verrons, dont celle qui est à l'origine du réchauffement climatique.  Ce qui est donc pointé du doigt ici, est une des tares majeures du capitalisme, à savoir l'obsession, la quasi-dévotion, très tôt dans l'histoire du capitalisme moderne, pour le système lui-même, déconnectées des besoins, des désirs et, au final, du bonheur des êtres humains, et dont les théories économiques sont le reflet le plus emblématique. 

 

Un autre aspect de l'action de Necker a trait à l'avènement de la bourgeoisie, que la Révolution française va consacrer. Ainsi, quand on dit que Necker "décide de nommer des roturiers à des postes importants" (Bosher, 1963) ou qu'il ouvre la carrière aux talents, il faudrait dire dans le même temps que ces talents sont puisés pour la plupart dans une classe déjà privilégiée, le haut tiers, à qui la révolution donnera les clefs de pouvoir qui lui manquent et que la monarchie lui refuse. 

Au final, Necker et d'autres pouvaient bien aligner projet sur projet,, commission sur commission pour les prisons ou les hôpitaux, dont "le XVIIIe siècle "connut peu d'institutions nouvelles" (Hannin, 1984), rien n'était fait pour améliorer les conditions de travail des ouvriers, alors même que plusieurs enquêtes médicales avaient été ordonnées par la Société Royale de Médecine, qui connaissait bien "les maladies dont certains ouvriers étaient affectés." (Johann Philipp [Jean-Philippe] Graffenauer (1775-1838), Topographie physique et médicale de la ville de Strasbourg, 1816, avant-propos) : ceci a déjà été évoqué, voir :  Naissance du Libéralisme : Les Lumières.    D'ailleurs, l'examen à la fois économique et social du petit peuple de Paris a montré la paupérisation, l'aggravation des conditions de vie des plus faibles : "entre 1726 et 1789, pour les ouvriers qualifiés comme pour les simples manœuvres, le salaire se traîne derrière le coût de la vie, loin derrière les loyers qui s'envolent au cours du siècle avec une hausse moyenne de 146 %(Roche, 1981 : 86).    

 

Les pauvres vont changer progressivement de maîtres, et leur fardeau va changer de nature, nous allons le voir. Et les riches comme Necker, vont continuer à s'enrichir, démesurément pendant que d'autres, très nombreux, luttent pour leur survie. Homme nouveau, Necker, on le voit,  préfigure aussi le politicien moderne, combinaison d' homme d'Etat et de doctrine qui "rassemblent un bruit énorme autour de très peu de substance".   Quant à sa fortune, pourquoi sa carrière de banquier n'a laissé derrière elle  "Aucun acte de société ni de liquidation, aucun bilan, aucune pièce de comptabilité de ses sociétés de banque, ni de celles qui les ont précédées ou suivies..." ?  (Luthy, 1960).  Pourquoi le tout nouveau ministre de la République de Genève auprès de la Cour de Versailles fait en sorte faire disparaître le banquier Necker "derrière un écran de fumée et d'effacer toute trace de ses liens avec sa maison de banque" ? (Luthy, op. cité).  Et même si, faute de preuves, mais sans tomber dans l'hagiographie familiale, on choisit de ne s'intéresser qu'au parcours du  commis devenu associé, il y a là aussi des éléments de compréhension du prétendu "self-made man" capitaliste, avec en toile de fond le petit conte moral de "l'épingle de Laffitte."  Le jeune Jacques Laffitte (1767-1844), de famille modeste, monté à Paris muni d'une lettre de recommandation, visite le riche banquier Jean-Frédéric Perregaux (1744–1808), suisse, encore une fois, et qui n'aurait malheureusement aucun emploi à pourvoir. Déconfit, il s'en va, traverse la cour où il trouve une épingle, qu'il ramasse avant de l'attacher à son habit. Son hôte, l'ayant aperçu de sa fenêtre, déduit de ce simple geste des qualités d'économie et d'ordre qui le charment, et le soir même, le jeune provincial recevait un billet lui annonçant qu''il commençait à travailler le lendemain : "l’anecdote, porteuse des principes d’ordre et d’économie, est ressassée par la littérature édifiante du siècle de Guizot ;  elle est à l’origine d’un grand succès de librairie  [Jules-Romain Tardieu de Saint-Germain, "Pour une épingle"... 1844,], et d’un type romanesque que l’on trouve naturellement dans La Comédie humaine [Balzac, La Rabouilleuse...]" (Gibert, 2012). Comme Laffitte, Necker et son associé Isaac Thellusson, tous les deux ministres suisses à Paris, bénéficient en tout premier lieu d'avoir eu l'opportunité d'entrer dans des établissements à la fortune déjà établie. Necker et Thellusson, par ailleurs, "ont eu la chance de se trouver auprès de patrons âgés restés sans héritiers naturels, et ils ont eu les qualités requises — dont toutes ne sont pas humainement attrayantes — pour s'y pousser patiemment en avant et pour prendre la place de fils adoptifs et de successeurs désignés de leurs chefs." A chaque fois, donc, que l'on évoque le sujet de l'homme "parti de rien pour construire sa fortune de ses propres mains", on se rend compte de la construction idéologique de ces formules simplistes. Il ne s'agit pas, bien entendu, de nier aux intéressés leurs qualités respectives, mais de rendre compte des conditions particulières dont elles ont bénéficié, à défaut desquelles le talent n'aurait aucun moyen de parvenir à la réussite professionnelle, comme pour Necker, par exemple, bénéficiant de "l'atmosphère de sa maison d'enfance, le pensionnat pour étudiants anglais tenu à Genève par Necker le père pour le compte du gouvernement anglais.(Luthy, 1960). 

 

Nous parlons ici de commis de banque, travaillant même à la base dans des lieux plus ou moins paisibles de bureaux  et non des ouvriers faisant un travail pénible dans des conditions plus ou moins dangereuses. Ici, le talent de l'ouvrier ajoutera quelques sous à un salaire de subsistance, dans la banque, il commence à faire riche le modeste commis Jacques Laffitte en deux ans seulement avec des appointements de  3.000 livres en 1790, avant d'être associé aux bénéfices en l'an III, et toucher entre 25.000 et 40.000 francs par an en l'an VI, avec promesse de doublement après la paix avec l'Angleterre. En l'an X, il est un des deux cents actionnaires les plus importants de la Banque de France (Antonetti, 2007). On le voit clairement ici, cela n'a rien à voir avec le fait de gagner sa vie ni "de ses propres mains", ni "à la sueur de son front", formules, par contre, tout à fait adaptées au mode d'existence du travailleur pauvre. Pour Necker, les circonstances, nous l'avons vu, étaient encore plus avantageuses.  Ainsi, sa fortune  "n'est pas due à quelques « spéculations heureuses » ou à un coup de chance, c'est le solide fonds d'affaires lentement accumulé d'une maison qu'il a trouvée tout établie et à laquelle il s'est proprement incorporé avant d'en partager la direction"  (Luthy, 1960). Au point de posséder une fortune de sept à huit millions au moment d'une prétendue "retraite des affaires" en 1768, fruit d'un partage à égalité avec son associé Thellusson. Bien qu'on ne sache pas le détail de cette fortune, son activité au sein de la Compagnie des Indes n'a probablement pas porté qu'à tenir les cordons de la bourse. On ne peut pas, en effet, tirer un trait sur le témoignage accablant du banquier et négociant Isaac Panchaud, au prétexte qu'il était un des adversaires les plus résolus de Necker : "... Il ne faut pas cependant que le Public ignore jusqu'à quel point vous avez été un Syndic désintéressé de la Compagnie des Indes, que vous refusiez même les jetons d'or destinés pour les Syndics, dans le même temps, à la vérité, où vous faisiez avec la Compagnie des marchés les plus usuraires, et gagniez une fortune immense et malhonnête aux dépens de cette pauvre Compagnie expirante, dont vous n'avez travaillé à prolonger l'existence pendant quelques années qu'afin de tirer un plus grand parti de ses dépouilles." (Isaac Panchaud, La Liégeoise, ou Lettre à M. Necker, Directeur Général des Finances, Paris, 1781). Si c'était le cas, Necker n'aurait été, de toute façon, qu'un parmi de nombreux autres à tirer profit de cette entreprise tentaculaire. 

Dans la famille Necker, toujours, il faut s'arrêter maintenant sur la très dévote Suzanne Necker, la femme de Jacques et mère de Mme de Stael (dont nous avons vu ailleurs qu'elle était tout à fait digne de son éducation), qui fonde en 1779, à la barrière de Sèvres, l'hospice de charité de la paroisse de Saint-Sulpice et du Gros-Caillou. Le regard que jette Mme Necker sur les pauvres est celui de bien des riches. Il n'est pas le fruit d'une quelconque réflexion sur la justice sociale, mais un sentiment de pitié pour une espèce d'homme destinée à la pauvreté et objet de salut pour les riches, tout à fait conforme à la charité médiévale : 

 

"Peut-on voir, sans être ému de compassion, des hommes entassés dans un même lit, abandonnés à une malpropreté qui révolte les sens les plus grossiers et contraints à respirer un air corrompu qui détruit l'effet de tous les remèdes ? Non, sans doute, et toutes les âmes sensibles désirent avec ardeur de soulager ces infortunés (...)  Ainsi, les hôpitaux auront toujours le vice indestructible de réunir plusieurs lits dans une même salle, ce qui nuit également à la tranquillité des malades, et à la salubrité de l'air qu'ils respirent ; et plus cette observation est douloureuse, plus elle doit nous attendrir sur le sort de cette classe d'hommes ignorans et dénués de tout, qui jetés comme au hasard sur la terre, ne peuvent y subsister longtemps  sans y être accueillis et maintenus par la sollicitude attentive des riches, et des hommes instruits. Hélas ! quelques adoucissements que les coeurs sensibles tâchent d'apporter à la destinée du pauvre, des circonstances inévitables aggravent toujours pour lui le poids des misères humaines ; et qui peut faire cette triste observation sans redoubler de zèle pour les indigens, et sans reconnoître qu'ils sont l'autel vivant, destiné par un dieu de bonté à recevoir les seules offrandes et le seul hommage qui puisse atteindre jusqu'à lui ?"

 

(Suzanne Necker,  Introduction au premier compte-rendu de l'Hospice de Charité, Imprimerie Royale, 1780)

Comme très souvent chez les riches, la compassion de Mme Necker "ne va pas sans morale : aussi l'hospice, lieu d'accueil pour les pauvres malades, ne doit pas devenir un refuge pour les fainéants, les voleurs « qui prennent le prétexte d'une légère incommodité pour échapper à la justice », ou enfin « les avares aisés qui voudraient se faire guérir aux dépens du pauvre». Choisir ses malades implique un contrôle policier, même discret, et explique que l'on exige à l'entrée un « certificat de pauvreté » délivré par les prêtres de Saint-Sulpice."   (Hannin, 1984).  

 

 Cela a été évoqué plus haut, les entrepreneurs de cette fin du XVIIIe siècle appartiennent à un capitalisme moderne naissant, ordonné et efficace, découlant tout à fait de la pensée de l'économie libérale, où l'efficience, les rapports coûts-bénéfices n'ont pas pour objet principal d'améliorer l'existence des plus faibles mais un système économique. Et l'exemple, ici, est particulièrement intéressant puisqu'il touche le domaine de la santé, qui n'est pas encore l'objet de profit qu'il deviendra par la suite. Comme le domaine pénitentiaire, où les faibles sont largement majoritaires, la Santé est un terrain d'expérimentation de la nouvelle économie. Et, sans aucun doute, Suzanne Necker avait une âme de chef d'entreprise (ne devance--t-elle pas de vingt ans le Mémoire sur les hôpitaux de Paris du médecin Jacques Tenon (1724-1816 ?). D'autre part elle avait dû accumuler beaucoup de connaissances sur différents domaines de par la fréquentation de toute une flopée de penseurs scientifiques, intellectuels de l'époque qui honorent son salon par leur présence, tels Buffon, Beccaria, Diderot et les Encyclopédistes, Grimm, Marmontel, Bernardin de Saint-Pierre, les abbés Galiani, Raynal, de Mably, etc. 

 

"Suzanne Necker, c'est certain (et conforme au personnage que l'on peut connaître par ailleurs), semble plus préoccupée d'ordre, de propreté, de bonne tenue, que de la guérison de ses malades. Toutefois, ce goût prononcé pour la morale n'est pas seulement la preuve d'une règle de vie quelque peu rigoriste. Et si le projet est finalement fort peu médical, c'est parce que ce qui intéresse Suzanne Necker dans cette fondation charitable, c'est aussi son caractère d'expérience administrative de charité publique. Ce qui la c'est la mise sur pied d'une organisation financière, où tout soit prévu, géré, contrôlé dans les moindres détails : les salaires, les potions, l'heure du lever, de la prière, de la soupe, la distribution des remèdes et le contrôle de l'évolution de la maladie. La rationalisation dans l'organisation est poussée à son paroxysme. Les soins médicaux apportés aux malades sont primordiaux, cela est affirmé à de multiples reprises mais confiés à un médecin. Suzanne, c'est certain, est plus intéressée par la réussite administrative de son entreprise."  (Hannin, 1984).  

pacte de famine

 

Le pacte de famine

 

 

 

La période qui précède la révolution est intéressante du point de vue de notre sujet, car elle témoigne d'un certain nombre d'aspects touchant à la naissance du capitalisme moderne. L'époque révolutionnaire est, en effet, "avide de gestion standardisée et normalisée(Abdela, 2017). Les idées libérales, nous l'avons déjà vu pour l'Angleterre, en avance sur ce domaine, commencent à produire des applications dans la vie économique, appuyées par les sciences et les techniques nouvelles. Elle touchent l'industrie, bien sûr, mais aussi  les prisons. Ainsi, quand Pierre-Simon Malisset  et Jean-Baptiste Brocq sont choisis pour être fournisseurs de pain du réseau carcéral parisien, hormis la Conciergerie, ce ne sont pas seulement deux maîtres boulangers à qui le pouvoir fait appel, mais à des entrepreneurs et des innovateurs au service d'une nouvelle économie, rationnelle et rentable. En 1760, Malisset ne serait pas vraiment l'inventeur de la mouture économique, comme le prétend Abdela, mais plutôt un innovateur qui se place dans une "longue histoire où s'associent l'évolution générale des réalités économiques, l'essor des idées physiocratiques, les intérêts politiques de la monarchie française et le bricolage technique de quelques meuniers et boulangers (Heirwegh, 1975).  Il en va de même pour Brocq, innovateur lui aussi, soutenu par l'Académie Royale des sciences. qui, vingt ans plus tard, sera associé à l'Ecole de Boulangerie de Paris, fondée en 1780 par Antoine-Augustin Parmentier (1737-1813) et Antoine-Alexis Cadet de Vaux (1743-1828).  Citons en passant les travaux de minoterie et de boulangerie de César Bucquet et d'Edmé Béguillet, agronome  : Observations intéressantes et amusantes du sieur César Buquet, ancien meunier de l'Hôpital-général  (1783) ;  Traité pratique de la conservation des grains, des farines et des étuves domestiques (1783) ; Mémoire sur les moyens de perfectionner les moulins et la mouture économique (1786) ;  Manuel du meunier et du constructeur de moulins à eau et à grains, par M. Bucquet (révisé par Edme Béguillet (1790). 

 

Plus qu'innovateur, Malisset était sans aucun aucun doute un entrepreneur.  Par un accord connu sous le nom de Traité Malisset, signé en 1765, le roi donnait à Malisset et à ses associés la main-mise sur la régie des blés du roi dans le bassin de la Seine, avec ses dépôts de grains dans et autour de Paris. Malisset s'était associé principalement à trois autres personnes, à cause de l'ampleur de l'entreprise : Jacques-Donatien Le Ray de Chaumont,  chevalier et grand-maître honoraire des eaux et forêts de Blois, Pierre Rousseau, conseiller du roi, receveur général des domaines et bois du comté de Blois, et Bernard Perruchot, régisseur général des hôpitaux et armées du Roi.

 

Le Traité Malisset est au coeur d'une affaire bien plus vaste, celle qu'on appellera le Pacte de Famine, la spéculation sur la faim du peuple, dont le Moniteur Universel accuse la monarchie de Louis XV et de Louis XVI à la fin de l'année 1789, dans ses numéros 57 et 58, et Jean-Charles Le Prévost (Leprévost) de Baumont enfoncera le clou avec son "Prisonnier d'Etat", paru en 1791.  Rappelons tout d'abord que le contrôleur des finances Henri Léonard Jean-Baptiste Bertin (1720-1792) avait réorganisé les greniers publics de Paris et institué une réserve de blé de 10.000 setiers ("sestiers", "cestiers", entre environ 150 et 300 litres selon le lieu et l'époque), que son successeur, Clément Charles François de Laverdy (L"Averdy), marquis de Gambais  (1724-1793) porta à 40.000 setiers de blé, plus 425 de seigle (Georges Afanassiev, Le pacte de famine, Paris, Alphonse Picard, 1890).  Malisset était, avec ses associés, au centre de ce supposé complot qui accusait Laverdy d'avoir vendu  "pour douze ans, le 12 juillet 1767, la France à la Compagnie des Monopoleurs" (Afanassiev, op. cité : 6). Pour autant qu'elle fut alimentée de rumeurs et de faussetés, cette histoire, débarrassée de ses traits conspirationnistes, n'est pas dénuée de traits caractéristiques des ploutocraties. Il faut oublier les élucubrations de Maxime du Camp, affirmant par exemple la spéculation pour dix millions qui rapporta d'immenses intérêts à Louis XV (Du Camp, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie, tome 2, 1870, en 6 volumes, p. 29-33), les historiens parlent là d'affabulations, et s'intéresser à ce que nous savons le mieux.

En plus des 24.000 livres obtenus pour son service, Malisset avait "l'usufruit  des magasins, moulins, sacs, etc. ;  il était exempté de la taille et de la milice. Toutes ses opérations de fournitures de magasin était faites au nom du roi et sous sa protection"  (Afanassiev, op. cité : 22). sans parler des commissions touchées sur les ventes et les achats de blé pour le roi quand le prix du blé atteignait 25 livres par setier. En dessous de ce prix, le maître-boulanger pouvait "faire le commerce du blé sans engager son capital, c'était une supériorité qu'il avait sur les autres marchands, sans parler de l'affranchissement de la taille et vingtième. Mais son principal avantage consistait en ce que lui et ses commis avaient le droit d'agir au nom du Roi ; ils se nommaient donc ou pouvaient être nommés gens du Roi, ce qui, d'un seul coup, aplanissait bien des difficultés que d'autres marchands rencontraient, malgré la déclaration du 25 mai 1763. L'apparition sur le marché de l'agent du Roi effarouchait les autres marchands et les obligeait à se retirer, parce qu'ils savaient bien qu'il était impossible de lutter contre cette puissance. Il est évident que les avantages accordés à Malisset ont fait de lui, quoique ce fut contre la volonté du gouvernement, un monopoleur (1). Commença-t-il son commerce immédiatement ? On peut répondre oui, parce que immédiatement après la conclusion de son traité, il acheta à Corbeil, le terrain nécessaire et y bâtit deux moulins et deux magasins capables de contenir 5.800 muids  (...) 

(1)  Le capital mis à sa disposition par le gouvernement sous la forme de 40,000 setiers de blé était considérable. C'était à peu près trois pour cent de la consommation annuelle de Paris. " (op. cité ).

"Léprévost supposait que Malisset et Cie spéculaient sur la hausse; il se trompait, du moins en général. Il se peut cependant que certains détails aient pu donner droit à une semblable supposition. Nous savons que le gouvernement dirigeait parfois les opérations de Malisset dans des endroits où il fallait faire hausser le prix du blé afin d'arrêter l'exportation. Nous ignorons comment agissaient Malisset et Cie, mais quand on rencontre parmi eux des gens comme Ray de Chaumont, quand on connaît leur position de monopoleurs, nous n'avons pas de raisons de penser qu'ils s'abstinrent de profiter de cette situation pour s'enrichir et qu'ils ne haussèrent pas quelquefois les prix pour augmenter les bénéfices de leurs commissions. Quand la Compagnie aurait été composée d'anges, comme dit Turgot, rien que son existence aurait paralysé le commerce particulier, sans pouvoir se substituer entièrement à lui, et son résultat inévitable devait être la hausse des prix."  (Afanassiev, op. cité : 31).


Necker, en cherchant à rationaliser l'organisation de l'État, à remplacer des charges vénales par des fonctions liées aux talents et aux capacités, se préoccupe de l'intérêt d'une classe déjà privilégiée, le haut tiers, à qui la révolution donnera les clefs de pouvoir qui lui manquent et que la monarchie lui refuse. Malisset, en s'engageant "à fournir les rations quotidiennes d’une livre et demie de pain aux détenus pour deux sols et neuf deniers chacune" au bénéfice d'une "diminution de 15% par rapport à Bezançon qui le faisait pour trois sols et quatre deniers(Abdela, 2017), semble participer à améliorer un système politique et économique. Il introduit pourtant une sorte de darwinisme social, où les plus puissants patrons de boulangerie vont pouvoir supplanter les plus faibles dans une lutte inégale. Pour l'instant, les privilèges royaux faussent cette concurrence, c'est un fait. Mais viendra bientôt le moment de la révolution où ils disparaîtront et où va pouvoir commencer de se réaliser le vœu des libéraux d'un libre marché, d'une libre concurrence, débarrassés de beaucoup de leurs entraves. Pour l'instant, les hauts fonctionnaires roturiers ont à craindre de leurs nobles subalternes, l'entrepreneur ne s'installe pas librement dans toutes les villes, l'ouvrier ne choisit pas toujours librement son employeur :  Mais la Révolution Française approche, avec des promesses de liberté et d'égalité : nous aurons bientôt à parler de leur véritable nature et ce que contiennent réellement ces promesses. 

        nobles subalternes    :  "Lors de la suppression des Intendants des Finances, Messieurs de Boissy, nés anciens gentilhommes et appartenants à des maisons considérables... craignirent comme il est naturel avec ces avantages personels, l'humiliation de se trouver subordonnés à des commis des finances personnellement inférieurs à eux."  (Henri Lefèvre d'Ormesson, 1751-1808, Mémoire, 25 juin 1781 Collection Joly de Fleury, 1448, fol 55  et ss, Bibliothèque Nationale). Participe de cette idéologie aristocratique de supériorité naturelle, un mépris très ancien,puisqu'il est partagé dans la Rome et la Grèce antique, du salariat. C'est le peuple, ce sont les classes inférieures qui travaillent pour un salaire, pas les nobles. Pour cette raison, Lefèvre d'Ormesson espérait "n'avoir pas à craindre de lui l'offre de traitement pécuniaire dont mon caractère comme ma position m'ont éloigné dans tous les temps... S'il voulait me forcer à accepter quelque grâce pécuniaire, il me ferait personnellement la peine la plus réelle et plus sensible certainement pour moi que la suppression de ma charge que l'ordre de son administration a pu lui faire juger nécessaire" (D'Ormesson à Dailly, 10 septembre 1777, Les Archives d'Ormesson, Archives Nationales, 156 MI 99/144 AP 145).

                   

             

 

 

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