
Naissance du libéralisme,
La France ( 2 )
VOUS SEMEZ,
ILS CUEILLENT
Les Lumières
Adolph von Menzel (1815–1905). Huile sur toile de 1850, 204 × 175 cm. Anciennement à Berlin, à la Alte Nationalgalerie, brûlé pendant la guerre 39/45.
Tafelrunde in Sanssouci ("La table ronde ou tablée [du roi Frédéric II] à Sans-souci" ( 1712–1786., roi de Prusse (1740–86),
De gauche à droite : George Keith, Comte Marishal ; un inconnu ; Voltaire (s'adressant au roi) ; Friedrich von Stille ; Le roi Frédéric II de Prusse ; Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Argens ; James Francis Edward Keith (frère du précédent); Le Comte Francesco Algarotti ; Le comte Friedrich Rudolf von Rothenburg ; Julien Offray de La Mettrie.
Le siècle des Lumières
En route pour le bonheur
A l'instar des penseurs de l'élite anglaise de cette deuxième moitié du XVIIIe siècles, beaucoup d'intellectuels français se dressent contre l'oppression, l'arbitraire monarchique et leur opposent la liberté, la justice, et même l'égalité et le bonheur pour tous (en théorie, du moins), en même temps qu'ils se passionnent pour les sciences et les techniques. Le cercle de penseurs invités régulièrement chez Paul Thiry, baron d'Holbach (1723-1789), d'origine allemande et naturalisé français en 1748, était composé d'une trentaine de rédacteurs de l'Encyclopédie (cf. progrès, un peu plus bas). sur les 139 contributeurs connus et ce petit groupe était "d'une importance cruciale, car ils constituaient la majorité de ceux qui ont écrit les articles dont le dessein était de réformer les pratiques de l'Eglise et de l'Etat" (Kafker et Le Ho, 1987). Ses membres "écrivirent bon nombre des articles les plus avancés dans le domaine de la religion et de la philosophie". Par ailleurs, ils représentent une partie non négligeable de cette "somme de connaissances" (op. cité) qu'est l'Encyclopédie, en particulier les arts mécaniques, les mathématiques, la physique ou la chimie. Le mouvement des Lumières était né :
"Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre [...] Sapere Aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières."
Emmanuel Kant, "Beantwortung der Frage : Was ist Aufklärung ? " ("Réponse à la question ; Qu'est-ce que les Lumières ?"), Berlin, 1784
Cependant, à y regarder de plus près, et sur différents sujets, il y a chez les acteurs de ce mouvement une telle hétérogénéité qu'on a bien tort, comme on le voit trop souvent, de couvrir d'un seul étendard tous ceux qui y ont participé :
"Il est pertinent de parler d’un « mouvement » des Lumières, un peu comme on parle, à propos de ce que d’aucuns préfèrent désigner, non sans un petit frisson, comme « les événements » de 1968, du « mouvement de mai ». Pas plus que ce dernier, le mouvement des Lumières n’a été le fait d’un groupe défini, d’un parti, ni la mise en œuvre d’une doctrine : plutôt un bouillonnement contestataire, un questionnement général, une effervescence, une explosion. Les convictions, les exigences et les refus qui l’ont caractérisé se sont accompagnés de multiples nuances et contradictions. On ne peut s’étonner de retrouver ces divergences dans les réactions du siècle de la Philosophie à la traite des Noirs et à l’esclavage colonial : c’est le contraire qui serait surprenant." (Ehrard, 2015)
De plus, on ne sera pas étonné d'apprendre que les "nuances" et les "contradictions" relevées dans les pensées des Lumières soient particulièrement vives à propos des conceptions sociales, tant les promoteurs du "progrès" sont, pour une grande part, issue des classes sociales privilégiées et continuent de véhiculer, nous allons bientôt le voir, des idées aristocratiques et inégalitaires sur les riches et les pauvres, sur le travail, sur le suffrage politique, sur l'éducation ou encore l'esclavage.
"progrès" : L'ouvrage emblématique de l'époque des Lumières, "L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une Société des gens de lettres" rédigée entre 1751 et 1772 sous la direction de Denis Diderot et, jusqu'en 1757, de Jean Le Rond d'Alembert, ne véhicule pas encore l'idée d'un constant progrès de la connaissance ou de l'humanité qui sera le fait du positivisme, à la fin du XIXe siècle, en particulier avec Auguste Comte, qui définit le progrès comme "développement continu, avec tendance vers un but" (Cours de philosophie positive, Leçons 46 à 51, 46e leçon, 103, Paris, Hermann, 2012). L'article du "PROGRES" dans ladite encyclopédie est très bref, et évoque un "mouvement en-avant" (du latin progressus : avancer) tel "le progrès du soleil dans l’écliptique" ou "le progrès du feu."
d'Alembert : Il a précédé Condorcet dans sa défense pour l'égalité des hommes et des femmes :
"L'esclavage & l'espèce d'avilissement où nous avons mis les femmes ; les entraves que nous donnons à leur esprit et à leur âme ; le jargon futile et humiliant pour elles et pour nous, auquel nous avons réduit notre commerce avec elles, comme si elles n'avoient pas une raison à cultiver, ou n'en étoient pas dignes ; enfin l'éducation funeste, je dirais presque meurtrière, que nous leur prescrivons, sans leur permettre d'en avoir d'autre ; éducation où elles apprennent presque uniquement à se contrefaire sans cesse, à n'avoir pas un sentiment qu'elles n'étouffent, une opinion qu'elles ne cachent, une pensée qu'elles ne déguisent. Nous traitons la nature en elle, comme nous la traitons dans nos jardins ; nous cherchons à l'orner en l'étouffant. Si la plupart des nations ont agi comme nous à leur égard, c'est que par-tout les hommes ont été les plus forts, et que par-tout le plus fort est l'oppresseur & le tyran du plus foible. Je ne sçais si je me trompe ; mais il me semble que l'éloignement où nous tenons les femmes de tout ce qui peut les éclairer et leur élever l'ame, est bien capable, en mettant leur vanité à la gêne, de flatter leur amour-propre. On diroit que nous sentons leurs avantages, & que nous voulons les empêcher d'en profiter. Nous ne pouvons nous dissimuler que dans les ouvrages de goût & d'agrément, elles réussiroient mieux que nous, sur-tout dans ceux dont le sentiment & la tendresse doivent être l'ame.
A l'égard des ouvrages de génie & de sagacité, mille exemples nous prouvent que la foiblesse du corps n'y est pas un obstacle dans les hommes ; pourquoi donc une éducation plus solide & plus mâle ne mettroit-elle pas les femmes à portée d'y réussir ? Descartes les jugeoit plus propres que nous à la philosophie ; & une Princesse malheureuse a été son plus illustre disciple."
"Pensées" de M. D'Alembert, "Des femmes", Paris, 1774, p. 34-36 .
Tout comme leurs confrères britanniques, les réformateurs français se font les chantres de des libertés individuelles et économiques, de l'égalité, du bonheur de la société tout entière.
Pierre Le Pesant de Boisguilbert, qui passe pour le fondateur du libéralisme français développe un projet de liberté économique qui apportera "la félicité publique", "une masse générale d'opulence, où chacun puisera à proportion de son travail ou de son domaine. (Dissertations sur la nature des richesses... cf. Naissance du libéralisme, France 1 ).
Même si le bonheur commun n'est pas du tout la tasse de thé de Mr Voltaire, nous en verrons les raisons plus loin, son Mondain revendique le droit pour tous au bonheur :
La véritable égalité se définit comme le droit égal au bonheur.
Avoir les mêmes droits à la félicité,
C’est pour nous la parfaite et seule égalité
Voltaire, "Le Mondain", Poème de 1736
"L'amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l'amour de la démocratie est celui de l'égalité.
L'amour de la démocratie est encore l'amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; chose qu'on ne peut attendre que de la frugalité générale."
Montesquieu, "De l’Esprit des loix", Genève, Barrillot, 1748, Livre V, chapitre III, "Ce que c'est que l'amour de la république dans la démocratie", dans "Œuvres de Monsieur de Montesquieu... Tome Premier... A Londres, Chez Nourse, M. DCC. LXXII" (1772), p. 50
Mais attention, le baron de la Brède n'est pas un démocrate pour autant, l'Esprit des Lois ne fait qu'exposer des tableaux politiques différents, à travers l'oeil d'un observateur bourré d'autant de préjugés et de morale que tous les acteurs de la période qu'il étudie.
Dans ses Lettres persanes (1721, Cologne, chez Pierre Marteau : Amsterdam, Jacques Desbordes, cf. Stewart, 2013), Montesquieu dépeint les régimes oppressifs sous les traits d'une nation Troglodyte qui finit par périr "par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices", à l'exception de deux familles qui représentent le gouvernement du bien : "Ils travailloient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun...Toute leur attention étoit d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentoient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettoient devant les yeux cet exemple si triste ; ils leur faisoient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun ; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous."
Montesquieu, "Lettres Persanes", Lettre 12, dite Les Troglodytes, Paris, Baudouin Frères, 1828, p. 28
Cherchant des soutiens pour défendre son "Esprit des Lois" que l'Eglise met à l'Index en 1751, l'auteur confie au duc de Nivernais, dans une lettre du 26 janvier 1750, le but véritable de son travail : "l’amour pour le bien, pour la paix et pour le bonheur de tous les hommes." L'année de la mort de Montesquieu, l'hommage que lui rend Maupertuis vient en écho à ces paroles :
"Le genre humain n'est qu'une grande société dont l'état de perfection seroit, que chaque société particulière sacrifiât une partie de son bonheur pour le plus grand bonheur de la société entière. Si aucun homme n'a jamais eu un esprit assez vaste, ni une puissance assez grande pour former cette société universelle dans laquelle se trouveroit la plus grande somme de bonheur, le genre humain y tend cependant toujours : & les guerres & les traités ne sont que les moyens dont il se sert pour y parvenir."
Pierre Louis Moreau de Maupertuis, Éloge de Monsieur de Montesquieu, 1755, p . 28
Du côté de l'Encyclopédie, il règne l'unanimité sur ce but de bonheur commun auquel la société cherche à tendre :
"Tout les hommes se réunissent dans le désir d'être heureux. La nature nous a fait à tous une loi de notre propre bonheur. Tout ce qui n'est point bonheur nous est étranger."
Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, Volume II, 1752, article "BONHEUR" du théologien Jean Pestré, p. 322
"Si tout homme tend au bonheur, toute société se propose le même but ; et c'est pour être heureux que l'homme vit en société. Ainsi, la Société est un assemblage d'hommes, réunis pour leurs besoins, pour travailler de concert à leur conservation & à leur félicité commune."
Paul Henri Dietrich Holbach (baron d', 1723-1789), Systême social ou Principes naturels de la morale et de la politique, avec un examen de l'influence du gouvernement sur les mœurs, Londres, 1773, Tome II, Chapitre 1, p. 4
"Le pouvoir est le plus grand des biens lorsque celui qui en est le dépositaire a reçu de la nature & de l’éducation une ame assez grande, assez noble, assez forte pour étendre ses heureuses influences sur des nations entières, qu’il met par-là dans une légitime dépendance, & qu’il enchaîne par ses bienfaits : l’on n’acquiert le droit de commander aux hommes qu’en les rendant heureux."
Jean-Baptiste de Mirabaud (pseudonyme correspondant à un membre décédé de l'Académie des sciences, utilisé par l'auteur, le baron d'Holbach), "Système de la Nature ou Des Loix du Monde Physique & du Monde Moral" , Première partie, chapitre XVI, Londres, 1770, p. 340
Montesquieu, "De l'esprit des loix"
édition originale de 1748
"Jʼaurois voulu naître dans un pays où le Souverain & le Peuple ne pussent avoir quʼun
seul & même intérêt, afin que tous les mouvemens de la machine ne tendissent jamais quʼau bonheur commun; ce qui ne pouvant se faire à moins que le Peuple & le souverain ne soient une même personne, il sʼensuit que jʼaurois voulu naître sous un Gouvernement Démocratique, sagement tempéré."
Jean-Jacques Rousseau, Dédicace du "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes", 1754, dans "Collection complète des Œuvres de J-J Rousseau, Citoyen de Geneve", Genève (Société typographique puis : Barde et Manget), 1782-1789, Volume 1 (1782).
"Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l'emportent sur les privées, dans l'esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d'affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers."
Jean-Jacques Rousseau, "Du Contrat social, ou Principes du droit politique, 1762, Livre III, ch. 15, p. 300
"C'est donc surtout de l'économie que dépend la prospérité de votre règne, le calme dans l'intérieur, la considération au dehors, le bonheur de la nation et le vôtre. (...) Elle n'oubliera pas, qu'en recevant la place de contrôleur général [des Finances, NDA], j'ai senti tout le prix de la confiance dont elle m'honore. J'ai senti qu'elle me confiait le bonheur de ses peuples, et, s'il m'est permis de le dire, le soin de faire aimer sa personne et son autorité ;"
Lettre d'Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, au roi Louis XVI, 24 août 1774.
Le siècle des Lumières
Mulets, travaillez sans répit !
Souvenons-nous de Petty, de Locke, de Bentham et de tous les autres qui défendaient haut et fort la liberté, le bonheur commun, et qui réservaient à la plus grande partie du peuple, pour laquelle ils éprouvent un mépris de classe, la place la plus misérable. Souvenons-nous aussi des attaques contre le système de charité, les Poor Laws, comme si, d'un coup, tous les pauvres pouvaient se convertir du jour au lendemain en travailleurs et rendus du même coup responsables de ne pas en trouver. C'est exactement la même chose de l'autre côté de la Manche :
"« Il n’y a rien qui entretienne plus la fainéantise que ces aumônes publiques, qui se font presque sans cause et sans aucune connaissance de nécessité » écrivait Colbert à l’Intendant de Rouen en lui conseillant de « réduire la mendicité aux pauvres malades et invalides qui ne peuvent travailler.»"
Céline Spector, Montesquieu et l’émergence de l’économie politique, Paris, Champion, 2006, p 367
Des philosophes, des économistes se convertissent aux nouvelles idées sur le travail et imaginent pouvoir balayer d'un revers de manche une idéologie de plusieurs siècles où la charité tenait lieu de béquille aux miséreux. Voilà donc, d'un seul coup, la classe des nantis imaginant ici et là ses solutions pour accroître la richesse de la nation par le travail des pauvres, du haut vers le bas, comme toujours, de manière autoritaire, supérieure et présomptueuse, toujours associées à une forme de cet antique mépris social et aristocratique envers les pauvres. Depuis le début du XVIIe siècle au moins, s'estompe progressivement chez les intellectuels la vision chrétienne du pauvre habité par l'image du Christ :
"Je pense qu'on ne peut dire pour excuse, sinon qu'il y en a de si malheureux qu'ils aimeroyent mieux se laisser mourir de faim que de mettre la main à l'oeuvre. Ventres paresseux, charges inutiles de la terre, hommes nez seulement au monde pour consommer sans fruict !... c'est proprement contre vous que l'authorité du magistrat se doit déployer I c'est contre vous qu'il doit armer sa juste severité ; pour vous sont les foüets et les carquans."
Antoine de Montchrestien, sieur de Vateville, "Traicté de l'oeconomie politique dédié au Roy et à la Reine Mère du Roy" [Traité de l'économie politique], Chez Jean Osmont, dans la Cour du Palais" 1615, p. 106 (réédition fidèle à l'original, introduction et annotations de Théophile Funck-Brentano, Paris, Plon Nourrit et Cie, 1889).
"Car comme l'état d'innocence ne pouvait admettre l'inégalité, l'état du péché ne peut souffrir d'égalité (…). La raison ne reconnaît pas seulement que cet assujettissement des hommes à d'autres est inévitable, mais aussi qu'il est nécessaire et utile"
Pierre Nicole, "De l’éducation d’un prince. Divisée en Trois Parties, dont la derniere contient divers Traitez utiles à tout le monde", Paris, 1670 (édition de 1677, p. 181)
"Tous les Politiques sont d’accord que, si les Peuples étoient trop à leur aise, il serait impossible de les contenir dans les Règles de leur devoir. (…) Il les faut comparer aux mulets, qui, étant accoutûmés à la tâche, se gâtent par un long repos plus que par le travail."
Armand du Plessis, cardinal de Richelieu, "Testament politique", 1688, p. 198
Cette inégalité justifie pour Jean Domat (1625 - 1696) une hiérarchie des conditions, des professions, et justifie rangs et privilèges, selon l'utilité sociale qu'on leur prête ("Les loix civiles dans leur ordre naturel", Paris, Chez Jean Baptiste Coignard, 1689). Ainsi, il y a "des qualités qui déterminent chaque personne à un certain genre de vie & d'occupation, qui le met au-dessus ou au-dessous des autres dans l'ordre de la société, selon les differences de ces qualités, depuis les premières de Prince, Duc & Pair, Comte, Marquis, Officiers de la couronne, & autres, jusqu'aux moindres d'Artisans, Laboureurs, & autres des derniers du peuple."
J. Domat, Le Droit public (1689-1697), Livre premier, Titre IX, Des divers ordres de personnes qui composent un Etat, Section I, Des diverses natures de Conditions & de Professions, & des caracteres propres à chacune, dans "Les Loix Civiles dans leur ordre naturel ; Le Droit Public, et Legum Delectus", tome second, Paris chez Savoye, 1756, p. 65.
Et, dans tous les cas, "c’est par la situation de chacun dans le corps de la société, que Dieu, de qui il doit tenir sa place, lui prescrit, en l’y appellant, tous ses fonctions & tous ses devoirs."
(opus cité, Livre Premier, Du Gouvernement & de la Police générale, p. 1)
Ce n'est sûrement pas par hasard si la philologue et érudite Anne Dacier traduit en 1684, pour la première fois en français, le Ploutos (Plutos, Plutus, en grec : richesse, entendu péjorativement : le fric) comédie d'Aristophane, qui nous rappelle la lointaine filiation de tous les dominants de la Terre. Ici, c'est la Pauvreté qui parle :
"SJe suppose avec vous que Plutus puisse voir,
Et qu'à pleins seaux partout l'argent vienne à pleuvoir :
Qu'allez-vous devenir? les arts, les métiers tombent,
Il n'en reste pas un, il faut que tous succombent;
Où trouver forgerons, armateurs, cordonniers,
Charrons, potiers, tailleurs, blanchisseurs et peaussiers?
Qui guidera le soc dans le sein de la terre ?
Au moment des moissons, qui viendra vous les faire,
Si l'on vit sans bouger et sans prendre ces soins?"
Aristophane, "Plutus ou la richesse", traduction Eugène Fallex, Paris, Furne et Perrotin, 1849, p. 48-49
Ploutos se vante d'apporter l'abondance à tous, mais la Pauvreté soutient que c'est une grosse erreur, car devenus paresseux, rassasiés, les hommes n'ont plus faim et n'ont plus ni désir ni volonté de travailler :
" Adieu lits et tapis ! Qui prendra la navette.
Du jour où l'on verra l'or abonder pour tous?
Qui donnera la myrrhe en flots brillants et doux,
Et l'ambre, ces parfums des jeunes hyménées?
Et les manteaux brodés, et les robes ornées?
Si les trésors partout sont ainsi répandus,
Adieu tant d'ornements, car on n'en fera plus.
Je les donnais jadis : maîtresse impitoyable,
J'étais là, tourmentant l'artisan misérable,
Je le chassais du lit, l'excitais, et sa main
Travaillait jour et nuit pour un morceau de pain.
Grâce à moi..."
Aristophane, Plutus..., op. cité, Scène VI, p. 50
D'ailleurs, si on en croit le Tchèque Tomáš Sedláček (L’Économie du bien et du mal, Eyrolles, 2013), Aristophane avait déjà un aperçu de "la main invisible" :
"Selon une légende des temps anciens
Nos sottes douleurs et notre vain amour-propre
Sont récupérés au service du bien public".
Aristophane, L'Assemblée des Femmes
"Qu’une police éclairée assigne les travaux de chaque sexe et même de chaque âge, et il y en aura pour tous. Nous avons sous nos yeux l’exemple de cette sage distribution. Un particulier sans autorité, par son infatigable vigilance, sait occuper avec succès et à tous les moments les pauvres que la Providence a confiés à ses soins : homme charitable, il donne l’aumône ; homme d’État, il donne à travailler."
Jean-François Melon, Essai politique sur le commerce, 1734, chapitre VIII, "De l’industrie", p. 98-99 (édition de 1736).
"Il en est des Pauvres dans un Etat à peu près comme des ombres dans un tableau, ils font un contraste nécessaire dont l'humanité gémit quelquefois, mais qui honore les vues de la Providence."
Philippe Hecquet, La Médecine, la Chirurgie et la Pharmacie des pauvres, 3 Tomes, préface du tome premier, 1740.
Les penseurs de l'Encyclopédie ne sont pas plus éclairés que les autres sur différents sujets, et un des plus dynamiques d'entre-eux , le baron d'Holbach, partage sur les pauvres à peu près tous les poncifs et les préjugés de l'époque : C'est une classe vouée par nécessité au travail, au strict nécessaire pour assurer sa subsistance, incompatible avec l'oisiveté, à une pauvreté souvent plus enviable que l'opulence, à la stupidité, etc. :
"Le pauvre est forcé de désirer & de travailler pour obtenir ce qu’il sçait nécessaire à la conservation de son être ; se nourrir, se vêtir, se loger, se propager sont les premiers besoins que la nature lui donne ; les a-t-il satisfaits ? Bientôt il est forcé de se créer des besoins tout nouveaux, ou plutôt son imagination ne sait que raffiner sur les premiers ; elle cherche à les diversifier, elle veut les rendre plus piquants ; quand une fois, parvenu à l’opulence, il a parcouru tout le cercle des besoins & de leurs combinaisons, il tombe dans le dégoût. Dispensé de travail, son corps amasse des humeurs ; dépourvu de desirs, son cœur tombe en langueur ; privé d’activité ; il est forcé de faire part de ses richesses à des êtres plus actifs, plus laborieux que lui ; ceux-ci, pour leur propre intérêt, se chargent du soin de travailler pour lui, de lui procurer ses besoins, de le tirer de sa langueur, de contenter ses fantaisies. C’est ainsi que les riches & les grands excitent l’énergie, l’activité, l’industrie de l’indigent ; celui-ci travaille à son propre bien être en travaillant pour les autres ; c’est ainsi que le désir d’améliorer son sort rend l’homme nécessaire à l’homme."
Mirabaud/Holbach, "Système de la Nature...", op. cité, I, XV, p. 330-331
"Ne croyons point que le pauvre lui-même soit exclu du bonheur. La médiocrité, l’indigence lui procurent souvent des avantages que l’opulence & la grandeur sont forcées de reconnoître & d’envier. L’ame du pauvre toujours en action ne cesse de former des désirs, tandis que le riche &le puissant sont souvent dans le triste embarras de ne sçavoir que souhaiter ou de désirer des objets impossibles à se procurer. Son corps habitué au travail connoît les douceurs du repos ; ce repos est la plus rude des fatigues pour celui qui s’ennuie de son oisiveté. L’exercice & la frugalité procurent à l’un de la vigueur & de la santé ; l’intempérance & l’inertie des autres ne leur donne que des dégoûts & des infirmités. L’indigence tend tous les ressorts de l’ame, elle est mère de l’industrie ; c’est de son sein que l’on voit sortir le génie, les talents, le mérite auxquels l’opulence & la grandeur sont forcées de rendre hommage. Enfin les coups du sort trouvent dans le pauvre un roseau flexible qui cede sans se briser."
op. cité, I, XVI, p. 349
"Une société jouit de tout le bonheur dont elle est susceptible dès que le plus grand nombre de ses membres sont nourris, vêtus, logés, en un mot peuvent, sans un travail excessif, se procurer les besoins que la nature leur a rendus nécessaires."
"Par une suite des folies humaines, des nations entieres sont forcées de travailler, de suer, d’arroser la terre de larmes, pour entretenir le luxe, les fantaisies, la corruption d’un petit nombre d’insensés, de quelques hommes inutiles, dont le bonheur est devenu impossible, parce que leur imagination égarée ne connaît plus de bornes. C'est ainsi que les erreurs religieuses & politiques ont changé l'univers en une vallée de larmes"
op. cité, p. 352
"Ce n’est que dans les sociétés civilisées, où le loisir & l’aisance procurent la faculté de rêver & de raisonner, que des penseurs oisifs méditent, disputent, font de la métaphysique : la faculté de penser est presque nulle dans les Sauvages occupés de la chasse, de la pêche & du soin de se procurer une subsistance incertaine par beaucoup de travaux. L’homme du peuple parmi nous n’a point des idées plus relevées de la Divinité, et ne l’analyse pas plus que le Sauvage."
op. cité, Deuxième partie, chapitre IV, p. 92
"L'éducation devroit apprendre aux princes à régner, aux Grands à se distinguer par leur mérite & leurs vertus, aux Riches à faire un non usage de leurs richesses, au Pauvre à subsister par une honnête industrie."
Holbach, "Système social ou Principes naturels de la morale et de la politique. Avec un examen de l'influence du gouvernement sur les Mœurs, tome troisième, chapitre IX, De l'éducation, Londres, 1773, p. 117
On voit clairement ici, qu'Holbach promeut une éducation bien spécifique aux différentes classes sociales. C'est la vision des hommes de l'Encyclopédie dans leur ensemble, et le projet de loi de Condorcet, nous le verrons, ira dans ce sens.
"Il est évident qu’il n’y a aucun ordre de citoyens dans un état, pour lesquels il n’y eût une sorte d’éducation qui leur serait propre ; éducation pour les enfants des souverains, éducation pour les enfants des grands, pour ceux des magistrats, etc. éducation pour les enfants de la campagne, où, comme il y a des écoles pour apprendre les vérités de la religion, il devrait y en avoir aussi dans lesquels on leur montrât les exercices, les pratiques, les devoirs & les vertus de leur état, afin qu’ils agissent avec plus de connaissance. Si chaque sorte d’éducation était donnée avec lumière et avec persévérance, la patrie se trouverait bien constituée, bien gouvernée, et à l’abri des insultes de ses voisins.
L’éducation est le plus grand bien que les peres puissent laisser à leurs enfans. Il ne se trouve que trop souvent des peres qui ne connoissant point leurs véritables intérêts, etc. etc."
Encyclopédie Diderot et d'Alembert, op. cité, Vol V, 1755, article ÉDUCATION de M. Du Marsais, p. 397
"Il regne plus d'égalité dans les Républiques que dans les Monarchies ; l'homme libre, protégé par la loi, a moins besoin de protecteurs ; plus heureux réellement, il a moins de raisons pour affecter les dehors du bonheur. D'un autre côté, il sçait que l'inégalité des richesses ne peut donner à personne le droit de l'opprimer ; ainsi le pauvre est plus content de son sort dans une République ou dans un Etat libre, que dans un pays où tout homme riche & puissant peut l'outrager impunément."
Holbach, "Système social...", op. cité, chapitre VI, Du luxe, p . 66
"D'où l'on voit que l'oisiveté devient fatale aux mœurs. Le pauvre ne désire les richesses que pour avoir l'avantage de vivre dans l'oisiveté ; & cette oisiveté est pour l'homme un poids qu'il ne peut supporter."
op. cité, p. 67.
François-Marie Arouet, dit
Voltaire (1694 - 1778)
Je suis riche et je t'emmerde !
"La culture des jardins, des légumes, des fruits, a reçu de prodigieux accroissements, et le commerce des comestibles avec les colonies de l’Amérique en a été augmenté : les plaintes qu’on a de tout temps fait éclater sur la misère de la campagne ont cessé alors d’être fondées. D’ailleurs, dans ces plaintes vagues on ne distingue pas les cultivateurs, les fermiers, d’avec les manœuvres. Ceux-ci ne vivent que du travail de leurs mains ; et cela est ainsi dans tous les pays du monde, où le grand nombre doit vivre de sa peine. Mais il n’y a guère de royaume dans l’univers où le cultivateur, le fermier, soit plus à son aise que dans quelques provinces de France ; et l’Angleterre seule peut lui disputer cet avantage. La taille proportionnelle, substituée à l’arbitraire dans quelques provinces, a contribué encore à rendre plus solides les fortunes des cultivateurs qui possèdent des charrues, des vignobles, des jardins. Le manœuvre, l’ouvrier, doit être réduit au nécessaire pour travailler ; telle est la nature de l’homme. Il faut que ce grand nombre d’hommes soit pauvre, mais il ne faut pas qu’il soit misérable. (35)."
"(35) En France, les mauvaises lois sur les successions et les testaments, les privilèges multipliés dans le commerce, les manufactures, l’industrie, la forme des impôts qui occasionne de grandes fortunes en finance, celles dont la cour est la source, et qui s’étendent bien au delà de ce qu’on appelle les grands et les courtisans ; toutes ces causes, en entassant les biens sur les mêmes têtes, condamnent à la pauvreté une grande partie du peuple ; et cela est indépendant du montant réel des impôts. L’inégalité des fortunes est la cause de ce mal ; et comme le luxe en est aussi un effet nécessaire, on a pris pour cause ce qui n’était qu’un effet d’une cause commune."
Voltaire, "Le Siècle de Louis XIV" (première édition en 1751), chapitre XXX, "Finances et Réglemens", dans Voltaire, "Oeuvres Complètes de Voltaire" [édition numérisée de l'Université d'Heidelberg (Allemagne], "Tome vingt-unième, A Basle [Bâle], De l'Imprimerie de Jean-Jaques Tourneisen...1785" p. 240-241,
"Quand nous parlons de la sagesse qui a présidé quatre mille ans à la constitution de la Chine, nous ne prétendons pas parler de la populace ; elle doit être en tout pays uniquement occupée du travail des mains. L'esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, qui le nourrit & le gouverne."
Voltaire, "Essay sur l'histoire générale, et sur les moeurs et l'esprit des Nations, depuis Charlemagne jusqu'à nos jours", 1756, tome quatrième, édition de 1761 Genève, Cramer,
Pourtant, plus de vingt ans auparavant, le brillant littérateur paraissait s'indigner de l'injustice si longtemps faite aux travailleurs pauvres :
"Tandis que les Barons, les Evêques, les Papes déchiroient ainsi l'Angleterre, où tous vouloient commander, le Peuple, la plus nombreuse, la plus vertueuse même & par conséquent la plus respectable partie des hommes, composée de ceux qui étudient les loix & les sciences, des Négocians, des Artisans, en un mot de tout ce qui n'étoit point tiran ; le Peuple, dis-je, étoit regardé par eux comme des animaux au-dessous de l'homme ; il s'en falloit bien que les Communes eussent alors part au gouvernement, c'étoient des vilains : leur travail, leur sang apartenoient à leurs Maîtres, qui s'apelloient Nobles. Le plus grand nombre des hommes étoit en Europe ce qu'ils sont encore en plusieurs endroits du Nord, serfs d'un Seigneur, espéce de bétail qu'on vend et qu'on achete avec la terre, il a fallu des siècles pour rendre justice à l'humanité, pour sentir qu'il étoit horrible que le grand nombre semât & que le petit nombre recueillît; & n'est-ce pas un bonheur pour le genre humain que l'autorité de ces petits brigands ait été éteinte en France par la puissance légitime de nos rois, & en Angleterre par la puissance légitime des Rois et du Peuple."
Voltaire (1694-1778), "Lettres philosophiques", Neuvième Lettre sur le gouvernement, Amsterdam, chez E. Lucas, au Livre d'or, 1734, p.79-80 .
Voltaire a aussi utilisé, comme beaucoup d'autres, une forme d'égalitarisation des conditions sociales en invoquant sans vergogne les traits communs aux êtres vivants, tous issus de l'argile de la terre ("du limon", tous mortels. Riches et pauvres tous frères d'une même famille humaine, en somme :
Les mortels sont égaux ; leur masque est différent.
Nos cinq sens imparfaits, donnés par la nature,
De nos biens, de nos maux sont la seule mesure.
Les rois en ont-ils six ? Et leur âme et leur corps
Sont-ils d’une autre espèce ? ont-ils d’autres ressorts ?
C’est du même limon que tous ont pris naissance ;
Dans la même faiblesse ils traînent leur enfance ;
Et le riche et le pauvre, et le faible et le fort,
Vont tous également des douleurs à la mort.
Voltaire, "Discours en vers sur l'homme" (1734-1737), Premier Discours (1734), "De l’égalité des conditions", dans Oeuvres complètes de Voltaire, Imprimerie de la Société Littéraire-Typographique, tome douzième, édition de 1785, p. 5
Ou encore :
"Ce n’est pas notre condition, c’est la trempe de notre ame, qui nous rend heureux. Cette disposition de notre ame dépend de nos organes, et nos organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part."
Voltaire, "Dictionnaire Philosophique portatif", Londres, article "HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT" (non compris dans la première édition de 1764), dans Oeuvres complètes..., op. cité, Tome cinquante-deuxième, 1785, p. 246
Mais force est de constater que le père de Candide, comme Warren Buffet plus près de nous, a non seulement très vite choisi son camp mais aussi assumé parfaitement sa condition privilégiée sans complexe :
"Si l'on entend par luxe tout ce qui est au-delà du nécessaire, le luxe est une suite naturelle des progrès de l'espèce humaine ; et, pour raisonner conséquemment, tout ennemi du luxe doit croire avec Rousseau que l'état de bonheur et de vertu pour l'homme est celui, non de sauvage, mais d'orang-outang. On sent qu'il serait absurde de regarder comme un mal des commodités dont tous les hommes jouiraient : aussi ne donne-t-on en général le nom de luxe qu'aux superfluités, dont un petit nombre d'individus seulement peuvent jouir. Dans ce sens, le luxe est une suite nécessaire de la propriété, sans laquelle aucune société ne peut subsister, et d'une grande inégalité entre les fortunes, qui est la conséquence, non du droit de propriété, mais des mauvaises lois. Ce sont donc les mauvaises lois qui font naître le luxe, et ce sont les bonnes lois qui peuvent le détruire. Les moralistes doivent adresser leurs sermons aux législateurs, et non aux particuliers ; parce qu'il est dans l'ordre des choses possibles qu'un homme vertueux et éclairé ait le pouvoir de faire des lois raisonnables, et qu'il n'est pas dans la nature humaine que tous les riches d'un pays renoncent par vertu à se procurer à prix d'argent des jouissances de plaisir ou de vanité »
Voltaire, "Dictionnaire philosophique", tome V, note 3 de l'article "LUXE", dans "Oeuvres Complètes de Voltaire" [édition numérisée de l'Université d'Heidelberg (Allemagne], tome quarante-unième, page 506, édité à Basle (Bâle), par l'Imprimerie Jean-Jacques Tourneisen, 1786 (note non comprise ni dans la première édition de 1764, p. 256, ni dans la 6 édition d'imprimeurs-libraires, les frères Gabriel et Philippe Cramer et Jean-Guillaume Bergier, intitulée "La Raison par alphabet", de 1769).
L'auteur dit en substance rien moins que : Je suis riche et je vous emmerde, j'ai les moyens de profiter du luxe donc j'en profite du mieux que je peux. Si vous n'êtes pas contents faites des lois pour m'en empêcher. Qui a alors a la mainmise sur le domaine législatif ?Qui est en train de sanctuariser en théorie et bientôt en pratique la propriété ? Les plus privilégiés, bien sûr, le philosophe sait donc parfaitement bien que lui et ses amis n'ont pas grand chose à craindre. Nous avons là affaire au mépris social le plus caractérisé, le plus ouvertement déclaré.
"Luther avait réussi à faire soulever les princes, les seigneurs, les magistrats, contre le pape et les évêques. Muncer [Thomas Müntzer, NDA] souleva les paysans contre tous ceux-ci : lui et ses disciples s’adressèrent aux habitants des campagnes en Souabe, en Misnie [1], dans la Thuringe, dans la Franconie. Ils développèrent cette vérité dangereuse qui est dans tous les cœurs, c’est que les hommes sont nés égaux, et que si les papes avaient traité les princes en sujets, les seigneurs traitaient les paysans en bêtes. À la vérité, le manifeste de ces sauvages, au nom des hommes qui cultivent la terre, aurait été signé par Lycurgue ; ils demandaient qu’on ne levât sur eux que les dîmes des grains ; qu’une partie fût employée au soulagement des pauvres; qu’on leur permît la chasse et la pêche pour se nourrir; que l’air et l’eau fussent libres; qu’on modérât leurs corvées; qu’on leur laissât du bois pour se chauffer : ils réclamaient les droits du genre humain; mais ils les soutinrent en bêtes féroces."
Voltaire, "Essay sur l'histoire générale, et sur les moeurs et l'esprit des Nations, depuis Charlemagne jusqu'à nos jours", 1756, tome troisième, édition de 1761 Genève, Cramer (cf. plus haut), "chapitre cent-vingt-septieme, Des Anabaptistes", p. 355
Comme chez Montesquieu, ou bien d'autres intellectuels de leur temps et de ceux qui suivront, le compte-rendu de l'histoire est sans cesse grevé de simplifications, de moralisation, et au final, et tout particulièrement sur le sujet social, le texte est d'une grande indigence historique, avec le peuple proche des bêtes quand il réclame une plus grande justice, alors que les puissants le pousse à la colère extrême, faute de n'être jamais entendu correctement, avec les aristoi détenteurs de la sagesse, avec Lycurgue, encore et toujours, ad nauseam, parmi les personnages frappés du mythe et de la réinvention historique.
En 1756, Les frères Cramer publient 17 volumes des Œuvres Complètes de Voltaire (60 volumes entre 1756 et 1776), et "l'Essai sur les mœurs et l'esprit des Nations" (titre final donné par Voltaire en 1771) forme les volumes XI à XVII.
Reliures en plein veau blond glacé d'époque. Dos à nerfs orné. Pièces de titre de maroquin rouge, et de tomaison de maroquin tabac. Tranches dorées.
"Il est clair que tous les hommes jouissant des facultés attachées à leur nature sont égaux ; ils le sont quand ils s’acquittent des fonctions animales, et quand ils exercent leur entendement.
(…)
Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux, s’ils étaient sans besoins ; la misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme : ce n’est pas l’inégalité qui est un malheur réel, c’est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s’appelle Sa hautesse, tel autre Sa sainteté ; mais il est dur de servir l’un ou l’autre.
(…)
Il est impossible dans notre malheureux globe que les hommes vivans en société ne soient pas divisés en deux classes, l’une de riches qui commandent, l’autre, de pauvres qui servent ; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes.
Tu viens, quand les lots sont faits, nous dire : Je suis homme comme vous, j’ai deux mains et deux pieds, autant d’orgueil et plus que vous, un esprit aussi désordonné pour le moins, aussi inconséquent, aussi contradictoire que le vôtre. Je suis citoyen de St-Marin, ou de Raguse, ou de Vaugirard ; donnez-moi ma part de la terre. Il y a dans notre hémisphère connu environ cinquante mille millions d’arpens à cultiver, tant passables que stériles. Nous ne sommes qu’environ un milliar d’animaux à deux pieds sans plumes sur ce continent : ce sont cinquante arpens pour chacun, faites-moi justice, donnez-moi mes cinquante arpents.
On lui répond : Va-t’en les prendre chez les Cafres, chez les Hottentots, ou chez les Samoïèdes ; arrange-toi avec eux à l’amiable; ici, toutes les parts sont faites. Si tu veux avoir parmi nous le manger, le vêtir, le loger et le chauffer, travaille pour nous comme faisait ton père; sers-nous, ou amuse-nous, et tu seras payé: sinon tu seras obligé de demander l’aumône ; ce qui dégraderait trop la sublimité de ta nature, et t’empêcherait réellement d’être égal aux rois, et même aux vicaires de village, selon les prétentions de ta noble fierté.
SECTION II
Tous les pauvres ne sont pas malheureux. La plupart sont nés dans cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation ; mais quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome, celles des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l’asservissement du peuple, parce que les puissants ont l’argent, et que l’argent est maître de tout dans un État ; je dis dans un État, car il n’en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer subjuguera toujours celle qui aura plus d’or et moins de courage.
Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse ; par conséquent tout homme voudrait avoir l’argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très- agréables. Vous voyez bien qu’avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux, qu’il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jaloux l’un de l’autre.
Le genre humain tel qu’il est, ne peut subsister, à moins qu’il n’y ait une infinité d’hommes utiles qui ne possèdent rien du tout. Car certainement un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre ; et si vous avez besoin d’une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L’égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle, et en même temps la plus chimérique."
Voltaire, Dictionnaire philosophique, tome III, article ÉGALITÉ, dans Oeuvres complètes de Voltaire, édition Tourneisen, op. cité, pp. 465 ; 467-469 (texte non compris dans l'article ÉGALITÉ, de la première édition de 1764, ni celle de Cramer, de 1769).
"Ce n'est même que par des personnes éclairées que ce livre peut être lû ; le vulgaire n'est pas fait pour de telles connaissances ; la philosophie ne sera jamais son partage. Ceux qui disent qu'il y a des vérités qui doivent être cachées au peuple, ne peuvent prendre aucune allarme ; le peuple ne lit point ; il travaille six jours de la semaine, & va le septiéme au cabaret ; en un mot, les ouvrages de philosophie ne sont faits que pour les philosophes, & tout honnête homme doit chercher à être philosophe sans se piquer de l'être.""
Voltaire, "Dictionnaire philosophique portatif, nouvelle édition, avec des notes ; Beaucoup plus correcte & plus ample que les précédentes. Tome premier. A Amsterdam, Chez Varberg, 1765", Préface des éditeurs, pp. X - XI
Avoir les mêmes droits à la félicité,
C’est pour nous la parfaite et seule égalité.
Vois-tu dans ces vallons ces esclaves champêtres
Qui creusent ces rochers, qui vont fendre ces hêtres,
Qui détournent ces eaux, qui, la bèche à la main,
Fertilisent la terre en déchirant son sein ?
Ils ne sont point formés sur le brillant modèle
De ces pasteurs galants qu’a chanté Fontenelle :
Ce n’est point Timarette et le tendre Tircis,
De roses couronnés, sous des myrthes assis,
Entrelaçant leurs noms sur l’écorce des chênes,
Vantant avec esprit leurs plaisirs et leurs peines :
C’est Pierrot, c’est Colin, dont le bras vigoureux
Soulève un char tremblant dans un fossé bourbeux.
Perrette au point du jour est aux champs la première.
Je les vois, haletants et couverts de poussière,
Braver, dans ces travaux chaque jour répétés,
Et le froid des hivers et le feu des étés.
Ils chantent cependant ; leur voix fausse et rustique
Gaîment de Pellegrin détonne un vieux cantique.
La paix, le doux sommeil, la force, la santé,
Sont le fruit de leur peine et de leur pauvreté.
Si Colin voit Paris, ce fracas de merveilles,
Sans rien dire à son cœur, assourdit ses oreilles :
Il ne désire point ces plaisirs turbulents ;
Il ne les conçoit pas ; il regrette ses champs ;
(…)
Il vient, après trois mois de regrets et d’ennui,
Lui présenter des dons aussi simples que lui.
Il n’a point à donner ces riches bagatelles,
Qu’Hébert vend à crédit pour tromper tant de belles :
Sans tous ces riens brillants il peut toucher un cœur ;
Il n’en a pas besoin : c’est le fard du bonheur.
(…)
Et qu’importe à mon sort, à mes plaisirs présents,
Qu’il soit d’autres heureux, qu’il soit des biens plus grands ?
Mais, quoi ! cet indigent, ce mortel famélique,
Cet objet dégoûtant de la pitié publique,
D’un cadavre vivant traînant le reste affreux,
Respirant pour souffrir, est-il un homme heureux ?
Non, sans doute ; "
Voltaire, "De l’égalité des conditions", op. cité, pp. 7 - 9
Là encore, les gentilshommes sont parés des plus belles vertus et les hommes du petit peuple affublés de lourdes tares. Les "pasteurs galants" sentent la rose et la myrte et les "esclaves champêtres", la boue et la poussière. Le "mortel famélique", "cet objet dégoûtant" chante faux, il est simple et n'a pas besoin ni d'arts sophistiqués ("il ne les conçoit pas"), ni de luxe. Voltaire finit toute de même par une vérité criante, qu'il avait lui même nié auparavant : "Respirant pour souffrir", il est sans doute malheureux.
Pauvre Voltaire !
Esprit brillant, François-Marie Arouet, qui changera de nom par répugnance à la condition roturière d'origine de sa famille, n'en est pas moins un des représentants les plus emblématiques de l'égoïsme de classe. L'état de roture dit de quelqu'un qu'il n'est pas noble, mais pas du tout qu'il est pauvre. Il en va ainsi de la famille Arouet, qui accède à l'aisance bien avant la naissance de Voltaire. La famille Arouet, installée à Saint-Loup-sur-Thouet dans le Poitou (Deux-Sèvres) fait profession de tannerie et de commerce de peaux et, par alliance surtout, d'apothicairerie. Elle a un blason familial enregistré à l'Armorial général, "d'or à trois flammes de gueules". Quand Voltaire recevra un brevet de gentilhomme, il fera faire son propre blason, "d'azur à trois flammes d'or".

François Arouet, le grand-père de Voltaire, est le premier à quitter le Poitou et s'installer à Paris comme "marchand de draps et soye", épouse une fille de riche banquier (Chaigneau, 1988) et finit par être assez riche pour acheter une charge anoblissante (noblesse de robe) pour son fils, le père de Voltaire, qui achètera le château de la Petite Roseraie à Châtenay-Malabry (Mémoires de la comtesse de Boigne tome I, Du règne de Louis XVI à 1820, Le Temps Retrouvé, Mercure de France, 2008, p.239). Grâce à l'enrichissement de son père, Voltaire pourra ainsi étudier en internat au collège le plus huppé de Paris, Louis le Grand, que son père paie 400 livres par an, puis 500 après le terrible hiver de 1709, pour obtenir du pain bis pour son fils (Jean Orieux, auteur de "Voltaire ou la Royauté de l'esprit", Flammarion, 1966), accumulant ainsi comme les autres nantis ce que les sociologues ont appelé un "capital culturel". Par ailleurs, il va ainsi fréquenter la fine fleur de la noblesse et tisser un réseau extrêmement précieux pour la suite de sa vie personnelle, en particulier la formation de sa fortune. C'est ce que les sociologues appellent "le capital social", et qui, ajouté au capital culturel, forme la base des inégalités entre les hommes au sein des sociétés économiquement inégalitaires, dont sont issus la très grande majorité des habitants de la planète depuis des temps très reculés (cf. Préhistoire).
Voltaire deviendra lui-même très riche, en investissant, en particulier, sa part de l'héritage paternel dans le commerce méditerranéen du blé, mais surtout, par toutes sortes de filouteries lucratives auxquelles s'adonnent, depuis des lustres, tous ceux qui ont accès, par l'éducation, par les réseaux qu'ils se constituent (le fameux "capital social", desdits sociologues), au travers de rouages financiers, économiques auxquels ils ont accès (un petit clin d'œil à John Law et à Cantillon, voir plus bas). "Pour lui la spéculation est un jeu. Voltaire spécule beaucoup, et fort gaiement." (Pomeau, 1971) Entre 1729 et 1730, il se rend compte avec son ami et mathématicien Charles Marie de La Condamine que la loterie organisée par le contrôleur des Finances Pelletier-Desforts est une opération au règlement mal conçu, qui leur permettrait de gagner, avec une mise minime, tous les lots, et, par différentes opérations, ils raflèrent ainsi un beau paquet d'argent. L'Etat mettra un an avant de s'en apercevoir, et pendant ce temps, par une "escroquerie légale" en somme, "ce sont des sommes considérables, plus d'un million de livres par mois", qui tombent dans l'escarcelle de Voltaire et de ses amis (Pierre Lepape : Voltaire le conquérant. Naissance des intellectuels au siècle des Lumières. Paris, Editions du Seuil, 1994).
C'est cette richesse si prisée, qui se gagne "en dormant", selon l'expression consacrée, et qui se moque totalement de savoir si elle n'a pas de conséquence funeste sur la vie d'autres gens, dont nous n'avons pas fini d'en parler à propos du libéralisme économique :
"Ce grand redresseur de torts, courtisan des frères Pâris, gagna leur faveur en commettant contre la chambre de justice, instituée dans les premiers jours de la régence, une ode plus plate que les plus plates de Jean-Baptiste Rousseau. Ce fut même à titre de client des Paris qu’il eut le bonheur d’échapper aux ardeurs de cette fièvre de l’or que Law inocula deux ans à la nation tout entière. Ce grand railleur des financiers traversa le corridor de la tentation et commença par tripoter dans les vivres et dans les fournitures militaires, s’interposant dans les marchés, brassant ces affaires que l’on négocie sous le manteau, recevant force pots-de-vin, et tondant de près les fournisseurs que lui livraient ses bons amis de cour. Si l’infanterie de Rosbach n’avait « ni subsistances ni souliers, » si la moitié de la cavalerie « manquait de bottes » et si l’armée ne vivait « que de maraudes exécrables, » c’est un ministre qui parle ainsi, n’est-il pas plaisant d’apprendre que Voltaire en a sa part de responsabilité ? Bien plus, l’auteur de l’Homme aux quarante écus fut une façon d’accapareur, en son temps, et, comme un simple roi de France, il spécula sur les grains, à son heure, c’est-à-dire sinon sur la famine, au moins sur la disette. Mieux vaudrait pour sa réputation qu’il eût rançonné ses libraires. Sans doute il prêtait beaucoup : aux grands seigneurs par préférence et sur bonne hypothèque. Les Guise, les Richelieu, figurèrent parmi ses débiteurs, et l’on doit même à la vérité de convenir qu’ils ne payaient pas leurs arrérages avec une très scrupuleuse exactitude. Les apologistes de parti-pris n’insistent guère que sur ce chapitre de ses opérations de finances : trop heureuse occasion de médire d’un Guise ou d’un Richelieu. Mais le capital que Voltaire plaçait de la sorte, et presque toujours en viager, spéculant sur son apparence maladive et sur sa santé chancelante, peut-être fallait-il bien qu’il l’eût gagné quelque part, puisqu’il ne l’avait pas trouvé dans la succession paternelle."
Ferdinand Brunetière, "Voltaire d’après les travaux récens", article de la Revue des Deux Mondes, 3e période, tome vingt-septième, 1878 (p. 353-387).
Il faut ajouter à tout cela la fameuse spéculation de Nancy, sur les actions émises par une compagnie du duc de Lorraine. Ayant interdit la souscription aux étrangers, Voltaire, par un heureux hasard, bien sûr, saisit l'opportunité que lui offre une "heureuse conformité de mon nom avec celui d'un gentilhomme de son altesse royale... J'ai profité de la demande de ce papier assez promptement et j'ai triplé mon or" (Voltaire, Lettre à M. Le Président Hénault, 1729, dans "Pièces inédites de Voltaire imprimées d’après les manuscrits originaux", Paris, Didot l’aîné, 1820, p. 205-209).
"Voltaire aurait profité de la confusion de son nom Arouet avec celui de la famille des Craon, seigneurs du fief d’Haroué. Le toponyme se retrouve dans les lettres de Mme Du Châtelet à Saint-Lambert" (André Courbet, "Voltaire en Lorraine : les séjours de 1720 et 1735", article des Cahiers Voltaire, Revue annuelle de la Société Voltaire, n° 13, Ferney-Voltaire, 2014, pp. 51-68).
Voilà comment, parfaitement légalement, dans un système capitaliste, on permet à un individu de gagner en quelques jours ce que des gens ne gagneront pas pendant une vie de dur labeur, en faisant quelques calculs confortablement assis. La loi est égale pour tous, donc enrichissez-vous.... si vous en avez les moyens, bien entendu !
Où il est clairement démontré, encore une fois, que le mensonge, la ruse, la tromperie, le vol, font partie intrinsèque de l'enrichissement des ploutocraties, qu'elles soient monarchiques, démocratiques, dictatoriales ou tout ce que vous voulez.
Mais ce n'est pas cet aspect révoltant de l'injustice sociale que les manuels et beaucoup d'autres communications sur Voltaire préfèrent montrer, mais son combat pour la tolérance, quand il défend les protestants Jean Calas, marchand d'étoffes aisé et Pierre-Paul Sirven, le feudiste de Castres, le Chevalier de la Barre ou encore le Lieutenant Général des Établissements Français de l'Inde, le comte de Lally (Lally-Tollendal), tous des privilégiés. Et même à cet endroit, il y a des choses à ajouter :
"J'ose à peine le dire : Voltaire ne récuse ni la peine de mort, ni ses cruautés . « Les assassinats prémédités, dit-il, les parricides, les incendiaires méritent une mort dont l'appareil soit effroyable... » [ a ] ; on est là six ans après le livre de Beccaria. Détail inattendu : Voltaire œuvra dans l'ombre, et a forgé des faux, pour qu'à Genève Rousseau fût condamné à mort, [ b ] allant jusqu'à écrire, du Conseil compétent, qu' « il aura trop de prudence et de fermeté pour s'amuser seulement à faire brûler un livre à qui la brûlure ne fait aucun mal ». [ c ] L'image contraire dont on le flatte est-elle donc usurpée ? Oui, assez nettement. Prenons l'affaire Calas. La veuve du supplicié ? « une petite huguenote imbécile », écrit-il. C'est d'ailleurs de famille : une nichée de « protestants imbéciles ». [ d ] Les juges de Jean Calas ? « Assassins en robe noire », aime-t-il à marteler. Mais le dossier clos, il confie en douce : « J'ai toujours été convaincu qu'il y avait dans l'affaire des Calas de quoi excuser les juges » [ e ]" (Martin, 2010) .
[ a ] Voltaire à Philipon de La Madelaine, lettre du 28 décembre 1770 : Fonds Beaumarchais-Kehl, MS BK2201-2300, Bibliothèque de Genève, Manuscrits et Archives Voltaire.
[ b ] "Sur cette piquante affaire, dont on a la pudeur de parler peu en France, qu'on nous permette de renvoyer à notre ouvrage Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800) , 2 e éd., Bouère, Éditions Dominique Martin Morin, 2007, p. 270-271." (Martin, 2010).
[ c ] Voltaire à François Tronchin, lettre du 25 décembre 1764 dans la Correspondance de Voltaire ("Correspondence and related documents ", tome 28, D12262), de 46 volumes, soit tomes 85 à 130 des Œuvres complètes ("The Complete Works of Voltaire") dans l'édition définitive (D, Genève, Toronto, Banbury, Oxford, Voltaire Foundation, 1968-1977) de Theodore Besterman , Genève, Institut et Musée Voltaire.
[ d ] cf. Xavier Martin, "Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800)", 2 e éd., Bouère, Éditions Dominique Martin Morin, 2007, p. 201-203.
[ e ] Voltaire à Lacroix, Lettre du 4 septembre 1769, dans la Correspondance..., op. cité, D 15870, tome 35.
Et si Voltaire défend, par exemple, les serfs du Mont Jura, ce n'est pas contre la pauvreté qu'il se bat, mais pour la liberté, n'hésitant pas à comparer leur condition à de l'esclavage pur et simple (La Voix du Curé, Sur le Procès des Serfs du Mont Jura, 1772).
Malgré tout ce qui a été dit, Voltaire aura le toupet de se décrire à différentes reprises comme un pauvre qui a réussi. Après être devenu le châtelain de Ferney, et parce qu'il se convertira ardemment aux joies de son potager, il n'aura de cesse, malgré sa centaine de serviteurs, de se déclarer paysan ou laboureur :
"Je suis né assez pauvre. J’ai fait toute ma vie un métier de gueux, celui de barbouiller de papier, celui de Jean-Jacques Rousseau"
Voltaire, Lettre à Mr Tronchin, de Lyon, 6 mars 1759, in Oeuvres Complètes de Garnier Frères, 1877, Correspondance VIII (1759-1760), tome 40
"Je viens enfin à l’article des blés. Je suis laboureur, et cet objet me regarde. J’ai environ quatre-vingts personnes à nourrir. (…) Nous partîmes donc mon compagnon et moi, et nous revînmes cultiver nos champs "
Voltaire, Diatribe à l'auteur des Ephémérides* (10 mai 1775), édition des Œuvres Complètes de Voltaire, Paris, Garnier Frères.
* Les Ephémérides du Citoyen est un journal fondé par l'abbé Nicolas Baudeau où, de 1765 à 1772, les Physiocrates font paraître des articles.
"Pour moi, je ne suis qu'un pauvre laboureur. Je sers l'Etat en défrichant des terres, et je vous assure que j'y ai bien de la peine. En qualité d'agriculteur je vois bien des abus."
Voltaire, Lettre à Dupont-de-Nemours, 16 août 1763
"un pauvre homme qui a cent ouvriers et cent bœufs à conduire"
Voltaire, lettre à Mme du Deffand, 15 janvier 1761
"Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis ; ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, l’habitant des villes."
Voltaire, Lettre de Voltaire à M. Damilaville, 1766, dans Œuvres Complètes Garnier, 1878, op. cité
Pendant presque quinze ans, Voltaire aura une maîtresse tout à fait accordée à sa vie de jouissance, Emilie, Marquise du Châtelet (1706 - 1749), une des femmes les plus brillantes, les plus libres (plusieurs amants en même temps) et cultivées de son temps,, mathématicienne émérite, bourreau de travail, dormant quatre heures par nuit, ne vivant que pour l'étude et les plaisirs :
"Il faut pour être heureux s'être défait des préjugés ; être vertueux ; se bien porter ; avoir des goûts et des passions ; être susceptible d'illusion (…) Il faut commencer par se bien dire à soi-même & par se bien convaincre que nous n'avons rien à faire dans ce monde qu'à nous y procurer des sensations & des sentiments agréables. Les moralistes qui disent aux humains : Réprimez vos passions et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne connoissent pas le chemin du bonheur (…) Détournons donc notre esprit de toutes les idées désagréables ; elles sont la source d'où naissent tous les maux métaphysiques."
Madame du Chastelet (Emilie, Marquise du Châtelet), "Réflexions sur le bonheur", dans Opuscules philosophiques et littéraires, La plupart Posthumes ou inédites, Paris, Imprimerie du Chevet, 1796, p. 2-3
Ouvrage écrit entre 1744 et 1746, publié à titre posthume en 1779
"Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs
J’aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce.
(…) Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ah ! le bon temps que ce siècle de fer."
Voltaire, Le Mondain, Poème de 1736
siècle de fer : Période de la Régence (1715 – 1723)
Pour comprendre sa mentalité de riche bien dans sa peau et aussi décomplexée que son amant vis-à-vis des pauvres, penchons-nous sur la Fable des Abeilles de Mandeville, qu'elle revisite pour les lecteurs français, chapitre après chapitre, dans une adaptation très libre. Elle s'explique sur ses intentions, dans la préface de l'ouvrage :
"J'ay voulu montrer aussi dans ce que i'ay dit sur les differentes professions combien les ingredients qui composent une société puissante, sont pour la plupart meprisables et viles, et faire voir la sagesse et l'habileté des législateurs, qui ont construit une machine si admirable, de matériaux si abiets [abjects, NDA] et qui ont trouvé le moyen de faire servir au bonheur de la société les vices de ses différents membres."
"Les gens du monde qui se levent a midy, ignorent les travaux que le disner qu'on leur sert a couté, et combien il faut quil entre dans la ville, de charettes, de bestiaux, et de personnes de la campagne pour qu'on puisse a leur reveil, leur servir un repas delicieux. Ils ne voyent dans tout cela qu'une aisance devenue trop ordinaire pour estre remarquée. Mais le philosophe y voit l'industrie et les travaux de tout un peuple, qui a travaillé a ses plaisirs. Le bourgeois de son costé, ne voit que la crote qui luy gâte ses souliers..."
Emilie du Châtelet, "Préface à la "traduction de la Fable des Abeilles de Mandeville", 1735, in Studies on Voltaire, with some unpublished papers of Mme Du Châtelet, d'Ira Owen Wade, Princeton University press , 1947, p. 141
Si elle ne défend jamais les faibles, elle revendique une plus grande liberté pour les femmes et des droits égaux entre les deux sexes :
"Pour moy i’avoüe que si i'etois roy, je voudrois faire cette experience de physique. Je reformerois un abus qui retranche, pour ainsi dire la moitié du genre humain. Je ferois participer les femmes a tous les droits de l'humanité, et sur tout a ceux de l'esprit. Il semble qu’elles soient nées pour tromper, et on ne laisse gueres que cet exercice a leur ame. Cette education nouvelle seroit en tout un grand bien a l'espece humaine. Les femmes en vaudroient mieux et les hommes y gagneroient un nouveau sujet d'emulation et nostre commerce qui en polissant leur esprit l'affoiblit et le retrecit trop souvent, ne serviroit alors qu'a etendre leurs connoissances." (op. cité, p. 136)
S'agissant des pauvres, on retrouve dans le reste de l'ouvrage de Mme du Châtelet tous les poncifs et mépris habituels envers les plus déshérités :
"II y a bien des gens de condition que la pauvreté met hors d'etat d'elever leurs enfans suivant leur naissance, et que l'orgueil empesche de leur faire apprendre des professions utilles. Ainsi dans l'esperance de quelque changement dans leur fortune, ou du secours de leurs pretendus amis, ils font passer a leurs enfans, dans une dangereuse oisiveté, l'age ou ils pouroient apprendre a subvenir un jour a leur indigence, et ils en font, par cette negligence orgueilleuse des creatures a charge, a elles mesmes, et aux autres."
"Les pauvres, dit un autheur français, sont la vermine qui s'attache à la richesse. Les uns parcequils (sic) restent orphelins avant d'avoir appris a gagner leur vie, les autres par ce que leurs parents sont hors d'etat de leur donner aucune education. Quelques uns par libertinage, les autres faute d'industrie et de capacité, ne profitent pas des soins que l'on a pris de leur enfance. Il faut cependant bien que tout cela vive."
"Quand le peuple dit quil ne desire que ce qui luy est necessaire pour se tenir proprement, sil entend ce mot dans son sens primitif et litteral, il n'a pas grand tourment a se donner pour remplir ses desirs, de l'eau y sufira."
Op. cité, chapitre 2, "Du choix des differentes professions", p. 152-153 ; 186
"Ce qui rend les gens du peuple honteux devant ceux qui leur sont supérieurs cest le sentiment de leur bassesse, et de leur incapacité."
Op. cité, chapitre 4, "De l'honneur et de la honte", p. 157
Charles Louis de Secondat,
baron de La Brède et de Montesquieu, (1689 - 1755)
Inégalement égaux
Montesquieu n'a pas du tout l'arrogance ni la suffisance d'un Voltaire, mais il appartient bien à cette classe d'aristocrates pour qui le monde appartient aux meilleurs. Sa conception de la pauvreté est aussi moralisante que beaucoup d'autres écrivains de la haute société et, suivant les nouvelles idées libérales, il associe la pauvreté non pas au dénuement, mais au manque de travail :
"Un homme n'est pas pauvre parce qu'il n'a rien, mais parce qu'il ne travaille pas. Celui qui n'a aucun bien & qui travaille est aussi à son aise que celui qui a cent écus de revenus sans travailler. Celui qui n'a rien, & qui a un métier, n'est pas plus pauvre que celui qui a dix arpens de terre en propre, & qui doit les travailler pour subsister. L'ouvrier qui a donné à ses enfans son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s'est multiplié à proportion de leur nombre. Il n'en est pas de même de celui qui a dix arpens de fonds pour vivre, & qui les partage à ses enfants.
Dans les pays de commerce, où beaucoup de gens n’ont que leur art, l’état est souvent obligé de pourvoir aux besoins des vieillards, des malades & des orphelins. Un état bien policé tire cette subsistance du fonds des arts mêmes ; il donne aux uns les travaux dont ils sont capables ; il enseigne les autres à travailler, ce qui fait déjà un travail. Quelques aumônes que l’on fait à un homme nud, dans les rues, ne remplissent point les obligations de l’état, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, & un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. (...)
Mais, quand la nation est pauvre, la pauvreté particulière dérive de la misère générale ; et elle est, pour ainsi dire, la misère générale. Tous les hôpitaux du monde ne sauraient guérir cette pauvreté particulière; au contraire, l'esprit de paresse qu'ils inspirent augmente la pauvreté générale, et par conséquent la particulière.
Henri VIII voulant réformer l'Église d'Angleterre, détruisit les moines, nation paresseuse elle-même, et qui entretenait la paresse des autres ; parce que, pratiquant l'hospitalité, une infinité de gens oisifs, gentilshommes et bourgeois, passaient leur vie à courir de couvent en couvent. Il ôta encore les hôpitaux où le bas peuple trouvoit sa subsistance, comme les gentilshommes trouvoient la leur dans les monasteres. Depuis ces changements, l'esprit de commerce & d'industrie s'établit en Angleterre.
À Rome, les hôpitaux font que tout le monde est à son aise, excepté ceux qui travaillent, excepté ceux qui ont de l'industrie, excepté ceux qui cultivent les arts, excepté ceux qui ont des terres, excepté ceux qui font le commerce.
J'ai dit que les nations riches avoient besoin d'hôpitaux, parce que la fortune y étoit sujette à mille accidens : mais on sent que des secours passagers vaudroient bien mieux que des établissements perpétuels. Le mal est momentané : il faut donc des secours de même nature, & qui soient applicables à l'accident particulier."
"De L'Esprit des Loix" (1748), Livre XXIII, chapitre XXIX, Des Hôpitaux, dans "Œuvres de Monsieur de Montesquieu... Tome second... A Londres, Chez Nourse, M. DCC. LXXII" (1772), p. 73.
Le bonheur du riche comparable à celui de l'honnête travailleur, les oisifs paresseux (mais pas ceux des classes distinguées comme celle de l'auteur lui-même !), les intellectuels du moment serinent ce refrain, chacun à sa sauce. Parce qu'il n'y a pas de doute que tous les ouvriers ont un art à transmettre, même ceux qui tamisent la chaux ou blanchissent le linge par exemple, qui travaillent 13 ou 14 h par jour et se ruinent la santé. Quand bien même le philosophe n'insulte pas le pauvre directement comme d'autres confrères, il le fait indirectement en parant la pauvreté laborieuse d'un habit magnifique et le lui ôte dédaigneusement aussitôt qu'elle cesse de travailler. Là il ne s'agit pas de philosophie, mais bien d'idéologie. Cette vision des pauvres est corroborée (entre bien d'autres) par l'auteur de l'article "PAUVRETE" de l'Encyclopédie qui, définit ainsi le pauvre : "Pauvreté (Critique sacrée) en grec, en latin pauper, paupertas. Ces mots se prennent ordinairement dans l'Ecriture pour un état d'indigence qui a besoin de l'assistance d'autrui, faute de pouvoir gagner sa vie par le travail."(Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, Volume XII, 1765, article PAUVRE, PAUVRETÉ, de Jaucourt), p. 209
Et si Montesquieu, pense que c'est à l'Etat de pourvoir aux besoins élémentaires de ses citoyens, les premières remarques sur la définition sur la pauvreté signifient clairement qu'il se satisferait d'un Etat où tous les pauvres travailleraient pour assurer tout juste leurs besoins élémentaires. Ce qui nous ramène au mépris aristocratique. Notons aussi au passage que Montesquieu critique l'institution de l'hôpital, qui est rappelons-le ici, l'hôpital général pour le renfermement des pauvres dont nous avons parlé, pas un simple hôpital de soins. Il spécifie que dans une nation riche, il ne devrait qu'être une béquille temporaire, pas une panacée. Ce qui est intéressant aussi, c'est que Montesquieu fasse sienne l'idée d'un état qui, tout en ayant un commerce développé, riche, ait régulièrement des problèmes à nourrir ses ouvriers ( les privilégiés étant toujours à l'abri de tels impondérables, bien sûr). Comme les libéraux, il n'imagine pas un bien-être égal pour la nation toute entière. Il y a le bien-être minimum des pauvres et celui le plus complet pour le petit nombre qui fait travailler les premiers. Nous l'avons déjà dit, la ploutocratie s'adapte à toutes les couleurs politiques. Par ailleurs, il n'y a pas que la misère dont il faut se prévenir, mais aussi les révoltes populaires, la hantise des possédants. Et là encore, on perçoit chez Montesquieu la mentalité du riche, qui imagine que le pauvre ne devient malheureux qu'en atteignant une extrême misère :
"Les richesses d’un état supposent beaucoup d’industrie. Il n’est pas possible que, dans un si grand nombre de branches de commerce, il n’y en ait toujours quelqu’une qui souffre & dont, par conséquent, les ouvriers ne soient dans une nécessité momentanée.
C’est pour lors que l’état a besoin d’apporter un prompt secours, soit pour empêcher le peuple de souffrir, soit pour éviter qu’il ne se révolte : c’est dans ce cas qu’il faut des hôpitaux, ou quelque règlement équivalent, qui puisse prévenir cette misere."
Montesquieu, Des Hôpitaux, op. cité
Montesquieu, qui use lui aussi de "l'état naturel" pour exprimer cette ancienne égalité entre les hommes, perdue par leur réunion en société mais retrouvée par l'opération magique de la loi :
"Dans l'état de la nature les hommes naissent bien dans l'égalité : mais ils n'y sçauroient rester. La société la leur fait perdre, & ils ne redeviennent égaux que par les loix"
Montesquieu, De l'Esprit des Lois, op. cité, Tome 1, Livre VIII, chapitre III, De l'esprit d'égalité extrême, p. 140.
Cette citation a été reprise par le chevalier de Jaucourt dans son article "EGALITE NATURELLE' pour l'Encyclopédie, comme définition du mot.
"Que malgré toutes les inégalités produites dans le gouvernement politique par la différence des conditions, par la noblesse, la puissance, les richesses, Etc. ceux qui sont les plus élevés au-dessus des autres, doivent traiter leurs inférieurs comme leur étant naturellement égaux, en évitant tout outrage, en n’exigeant rien au-delà de ce qu’on leur doit, & en exigeant avec humanité ce qui leur est dû le plus incontestablement."
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, article "EGALITE NATURELLE", article de M. le Chevalier de Jaucourt, volume V, 1755, p. 415
Ce dernier texte sur la tempérance du gouvernement des "supérieurs" nous permet d'introduire la pensée de Montesquieu sur le sujet, en théorie loin de la dureté et du mépris social d'un Voltaire ou d'un Mandeville. Montesquieu s'est opposé à différentes reprises à ceux qui traitent le peuple de la même manière que le bétail :
"Vous dites que vos sujets chargés travailleront mieux, je vous entend, . vous voulez faire un voyage de long cours avec des rames, et non pas des voiles.
Croire augmenter la puissance en augmentant les tributs, c’est croire, suivant l’expression d’un auteur chinois, raporté par le pere Duhalde sur les delateurs tome 2e p 503), pouvoir agrandir une peau lorsqu’on l’étend jusqu’à la rompre."
Montesquieu, "Pensées"*, Volume III, n°1910, f¨° 145r, Tributs.
* L'auteur commence son recueil de Pensées à partir des années 1726/27 jusqu'en 1754, l'année précédant sa mort. De premiers extraits paraissent en 1787 dans le Journal de Paris, puis en 1790, dans "Pièces intéressantes et peu connues, pour servir à l’histoire et à la littérature", éd. Pierre Antoine de La Place, Bruxelles et Paris, Prault, 1790, t. VII, pp. 43-70. En 1795, Pierre Louis Lefebvre de La Roche, en édite de nouvelles dans les "Œuvres complètes de Montesquieu." et en 1796, c'est au tour de Bernard et Grégoire Plassan de les augmenter. Finalement le premier ouvrage complet paraîtra en 1899 (puis en 1901), sous le titre : "Pensées et fragments inédits de Montesquieu", Bordeaux, Gounouilhou.
Nous avons déjà vu que Turgot avait utilisé la métaphore de la corde dans le même sens (cf. Libéralisme, Angleterre, 4). Que ce soit les " maximes de ces hommes féroces qui prétendent qu’il faut réduire le bas-peuple à la misère, pour le forcer à travailler" (François Quesnay, 1757, "Hommes", p. 541) ou les plus modérés comme Hume ou Montesquieu, il n'en reste pas moins que ce sont les riches qui tiennent la corde, décident de son degré "de relâchement" et, de toutes les manières, la tendent suffisamment pour qu'une grande partie des travailleurs s'abîment et s'épuisent au travail.
Nous avons pu voir en chemin que l'Encyclopédie distille à différentes reprises les mentalités, les idées des auteurs dits libéraux. Diderot a longtemps été conquis par leurs promesses, comme celles de la révolution industrielle. Fasciné par les sciences, les techniques, et particulièrement les machines, il en a quelque peu oublié les hommes. A la vue des représentations de beaucoup d'ateliers, illustrées par les planches de l'Encyclopédie, avec leurs pièces spacieuses, inondées de lumière par de grandes fenêtres , il n'est pas possible d'imaginer les conditions réelles des travailleurs de ce XVIIIe siècle, œuvrant le plus souvent dans une atmosphère confinée, parfois à l'extrême, dans un espace souvent exigu, sans parler des conditions harassantes dues au bruit, aux cadences infernales (Farge, 2007 ; 2008) :
Diderot n'échappera, d'ailleurs, à une forme de moralisation du pauvre, censée apporter de la dignité à sa condition, et même, des avantages sur les riches :
"Et puis un peu de morale après un peu de poétique, cela va si bien ! Félix était un gueux qui n’avait rien ; Olivier était un autre gueux qui n’avait rien : dites-en autant du charbonnier, de la charbonnière, et des autres personnages de ce conte ; et concluez qu’en général il ne peut guère y avoir d’amitiés entières et solides qu’entre des hommes qui n’ont rien. Un homme est alors toute la fortune de son ami, et son ami toute la sienne. De là la vérité de l’expérience, que le malheur resserre les liens ; et la matière d’un petit paragraphe de plus pour la première édition du livre de l’Esprit["
Denis Diderot, "Les Deux amis de Bourbonne" (1770), dans Œuvres complètes de Diderot, Garnier Frères, 1875-1877, Tome cinquième, Paris, 1875, p. 278.
"Un pauvre avec un peu de fierté, peut se passer de secours ; l'indigence contraint d'accepter ; le besoin met dans le cas de demander, la nécessité dans celui de recevoir le plus petit don. Si l'on examine les nuances délicates de ces différens états, peut-être y trouvera-t-on la raison des sentimens bisarres qu'ils excitent dans la plûpart des hommes."
article "BESOIN, NECESSITE, INDIGENCE, PAUVRETE, DISETTE", de 1752. dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, op. cité, volume II, p. 213.
Il illustrera cette fierté du pauvre dans le Neveu de Rameau, bien perçue par l'écrivain Jacques Cazotte (1719 - 1792) : "Ce personnage, l'homme le plus extraordinaire que j'aie connu, était né avec un talent naturel dans plus d'un genre, que le défaut d'assiette de son esprit ne lui permet jamais de cultiver. [...] Sa pauvreté absolue lui faisait honneur dans mon esprit." (Jacques Cazotte, Souvenirs sur Jean-François Rameau, 1788). Pareillement, Dans le Salon de 1767, il défendra la pauvreté de l'artiste, "pour ne pas que l'art soit consommée, épuisée, et dévaluée dans l'«épidémie vermineuse»... pauvreté créatrice en tant que la résistance contre la consommation superficielle," (Ohashi, 2015)
Diderot : "Diderot a connu presque tous les états de fortune : étudiant désargenté soutenu un temps par son père avant de devoir se suffire entièrement à lui-même en exécutant toutes sortes de tâches ou de métiers, il acquiert une forme de confort matériel en devenant co-directeur de l’Encyclopédie. Il finira sa carrière confortablement pourvu d’une pension annuelle de 1 000 livres par Catherine II. Pour autant, chacune de ces étapes s’est accompagnée d’une réflexion personnelle sur les possibles effets corrupteurs de l’argent. Témoins les fameux Regrets sur ma vieille robe de chambre de 1772" (Pujol, 2019).
Cependant, Denis Diderot affirme la nécessité de donner une éducation aux classes populaires. Catherine II, par l'intermédiaire de Frédéric-Melchior Grimm journaliste et agent politique allemand qui lui fut présenté par Rousseau.
"Qu'est-ce qu'une université ?
Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation et où des maîtres stipendiés par l’État les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences.
Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence. Le nombre des chaumières et des autres édifices particuliers étant à celui des palais dans le rapport de dix mille à un, il y a dix mille à parier contre un que le génie, les talents et la vertu sortiront plutôt d’une chaumière que d’un palais.
(...)
"De l'instruction. Instruire une nation, c'est la civiliser ; y éteindre les connaissances, c'est la ramener à l'état primitif de barbarie".
Diderot, Plan d'une Université pour le gouvernement de Russie (1775), dans Œuvres complètes de Diderot, op. cité, tome troisième, p. 433.
L'école de Diderot entend démocratiser l'enseignement, surtout pour les petits garçons de sa classe sociale, la bourgeoisie (Cette notion patriarcale est si intériorisée, que l'auteur prétend vouloir instruire "tous les enfants" de la nation). Dans l'article "COLLEGE" de l'Encyclopédie, il critiquait déjà la tradition médiévale des universités françaises où on n'apprend que "deux langues mortes qui ne sont utiles qu'à un très petit nombre de citoyens.", et le Plan souligne l'archaïsme de la métaphysique aristotélicienne, avec ses principes sans fondement sur "l'essence, l'existence, la distinction des deux substances, des thèses aussi frivoles qu'épineuses, les premiers éléments du scepticisme et du fanatisme", alors que les sciences naturelles y sont totalement absentes : "pas un mot d'histoire naturelle ; pas un mot de bonne chimie..moins encore d'anatomie ; rien de géographie." Par ailleurs, on n'y enseigne pas le droit contemporain mais le droit romain.
L'école de Diderot exclut totalement les femmes. Il offre des bourses aux enfants mâles les plus défavorisés, mais les préjugés de classe freinent ou empêchent l'éducation des plus humbles, les connaissances "primitives" étant réservées à "tous les états" (autrement dit les classes sociales), tandis que "les secondaires ne sont propres qu'à l'état qu'on a choisi.", c'est à dire, comme chez Condorcet (mais avec une certaine mixité en plus, chez ce dernier) une éducation des plus simples pour les paysans ou les ouvriers, qui n'auraient besoin d'apprendre que très peu de choses pour exercer leur métier. L'enseignement a aussi de solides visées morales, il prépare les enfants à être de bons citoyens, de bons sujets de la tsarine, en conduisant "les esprits à tout ce qu'il [lui] plaira, sans avoir l'air de les contraindre", il les forme à être de bonnes personnes et de bons croyants, "vertueux et éclairés".
"Le sauvage perd cette férocité des forêts qui ne reconnaît point de maître, et prend à sa place une docilité réfléchie qui le soumet et l’attache à des lois faites pour son bonheur."
"Les sauvages font des voyages immenses sans se parler, parce que les sauvages sont ignorants.
(...)
il s’agit de donner au souverain des sujets zélés et fidèles, à l’empire des citoyens utiles ; à la société des particuliers instruits, honnêtes et même aimables ; à la famille de bons époux et de bons pères ; à la république des lettres quelques hommes de grand goût, et à la religion des ministres édifiants, éclairés et paisibles.
(...)
Les parents d’un enfant né dans la pauvreté obtiennent d’une réprimande peu ménagée ce que les caresses d’un père opulent, les larmes d’une mère ne pourraient obtenir d’un enfant corrompu par l’assurance d’une grande fortune. Les efforts du premier se soutiennent par la sévérité dont on châtie sa négligence ou sa paresse. Sans cesse averti du sort qui l’attend s’il ne profite pas du temps et des maîtres, une menace réitérée l’aiguillonne.
(...)
Tous les états n’exigent pas la même portion des connaissances primitives ou élémentaires qui forment la longue chaîne du cours complet des études d’une université. Il en faut moins à l’homme de peine ou journalier qu’au manufacturier, moins au manufacturier qu’au commerçant, moins au commerçant qu’au militaire, moins au militaire qu’au magistrat ou à l’ecclésiastique, moins à ceux-ci qu’à l’homme public.
(...)
Moins il y a d'opulence autour du berceau de l'enfant qui naît, mieux les parents conçoivent la nécessité de l'éducation ; plus sérieusement et plus tôt l'enfant est appliqué
(...)
Ces bourses seront mises au concours public ou accordées à un mérite constaté par un examen rigoureux. Il ne faut pas perdre du temps et des soins à cultiver l’esprit bouché d’un enfant à qui la nature n’a donné que des bras qu’on enlèverait à des travaux utiles.
(...)
L’homme marié aura son logement au dehors ; point de femmes dans un collège ; le mélange des deux sexes ne tarde point à y introduire les mauvaises mœurs et la division.
(...)
Madame, avant que de jeter les yeux sur votre plan d’éducation, j’ai voulu savoir quel serait le mien. Je me suis demandé : Si j’avais un enfant à élever, de quoi m’occuperais-je d’abord ? serait-ce de le rendre honnête homme ou grand homme ? et je me suis répondu : De le rendre honnête homme. Qu’il soit bon, premièrement ; il sera grand après, s’il peut l’être. (...)
Je me suis demandé comment je le rendrais bon ; et je me suis répondu : En lui inspirant certaines qualités de l’âme qui constituent spécialement la bonté. Et quelles sont ces qualités ? La justice et la fermeté.
Diderot, Plan d'une Université pour le gouvernement de Russie, 1775.
Condorcet : Nous verrons au chapitre de la Révolution française que Condorcet partagera avec ses amis Girondins, pour la plupart adeptes de l'économie libérale, un bon nombre d'idées inégalitaires tant sur le plan politique que social, là où les Montagnards, à l'opposé, seront, dans l'ensemble, plus démocratiques. Ainsi, Condorcet proposera sur l'éducation un projet de réforme de l'instruction publique en 1792 où transparaît, comme chez Diderot, encore très clairement ses positions idéologiques bourgeoises et inégalitaires de classe : cf. Naissance du Libéralisme, La France, 3.
Diderot, en partie, probablement, par le fait d'avoir travaillé et cotoyé des gens d'origines diverses, n"avait pas le mépris d'un Voltaire pour la condition populaire. Nous l'avons vu, sa mentalité bourgeoise l'empêchait de désirer l'égalité sociale et lui faisait habiller la pauvreté des antiques vertus du Ploutos, mais il avait conscience du caractère injuste des différences de classes. Si beaucoup de penseurs de son temps vilipendaient, nous l'avons vu, les pauvres vivant de charité, Diderot quant à lui avait pour eux une certaine compréhension, voire complicité :
"Chez Diderot, la misère et le déclassement peuvent même expliquer le vol des très riches par les plus pauvres comme une forme ironique de restitution (Le Neveu de Rameau) ; ils peuvent justifier la contre- bande pourtant punie de mort sous l’Ancien Régime (Les Deux amis de Bourbonne) ; ils peuvent enfin tenter les brigands de Calabre et par-delà, tous ceux qui rêvent à une forme d’anarchie sociale et politique (Le Supplément au Voyage de Bougainville)" (Pujol, 2019).
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