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         Le 

 

   MAGASIN 

        DU

    MONDE 

                                       

                             Le      libéralisme ou la naissance

                                                          du

                                       capitalisme moderne 

 

        La République des Provinces -Unies

Feuillets du Livre de tulipes de Jacob Marrel, (1613, Frankenthal - 1680, Frankfurt am Main (Francfort- sur le Main), autour de 1640, 50  x 34 cm, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.

 

A l'Académie d'horticulture qu'il vient de fonder à Leyde, le botaniste flamand Charles de L’Écluse cultive en 1593, pour la première fois , les bulbes d'une fleur qui provient de Constantinople : la tulipe. Les bourgeois néerlandais s'entichent très vite de la nouvelle venue et de ses cousines obtenues par hybridation. Ils les plantent dans leur jardin, autour des canaux. La "tulipmania" est née. 

 

Introduction

 

 

Le terme de libéralisme n'apparaît qu'au début du XIXe siècle. Avant cela, le libéral est seulement quelqu'un qui n'est pas avare de libéralité, c'est-à-dire de générosité. L'historien Ulrich Dierse pense que l'utilisation du mot  "libéral" avant 1814 par des théoriciens comme Sieyès ou Constant ne recouvre pas encore l'ensemble des spécificités du libéralisme, reconnues par la suite. (article liberalismus, Historisches Wörterbuch der Philosophie, 1980). Cependant, un certain nombre de philosophes partagent, dès le XVIIe siècle, à des degrés divers,  les idées principales du libéralisme qui, selon  Catherine Larrière (Cahiers d'Histoire, 123/2014), désigne des partis ou des doctrines "qui se réclament de la garantie constitutionnelle des libertés individuelles, de l’essor économique et de la libre concurrence pour assurer le bien-être de tous", (Cahiers d'Histoire, 123/2014), qui se réfère au Dictionnaire européen des Lumières, dirigé par Michel Delon, à l'article "Libéralisme" (Paris, PUF 1997, page 645).  

Nous n'allons pas ici, par commencer à nous demander, comme Losourdo, si Calhoun ou qui que ce soit était libéral a posteriori ou non,  ce n'est pas notre sujet. Ce qui nous importe ici, est de comprendre comment, à l'approche des révolutions sociales, anglaises et françaises, des grandes mutations techniques et industrielles, prend forme le nouvel avatar de la domination ploutocratique, avec ses outils théoriques, sa propagande, ses réalisations pratiques qui transforment très concrètement la vie des gens où il se développe. Qu'on le nomme capitalisme moderne ou libéralisme économique, le plus important à mon sens, c'est de parler de ce qui s'élabore et va bientôt faire système, à partir des idées et des actions d'une grande partie des élites intellectuelles et économiques et, toujours comme pour leurs prédécesseurs au pouvoir, pour leur plus grand profit avant tout, nous allons le voir,  ce qui met bien à mal les prétentions de "bonheur commun" de tous ces auteurs catalogués plus tard comme "libéraux".    

Domenico Losourdo :    Controstoria del liberalismo (Contre-histoire du libéralisme, Paris, La Découverte, collection "Cahiers libres", 2013.

John Caldwell Calhoun, Abbeville 1782 - Washington, 1850, vice-président américain entre 1825 et 1832.

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Le  nouvel  Eldorado...         

 

Commençons par planter le décor. Alors que la gloire des Sérénissimes italiennes s'est ternie,  l'Italie connaissant dans l'ensemble une stagnation entre 1620 et 1740 (Steiner, 1993),  tous les regards européens se portent vers la République des Provinces-Unies, ces Pays-Bas du Nord qui, du Traité de l'Union d'Utrecht de 1579 aux Traités de paix de Wespthalie (ou traités de paix de Münster et d'Osnab),  en 1648,  se soustraient au  pouvoir absolutiste de l'Espagne de Philippe II, fils de l'empereur Charles Quint, tout en contenant les velléités monarchiques des princes d'Orange-Nassau, au point même de donner une grande indépendance à chacune des provinces qui constituera cette  république de  "gueux", selon la remarque méprisante que Charles de Berlaymont, adresse à Marguerite de Parme, à propos des révoltés néerlandais contre l'occupation espagnole mais  aussi contre le culte des images. Cette révolte marquera le début de la guerre de Quatre-Vingts ans entre 1566 et 1646.

 

 Plus d'un, en haut lieu, se demande comment "une poignée de Marchands, réfugiez dans un petit pays qui ne produisoit pas, a beaucoup de quoy nourir ses nouveaux habitans.

Archives du Ministère des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Hollande 49
(1697), État du commerce des Hollandois dans toutes les parties du monde », 1697, f° 7-7v. 

Véritablement le jeune Comte Maurice [de Nassau, NDA] ayant pris le fardeau du gouvernement sur les épaules, les Hollandois ont plus fait en 20 ans que les Romains après l’établissement de leur République, en deux cents. "

"« Il n’y a point aujourd’huy de province en tout le monde qui jouïsse de tant de liberté que la Hollande, avec une si juste harmonie, que les petits ne peuvent estre gourmandés par les
grands, ny les pauvres par les riches & opulens. […] Il n’y a icy point de servitude, toute contrainte est odieuse, les affronts à l’honneur se réparent point par la violence, tout se fait par la justice & par une amiable composition en présence des Commissaires, ou arbitres ordonnez & establis par la justice.
"
 

Jean-Nicolas de Parival, Les Délices de la Hollande, 1724. 

carte provinces unies

     Carte des Provinces Unies en  1648

   source :  https://research.vu.nl/ws/portalfiles/portal/42109958/complete+dissertation.pdf

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"PAYS-BAS, LES, (Géog. mod.) contrée d’Europe composée de dix-sept provinces, situées entre l’Allemagne, la France & la mer du nord. Les dix-sept provinces sont les duchés de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg, de Gueldres, le marquisat d’Anvers, les comtés de Flandres, d’Artois, de Hainaut, de Hollande, de Namur, de Zéelande, de Zutphen, les seigneuries de Frise, de Malines, d’Utrecht, d’Overissel & de Groningue ; l’archevêché de Cambrai & l’évêché de Liege y sont encore enclavés. Huit de ces provinces qui sont vers le nord, ayant sécoué la domination espagnole, formerent une république qui est aujourd’hui la plus puissante de l’Europe, & qu’on connoît sous le nom de Provinces-Unies."

 

Chevalier de Jaucourt (1704-1779), Encyclopédie de Diderot et d’Alembert,

Tome XII, article "Pays-Bas, (Géog. mod.)"

Les voyageurs se pressent de différents pays pour assister à ce miracle : "Toute l'Europe avoit les yeux sur ces misérables pêcheurs & les malheureux fugitifs que chassoit la tyrannie du duc d'Albe." affirme Charles-Joseph Pancoucke, dans son Encyclopédie méthodique (1782-1789, tome III de 1788, article "Hollande (Commerce de)") . On ne les appelle pas encore des touristes, mais ils disposent parfois de chorographies, mais surtout de guides ou de journaux écrit par d'autres voyageurs à cette intention, très souvent bien fortunés pour pouvoir être conduits par des "carrosses chacun tiré de six chevaux" (Claude Joly, chanoine de Paris, 1607-1700, Voyage de Hollande [fait en 1646-47], publié en 1670. C'est surtout en Hollande, en effet, la province la plus riche, que la plupart de ces très jeunes hommes se promènent, ils voient donc surtout la vitrine de la nouvelle république.  La propreté des rues des villes devient un lieu commun dans les récits, "peut-être d'autant plus qu'en dehors des villes, le réseau routier, comparé à celui de la France et de l'Angleterre, est médiocre, la République disposant d'un excellent système de transport par eau." (Van Strien-Chardonneau, 1990). Certains découvrent la commodité des trottoirs : A Paris, les premiers sont aménagés en 1781, rue de l'Odéon (Pierre Lavedan, L'Urbanisme à l'époque moderne, 16e-18e siècles, Genève, 1982, p. 77). Mais l'éclairage des rues, est médiocre, "sans platine pour la réverbération" (Van Strien-Chardonneau, 1990).  A La Haye, et encore plus à Amsterdam, les eaux stagnantes des canaux dégagent en été une odeur insupportable. Pour Owen Feltham, la Hollande est un "grand marais", "un fromage vert au vinaigre.", dépourvu d'arbres et de pierres (John J. Murray, Amsterdam in the Age of Rembrandt, Norman: University of Oklahoma Press, 1967, p.4). Jacques de Parival, soit dit en passant, a tort de toiser les Romains dans son panégyrique hollandais : Les Romains, eux, disposaient d'égouts et de bains publics, ces derniers présents d'ailleurs à Paris ou à Londres.  Enfin, si les visiteurs sont charmés par la gaieté des couleurs des maisons, ils trouvent l'architecture plutôt uniforme et monotone et manquant d'aplomb. Les beaux meubles en bois, même dans les foyers moyennement aisés, frappent les yeux, les cuisines avec  leurs ustensiles brillants et les lieux d'aisance "sont sans doute les pièces qui contrastent le plus avec ce qu'on peut trouver en France". (op. cité). Ajoutons-y le charme des canaux bordés d'arbres, de certains monuments, etc, et "voilà l'impression d'ensemble retenue par les voyageurs qui y voient le signe de la richesse et de la prospérité du pays tout entier." (op.cité). 

guides :  Avec son On travel  (1625), l'homme politique et philosophe Francis Bacon est parmi les tout premiers à rédiger un journal qui a tout du guide touristique culturel.  

« L’opulence des Hollandais, écrit Armand du Plessis, cardinal de Richelieu, dans son Testament politique, qui, à proprement parler, ne sont qu’une poignée de gens réduits à un coin de terre, où il n’y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l’utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation. Bien que cette nation ne tire de son pays que du beurre et du fromage, elle fournit presque à toutes les nations de l’Europe la plus grande partie de ce qui leur est nécessaire »   (1688)

 

Ce n’est pas Anvers "qui saisit avidement le monde" disait Braudel, "mais l’inverse, c’est le monde désaxé par les grandes découvertes qui, en basculant vers l’Atlantique, s’agrippe à elle, faute de mieux. Elle n’a pas lutté pour être au sommet visible du monde. Elle s’y est éveillée un beau matin." (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 1979) » C'est pareil pour Amsterdam en 1578 :  "La ville est prospère, mais les artisans de sa confortable aisance sont des marchands qui ne transforment pas l’image de la marchandise. Un quart de siècle plus tard, tout est déjà différent. L’argent est maintenant indissolublement lié à la liberté, à toutes les figures de la liberté."  (Méchoulan, 1990). 

 

Entre 1550 et 1600, les flûtes (fluit, fluitschip), ces navires légers, faciles à manœuvrer,  au ventre rond  pour  charger un volume maximum de marchandises  (300 à 500 tonneaux), vont faire le succès du commerce international batave et finir par leur assurer le transport des trois-quarts du trafic de grains de la Baltique (surnommé moeder handel, en anglais mother trade), presque autant de bois de construction ou de sel français, près de la moitié des tissus, une partie importante des marchandises orientales. En 1602 est fondée la Verenigde Oostindische Compagnie (VOC, Compagnie néerlandaise des Indes Orientales), première multinationale par actions,  en 1609, la Banque d'Amsterdam devient la première banque nationale et sa bourse attire une grande part des finances mondiales. Alors, oui, répétons avec sir William Temple, la Hollande, qui fournit 56 % des richesses des Provinces-Unies, est alors "le magasin du monde et ses matelots les portefaix communs du monde"  ("Remarques sur l'estat des Provinces Unies des Païs-Bas", 1672) ou encore, avec  Jean Le Laboureur,  "le Marché du monde, & la Boutique des Raretez de tout l’Univers" ("Histoire et relation du Voyage de la Royne de Pologne, et du retour de la Mareschalle de Guebriant, ambassadrice Extraordinaire, & Sur-intendante de sa conduite, par la Hongrie, l’Austriche, Styrie, Carinthe, le Frioul & l’Italie, avec un discours historique de toutes les Villes & Estats, par où elle a passé, Paris, Veuve Jean Camusat, 1647. 

Les négociants hollandais, du fait du volume exceptionnel de leurs transactions, bénéficient de conditions commerciales très avantageuses, au point où "les blés de Dantzig coûtent moins cher à Amsterdam qu’à Dantzig même." (Pourchasse, 2006).  Que l'Italie connaisse des années de mauvaise récolte en 1590 et 1593, et ce sont des céréaliers de Hollande qui font fortune sur les  déboires climatiques de leurs voisins (Nijenhuis, 2012). Que les prix des blés croissent sur sur les marchés polonais, en 1725, et Magon de la Balue et Laurencin, négociants malouins et nantais, renoncent à en acquérir et se tournent vers la Hollande (Pourchasse, 2006). Que la vallée de la Loire, en France, soit frappée de famine, ce sont encore deux Hollandais, Maerten Doomer et Pieter Busch " qui trouvent dans la disette une source de profit"

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Rembrandt Harmenszoon van Rijn (1606-1669), 279 x 191 cm, "De Staalmeesters", "Syndic de la guilde des drapiers", 1662, Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.

De très grosses fortunes se constituent pendant cette formidable acquisition de richesse, à commencer par les régents, représentés sur le célèbre "Syndic de la guilde des drapiers". Ils ont la mise austère, tout de noir vêtus, selon la tradition calviniste qui leur enjoint de ne pas étaler leur richesse,  mais qu'on ne s'y trompe pas, ce sont les nouveaux conquistadores du capitalisme, avec à leur tête les Pensionnaires (sorte de premier ministre), les Stathouders (Stadhouders) ils font partie, dès 1581, de ce petit nombre de familles qui sont à la tête des Etats Généraux des Provinces et détiennent les pouvoirs de police et de juridiction., exercée par des magistrats patriciens. Dans leur sillage, une classe moyenne grossit  de petits négociants, de courtiers, d'ouvriers spécialisés (en particulier dans la construction navale), d'artisans, pour certains aux salaires ou  revenus confortables. 

"En Hollande, l’aristocratie des Régents gouverne dans l’intérêt et même selon les directives des hommes d’affaires, négociants ou bailleurs de fonds." affirmera  sans ambages le grand historien Fernand Braudel  (La Dynamique du capitalisme, Flammarion, 1985).

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Entre l'ancien et le nouveau  

"Favorisés par les progrès de la centralisation monarchique, par les besoins financiers des États, croissant avec la fréquence croissante des guerres, par la généralisation des institutions de crédit, par les découvertes géographiques et l'avancement des sciences, par la diffusion de l'esprit d'entreprise enfin et l'ébranlement moral provoqué par la Renaissance, de hardis entrepreneurs apparaissent, grands marchands, banquiers, spéculateurs,  aussi âprement attachés à la conquête de la fortune que l'humaniste à la connaissance de la sagesse antique, aussi dénués de scrupules que le diplomate formé à l'école de Machiavel. (...) De toutes parts, naturellement, ils affluent vers Anvers, comme les conquistadors de leur temps vers le Nouveau Monde. D'Allemagne, d'Italie, d'Espagne, des provinces des Pays-Bas, ils y accourent pour tenter la fortune comme courtiers d'affaires, agents de Banque, exportateurs, commissionnaires ou spéculateurs. Les plus heureux y accumulent bientôt d'énormes richesses, d'autres sombrent dans de retentissantes faillites. Ils y vivent d'une existence enfiévrée, soumise à tous les hasards des hausses  et des baisses provoquées par les guerres, par les accaparements, par les fluctuations de la bourse. Autant la vie économique avait été au Moyen Age réglementée, surveillée, soustraite à la libre concurrence et répartie en des cadres locaux et des groupements professionnels protégés les uns contre les autres, autant elle s'épanche maintenant, dédaigneuse des entraves anciennes et des usages séculaires, illimitée, impitoyable et sans scrupules. Le caractère libéral et capitaliste qu'elle communique au commerce anversois rayonne nécessairement au dehors et sous son influence, on voit se modifier bientôt l'industrie des Pays-Bas "

 

Henri Pirenne (1862-1935), Les anciennes démocraties des Pays-Bas, Paris, Flammarion, 1901, disponible sur Gallica : 

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k82335k.r=henri%20pirenne?rk=42918;4

Deux ordres économiques perdurent dans les Provinces Unies du XVIe au XVIIIe siècle. Le système des corporations ou guildes, bientôt attaqué par le libéralisme économique et aboli en théorie par la constitution de 1798, n'est pas soluble dans le libre-échange, avec ses multiples protections du travail (heures de travail, salaire, production, protection des marchés locaux, activités réservées aux seuls citoyens disposant de droits de bourgeoisie, etc.).  Concernant les peintres, par exemple, chaque guilde avait le pouvoir de réguler les prix des tableaux et les revenus des artistes et "assuraient une bonne condition de vie" à leurs membres (Metzger, 2014).  Mais l'adhésion à une guilde n'était pas obligatoire : Ferdinand Bol (1616-1680) ou Rembrandt, par exemple, n'en faisaient pas partie. Ce dernier, par exemple, vendait un portrait limité à la tête autour de 50 florins, et on pouvait s'offrir une toile de Van Ostade pour une moyenne de 27 florins, ou entre 17 et 175 florins pour Vermeer,  mais un portrait en pied ou un autre grand tableau de Rembrandt allait jusqu'à 500 florins, avec un record pour son Aristote avec un buste d'Homère, en 1653 (op. cité).  Si ces tableaux de maîtres n'étaient pas très accessibles aux travailleurs modestes, certains étaient assez bon marché et faisaient dire à l'Anglais William Aglionby  : "Les Hollandais au milieu de leurs tourbières et de leur mauvais air ont leurs maisons pleines de tableaux, des plus riches aux plus pauvres." (Painting Illustrated in Three DialloguesContaining Some Choice Observations upon the Art, London, 1686). 

 

Le système moderne de l'économie, au contraire, promeut l'internationalisme et la liberté entrepreneuriale comme ses meilleurs atouts. On commence ainsi à avoir deux sortes de travailleurs, dont les conditions de travail et de salaire ne sont plus les mêmes. Le secteur des saisonniers commence ainsi à échapper au contrôle traditionnel des guildes, dans l'agriculture, pour la fenaison ou l'extraction de tourbe, par  exemple,  ou dans l'industrie, pour le blanchiment de la toile ou la fabrication des chapeaux de paille. On fait venir des ouvriers d'Allemagne, de la province de Westphalie,  avec ce qu'on appellerait des CDD aujourd'hui, et les employeurs hollandais négociaient les conditions de travail avec leurs homologues allemands, entrepreneurs ou chefs d'équipes (Diedericks, 1994). Par ailleurs, un "grand nombre des règlements régissant l'implantation des industries avaient la forme de mesures fiscales qui n'étaient pas destinées à influer directement sur le marché du travail" (op. cité). Par contre, les "ouvriers français, les Huguenots, entre autres, qui cherchaient refuge aux Pays-Bas à la fin du xvne siècle, obtinrent un grand nombre de privilèges comme l'exemption de l'impôt de l'homme libre ou l'autorisation d'exercer le commerce". (op. cité). 

guildes  : gilde, ghilde, mot néerlandais, du latin médiéval gilda (1282) : "association", "corporation"

"Les commerçants voyaient dans leurs collègues huguenots des concurrents dangereux, dans la mesure où ces derniers, faisant preuve d’esprit d’initiative, allaient au-devant de la clientèle. Les artisans craignaient d’être privés de travail. Tous étaient jaloux des exemptions d’impôts."

(Philippe Joutard, Le Monde, 28 octobre 1979, p. 16)

 

Et ces exceptions se rencontraient même parfois dans l'économie "moderne", quand le recrutement pour de lointaines destinations était difficile. Là, comme les Japonais avec les Aïnous, les courtiers se servaient de l'alcool, "des  contrats signés en état d'ivresse" pour permettre une embauche conséquente d'hommes pour la marine ou l'armée et empocher de jolies sommes d'argent (Diedericks, 1994).  

Dès cette époque, "les entrepreneurs hollandais ont remarqué la différence des standard of life comparés des ouvriers urbains de Leyde et des ouvriers ruraux du Limbourg ; ceux-ci se contentent de salaires inférieurs. Aussi ces entrepreneurs envoient-ils en Belgique de la laine espagnole pour en faire confectionner des draps dont ils assurent l'exportation et qui, vendus à l'étranger comme draps de Hollande, leur procurent de plus gros bénéfices. Les atouts de la future concurrence limbourgeoise se manifestent déjà clairement."  (Laurent, 1927)  En effet, quand 

 les entrepreneurs liégeois abandonnent la laine grossière pour la fine laine espagnole "qu'ils font acheter de seconde main à Amsterdam", la laine de Ségovie, dès 1638  "est travaillée à Verviers, à Limbourg, à Aix-la-Chapelle, à Juliers, à Berg. La concurrence verviétoise, s'appuyant sur cette matière première de choix, favorisée par les bas salaires, peut rivaliser en qualité et en prix avec celle de Leyde et enlève peu à peu au premier centre d'industrie textile des Provinces-Unies son commerce d'exportation. Bien mieux, les rapports économiques des deux zones sont bientôt renversés. C'est Leyde' qui commence à travailler pour Verviers. comme « Lohnindustrie » : La laine est teinte et les draps «ont tondus à Verviers, puis ils partent à Leyde pour la teinture à la pièce qui exige de plus grands soins." (op. cité).

 

Lohnindustrie  : industrie des salaires (lohn, en allemand)

A la fin du XVIe siècle, forts du succès de leur économie,  les Provinces-Unies ne peuvent empêcher la chèreté de la vie : nourriture, logement, en particulier, et les salaires ne suivent pas leurs coûts en nette augmentation. De plus, le chômage s'accroît à cause de la surpopulation, des guerres, et aux mauvaises conditions climatiques qui entravent de temps en temps les activités du port d'Amsterdam. Les salaires remontent à nouveau ensuite, et les premiers promoteurs d"idées économiques que l'on qualifiera plus tard de libérales,  le Hollandais Bernard de Mandeville  (1670-1733) en tête, soulignent l'importance de maintenir un vivier de travailleurs pauvres pour permettre, entre autres, de permettre à la nation de disposer en permanence de chair à canon ou d'une foule de bras, qui se porteraient bien sûr vers des activités moins pénibles si l'aisance venait à combler leurs propriétaires : 

"Il est clair que dans une nation libre où l’esclavage n’est pas autorisé, la richesse la plus sûre consiste à avoir une multitude de pauvres travailleurs; car outre que c’est là une pépinière intarissable pour les flottes et les armées, sans eux on ne pourrait jouir de rien, et aucun produit d’aucun pays n’aurait de valeur Où trouverons-nous meilleure pépinière de ces êtres nécessaires que parmi les enfants de pauvres?  (...)  ce qui les rend odieuses [ces vérités], c’est une disposition à un misérable aspect religieux pour les pauvres (...), et qui naît d’un sentiment de pitié, de sottise."

 

Mandeville, Essai sur la charité et les écoles de charité, 1714

"J’ai posé comme maximes inviolables qu’il faut tenir les pauvres strictement au travail et qu’il est sage de soulager leurs nécessités mais fou de les en guérir."

"il est nécessaire qu'un grand nombre d'entre eux soient ignorants aussi bien que pauvres."

Mandeville, An Essay on Charity and Charity Schools, 1723.  

C'est là une des pierres angulaires de que l'on appellera plus tard le "libéralisme économique". Assurer la richesse de quelques uns sur la base du travail des pauvres (et des esclaves pour un temps conséquent de l'histoire), dont la plus grande partie doit le rester d'une manière ou d'une autre pour que le système fonctionne. Ce qui n'empêche ni les uns ni les autres, nous continuerons de le voir, de déclamer plus ou moins lyriquement les grands principes libéraux : "La liberté et la propriété du peuple…sont des branches sacrées de la constitution"   Mandeville, Pensées Libres sur la religion, sur l'Eglise et sur le Bonheur (1720).  

Ce qui heurte encore beaucoup de chrétiens attachés au principe de charité va devenir bientôt une des pierres angulaires du système libéral.  Pourtant philanthropes chrétiens ou libéraux sont aussi  englués les uns que les autres dans la théologie morale, nous y reviendrons,  et s'agissant de Mandeville, ses influences idéologiques sont ici  augustiniennes, celles de l'école janséniste. Mandeville a lu Bayle. Bayle a lu Nicole, la filiation serait trop longue à établir ici, passant par Blaise Pascal, Pierre Nicole, Jean Domat, François de La Rochefoucauld, etc.  Cette tradition qui porte Mandeville et d'autres donne à  l'intérêt personnel, à l'amour propre, un poids que la charité a de plus en plus de mal à  équilibrer dans la balance des actions humaines et qui n'est jamais éclairé par des considérations rationnelles, mais toujours par des argumentations idéologiques, principalement morales et religieuses : 

Ce que les hommes ont nommé amitié n’est qu’une société, qu’un ménagement réciproques d’intérêts, et qu’un échange de bons offices ; ce n’est enfin qu’un commerce où l’amour-propre propose toujours quelque chose à gagner.

La Rochefoucauld, Maxime 83, 1665. 

Depuis que l’amour-propre s’est rendu le maître et le tyran de l’homme, il ne soufre en lui aucune vertu ni aucune action vertueuse qui ne lui soit utile, et qu’il les emploie toutes à faire réussir ses différentes prétentions. (...)  Ainsi, ils ne s’acquittent ordinairement de tous ces devoirs que par le mouvement de l’’amour propre et pour procurer l’exécution de ses desseins.

 

Jacques Esprit, préface de "La fausseté des vertus humaines", 1678)

Quoiqu’il n’y ait rien de si opposé à la charité qui rapporte tout à Dieu, que l’amour-propre qui rapporte tout à soi, il n’y a rien néanmoins de si semblable aux effets de la charité que ceux de l’amour-propre. Car il marche tellement par les mêmes voies, qu’on ne saurait presque mieux marquer celles où la charité nous doit porter, qu’en découvrant celles que prend un amour-propre éclairé, qui sait connaître ses vrais intérêts ; et qui tend par raison à la fin qu’il se propose.

 

Nicole, De la charité et de l’amour-propre, 1675

Revenons maintenant à Mandeville. Son texte le plus célèbre reste La Fable des abeilles. Nous allons nous y arrêter car il s'en dégage diverses idées qui nourrissent les thèses libérales. 

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La fable des abeilles, paraît en anglais en 1705 sous le titre The Grumbling Hive, or Knaves Turn'd Honest  (La ruche bougonnante ou les fripons devenus honnêtes") puis en  1714 sous le titre "The Fable of The Bees or Private Vices, Publick Benefits (La fable des abeilles ou Vices privés, Bénéfices publics",  accompagnée de deux textes : "Recherches sur l’origine de la vertu morale"  et "Remarques" . En 1723, La Fable est suivie de l'"Essai sur la charité et les écoles de charité" et en 1724, suite à une pluie de critiques, de "Défense du livre contre les accusations contenues dans la déclaration du grand jury du Middlesex".

Très rapidement dans le récit, le philosophe reconnaît qu'il y a dans sa ruche allégorique deux sortes d'abeilles : celles qui travaillent, en écrasante majorité et celles qui sont oisives et profitent du fruit des efforts des premières, non seulement pour leur subsistance mais pour leur luxe.  L'avantage de la fiction, c'est que Mandeville parvenait profiter ce luxe à "la moitié de la nation." A part ce pourcentage généreux, la réalité y est conforme. Comme celle de ces "quelques-uns" qui obtiennent avec "très peu de peine"  "des gains très considérables.", pendant que d'autres "ne gagnaient leur vie qu’à la sueur de leur visage et en épuisant leurs forces par les occupations les plus pénibles."  Vient ensuite la répartition  des vices par catégories sociales, qui affectent les deux groupes, Défilent les prêtres, les militaires, les ministres, la justice,  avec leurs cohortes de manquements : ignorance, paresse, mensonge, parasitisme, vol,  fraude, corruption  des prêtres, des militaires, des ministres, des paysans ou des juges. Le philosophe nous rappelle alors que c'est l'envie et l'amour-propre qui sont "ministres de l'industrie" et font "fleurir les arts et le commerce." 

Là, il y a eu un tournant. Celui propre à l'idéologie. Bien entendu, la liste de coupables, leurs délits appellent plusieurs interrogations, mais une sorte de point de non-retour est placé juste après. Comment passe-t-on d'un peuple qui s'échine à la tâche pour une élite profiteuse, à l'envie et l'amour-propre faisant "fleurir art et commerce" ?  Je ne sache pas qu'un quelconque sentiment soit capable de charger des tonneaux ou conduire un navire. Ensuite,  ce peuple est "toujours inconstant" et change "de lois comme de modes". Ces lois accompagnant vices et ruses, par quelle magie font-elles abonder la ruche  " de toutes les commodités de la vie" ? Comment encore, tout en continuant à produire tant de "commodités de la vie"? (et donc en s'échinant encore plus)  les pauvres connaissent tant de repos et vivent plus agréablement que les riches ? Comment expliquer que, parvenus à cette extase le peuple, versatile, murmure contre le pouvoir et "change d'idée au moindre revers ?" Mieux encore, quand l'honnêteté s'empare "de tous les cœurs" par l'action éclatante d'un gantier, pourquoi cette action consiste à criminaliser l'ensemble du peuple, à lui faire reconnaître "l'énormité de ses crimes", sa "faute", sa "mauvaise action" ?, alors que c'est par les efforts  répétés de la majorité que la richesse a été produite. L'auteur, ayant cherché sans doute une chute marquante pour son texte, signe à ce moment son  mépris de classe le plus manifeste :

La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle pourrait se faire la digestion d’où dépend notre nutrition et notre accroissement.

Nous avons là une expression quasiment réaliste de la pensée de l'auteur, bien trop calquée sur la réalité perçue par les libéraux pour n'être qu'une simple allégorie animalière. Et cette vision de la vie, en entretenant certains comportements bien anciens des ploutocraties (mépris de classe, recherche du luxe,  rivalités de puissance, etc.) en même temps qu'en encourageant un individualisme forcené, le tout au détriment du même bien sûr, le faible, le pauvre. Il n'avait en réalité jamais disparu, mais avec les nouveaux philosophes de l'égoïsme, il va pouvoir s'officialiser, se débarrasser de ses anciens tabous, s'afficher non seulement sans complexe mais comme une nécessité même de développement de la civilisation. Ce qui n'empêche pas les élites d'opérer une sorte de syncrétisme en rendant solubles les idées nouvelles dans le fonds de l'antique philosophie. Dans les "Recherches sur l'origine de la vertu morale", Mandeville, comme beaucoup d'autres littérateurs, ressasse la très ancienne idéologie aristocratique des vils et des nobles,  (voir dossiers de la Démocratie athénienne et de la République romaine en particulier), D'un côté  il y a "les plus grands, les plus courageux et les meilleurs," maîtres des  leurs désirs". Ils sont sages, font les lois, se préoccupent de l'intérêt général, philosophent, discourent,  civilisent,  séparent en deux les hommes pour plus "d'émulation", et de l'autre côté les vils, esclaves de leurs désirs,  des "gens abjects qui ont le cœur rampant. (...) Ces hommes méprisables, dit-on, sont la partie la plus infâme de leur espèce, ils ne différent des brutes que par leur figure humaine."  De "l'état de nature" qui précède la civilisation,  il faut retenir que  tous "les Animaux qui n'ont point reçu d'éducation, uniquement attentifs à se  procurer des plaisirs, suivent naturellement la pente de leurs inclinations, sans s'embarrasser si ce qui les accommode fait du bien ou du mal aux autres." Cet "état naturel" d'avant toute civilisation a tout d'une caricature simpliste du réel. Le texte est tout entier de cet acabit et il n'y a pas une seule argutie qu'on ne puisse attribuer ici à la philosophie aristocratique grecque ou romaine. Aucune surprise, donc, quand l'auteur tombe devant eux en extase :

"Quel Etat, ou quel Royaume sous le Ciel, a jamais produit de plus grands modèles dans toutes sortes de Vertus Morales, que les Empires Grecs et Romains ?"

pauvres

Le pauvre : disparu ou invisible ?

"personne n'est extraordinairement riche et peu sont· très pauvres."

Petrus Johannes Blok, "History of the People of the Netherlands", New York: A.M.S. Press, 1970, Part III, p. 323. L'auteur rapporte les propos tenus en 1620 par I' Ambassadeur Venitien Trevisano.

 

Nous avons vu qu'il y a de très grosses fortunes, au contraire, dans un pays où près de la moitié de la population habite en ville (une exception notable pour l'époque). Celle d'Amsterdam est évaluée à environ 120.000 habitants pour l'année 1621, les miséreux constituant alors 10 % du total (Metzger, 2014), ce qui n'était toute de même pas rien.  Les distingués voyageurs ne décrivent qu'exceptionnellement les quartiers pauvres, même si on sait qu'ils existent, et les témoignages se placent surtout après le "Siècle d'or" (1600-1672 environ).  Montboissier évoque ainsi les caves du sous-sol des maisons d'Amsterdam, qui servent d'offices et de cuisines dans les riches foyers, mais qui abritent beaucoup de ménages chez les pauvres (Montboissier, 1776). Dans le quartier des juifs allemands, un autre voyageur mentionne "les maisons chétives, négligées, dégoûtantes [sont] d'un accès presque aussi rebutant que celles de nos pauvres mendiants." (journal anonyme, tome II, 1789, cf. Van Strien-Chardonneau, 1990).  "De plus, la concentration urbaine est ressentie comme une preuve de la richesse de la nation et on passe sous silence ses séquelles, à savoir l'entassement des pauvres dans les quartiers moins sains". (op. cité). Si les villages de Hollande, que visitent surtout nos voyageurs, marquent les esprits par leur charme, leurs rues propres et pavées, si éloignés des villages boueux de France,  ceux d'autres provinces offrent (comme la Gueldre) de moins beaux tableaux. André Thouin, qui avait déjà remarqué que les maisons de Leyde de étaient très petites, constate que les habitations qu'il croise entre le Loo et Zutphen "tiennent, pour leur mauvais état, plus de la France que de la Hollande." (Voyage dans la Belgique, la Hollande et l'Italie [1795], Paris, 1846). De la même façon, Le Turc, qui parcourt les Provinces Unies en 1776 "souligne nettement le contraste entre l'aisance des villages de Hollande et la relative pauvreté de ceux des autres provinces." (Van Strien-Chardonneau, 1990). On notera aussi  que d'autres voyageurs parcourant les mêmes régions préfèrent les décrire de manière  flatteuse. Et si les peintres du Siècle d'Or nous donnent souvent à voir un petit peuple plutôt enjoué, certaines œuvres présentent des scènes assez représentatives de la réalité (voir images plus bas), jusqu'au moment où ils préféreront représenter les champions de la richesse, les conditions étincelantes (mais aussi plus corsetées) des grands bourgeois. 

Le soldat ou le marin qui embarquait dans la flotte au service des Provinces -Unies ou des grandes compagnies commerciales était assuré d'avoir des rations "copieuses, biologiquement satisfaisantes", William Temple et Pieter de la Court en témoignent et Temple rend hommage pour cela aux capitaines hollandais (Morineau, 1963). Mais il évoque aussi le poids des impôts de consommation qui grève lourdement le budget des travailleurs. Qui n'est pas du tout élevé notons-le, puisque marins et soldats ont les emplois les plus mal rémunérés des Provinces-Unies, entre 84 et 112 florins à l'année (Faucquez, 2018). Cependant, il faut distinguer les matelots servant de gros armateurs au long cours, vers la Moscovie ou le Levant, par exemple, d'avec leurs collègues moins avantagés, sur des petits bateaux et sur des marchés très concurrentiels "et qui partageaient la bonne et la mauvaise fortune, la bonne et la mauvaise soupe du capitaine..." (op. cité). Dans la même veine, on ne s'étonnera pas que beaucoup de celles et ceux qui ne profitent pas du commerce lucratif de Hollande, partage un quotidien bien éloigné de ceux qui en tirent un minimum de profit, comme ces domestiques d'un paysan frison, Rienck Hemmema, "qui mangeaient du pain de seigle, lorsque celui-ci était à bon marché et des haricots les autres années" (op. cité). A ce sujet, le prix du pain du seigle varie avec le salaire de subsistance des ouvriers, du textile à Leyde, passant de 309 florins le last (mesure de capacité, environ 30 mudden ou hectolitres), en 1662, année de disette, à 223 l'année suivante et 133  l'année d'après, selon les données de l'historien néerlandais  Nicolaas Whilelm Posthumus (1880-1960).  Le salaire des fileurs, ces mêmes années oscillaient entre 47 florins aux quinette-spinters, les moins favorisés et 156 florins aux inslag-spinners, ce qui est conséquent. D'après Posthumus, toujours, "60 % des budgets populaires étaient consacrés à l'alimentation", ce qui indique bien que les plus fragiles ne s'étaient pas soudain rempli les poches  parce qu'ils habitaient le plus beau magasin du monde. "Un ouvrier qui disposait quotidiennement de 6 st. [stuiver, 5 cent, 1/20e d'un florin NDA] dépensait environ 2 st. 4 p. pour le loyer, le chauffage, l'éclairage, le vêtement, conservait 3 st. 8 p. pour manger" (op. cité). A propos du vêtement, par exemple, on peut citer le potier et mendiant Jarich Wybez arrêté à Delft le 17 novembre 1567, accusé d'avoir volé quelques manteaux. L'accusé nie, alors les adjoints au maire décident d'envoyer un exécuteur de justice pour lui extorquer des aveux (sûrement pas par ses seules qualités de persuasion). Seulement il fait un froid de canard et le bourreau ne veut pas se déplacer. "Que retenir de cette anecdote ? Tout d’abord, le peu de protections qu’avaient les pauvres contre le froid, ce qui les incite à trouver des vêtements chauds par tous les moyens." (Metzger, 2014)

 

Si on ajoute qu'il fallait 6 stuivers en 1663 pour se procurer une ration de soldat, on comprendra que le commun des mortels, s'il était bien nourri, n'avait aucun moyen d'économiser ou de se constituer le moindre capital et que partant, il vivait au jour le jour et à la merci des moindres retournements de situation. D'ailleurs, en temps de disette "les fileurs les plus aisés eurent de la peine à joindre les deux bouts en 1662."  (op.cité) On déduit donc que pour les plus fragiles, les conséquences étaient catastrophiques et menaçaient leur vie.  Il y a donc beaucoup d'îlots de misère :  "misère de l'ouvrier, chargé d'enfants, bien que ceux-ci commençassent à travailler dans un très jeune âge ; misère des mauvaises années, entraînant l'expansion et l'aggravation des maladies endémiques (goutte, scorbut, peste) ou des maladies professionnelles. Cependant, après chaque grande mortalité, les villes néerlandaises se repeuplèrent rapidement : Amsterdam, Leyde nommément, après 1662, où affluèrent les ouvriers westphaliens (catholiques)" (op. cité). Sans être dans de telles conditions misérables, le philosophe Pierre Bayle, comme un certain nombre d'immigrants peu argentés, "se plaint de la cherté de la vie et ajoute que le petit budget de professeur ne lui permet pas d'acquérir les ouvrages indispensables a sa fonction." (op. cité).

un très jeune âge :    "Cf. les passeports délivrés à Delft en 1574 pour le transport d'enfants de cinq ans, envoyés de Tongres à Newcastle." (op. cité)

Que nous soyons loin du tableau idyllique de l'élite béate de l'époque, cela se comprend, mais ce qui se comprend beaucoup moins, c'est qu'il continue d'être véhiculé de manière trompeuse jusque dans les milieux universitaires  aujourd'hui, pour encenser le libéralisme économique : 

"Alors que depuis toujours les populations et les économies européennes fluctuaient de façon quasi parallèle, pour la première fois un clivage se fait jour: en France et en Espagne le niveau de vie stagne - et même se dégrade - alors que la population diminue; en Angleterre et aux Pays-Bas, le niveau de vie réel augmente (de 35 et de 50 p. 100 environ) alors même que la population continue d'augmenter (+ 25 p. 100 en Angleterre). Le fait est sans précédent : pour la première fois dans l'histoire de l'Europe, et aussi de l'humanité, deux pays se trouvent en mesure d'offrir un niveau de vie croissant à une· population croissante, et cela de façon durable."

 

Henri Lepage, "Demain le Capitalisme", collection Pluriel, Le Livre de Poche, 1978.

Nous avons ici un exemple classique de la manière dont les auteurs libéraux passés ou actuels, nous le verrons, évalue les progrès humains. Des pourcentages, des chiffres à la baisse, à la hausse, avec lesquels il est impossible d'approcher de près la réalité étudiée, et dont nous avons vu plus haut qu'elle était bien moins folichonne pour un certain nombre de gens que ce que les bons chiffres économiques nous présentent. C'est avec la même appétence mathématique que, régulièrement les politiciens, les économistes et les observateurs de tout poil se félicitent du dixième de point qui aurait fait temporairement diminuer le chômage, et communiqué par une vertu magique à ceux qui se noient l'allégresse de quelques uns qui ont réussi à s'agripper au bastingage et à remonter sur le bateau. Les idéologues capitalistes ont de belles expressions pour l'occasion. Ils appellent ça "une embellie sur le front du chômage". 

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Brueghel l'Ancien, danse de mariage-, 1566, Detroit Institute of arts, Michigan, Etats-Unis

Brueghel l' Ancien, Visite à la ferme,1597, Kunsthistorisches Museum (Musée d'Histoire de l'Art), Vienne, Autriche

 

Travail forcé,  

 

Un goût de sciure

 

Si un certain nombre de pauvres, de mendiants, les marginaux sont en partie invisibles, c'est qu'ils sont bien cachés dans divers établissements : orphelinats,  hôpitaux ou autres lieux de renfermement,  mélange de prison et de maison de correction, du même type qu'on rencontre alors, déjà en Italie (voir le  Grand Renfermement). Des maisons de correction sont fondées en Hollande dès 1589, pour les hommes, dès 1596 pour les femmes, sur les principes établies par Coornhert (voir plus bas) dans la Discipline des Gueux (1587).  Les prisons pour hommes (rasphuis, rasphuizen), sont ouvertes aux touristes, comme un peu partout en Europe, où on entre et on sort très facilement de prisons très ouvertes sur l'extérieur. Une visiteuse allemande les compare à "un enfer" où les prisonniers "sont a moitié nus, noirs de sciure de bois et ils suent tant que la sciure est comme une sauce noire - on frémit." (Geoffrey Cotterell, "Amsterdam", Parnborough, England : D.C. Heath, 1973, p. 206).  On peut y torturer dans la "salle de douleurs" pour obtenir rapidement des aveux, les pires menant à la peine de mot par le pieu, la décapitation ou le feu, pour les hérétiques, par exemple. Les cellules du sous-sol sont régulièrement inondées et les détenus reçoivent une pompe pour éviter comme ils peuvent la noyade. "Pompage ou noyade" deviendra un adage (cf. source de l'image ci-dessous).

rasphuis ,  nom  donné à la sciure de bois  que les prisonniers obtiennent  en sciant des troncs de bois et qui était vendu "très cher à l'industrie de la teinture textile"

On trouve dwinghuis à Anvers (1613), tuchtuis [tuchthuys] à Bruxelles (1625). 

 

Le travail forcé d'une partie marginale des pauvres n'est pas nouveau, nous le verrons au chapitre suivant, mais il s'accompagne d'une exaspération grandissante des élites européennes d'en finir avec le système d'assistance et de charité. Ainsi, de très nombreux Anglais de la haute société  ne cessent de pointer du doigt tous leurs concitoyens qui "préfèrent paresser jusqu'à la misère" alors que selon eux, "les Hollandais, eux, peuvent travailler, vivre et trimer."  (Murray, op. cité).  Les Hollandais ne pourraient pas être d'accord, eux qui ont aussi un peu partout les mêmes institutions destinées à redresser moralement la prétendue bassesse des hommes et des femmes incarcérées. 

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"Rasphuis, Alternance de travail forcé (au premier plan) et correction (au dernier plan), gravure de 1614

Les maisons pour femmes (spinhuis), fondées en 1596, abritaient des personnes en marge de la société, parfois accusées d'immoralité (femmes volages, prostituées, par exemple) et condamnées à filer ou coudre toute la journée. 

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Porte du Rasphuis, Amsterdam, Réalisée en 1603 par Hendrick de Keyser. La porte comporte un fronton où on peut voir un wagon rempli de bois du Brésil. Une inscription latine affirme : ""Virtutis est domare quae cuncti pavent" : C'est le propre de la vertu que de surmonter ce que tout le monde craint." Au dessus, "castigatio" : châtiment.

source : 

https://assets.amsterdam.nl/publish/pages/900643/poort.jpg

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Travail forcé,  

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La servitude en noir et blanc

 

 

Avant le grand boom de la traite négrière, vers la fin du XVIIe siècle, il n'y a pas de différence très marquée entre le statut d'esclave et celui celui d'engagé, de plus, il n'est pas figé par un marqueur racial.  Cependant, le travail contraint (bound labor) se distingue du travail forcé (slave labor) en ce qu'il se faisait sur la base du volontariat et du contrat, pour une durée déterminée (Faucquez, 2018). On trouve le système d'engagement dans les différentes colonies américaines, avec des engagés français, des indentured servants  anglais ou des contract slaven néerlandais en Nouvelle-Néerlande (1624-1664) et dans la New-York anglaise qui l'a supplantée.  Tous qualifiés de servant, ces engagés (dont 20% de femmes) pouvaient être serviteurs et servantes de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (West-Indische Compagnie ou WIC), domestiques employés par les colon, travailleurs agricoles pour de grands propriétaires terriens (patroons), ou encore serviteurs amérindiens (quand ils n'étaient pas esclavagisés), voire africains (pour la plupart esclaves à vie), des Noirs libres qui, pour quelques-uns employèrent des serviteurs blancs (op. cité). Ces travailleurs, pour une grande part non qualifiés et dans une moindre mesure artisans, formaient un tiers des premiers migrants de la nouvelle colonie néerlandaise, dont la plupart travaillaient pour la WIC.  

femmes   :    Certaines d'entre-elles cherchaient à se marier pour échapper à leur condition. C'est ainsi que Rébecca Raetse, épouse de Jan Brent, accusée d'adultère, "reconnut avoir épousé ce dernier dans l'espoir de pouvoir ensuite prendre la fuite et abandonner son mari." (Faucquez, 2018).

esclaves  :  Selon un article du 26 juin 2019 de la revue d’histoire économique et sociale néerlando-flamande TSEG / Low Countries Journal of Social and Economic History,  l'esclavage représentait entre 5,2 % et 10 % du produit intérieur brut des Provinces-Unis dans les années 1770.  

Traités selon les lois européennes (inspirées de l'husbandry des Poor laws anglaises de 1531-1601), les engagés font partie des travailleurs dépendants, non libres, qui ne pouvaient quitter les colonies "sous peine de se voir administrer un « châtiment arbitraire »" (op. cité). Cette restriction de liberté concernait aussi les travailleurs de la WIC, qui se sont vus refuser le statut de citoyen au titre de burgher.  En cas de fuite (ce qui donne une idée du bien-être tiré de l'engagement) ils se voyaient prolonger leur contrat de trois mois. Interdits de commerce ou de transport de biens, toute infraction en ce sens était passible de châtiment corporel et d'amendes à ceux qui en avaient profité ( marchands, en particulier). Par ailleurs, la liberté de se marier, d'avoir des enfants ou de posséder des biens matériels dépendaient de la seule volonté du maître. Heureusement, ils pouvaient théoriquement compter sur la justice contre certains abus reconnus de leurs patrons, comme les mauvais traitements, les prolongations abusives de contrat, etc. (op. cité). Tout ceci montrent bien que la liberté était encore à plusieurs vitesses, et que cela ne dérangeait aucunement nos nouveaux philosophes de la liberté.  Mieux, "cette législation servit de base aux codes noirs qui furent mit en place au tournant du siècle. Ironiquement, c‘est en définissant le statut de l’engagé, que fut dessiné celui de l’esclave. (...) Ainsi, si engagés et esclaves furent soumis aux mêmes législations dès la mise en place de ces systèmes de main-d’œuvre servile, progressivement, à mesure que la population d’origine africaine crut dans la colonie, la différence raciale fut de plus en plus marquée. " (op. cité). 

liberté

 

Liberté bien ordonnée...

 

Ce n’est pas Anvers "qui saisit avidement le monde" disait Braudel, "mais l’inverse, c’est le monde désaxé par les grandes découvertes qui, en basculant vers l’Atlantique, s’agrippe à elle, faute de mieux. Elle n’a pas lutté pour être au sommet visible du monde. Elle s’y est éveillée un beau matin." (Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 1979) » C'est pareil pour Amsterdam en 1578 :  "La ville est prospère, mais les artisans de sa confortable aisance sont des marchands qui ne transforment pas l’image de la marchandise. Un quart de siècle plus tard, tout est déjà différent. L’argent est maintenant indissolublement lié à la liberté, à toutes les figures de la liberté."  (Méchoulan, 1990). 

Après la chute d'Anvers, qui fait partie des provinces des Pays-Bas méridionaux, demeurées sous le joug espagnol, un certain nombre de grosses fortunes émigrent au nord, dans ces Provinces-Unies, " tel le richissime négociant malinois et armateur Johan Van der Veken, émigré dès 1583 pour des raisons économiques, ami d'Oldenbarnevelt et le plus insigne parmi les fondateurs de la Bourse de Rotterdam (...) les Van Aerssen, des nobles d'origine méridionale, employés dans la diplomatie et dotés de la plus grosse fortune de la République après celle du stathouder (...) les De Geer, financiers de Liège, puis marchands de canons établis à Dordrecht et à Amsterdam, propriétaires de mines d'argent, de cuivre et de fer en Suède, et de salpêtre en Pologne, qui protégeaient des chrétiens dissidents."  (Frijhoff, 1998).

Quoi de plus belle illustration que  la bourse, pour rendre concrète cette liberté à deux vitesses, cette inégalité des  chances ?   Dans un ouvrage très fourni, probablement la première synthèse  du premier marché boursier du monde, celui d'Amsterdam, Don José Penso de la Vega explique en détail ce négoce très particulier qui est "le plus réel et le plus faux d'Europe, le plus noble et le plus infâme que connaît le monde." (Confusion of Confusions, 1688). L'auteur détaille, en particulier, les connaissances indispensables au bon spéculateur, telles la cartographie, pour vérifier les informations relatives à la distance et au temps de voyage des navires, mais aussi les mathématiques, pour vérifier les comptes, repérer les erreurs de calcul, sans compter la rhétorique nécessaire pour convaincre des avantages d'une affaire, par exemple,  ou encore le bagage juridique, la connaissance de la politique internationale des pays avec qui on fait des affaires, etc.   On comprendra aisément que de telles opportunités de s'enrichir échappent à la très large majorité de la population.  Penso de la Vega fait comprendre aussi à quel point la puissance des acteurs est capitale pour construire une fortune de cette manière, pour opérer les meilleurs trafics, pour réussir à faire monter ou baisser les actions. Si la bourse est ouverte à tous, le profit est très variable, selon qu'on est un salarié isolé ou une compagnie forte d'informateurs, de capital placé assez longtemps pour ne pas subir les variations successives des cours, parfois très importantes : "Faute de pouvoir attendre la récompense de leurs espoirs, beaucoup de petits porteurs vendirent leurs actions ou leurs participations à des actions, ce qui les concentra dans les mains des plus riches et permet à Van Dillen d'affirmer que les gains considérables de la Compagnie n'ont profité qu'à un petit groupe de capitalistes."   (Méchoulan, 1990).  A noter que c'est dans son plus jeune âge, en 1637, que la bourse connaît son premier krach, très emblématique qui plus est, causé par ce qu'on a appelé la "tulipomania" (Tulpenmanie en néerlandais, Tulip mania en anglais). 

 

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Dans son "Manuel du spéculateur à la Bourse", une commande des frères Garnier de 1848, réalisée en 1853, Joseph Proudhon se penchera sur le phénomène : 

 

 L’histoire de la tulipomanie en Hollande est aussi féconde en enseignements que celle d’aucune autre époque. C’est dans l’année 1634 que les principales villes des Provinces-Unies commencèrent à se lancer dans un trafic destructeur de toute espèce de commerce. La fureur du jeu qu’il alluma provoqua l’avidité du riche et les folles espérances du pauvre, fit monter la valeur d’une fleur au delà de son pesant d’or, et finit, comme toutes les frénésies de la même espèce se terminent ordinairement, par toutes les fureurs et toutes les misères du désespoir. Pour quelques personnes enrichies, il y en eut un nombre prodigieux de ruinées. En 1634, on recherchait les tulipes avec le même empressement qu’on a mis, en 1844, à se procurer des promesses d’actions de chemins de fer. La spéculation a suivi exactement la même marche dans les deux cas. On prenait l’engagement de livrer certains oignons ; et, par exemple, lorsqu’il ne s’en trouvait que deux semblables sur le marché, comme cela arriva une fois, alors château, terres, chevaux, bœufs étaient vendus pour payer les différences. On passait des contrats et on payait des milliers de florins pour des tulipes que ni le courtier, ni le vendeur, ni l’acheteur ne devaient jamais voir.

« On peut juger jusqu’où allait cette manie, quand on voit établi par diverses autorités qu’il y avait telle tulipe que l’on paya en valeurs égalant 2,900 fr. ; une autre variété fut payée 2,000 florins (2,320 fr.) ; on donna, en échange d’une troisième, un carrosse neuf, deux chevaux gris et leurs harnais ; on livra douze acres de terre pour une quatrième. Il y eut un spéculateur qui, en quelques semaines réalisa 60,000 florins (69,600 fr.)

« Mais à la fin, l’heure de la panique sonna, la confiance s’évanouit, on manqua aux engagements, on cessa de payer de tous les côtés, les rêves dorés se dissipèrent. Ceux qui, une semaine avant plaçaient les plus magnifiques espérances dans la possession de quelques tulipes, qui leur auraient suffi pour réaliser une fortune princière, restaient le visage allongé et l’œil stupéfait devant de mauvais oignons qui n’avaient aucune valeur intrinsèque, et qu’ils ne pouvaient vendre à aucun prix.

« Pour conjurer le mal, les marchands de tulipes convoquèrent des assemblées et firent de beaux discours dans lesquels ils prouvaient que leurs tulipes avaient plus de valeur que jamais, et que la panique était aussi absurde que mal fondée. Ces discours excitèrent de grands applaudissements ; mais les oignons n’en restèrent pas moins sans valeur. » (La Bourse de Londres, par J. Francis, traduction de M. Lefebvre-Duruflé, sénateur, ancien ministre.)"

(cinquième édition de 1857)

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Pieter Brueghel Le Jeune (1601 - 1678), Satire op de tulpengekte "("Satire de la tulipomanie" (litt. "folie des tulipes"), huile sur toile, vers 1640, collection privée

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Hendrick Gerritsz Pot,  vers 1637, Flora's Malle wagen, " Le wagon des fous de Flore", la déesse des fleurs, des jardins et du printemps. Peinture sur toile, Frans Hals Museum de Haarlem, Pays-Bas.

 

On parle la plupart du temps de l'afflux d'immigrants  en raison des guerres de religion qui font rage, à l'image du premier et du second Refuge des Huguenots français, et de cette sorte d'oasis de tolérance qu'a représenté alors la Hollande, mais il faut noter aussi qu'un certain nombre de personnes recherchaient  avant tout la liberté : celle de penser, celle d'exercer librement une activité (économique, littéraire, scientifique) libérée d'un pouvoir autoritaire. Le négociant anversois Jacques de la Faille, par exemple, établi à Haarlem, "devait déclarer qu'il n'avait jusqu'alors été lié à aucune confession, et que, s'il le fallait absolument, il préférait la choisir lui-même que se la voir imposer." Divers intellectuels, comme Descartes, s'étaient installés en Hollande pour cette raison :

"Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde, ou toutes les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées, soient si faciles à trouver qu' en celui-ci?  Quel autre pays ou l'on puisse jouir d'une liberté si entière, ou l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude."

Dans la diffusion des idées, l'invention de l'imprimerie, comme impression à caractères mobiles, est capitale répandant beaucoup plus vite qu'auparavant les travaux de toutes sortes, et ceux mis à l'index par la Sainte Inquisition trouvent des éditeurs en Hollande, à Amsterdam, Leyde ou Rotterdam. Si la paternité de l'invention est finalement revenue à l'Allemand Johannes Gutenberg (le premier livre imprimé serait la "Bible à 42 lignes" dite B42, en 1454), il ne faudrait pas oublier que celle du Néerlandais Laurens Janszoon Coster  (1405-1484) avait fait débat, mais elle n'a aucune solidité, ce dernier ayant peut-être eu l'idée de la xylographie, utilisée surtout pour des images ou des affiches, l'impression de livres étant moins coûteuse qu'avec l'imprimerie mais de mauvaise qualité. Entre 1583 et 1712, la célèbre famille Elzevier édite au moins 2200 livres, qui permettent de diffuser plus largement la culture qu'auparavant, en particulier la plus subversive pour l'époque, éditée  clandestinement et qu'on se passe sous le manteau. L'historienne Lisa Jardine (Going Dutch, 2008) ira même jusqu'à dire que les Hollandais ont inventé les "relations publiques" et la "communication", livrant là les premières armes de "soft power". Avec Guillaume III, par exemple, en 1688, qui ne se contente pas de préparer son invasion de l'Angleterre par ses troupes, mais  organise "une véritable campagne d'information" (Rameix, 2014)  en faisant imprimer dans le secret  plus de 60.000 exemplaires d'une déclaration rédigée par le pensionnaire Gaspard Fagel et traduite en anglais et en écossais, puis en d'autres langues,  pour une très large propagande de justification de ses actes. Là encore, on touche à l'inégalité sociale entre la toute petite minorité lettrée de l'époque qui, par le moyen de l'imprimerie, peut diffuser ses idées et les répandre dans la société.

 

Par ailleurs, divers points semblent indiquer que la Hollande avait entamé avant d'autres pays, des changements précurseurs de l'état de droit. La constitution de provinces au pouvoir distribué entre les magistratures locales (communes, provinces), si elle pouvait constituer un handicap politique, stimulait la variété de solutions face aux problèmes posés à chacune des provinces, et, partant, le respect de l'opinion diverse, tout comme la tolérance envers les communautés, les religions différentes. Par ailleurs,  "l'observance des règles", et encore plus, l'"exécution scrupuleuse des contrats", cherchait à établir une égalité de traitement envers les citoyens  :

 

"Cet esprit domine la vie : contrat de mariage, contrat d'engagement pour les gens de maison, contrat avec le maître d'école pour l'enseignement (...) Le témoignage de plusieurs procès intentés par des bonnes qui avaient été battues par leurs maîtres ou qui n'avaient pas reçu leur salaire à la fin de leur année d'engagement est assez éloquent pour que l'on en fasse cas. Les règles sont observées - c'est la force en même temps que la faiblesse de cette société. Elles n'empêchent pas les inégalités sociales, mais elles instaurent un mode de vie où les relations sont différentes.  (Van de Louwe, 1976)

 

A ceci près, et ce n'est pas une bagatelle, nous l'avons vu, qu'il fallait pour cela être respecté ne pas être frappé des diverses tares aux yeux des autorités. Enfin, le respect de la propriété était peut-être aussi en Hollande, déjà plus ancré dans les mentalités :

« Cet état d'esprit étonne les visiteurs français. Ils notent avec stupéfaction que le bourgeois, une fois franchie la porte de sa maison, est à l'abri des lois, quasiment intouchable, "Tout Bourgeois est Roi chez lui, & c'est un crime de l'y maltraiter le moins du monde. Sa maison est aussi sacrée que celle d'un Ambassadeur, & la Justice même poursuivant un Criminel, n'oseroit l'arracher d'un azile si inviolable sans en avoir demandé la permission au Maître" »  (op. cité, citation d'Antoine. de la Barre de Beaumarchais, " Le Hollandois ou Lettres sur la Hollande ancienne et moderne", Francfort, chez François Varrentrapp, 1738)

immigrants  :  "L'on sait que 40 % du capital de la Compagnie des Indes Orientales, fondée en 1602, provenait d'immigrés flamands, mais 53 % si l'on ne prend que les 84 plus grands actionnaires souscrivant pour 10000 florins ou plus, le numéro 1 étant l'Anversois (né à Tournai) Isaac le Maire (85000 florins). La Compagnie des Indes Occidentales, fondée en 1621, était pendant longtemps considérée comme un repaire de calvinistes militants désireux de fonder dans les colonies d'Amérique l'empire de Dieu qu'ils n'arrivaient pas à réaliser chez eux." (Frijhoff, 1998).

Ploutocratie manifeste, la Hollande fascine les riches européens, jusqu'au tsar Pierre Le Grand qui se déguise et travaille comme simple  manœuvre dans les chantiers navals de Zaandam, sous le nom de Pieter Michaelof  (Vanhee-Nelson, 1983), mais ce dernier est un exemple exotique. Les  riches, nous l'avons vu en partie par les voyages,  viennent y trouver  un monde à leur image, l'excitation d'un monde ouvert, de possibilités nouvelles pour leur propre épanouissement et leur propre confort. Antichambre du libéralisme économique en train d'éclore, les Hollandais expérimentent en partie avant les autres une forme de liberté civique et de commerce dont les attributs et les objets intéressent au premier chef les classes aisées de la population. Les classes pauvres, privées d'un certain nombre de libertés par la contrainte ou les inégalités de chances, d'éducation, demeurent quant à elles privées d'un certain nombre de moyens permettant aux privilégiés d'accéder à l'aisance : Partout, ce sont, nous le verrons, les marques de fabrique du libéralisme économique. En effet, le formidable enrichissement unanimement constaté n'a pas eu pour effet, comme nous l'avons montré, de remplir d'aise la population tout entière.   

 

liberté civique :  avec un certain nombre de bémols toutefois. La tolérance était une chose, la liberté était une autre. Pour la forme, pourrait-on dire, car « le protestantisme était une "religion de l'Etat" sans être "une religion d'Etat", et parce qu'il permet une pacifique coexistence entre nombre de sectes - baptistes et anabaptistes, juifs marranes et allemands, catholiques, plus ou moins cachés il est vrai, et musulmans. » (Par ailleurs, le droit de bourgeoisie,  qui permettait un certain nombre de privilèges dans  les villes (comme tenir un office),  et qui excluait les plus pauvres,  était  interdit dans différentes villes aux dissidents, en particulier les catholiques. Par ailleurs, les Juifs marranes, séfarades, dont les Pensionnaires Adriaan Pauw et Hugo Grotius avaient prohibé le port de marques distinctives, obtiennent quelques droits mais ils ont toujours l'interdiction d'épouser des chrétiens, de pratiquer le commerce de détail ou leur culte de manière publique, comme les autres religions autres que le calvinisme. Les Juifs ashkénazes, quant à eux, appelés polacos ou tudesques,  méprisés par les dirigeants marranes eux-mêmes, "ne bénéficièrent pas des droits accordés à ces derniers." (Suire, 2013).

Il faut ici signaler le rayonnement du travail et de l'action du philosophe Hugo de Groot, dit Grotius (1583-1645), qui mena très activement l'action républicaine qui chercha à contrer l'ambition de Maurice d'Orange (Maurits van Nassau)  de 1618 et qui influencera beaucoup les autres théoriciens libéraux après lui. Dans la querelle entre théologiens conservateurs et théologiens libéraux, il appuie avec d'autres  la thèse des théologiens Caspar Coolhaes ou Dirck Volkertszoon Coornhert,  "favorable à un contrôle du magistrat civil sur les choses sacrées"  (Béal, 2008) contre celle de l'orthodoxie calviniste de Cornelisz van Hogheland, qui confère à l'Eglise l'autorité la plus élevée.  Un autre aspect de la liberté civique se lit au travers de la querelle entre arminiens, partisans de Jacobus Arminius et gomariens, attachés aux thèses de Franciscus Gomarius. Querelle théologique, au départ, sur la grâce et la prédestination, mais qui comporte des aspects politiques, puisqu'Arminius "sans aller jusqu’à prôner une liberté religieuse totale, dénonce l’usage de la violence au nom de la religion". (op. cité). Sans entrer dans les détails, c'est un ami de Grotius, Witenbogaert, leader des Arminiens après la mort d'Arminius en 1609,  qui rédige une Remontrance signée par une quarantaine d'évêques, présentée  par les "Remontrants" aux Etats de Hollande, comme un peu plus tard un "Traité sur la fonction et l’autorité du haut magistrat chrétien dans les affaires ecclésiastiques"  qui "apparaît comme une véritable justification rationnelle du ius circa sacra", c'est-à-dire la primauté du droit sur le sacré, développée par Grotius dans son De Imperio Summarum Potestatum circa Sacra (1614). 

"l'État a le droit et le devoir d'intervenir en matière de religion... et c'est le pouvoir laïc qui détient la clé de la tolérance, une clé qu'il est vain et dangereux de confier aux Églises. C'est ce qu'a dit Bodin et ce que dira Hobbes. Grotius, avec le recul d'un siècle de violences inspirées par la religion, ne peut plus partager les espoirs qu'Erasme, sans trop d'illusions sur la fin, avait voulu maintenir." (Crahay, 1987)

 

Mais Grotius ne s'arrête pas là. Il étudie la question de savoir si une guerre est juste ou non, interroge la question des crimes de guerre  (De Iure Belli ac Pacis : "Droit de la guerre et de la paix", 1625), évoquant même dans son Discours Préliminaire du même ouvrage, avec une extrême prudence, l'inexistence de Dieu : "Tout ce que nous venons de dire [du droit naturel] aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu'il n'y a point de Dieu, ou s'il y en a un, qu'il ne s'intéresse point aux choses humaines." Il est aussi un des premiers à développer la vieille question de la liberté des mers et évoque le sujet des eaux internationales  (Mare Liberum, 1609). Pourtant, il restera bien conservateur dans le domaine de l'esclavage, nous le verrons dans un autre chapitre, plus bas. Quant au droit naturel, "donné par la nature même, indépendamment de tout acte humain", qui fait de l'assistance, de la sûreté selon Hugo Grotius (1625) ou Samuel Pufendorf (1672), plus un droit qu'un devoir, nul doute que les autorités successives accordent plutôt le rôle premier à la sûreté, l'assistance aux pauvres continuant d'être perçue d'un point de vue chrétien, avec d'un côté  "les devoirs envers Dieu" et de l'autres  "les devoirs envers soi-même et les devoirs envers les autres, devoirs qui correspondent aux sentiments de pitié et de bienveillance" (Clément, 2010).  Non seulement ces droits ne sont pas une obligation, mais 'les devoirs envers soi-même l’emportent sur les devoirs envers autrui, chacun veillant d’abord à son propre intérêt" (op. cité). Tous ces raisonnements montrent que la charité apparaît comme une pierre de plus en plus  gênante  dans la chaussure des riches. Enfin, nous avons vu que ces devoirs de charité sont toujours assortis, comme pour les époques précédentes d'une solide domination des élites à la fois physique et psychique sur les plus faibles, même si celle-ci paraît, nous le verrons au dossier suivant, sans commune mesure avec celle des pouvoirs étrangers, dans ces pays qui se mesurent au champion batave, la France et, surtout, l'Angleterre. Ces revirements idéologiques sur les notions d'égoïsme et de charité se doublent alors de ceux sur le commerce, si longtemps incompatible avec la vertu, dont nous avons vu, dans les dossiers sur l'antiquité, à quel point la chose était partagée depuis très longtemps dans des sociétés très différentes. On voit alors des érudits comme Caspar van Baarle (Casparus Barlaeus)  s'exprimer sur le sujet : 

 

"Je montrerai qu’il y a une excellente alliance entre le commerce et l’étude de la sagesse et des lettres et que le désir d’accroître ses richesses n’est pas contradictoire avec la réflexion de l’esprit, laquelle, en retour, ne s’oppose pas à ce désir. L’une et l’autre de ces deux facultés s’accordent sur d’excellents principes, si bien qu’à mon avis le marchand aura d’autant plus de chance qu’il saura philosopher plus clairement."

Caspar van Baerle, discours inaugural du 8 janvier 1632 pour l'ouverture d'une université à Amsterdam, dont il était professeur.

l'inexistence de Dieu   :   Il n'est pas inintéressant de rapprocher ces mentions dangereuses d'athéisme pour l'époque, à celles du français Pierre Bayle, qui s'exile aux Pays-Bas un an après avoir écrit :  "On voit à cette heure combien il est apparent qu’une société d’Athées pratiquerait les actions civiles et morales aussi bien que les pratiquent les autres sociétés, pourvu qu’elle fit sévèrement punir les crimes, et qu’elle attachât de l’honneur et de l’infamie à certaines choses...

 

Pierre Bayle, "Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la Comète qui parut au mois de décembre 1680", Pensée 172, CLXXII, p. 48-52).

 1672  : De jure naturae et gentium  (Du droit de la nature et des gens).  C'est le mathématicien Erhard Weigel (1625-1699) qui lui fait connaître l'oeuvre de Grotius en 1657 , en même temps que celle de Hobbes, Galilée ou Descartes, lors de son passage à l'université de Iéna.  

Baerleus représente bien l'homme qui annonce les Lumières, à sa manière de s'intéresser aux faits bruts, ce que Barbara Shapiro appelle la "culture du fait" : cf. Probability and Certainty in Seventeenth-century England particulièrement les nouveautés de la science, que nous nommons aujourd'hui "les sciences de la vie", et  dont la production s'accélère. Il s'intéresse par exemple à l'anatomie, à laquelle on s'intéresse de près depuis les premiers travaux sur la dissection d'André Vésale (1514-1564). 

Il y a aussi la "vraie liberté' (ware vrijheid) promue contre le stadhouderat par les Républicains avec Jean de Witt (affreusement assassiné et démembré par les sympathisants  orangistes), Adriaen Pauw et Jacob Cats,  qui écartent le Stadhouter du pouvoir pour l'occuper en tant que  Pensionnaire de Hollande. Mais la "vraie liberté" est  aussi faite de "liberté de conscience par opposition à l’intolérance des contre-remontrants"  (Levillain, 2003), sans être ni   licence, ni libre-arbitre. Il faut aussi évoquer Jean et Pieter de la Court, philosophes-négociants, qui lisent le Léviathan et le De Cive de Hobbes, qui leur inspire « une analyse de la genèse de l’État à partir du concept hobbesien d’état de nature où règne “une guerre de tous les hommes contre tous les hommes” (Pieter de la Court,  Consideratien en exemplen, 8, Balance politique, 33). » (op. cité). A l'inverse, c'est sans doute Pieter de la Court et son Interest van Holland (L'Intérêt de la Hollande), qui inspira les "Maximes de Cour (1665) d'Algernon Sidney, rédigé pendant son séjour aux Pays-Bas, et dans lesquelles est peinte  "une critique féroce du phénomène de Cour" (op. cité).  

"Dans la perspective de Pieter de la Court, la guerre nuisait à la fluidité des échanges internationaux, donc à la vitalité économique d’une nation dont la richesse était entièrement fondée sur le négoce (Interest 63-5). À l’inverse, un gouvernement libre favorisait des taux d’intérêt peu élevés et une hausse du capital (Interest 117). De plus, la réduction de l’armée permettait de faire des économies (Interest 125) et les deniers publics pouvaient ainsi être affectés à la construction d’une force navale (Interest 136), seule garante de puissance et de sécurité (Interest 141)."

Jacob Cats   :     auteur d'un discours fameux  lors de la “Grande Assemblée” (Grote Vergadering) de 1651, sur la supériorité immémoriale des républiques sur les monarchies. 

On le voit bien depuis le début, les questionnements, les débats des nouveaux capitalistes, des penseurs libéraux, autour du pouvoir, de la liberté, de la guerre, de l'économie, se rattachent pour une grande part aux préoccupations des classes privilégiées. Nous ne sommes donc pas étonnés d'apprendre qu'il y a, dans le plus beau magasin du monde comme ailleurs, de la pauvreté et la misère. 

grotius
apprendre

 

Apprendre... à tenir son rang 

 

 

 

 

L'éducation, par exemple, est une illustration intéressante de ce qui vient d'être dit. Les écoles publiques, mélange de crèche, de garderie, de maternelle et d'école élémentaire, s'ajoutèrent aux  écoles paroissiales et dépendaient certes des autorités  civiles, mais cela n'a pas empêché l'Eglise, à compter du synode de Dordrecht (1618-1619) de contrôler l'orthodoxie des maîtres, payés au lance-pierre dans les différentes provinces, tout en encourageant les parents modestes d'envoyer leurs enfants dans les écoles paroissiales gratuites, où l'enseignement religieux, en particulier la lecture de la Bible, a eu au moins le mérite de donner à l'ensemble de la population le plus fort taux  d'alphabétisation en Europe. Notons, par ailleurs, que, comme dans les autres pays, les enfants de paysans, pour une bonne part, ne venaient à l'école qu'aux périodes où ils n'étaient pas occupés par le travail des champs. La liberté accordée aux enfants est souvent rapportée par les voyageurs, les peintres nous en donne une idée des plus  cocasses, au regard plutôt biaisé, qui occulte la dimension d'endoctrinement moral de l'enseignement ou encore sa dimension coercitive (cf le tableau de Van Ostade ci-dessous), le bâton et le martinet étant trop fréquemment utilisés (Van de Louw, 1976), selon le musicien Constantin Huygens (1596-1687), le père de Christian, le célèbre physicien et astronome. 

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Jan Havicksz Steen (1626 - 1679)

 

Classe dissipée et maître assoupi

1672

collection particulière

Adrian Van Ostade (1610 - 1685)

 

Le Maître d'école

Le maître tient une férule pour corriger un enfant.

Gravure en taille-douce reproduite par Edme Bovinet vers 1805. 

collection du Musée national de l'Education, Rouen, France 

n° 1979.02368

Les enfants apprenaient ce dont on pensait qu'ils avaient besoin pour leur avenir, selon leur statut social :  

"L'enseignement public avait ainsi des niveaux différents et s'organisait de façon très libérale. Il s'adressait à deux groupes d'élèves bien distincts : ceux qui étaient destinés à occuper une charge importante et ceux pour qui savoir lire était déjà une bonne aubaine, fruit d'un militantisme protestant qui leur permettra, par la suite, de lire les "leçons de morale en action" du vénéré père Cats." (Van de Louw, 1976)

 

Aux pauvres, donc, la possibilité "à l'élève d'entrer dans la vie active avec un bagage minimal" (op. cité) : enseignement de la morale, un abrégé du catéchisme et l'apprentissage de la lecture (pour 4 stuivers par mois), généralement en deux ans. Aux plus aisés la possibilité de continuer leurs classes, par l'apprentissage de l'écriture (6 stuivers), l'enseignement des mathématiques présentant un sérieux clivage entre les riches et les autres, puisqu'il fallait débourser "jusqu'à 12 stuivers par mois" (Allain, Nijenhuis,-Bescher etThomas, 2019). Des écoles privées (bijscholen) permettaient aux parents des classes aisées de donner la meilleure éducation possible à leurs enfants et, parmi elles, les "écoles latines", capitulaires ou claustrales de la bonne bourgeoisie, qui préparent à la faculté, mais aussi les scryfscolen, écoles d'écriture où on apprenait à écrire "toutes sortes de caractères et à rédiger des lettres". Ainsi "le monde du travail infléchissait déjà le cours de l'enseignement et donnait la préférence à l'instruction, plutôt qu'à la culture."  (Van de Louw, 1976)

 

                   

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