

De la fin de l'Ancien Régime
« Il ne s'agit que de s'enrichir d'abord »
« maîtres dans leurs fiefs »
Depuis les XIIe-XIIIe siècles, la féodalité a beaucoup évolué et perdu de sa puissance politique et militaire, et la seigneurie "n'est plus un organisme d'exploitation économique quasi autarcique avec sa réserve travaillée par corvée paysanne et ses ateliers artisanaux" (Lemarchand, 2000). Les affranchissements de serfs, la naissance des communes, les concessions à cens et à champart "avaient bouleversé les relations entre les seigneurs et les sujets et déjà réduit l'importance des seigneuries" (Gallet, 1999). Rien de comparable, pourtant, à l'entreprise de sape opérée dès le début du XVIIe siècle par la monarchie, qui a progressivement imposé son pouvoir aux seigneurs féodaux :
"Louis XIV et Colbert publièrent les grandes ordonnances, sur les Eaux et forêts, sur la justice, sur le commerce, sur la marine. Les grandes ordonnances restèrent la base du droit jusqu'à la Révolution. Il y eut bien des projets pour «rendre uniformes les règles de la justice distributive»; ces projets n'aboutirent pas. Cependant, Lamoignon, d'Aguesseau, Necker, Basville de Lamoignon furent à l'origine de réformes qui touchèrent les seigneuries. Les Parlements rendirent aussi des jugements dans ce sens. Contrairement à ce qui se passait auparavant, les ordonnances royales (ordonnances, édits, arrêts, lettres patentes) furent nombreuses. Elles anéantirent les dispositions coutumières. Elles étendirent les pouvoirs du roi et diminuèrent les pouvoirs et les prérogatives des seigneurs.
Le roi anéantit la puissance militaire des seigneurs. Beaucoup de seigneurs disposaient encore de châteaux forts (...) Pour que les nobles et les ennemis de l'État en général, ne disposent plus de points d'appui à l'intérieur du royaume, Richelieu ordonna une destruction systématique des châteaux fortifiés, en 1629. De plus, les seigneurs ne pourraient plus faire des réserves d'armes et de munitions dans leurs châteaux, et y assembler des soldats. Ils devaient livrer leurs armes et les porter dans les magasins et les arsenaux. Ils n'avaient pas le droit de faire reconstruire leurs châteaux, notamment en utilisant les corvées du droit de guet. Les restes de la puissance militaire des seigneurs étaient anéantis" (Gallet, 1999).
Les physiocrates se sont ensuite joints aux juristes, soucieux depuis longtemps d'unifier législation et administration face aux inextricables coutumes et droits féodaux (relatifs à un fief, une tenure noble), pour multiplier leurs griefs à l'égard de la féodalité, accusée de nuire à la liberté de l'économie, à la concurrence, au développement de marché, à la production agricole. En 1765, le marquis d'Argenson préconisait que des "lois justes et hardies rendissent la liberté aux fonds et autorisent le rachat forcé" (Considérations sur le gouvernement ancien et présent de la France, Amsterdam, 1765) et ajoutait : "on dira que les principes du présent traité favorables à la démocratie, vont à la destruction de la noblesse et on ne se trompera pas" et "ce qui subsiste, affirme D'Argenson, n'est qu'une ombre de Seigneurie, & encore cette ombre est bien fâcheuse au public ;" (op. cité).
Il proposa alors une administration populaire sous l'autorité royale, ainsi que l'égalité, de sorte "que chacun soit fils de ses œuvres et de ses mérites" (Gallet, 1999). Tout cela en bon libéral, et à la manière d'Adam Smith, en pensant que "la recherche des intérêts individuels rejoindra l'intérêt général" (cf. le marquis d'Argenson ). Plus de dix ans plus tard, Pierre-François de Boncerf, secrétaire de Turgot, écrira Les inconvénients des droits féodaux (1776), ouvrage qui proposera l'affranchissement des fonds comme des personnes, mais aussi le rachat des rentes, devoirs et servitudes féodales. Encore assez hardi pour l'époque, le livre fit sensation en même temps qu'il causa quelque crainte dans l'aristocratie : l'œuvre fut condamnée rapidement à être brûlée le 23 février 1776 et l'auteur échappa à la condamnation grâce à l'intervention de Turgot. En 1779, Guillaume-François Le Trosne (1728-1780), juriste, publie sa Dissertation sur la féodalité, à la suite de son traité De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt (Bâle, 1779). Etc.
Cette diminution réelle de pouvoir des nobles n'empêchera pas la féodalité civile de demeurer et de laisser les seigneurs gouverner les campagnes, c'est-à-dire les paysans eux-mêmes. Il ne battaient plus monnaie, ne possédaient plus la haute justice, ne levaient plus l'impôt, "mais ils demeuraient les maîtres dans leurs fiefs, levaient droits seigneuriaux et féodaux, rendaient la justice, exerçaient la police, c'est-à-dire le gouvernement de la vie quotidienne qu'ils réglaient par leurs propres ordonnances" (Gallet, 1999).
"À la veille de la Révolution, les aspects politiques du système féodal se sont largement estompés sous l’effet de la reconstruction de l’État monarchique et parmi les prérogatives de droit public détenues jadis par les seigneurs, il reste surtout le droit de justice et ses différents appendices. Mais le système social reste bien vivant avec sa très complexe hiérarchie des personnes et des biens marquée par toute une série de prérogatives et d’innombrables redevances. Comme l’écrit très justement Tocqueville « la féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions civiles en cessant d’être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c’est avec vérité qu’on peut dire qu’en détruisant une partie des institutions du Moyen Age, on avait rendu cent fois plus odieux ce qu’on en laissait » (Clere, 2005, citation d'Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Michel Lévy Frères, 1856).
Ainsi, jusqu'à la Révolution française, les seigneurs, laïcs ou ecclésiastiques (voir plus loin) continuèrent de ponctionner lourdement les paysans comme par le passé et d'exercer autant qu'ils le pouvaient leur pouvoir sur leurs serfs. Dans l'Ancien Régime, non seulement les seigneurs perçoivent de la part des paysans toutes sortes d'impôts (cf. détail dans Révolution française, Les Cahiers de doléances), mais profitent de privilèges exorbitants, que nous examinerons. Ainsi, le premier et le second ordre (clergé et noblesse) sont quant à eux non seulement exemptés d'impôts mais disposent de privilèges considérables.
La suppression de la servitude et de la mainmorte, dans le domaine royal, fut bien édictée par Necker en 1779, mais si cet édit fit beaucoup de bruit, il ne fut suivi, au final, de peu d'effet :
"Il n'eut qu'un succès mitigé dans les terres de la Couronne, il échoua presque complètement ailleurs. Des sujets y furent indifférents. Des seigneurs refusèrent le rachat et surveillèrent les échutes [droit de succession accordé aux seigneurs sur des mainmortables sans descendants, NDR]. Ou proposèrent le rachat à des conditions que les sujets trouvèrent trop lourdes. D'autres affranchirent leurs serfs mais contre de fortes sommes d'argent, l'accroissement des lods et ventes, de la taille seigneuriale, des banalités , des corvées, le doublement des champarts . Des seigneurs libéraux favorables au rachat, comme l'abbé commendataire Louis-Aynard de Clermont-Tonnerre, abbé de Luxeuil, se heurtèrent à l'hostilité de l'administration royale. Le rachat n'était pas encore passé dans les mœurs. Les refus des seigneurs, à propos d'un point particulier du régime seigneurial, montrent que l'opinion des nobles et des ecclésiastiques n'évoluait que très lentement vers des idées libérales et vers des transformations des statuts anciens (...) En définitive, les changements furent limités. La législation royale avait porté sur un grand nombre de matières. Mais elle n'avait touché ni les droits féodaux, ni la plupart des droits seigneuriaux (Gallet, 1999).
Par ailleurs, un certain nombre de seigneurs "ont agrandi leurs réserves. Entamé depuis longtemps, le rassemblement des terres par les seigneurs s'est poursuivi, au détriment de la propriété des paysans. Ceux-ci ont perdu 10 % en moyenne mais parfois 20 ou 30 % de la propriété qu'ils possédaient vers 1600" (Gallet, 1999). La condition des paysans du XVIe au XVIIIe siècle "est marquée en premier lieu par la dépossession progressive du sol, de cette paysannerie. D'après G. Lefebvre la propriété paysanne en 1789 varie entre 15 et 70 % du sol selon les régions avec une moyenne nationale de 35 % 54. De façon générale, l'expropriation des paysans a commencé ou s'est accélérée après 1560. Plusieurs facteurs ont joué. Les destructions et les charges des guerres - troubles religieux, guerre de Trente Ans ... - touchent particulièrement les cultivateurs. L'augmentation du fisc après 1520, puis après 1630, pèse surtout sur les campagnes. Les crises cycliques obligent les paysans endettés à vendre leurs lopins ; en Picardie, au XVIIe siècle, chaque moment de cherté notable amène un transfert de propriété rurale55. Enfin se développant de 1470 à 1580, reprenant de 1600 à 1640-60, puis encore de 1740 à 1789, l'expansion démographique aboutit à diviser à l'excès les héritages, et oblige à vendre les parcelles à des acheteurs qui peuvent n'être pas cultivateurs" (Lemarchand, 2000). Mais d'autres facteurs, s'ajoutent à cette "pulvérisation de la propriété paysanne" (op. cité), dont profitent d'abord "la bourgeoisie du négoce et des offices" : les nouveaux nobles, bourgeois et seigneurs à la fois, qui profitent à plein de tous les droits seigneuriaux, les baux à cens devenus de plus en plus inabordables dans la région parisienne, les afféagements trop coûteux en Bretagne qui profitent aux bourgeois ou aux paysans aisés. Ces derniers opèrent une concentration agraire et de fermages, notamment dans les pays d'agriculture intensive, comme la Picardie ou l'Ile-de-France, tout en accaparant davantage de biens et de droits collectifs réservés ici aux seuls habitants taillables (donc plus aisés), là aux gros fermiers d'élevage extensif, laissant peu de place aux vaches des journaliers. On rejoint là le grignotage accéléré, de plus en plus boulimique, des communs par les seigneurs, par les plus riches en général, qui se voient octroyer des droits de clôture : voir Révolution française, Les Cahiers de doléances.
Ainsi, nombre de paysans pauvres (métayers, bordiers et manouvriers, etc.) se retrouvent écartés des communs, sans terre, expropriés, accablés de prélèvements féodaux et fiscaux et deviennent incapables d'assurer leur subsistance. Une partie d'entre eux augmentent donc la cohorte de mendiants et autres errants (Lemarchand, 2000),
« distinction utile ou honorable »
En plus de posséder des droits féodaux et seigneuriaux, les nobles jouissaient de privilèges particuliers, dont le plus notable est l'accès à des "états" ou "offices", fonctions ou professions prestigieuses de gouvernement auxquelles les bourgeois n'ont longtemps pas eu accès (dans la justice, les finances, en particulier), à moins d'être anoblis. Cependant, la réussite sociale de ces derniers, la perméabilité progressive au cours du temps, entre les deux ordres, conduira la royauté, vers la fin de l'Ancien Régime, à leur ouvrir progressivement les portes de la noblesse, en procédant à de plus en plus d'anoblissement (noblesse de robe) et en leur ouvrant davantage l'accès aux fonctions suprêmes longtemps réservées à la vieille noblesse, la noblesse guerrière, dite "noblesse d'épée", la plus considérée, évolutions contre lesquelles s'insurgeront un certain nombre de nobles très conservateurs des ordres anciens, cherchant à sauvegarder une société de privilèges nobiliaires, tels l'écrivain Fénelon (François de Salignac de La Mothe-Fénelon, 1651-1715) ou Saint-Simon (Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, 1675-1755, mémorialiste de Louis XIV, cousin éloigné de son homonyme, célèbre économiste (Thiveaud, 1998).
Noblesse de robe et d'épée
Les distinctions de noblesse de "robe" ou d'"épée' sont assez tardives. L''expression "noblesse d'épée" serait apparue en 1644, dans Le Menteur, comédie de Corneille, tandis que celle de robe est un peu plus ancienne :
"Au XVIe siècle, sont le plus souvent distingués gens de robe courte et gens de robe longue. Les premiers désignent les prévôts, maréchaux et les lieutenants criminels, parfois aussi les baillis et sénéchaux qui, tous, exercent des fonctions de justice et de police et qui jugent l’épée aux côtés (...) Quant à l’expression « robe longue », elle renvoie aux magistrats et avocats des cours de la justice royale. Toutes les charges de robe longue ne sont pas anoblissantes : là encore, la frontière entre nobles et non-nobles passe à l’intérieur de la catégorie" (Haddad, 2020).
Les riches bourgeois du Tiers-Etat (le "Haut Tiers"), profitent comme le haut clergé et la noblesse de privilèges notables, eux aussi, tandis que, dans une bien moindre mesure financière, certains privilèges représentent une grande variété d'avantages qui profitent non seulement à des particuliers mais à de nombreux groupes de personnes de l'ensemble des classes sociales :
"Les milliers d'agents de la Ferme générale et autres collecteurs impôts étaient eux-mêmes exempts d'impôts Les privilèges découlaient parfois du lieu même de résidence comme c'était le cas, par exemple, dans les municipalités où en tant que bourgeois on ne payait pas d'impôt sur les biens-fonds, même lorsque ceux-ci étaient sis à la campagne. Même chose pour des provinces entières exemptes de l'impôt sur le sel ou qui, ayant des états représentatifs, payaient des impôts différents plus légers. Les privilèges découlaient également de l'appartenance à certains corps (corps de métiers, corps constitués) et des corps on en trouvait partout Il y avait non seulement les corps les plus notoires et les plus bruyants — le clergé, les cours souveraines, les Etats provinciaux — mais aussi les tribunaux de toutes sortes, moins actifs, à peine fonctionnels, qui se comptaient littéralement par centaines, les municipalités, les associations professionnelles, les guildes et autres institutions d'une effarante variété. Les membres des corps ne constituaient nullement une petite élite aristocratique on trouvait parmi eux des cordonniers des barbiers etc. et ils se dénombraient par centaines de milliers et bien plus encore si on compte leurs familles. Tout hostiles qu'ils aient été, souvent, aux privilèges des autres ils n'en possédaient pas moins leurs propres privilèges. Personne dans la société française de 1789, à quelque niveau que ce fût, ne pouvait manquer d'être conscient des privilèges et de leur importance" (Bien, 1988).
Cependant, le fossé est grand entre les avantages accordés aux divers corps sociaux et ceux extrêmement juteux aux particuliers nantis de privilèges, nobles ou riches bourgeois. Les premiers sont des facilités, des avantages concurrentiels, des monopoles parfois, qui avantagent des groupes (parfois des individus) plutôt que d'autres, tandis que les seconds, si on excepte les privilèges seulement honorifiques, sont synonymes de gains significatifs, correspondant à la valeur des offices concernés. Il n'est que de penser, plus près de nous, à tous ces prétendus "privilèges", en réalité bien relatifs, des cheminots ou autres fonctionnaires, dénoncés hypocritement par le patronat, au prétexte de faire adopter des réformes antisociales, nous le verrons ailleurs. Les avantages accordés dans l'Ancien Régime aux ouvriers, à des groupes d'artisans peuvent permettre à certains de gagner un peu plus que d'autres, tandis que les privilèges des riches et des grands bourgeois, quant à eux, ouvrent la voie à un enrichissement conséquent ou prodigieux : ce sont eux qui nous intéresseront ici, pour donner la meilleur image possible des grandes inégalités de cette époque, particulièrement sur sa fin, où nobles et bourgeois finissent de se tirer la bourre.
Il faut donc, distinguer ici deux acceptions du mot privilège : Une première, très générale, qui désigne un droit ou un "avantage particulier accordé par une autorité, à une personne ou à un groupe, en dehors des règles communes" (CNTRL), et une seconde, historique, propre à l'Ancien Régime : "Droits, avantages matériels ou honorifiques, concédés à certaines personnes en raison de leur naissance, de leurs fonctions, de leur appartenance à certains corps (magistrature, clergé, corporations), ainsi qu'à certaines institutions, certaines villes ou provinces." (op. cité). Le privilège des riches, cette "distinction utile ou honorable dont jouissent certains membres de la société" comme on pouvait le définir en 1780 (Bien, 1988), était principalement constitué par les charges ou offices (fonctions), qui finiront par obtenir une valeur pécuniaire, vénale (on parle de vénalité des charges ou des offices), et constituaient donc des biens monnayables. Hérédité et vénalité étaient donc deux piliers essentiels de l'Ancien Régime en Europe, que ce soit à Rome, en France, en Castille et dans beaucoup d'autres pays d'Europe.
"À la fin du Moyen Âge, à mesure que le nombre d’agents royaux augmente et que leurs fonctions se spécialisent, la stabilité des charges, prélude à leur vénalité, progresse (inamovibilité consacrée par l’ordonnance du 21 octobre 1467). Sous une forme privée tout d’abord, les titulaires d’offices prennent l’habitude de s’en démettre en faveur d’un parent ou d’un tiers moyennant contrepartie financière et à condition que le résignant survive quarante jours à la cession (pour éviter les résignations in extremis). Les résignataires doivent également s’acquitter d’un droit de mutation, le Quart denier (1567), au profit du fisc royal, soit un quart du prix de cession. En 1604, la monarchie renonce à éradiquer cette pratique ancrée dans les mœurs, préférant la canaliser et en tirer profit : les acquéreurs sont dispensés de l’obligation de survivance contre le paiement d’une taxe annuelle appelée « Paulette » (Charles Paulet est le premier financier auquel l’impôt est affermé) équivalente au soixantième de la valeur de la charge. D’occulte, la vénalité privée est devenue officielle." (Salles, 2014),
Ainsi, pendant plus de deux siècles, la royauté y avait trouvé là un bon moyen d'emprunter : "Lors de la vente initiale un office acheteur avançait au roi un capital en argent et acquérait en contrepartie un bien il pouvait ultérieurement revendre léguer et même à l'occasion louer à quelqu'un d'autre. Il acquérait en outre trois autres choses — une fonction publique, un revenu et des privilèges. La fonction pouvait être importante ou non. Certains officiers jouaient un rôle essentiel dans le gouvernement — par exemple, les maîtres des requêtes qui participaient au Conseil du Roi et parmi lesquels étaient désignés les intendants des provinces ; les receveurs généraux qui supervisaient la collecte des impôts directs ; les magistrats des cours souveraines et autres" (Bien, 1988).
"Les sociétés d’Ancien Régime réunissaient a priori les principales conditions favorables à la perpétuation des grandes fortunes : un stock élevé et fortement concentré de richesses privées transmissibles, une taxation que l’on peut considérer d’emblée comme globalement régressive (avec le poids croissant des impositions indirectes sur les biens de consommation courante et une ligne de partage fondamentale entre exemptés et contribuables qui variait à peine d’un pays à l’autre), un taux de mortalité élevé qui concourait à canaliser les flux successoraux sur un nombre restreint d’héritiers (en dépit du taux de natalité élevé lui aussi), sans compter les pratiques matrimoniales et les dispositions testamentaires qui tendaient clairement à cette fin. En dehors d’initiatives épisodiques et éphémères, l’absence de taxation des successions en ligne directe, dispensées, même pour la France, du droit d’enregistrement léger du centième denier qui frappait les autres transferts de biens, et le cadre légal autant que coutumier favorisaient la transmission familiale des richesses dans une mesure non négligeable.
(...)
Ainsi, les conditions optimales du processus d’accroissement patrimonial analysées dans Le capital au XXIe siècle [Thomas Piketty, Seuil, 2013, NDR] sont de toute évidence réunies à l’époque moderne : la période était traversée de guerres, les décollages économiques et démographiques étaient des exceptions localisées et le plus souvent réversibles, la répartition des richesses était très inégalitaire et la structure de l’impôt profondément régressive (taxation indirecte dominante, exemptions fiscales étendues de l’impôt direct, émergence tardive et incomplète des impôts universels, absence d’imposition des successions) [3]. Les sociétés européennes d’Ancien Régime offrent en quelque sorte un cas d’école pour éprouver la validité de la mécanique d’hyperconcentration patrimoniale qui a profité aux grandes fortunes.
(...)
notes [3] : Une telle situation n’est certes pas une constante du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, ni commune à tous les pays de l’Europe moderne, mais elle correspond du moins à ce qu’il était convenu d’appeler le « sombre XVIIe siècle »" (Béguin, 2015).
charges : "La fermeture de l’accès aux grandes charges de cour, qui dépendaient de la faveur royale et demeuraient a priori étrangères à cette transmission intergénérationnelle, procédait d’un mode d’assurance parallèle, le roi accordant des brevets¹ de retenue qui consignaient non la totalité de la valeur marchande de la charge, mais la partie remboursable en cas de dépossession au profit d’un nouveau titulaire . Les montants de ces brevets, accordés par le souverain, permettaient de limiter le préjudice économique subi par les familles susceptibles d’être destituées ou de leur tenir lieu de garantie hypothécaire pour emprunter. Or la valeur marchande des brevets de retenue des offices les plus prestigieux de la cour et des grands gouvernements militaires de province a atteint des sommets aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce qui les a confinés dans un milieu toujours plus restreint. Ajoutés aux lettres de survivance qui garantissaient la transmission des charges à un héritier, ces brevets à la valeur exorbitante ont figé la circulation des grands offices de la cour, dont plusieurs ont été détenus en succession patrilinéaire directe du règne de Louis XIV à la Révolution." (Béguin, 2015).
1. "Brevet : acte par lequel le Roi concède une grâce quelconque (…) Le brevet de la taille était la somme fixée pour le montant de la taille de l’année à venir." (Marcel Marion, Dictionnaire des institutions…, Paris, Picard, rééd. 1984., in Béguin, 2015)"
« C’est un loup ravissant, que l’on lâche sur la terre »
Depuis le haut moyen-âge, de nombreuses entités et particuliers ecclésiastiques sont de véritables seigneuries (monastères, commanderies, chapitres de chanoines, évêchés, les évêques et archevêques eux-mêmes, etc.). Vassales d'un suzerain, les seigneuries monastiques, épiscopales ou canoniales sont elles-mêmes suzeraines en leur rang et possèdent donc des vassaux, jouissant de nombreuses prérogatives. Le premier ordre, le clergé, bénéficie en France des "libertés de l'Eglise gallicane", formule qui désignait un certain nombre d'anciennes coutumes (libertates, dans cette acception médiévale), conservées contre la prétention des papes à régenter l'Eglise toute entière (Laboulaye, 1858). Cette tradition gallicane s'appuyait sur deux piliers essentiels : la séparation des pouvoirs temporels et spirituels et la souveraineté limitée du pape, opposées à son pouvoir absolu et à son infaillibilité. Ainsi, les ecclésiastiques bénéficient de toutes sortes d'immunités et d'exemptions. Ils "ne peuvent ainsi être incarcérés pour dettes. Ils relèvent de l’officialité, c’est-à-dire de la justice ecclésiastique de l’évêque ou du pape. Un roi ne peut juger un prélat.
L’immunité exempte le clergé et ses biens de l’impôt. Le seul tribut exigible de l’ordre est la prière. Ses biens sont exemptés de droit divin car ils sont affectés au culte, à ses serviteurs et aux pauvres. Un ecclésiastique ne paie donc ni gabelle, ni taille personnelle, même sur ses biens propres, il n’est pas soumis aux corvées et au logement des gens de guerre. Entre le xvie et le xviiie siècle, le clergé parvient à ne pas déclarer ses biens ni à payer la capitation de 1695, pas plus que le dixième en 1710 ou le vingtième en 1750. La monarchie reconnaît cette immunité en 1711 ou en 1726 mais elle cherche néanmoins à limiter ces privilèges voire à les contourner…" (Le Gall et Brian, 1999). A ces privilèges s'ajoutent, pour les seigneuries ecclésiastiques, tous ceux qui permettent, de la même manière qu'aux seigneuries laïques, d'engranger des revenus annuels colossaux au moyen de rentes, taxes et impôts féodaux divers (avec une exclusivité sur la dîme), auxquels s'ajoutaient le produit des quêtes de l'office dominical, les dons parfois mirifiques de riches bienfaiteurs, exonérés d'impôts, ou encore tous les revenus du casuel (revenus irréguliers), issus pour l'Eglise de diverses prestations religieuses tarifées : sacrements de baptême, de mariage, extrême-onction, communion, etc. Les clercs percevaient selon leur ordre hiérarchique une portion plus ou moins grande de cette manne gigantesque, qu'on appelle bénéfice ecclésiastique.
Ainsi, la seigneurie ecclésiastique est tout autant une vaste entreprise lucrative que la seigneurie laïque et tout autant productrice d'inégalités et d'injustices : les nombreux abus des abbayes, par exemple, seront très souvent dénoncés par la population dans les Cahiers de doléances en 1789.
On aura une idée de l'étendue de cette vaste entreprise de hold-up et d'exploitation sociale en lisant ci-dessous de larges extraits, très instructifs, tirés de l'œuvre de Taine :
“ Dans l’Almanach royal et dans la France ecclésiastique de 1788, nous lisons leur revenu avoué ; mais le revenu véritable est de moitié en sus pour les évêchés, du double et du triple pour les abbayes, et il faut encore doubler ce revenu véritable pour en avoir la valeur en monnaie d’aujourd’hui. Les cent trente et un évêques et archevêques ont ensemble 5 600 000 livres de revenu épiscopal et 1 200 000 livres en abbayes, en moyenne 50 000 livres par tête dans l’imprimé, 100 000 en fait : aussi bien aux yeux des contemporains, au dire des spectateurs qui savaient la vérité vraie, un évêque était « un grand seigneur ayant 100 000 livres de rente ». Quelques sièges importants sont dotés magnifiquement. Sens rapporte 70 000 livres, Verdun 74 000, Tours 82 000, Beauvais, Toulouse et Bayeux 90 000, Rouen 100 000, Auch, Metz, Albi 120 000, Narbonne 160 000, Paris et Cambrai 200 000 en chiffres officiels, et probablement moitié en sus en sommes perçues. D’autres sièges, moins lucratifs, sont en proportion mieux traités encore. Figurez-vous une petite ville de province, qui souvent n’est pas même une mince sous-préfecture de notre temps, Couserans, Mirepoix, Lavaur, Rieux, Lombez, Saint-Papoul, Comminges, Luçon, Sarlat, Mende, Fréjus, Lescar, Belley, Saint-Malo, Tréguier, Embrun, Saint-Claude, alentour moins de deux cents, moins de cent, parfois moins de cinquante paroisses, et, pour exercer cette petite surveillance ecclésiastique, un prélat qui touche de 25 000 à 70 000 livres en chiffres officiels, de 37 000 à 105 000 livres en chiffres réels, de 74 000 à 210 000 livres en argent d’aujourd’hui. Quant aux abbayes, j’en compte trente-trois qui rapportent de 25 000 à 120 000 livres à l’abbé, vingt-sept qui rapportent de 20 000 à 100 000 livres à l’abbesse ; pesez ces chiffres de l’Almanach, et songez qu’il faut les doubler et au-delà pour avoir le revenu réel, les quadrupler et au-delà pour avoir le revenu actuel. Il est clair qu’avec de tels revenus et les droits féodaux de police, de justice, d’administration qui les accompagnent, un grand seigneur ecclésiastique ou laïque est, de fait, une sorte de prince dans son district, qu’il ressemble trop à l’ancien souverain pour avoir le droit de vivre en particulier ordinaire, que ses avantages privés lui imposent un caractère public, que son titre supérieur et ses profits énormes l’obligent à des services proportionnés, et que, même sous la domination de l’intendant, il doit à ses vassaux, à ses tenanciers, à ses censitaires, le secours de son intervention, de son patronage et de ses bienfaits.
Pour cela il faudrait résider, et le plus souvent il est absent. Depuis cent cinquante ans, une sorte d’attraction toute-puissante retire les grands de la province, les pousse vers la capitale, et le mouvement est irrésistible, car il est l’effet des deux forces les plus grandes et les plus universelles qui puissent agir sur les hommes, l’une qui est la situation sociale, l’autre qui est le caractère national.
(...)
Les grands seigneurs laïques ont leur hôtel dans la capitale, leur entresol à Versailles, leur maison de plaisance dans un cercle de vingt lieues ; si de loin en loin ils visitent leurs terres, c’est pour y chasser. Les quinze cents abbés et prieurs commendataires [cf. chapitre sur la commende, plus bas, NDR] jouissent de leurs bénéfices comme d’une ferme éloignée. Les deux mille sept cents grands vicaires et chanoines de chapitre se visitent et dînent en ville. Sauf quelques hommes apostoliques, les cent trente et un évêques résident le moins qu’ils peuvent ; presque tous nobles, tous gens du monde, que feraient-ils loin du monde, confinés dans une ville de province ? Se figure-t-on un grand seigneur, jadis abbé brillant et galant, maintenant évêque avec cent mille livres de rente et qui volontairement s’enterre pour toute l’année à Mende, à Condom, à Comminges, dans une bicoque ? La distance est devenue trop grande entre la vie élégante, variée, littéraire du centre, et la vie monotone, inerte, positive de la province. C’est pourquoi le grand seigneur qui sort de la première ne peut entrer dans la seconde ; il reste absent, au moins de cœur.
(...)
« Les biens de l’Église, dit un cahier, ne servent qu’à nourrir les passions des titulaires. » « Suivant les canons, dit un autre cahier, tout bénéficière doit donner le quart de son revenu aux pauvres ; cependant, dans notre paroisse, il y a pour plus de douze mille livres de revenu, et il n’en est rien donné aux pauvres, sinon quelque faible chose de la part du sieur curé. » — « L’abbé de Conches touche la moitié des dîmes et ne contribue en rien au soulagement de la paroisse. » Ailleurs, « le chapitre d’Ecouis, qui possède le bénéfice des dîmes , ne fait aucun bien aux pauvres et ne cherche qu’à augmenter son revenu ». Près de là, l’abbé de la Croix-Leufroy, « gros décimateur, et l’abbé de Bernay, qui touche cinquante-sept mille livres de son bénéfice et ne réside pas, gardent tout et donnent à peine à leurs curés desservants de quoi vivre ». — « J’ai dans ma paroisse, dit un curé du Berry, six bénéfices simples dont les titulaires sont toujours absents, et ils jouissent ensemble de neuf mille livres de revenu ; je leur ai fait par écrit les plus touchantes invitations dans la calamité de l’année dernière ; je n’ai reçu que deux louis d’un seul, et la plupart ne m’ont pas même répondu. » — À plus forte raison faut-il compter qu’en temps ordinaire ils ne feront point remise de leurs droits. D’ailleurs, ces droits, censives, lods et ventes, dîmes et le reste, sont entre les mains d’un régisseur, et un bon régisseur est celui qui fait rentrer beaucoup d’argent. Il n’a pas le droit d’être généreux aux dépens de son maître, et il est tenté d’exploiter à son profit les sujets de son maître. En vain la molle main seigneuriale voudrait être légère ou paternelle, la dure main du mandataire pèse sur les paysans de tout son poids, et les ménagements d’un chef font place aux exactions d’un commis. — Qu’est-ce donc lorsque, sur le domaine, au lieu d’un commis, on trouve un fermier, un adjudicataire qui, moyennant une somme annuelle, a acheté du seigneur l’exploitation de ses droits ? Dans l’élection de Mayenne, et certainement aussi dans beaucoup d’autres, les principaux domaines sont affermés de la sorte. D’ailleurs il y a nombre de droits, comme les péages, la taxe des marchés, le droit du troupeau à part, le monopole du four et du moulin banal, qui ne peuvent guère être exercés autrement ; il faut au seigneur un adjudicataire qui lui épargne les débats et les embarras de la perception. En ce cas si fréquent, toute l’exigence et toute la rapacité de l’entrepreneur, décidé à gagner ou tout au moins à ne pas perdre, s’abattent sur les paysans : « C’est un loup ravissant, dit Renauldon que l’on lâche sur la terre, qui en tire jusqu’aux derniers sous, accable les sujets, les réduit à la mendicité, fait déserter les cultivateurs, rend odieux le maître qui se trouve forcé de tolérer ses exactions, pour le faire jouir. » Imaginez, si vous pouvez, le mal que peut faire un usurier de campagne armé contre eux de droits si pesants ; c’est la seigneurie féodale aux mains d’Harpagon ou plutôt du père Grandet. En effet, lorsqu’un droit devient insupportable, on voit, par les doléances locales, que presque toujours c’est un fermier qui l’exerce. ”
Hippolyte Adolphe Taine, Les origines de la France contemporaine. tome I, L’Ancien Régime (volumes 1 et 2, 1875), Livre premier, chapitre III, 3 ; Paris, Hachette, 3 tomes en 11 volumes, plus un volume d'index, de 1875 à 1893.
Renauldon Me Joseph Renauldon (1719 - v.1790), jurisconsulte, qui a écrit un Traité historique et pratique des droits seigneuriaux (1765)
“Regardons le plus vivace et le mieux enraciné de ces corps, l’Assemblée du clergé. Tous les cinq ans elle se réunit, et, dans l’intervalle, deux agents choisis par elle veillent aux intérêts de l’ordre .... On a vu comment sa diplomatie a sauvé les immunités du clergé, comment elle l’a racheté de la capitation et des vingtièmes, comment elle a changé sa part d’impôt en un « don gratuit », comment chaque année elle applique ce don au remboursement des capitaux empruntés pour son rachat, par quel art délicat elle est parvenue, non seulement à n’en rien verser dans le Trésor, mais encore à soutirer chaque année du Trésor environ 1 500 000 livres ; c’est tant mieux pour l’Église, mais tant pis pour le peuple. — Maintenant parcourez la file des in-folios où se suivent de cinq ans en cinq ans les rapports des agents, hommes habiles et qui se préparent ainsi aux plus hauts emplois de l’Église, les abbés de Boisgelin, de Périgord, de Barrai, de Montesquiou ; à chaque instant, grâce à leurs sollicitations auprès des juges et du Conseil, grâce à l’autorité que donne à leurs plaintes le mécontentement de l’ordre puissant que l’on sent derrière eux, quelque affaire ecclésiastique est décidée dans le sens ecclésiastique ; quelque droit féodal est maintenu en faveur d’un chapitre ou d’un évêque ; quelque réclamation du public est rejetée. En 1781, malgré un arrêté du Parlement de Rennes, les chanoines de Saint-Malo sont maintenus dans le monopole de leur four banal, au détriment des boulangers qui voudraient cuire à domicile et des habitants qui payeraient moins cher le pain cuit chez les boulangers. En 1773, Guénin, maître d’école, destitué par l’évêque de Langres et vainement soutenu par les habitants, est forcé de laisser sa place au successeur que le prélat lui a nommé d’office. En 1770, Rastel, protestant, ayant ouvert une école publique à Saint-Affrique, est poursuivi à la demande de l’évêque et des agents du clergé ; on ferme son école et on le met en prison. — Quand un corps a gardé dans sa main les cordons de sa bourse, il obtient bien des complaisances ; elles sont l’équivalent de l’argent qu’il accorde. Le ton commandant du roi, l’air soumis du clergé ne changent rien au fond des choses ; entre eux, c’est un marché : donnant, donnant ; telle loi contre les protestants, en échange d’un ou deux millions ajoutés au don gratuit. C’est ainsi que graduellement s’est faite, au dix-septième siècle, la révocation de l’édit de Nantes, article par article, comme un tour d’estrapade après un autre tour d’estrapade, chaque persécution nouvelle achetée par une largesse nouvelle, en sorte que, si le clergé aide l’État, c’est à condition que l’État se fera bourreau. Pendant tout le dix-huitième siècle, l’Église veille à ce que l’opération continue. En 1717, une assemblée de soixante-quatorze personnes ayant été surprise à Anduze, les hommes vont aux galères et les femmes en prison. En 1724, un édit déclare que tous ceux qui assisteront à une assemblée et tous ceux qui auront quelque commerce direct ou indirect avec les ministres prédicants, seront condamnés à la confiscation des biens, les femmes rasées et enfermées pour la vie, les hommes aux galères perpétuelles. En 1745 et 1746, dans le Dauphiné, deux cent soixante-dix-sept protestants sont condamnés aux galères et nombre de femmes au fouet. De 1744 à 1752, dans l’Est et le Midi, six cents protestants sont enfermés et huit cents condamnés à diverses peines. En 1774, les deux enfants de Roux, calviniste à Nîmes, lui sont enlevés. Jusqu’aux approches de la Révolution, dans le Languedoc, on pend les ministres et l’on envoie des dragons contre les congrégations qui se rassemblent au désert pour prier Dieu .”
Op cité, chapitre IV, 2
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Un règlement imposé au maréchal de Ségur vient de relever la vieille barrière qui excluait les roturiers des grades militaires, et désormais, pour être capitaine, il faudra prouver quatre degrés de noblesse. Pareillement, dans les derniers temps, il faut être noble pour être reçu maître des requêtes, et l’on décide secrètement qu’à l’avenir « tous les biens ecclésiastiques, depuis le plus modeste prieuré jusqu’aux plus riches abbayes, seront réservés à la noblesse ». — De fait, toutes les grandes places, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux ; toutes les sinécures, ecclésiastiques ou laïques, sont pour eux, ou pour leurs parents, alliés, protégés et serviteurs. La France ressemble à une vaste écurie où les chevaux de race auraient double et triple ration pour être oisifs ou ne faire que demi-service, tandis que les chevaux de trait font le plein service avec une demi-ration qui leur manque souvent.
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Voyons-les à l’œuvre sur le budget. On sait combien celui de l’Église est large ; j’estime qu’ils en prélèvent au moins la moitié. Dix-neuf chapitres nobles d’hommes, vingt-cinq chapitres nobles de femmes, deux cent soixante commanderies de Malte, sont à eux par institution. Ils occupent par faveur tous les archevêchés, et, sauf cinq, tous les évêchés. Sur quatre abbés commendataires et vicaires généraux, ils en fournissent trois. Si, parmi les abbayes de femmes à nomination royale, on relève celles qui rapportent 20 000 livres et au-delà, on trouve qu’elles ont toutes pour abbesses des demoiselles. Un seul détail pour montrer l’étendue des grâces : j’ai compté quatre-vingt-trois abbayes d’hommes possédées par des aumôniers, chapelains, précepteurs ou lecteurs du roi, de la reine, des princes et princesses ; l’un d’eux, l’abbé de Vermond, a 80 000 livres de rente en bénéfices. Bref, grosses ou petites, les quinze cents sinécures ecclésiastiques à nomination royale sont une monnaie à l’usage des grands, soit qu’ils la versent en pluie d’or pour récompenser l’assiduité de leurs familiers et de leurs gens, soit qu’ils la gardent en larges réservoirs pour soutenir la dignité de leur rang. Du reste, selon la coutume de donner plus à qui plus a, les plus riches prélats ont, par-dessus leurs revenus épiscopaux, les plus riches abbayes. D’après l’almanach, M. d’Argentré, évêque de Séez, se fait ainsi en supplément 34 000 livres de rente ; M. de Suffren, évêque de Sisteron, 36 000 ; M. de Girac, évêque de Rennes, 40 000 ; M. de Bourdeille, évêque de Soissons, 42 000 ; M. d’Agout de Bonneval, évêque de Pamiers, 45 000 ; M. de Marbeuf, évêque d’Autun, 50 000 ; M. de Rohan, évêque de Strasbourg, 60 000 ; M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, 63 000 ; M. de Luynes, archevêque de Sens, 82 000 ; M. de Bernis, archevêque d’Alby, 100 000 ; M. de Brienne, archevêque de Toulouse, 106 000 ; M. de Dillon, archevêque de Narbonne, 120 000 ; M. de La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, 130 000 : c’est-à-dire le double et parfois le triple en sommes perçues, le quadruple et parfois le sextuple en valeurs d’aujourd’hui. M. de Rohan tirait de ses abbayes, non pas 60 000 livres, mais 400 000, et M. de Brienne, le plus opulent de tous après M. de Rohan, le 24 août 1788, au moment de quitter le ministère, envoyait prendre au « Trésor les 20 000 livres de son mois qui n’était pas encore échu, exactitude d’autant plus remarquable, que, sans compter les appointements de sa place et les 6 000 livres de pension attachées à son cordon bleu, il possédait en bénéfices 678 000 livres de rente, et que, tout récemment encore, une coupe de bois dans une de ses abbayes lui avait valu un million ».”
Op cité, chapitre IV, 3
dîme : "En ce qui concerne les dîmes restées ecclésiastiques, elles font partie, dès le XVIe siècle, du revenu ordinaire des bénéfices et sont le plus souvent accaparées par le haut et moyen clergé des évêchés, abbayes et chapitres qui les administre de la même manière que ses biens seigneuriaux. Certains juristes comme Louis d'Héricourt (Les lois ecclésiastiques dans leur ordre naturel, 1721) les justifient comme étant de droit humain, nécessitées par les besoins de l'entretien des ministres du culte. Ni dans leur nature, ni dans leur destination elles ne sont donc distinguables des droits féodaux proprement dits. Leur taux varie suivant les régions, il est souvent de 1/12 à 1/13 sur les gros grains. Elles représentent parfois un prélèvement plus lourd que celui de la taille royale"
(Lemarchand, 2000).
Voltaire prit la défense avec le juriste et avocat Charles-Gabriel-Frédéric Christin (1741-1799) des serfs du Mont-Jura, en 1772, qui contestaient les titres du chapitre canonial de Saint-Claude (composé de chanoines attachés à la cathédrale), et pour ce faire, écrivit une centaine de lettres et des pamphlets, dont La voix du curé Sur le procès des serfs du Mont Jura, 1772. Cet exemple, pris entre mille, des moines de Saint-Claude, est choisi ici à dessein pour illustrer le fait que les seigneuries étaient aussi bien laïques qu'ecclésiastiques. Ainsi, l'Eglise, munie à la fois de pouvoirs religieux et civils, a été pendant des siècles, tout autant que les autres pouvoirs, au cœur de la domination féodale dans toute l'Europe. Le pamphlétaire emprunte la voix du personnage principal, le curé, pour pouvoir égrener toute une série de misères et d'humiliation subies par les paysans. Le prélat affirme à un groupe de paroissiens venus le solliciter que sa cure "appartient à des moines qui me donnent une pension de quatre cent francs, qu'on appelle, je ne sais pourquoi, portion congrue" (Voltaire, op. cité) avant de s'entendre dire par la petite troupe : "Nous venons seulement demander vôtre appui pour sortir de l'esclavage injuste sous lequel nous gémissons dans ces déserts que nous avons défrichés" (op. cité). Et les paysans d'énumérer les injustices qu'ils subissent. La mainmorte, d'abord : "Ces moines devenus chanoines se sont fait nos souverains, & nous sommes leurs serfs nommés main-mortables (...) Nous sommes esclaves dans nos biens & dans nos personnes. Si nous demeurons dans la maison de nos pères & mères, & si nous y tenons avec nos femmes un ménage séparé, tout le bien appartient aux moines à la mort de nos parents. On nous chasse du logis paternel, nous demandons l'aumône à la porte de la maison où nous sommes nés. Nonseulement on nous refuse cette aumône; mais nos maîtres ont le droit de ne payer ni les remèdes fournis à nos parents, ni les derniers bouillons qu'on leur a donnés. Ainsi, dans nos maladies, nul marchand n'ose nous vendre un linceuil à crédit, nul boucher n'ose nous fournir un peu de viande ; l'apoticaire craint de nous donner une médecine qui pourait nous rendre la vie. Nous mourons abandonnés de tous les hommes, & nous n'emportons dans le sépulcre que l'assurance de laisser des enfants dans la misère & dans l'esclavage.
Si un étranger ignorant ces usages, a le malheur de venir habiter ici un an & un jour dans cette contrée barbare, il devient esclave des moines ainsi que nous. Qu'il acquiere ensuite une fortune dans un autre pays, cette fortune apartient à ces mêmes moines... ce droit s'appelle le droit de poursuite (...) S'ils peuvent prouver qu'une fille mariée n'ait pas couché dans la maison de son père la première nuit de ses noces; mais dans celle de son mari, elle n'a plus de droit à la succession paternelle. On lance contre elle des monitoires qui effraient tout un pays, et qui forcent souvent des paysans intimidés, à déposer que la mariée pourait bien avoir commis le crime de passer la première nuit chez son époux ; alors ce sont les moines qui héritent" (op. cité). De fait, Voltaire illustre là une affaire bien réelle qui a donné le titre à son petit opuscule, défendue par Christin et son confrère M. de la Poule, dans laquelle le parlement de Besançon a fini par donner raison à l'accusée, Jeanne-Marie Mermet, contre les chanoines de Saint-Claude, le 22 juin 1772. Voltaire profite de cet exemple pour pointer du doigt les manigances des hommes d'Eglise : "je bénis le parlement, je bénis Dieu ; j'embrassai en pleurant mes chers paroissiens qui pleuraient avec moi. Je leur demandai pour quel crime leurs ancêtres avaient été condamnés à une si horrible servitude dans le pays de la franchise. Mais quel fut l'excès de mon étonnement, de ma terreur & de ma pitié, quand j'appris que les titres sur lesquels ces moines fondaient leur usurpation étaient évidemment d'anciens ouvrages de faussaires ; qu'il suffisait d'avoir des yeux pour en être convaincu ; que, dans plus d'une contrée, des gens appelés Bénédictins, Bernardins, Prémontrés, avaient commis autrefois des crimes de faux, et qu'ils avaient trahi la religion pour exterminer tous les droits de la nature" (Voltaire, op. cité).
De même, le don fait au curé d'un livre, par un avocat ayant défendu Jeanne-Marie Mermet, permet à Voltaire, toujours par la voix du prélat, de traiter de la fraude massive opérée dans l'Eglise sur nombre d'actes prétendument officiels et de rappeler les différentes études existantes sur le sujet. Cet ouvrage est bien réel, il a été écrit par Christin, sous le titre : Dissertation sur l'Abbaye de Saint-Claude, ses chroniques, ses légendes, ses Chartres, ses usurpations, & les droits des Habitans de cette terre, 1772.
"Je fus d'abord effraié de la quantité des Chartes supposées, de ce nombre prodigieux de faux actes découverts par le savant et pieux Chancelier d'Aguesseau [Henri François d'Aguesseau, 1668-1751, magistrat, NDR], & avant lui par les Launoy [Jean de Launoy, 1603-1678, docteur en théologie, NDR], par les Baillet [Adrien Baillet, 1649-1706, théologien, NDR], par les Dumoulin [Charles Dumoulin, 1500-1566, jurisconsulte, NDR]. Je vis, avec le sentiment douloureux de la pitié indignée d'avoir été trompée par des fables, que toutes les légendes de St. Claude n'étaient qu'un ramas des plus grossiers mensonges, inventés, comme le dit Baillet, au douziéme, & treiziéme siècle : Je vis que des diplômes de l'Empereur Charlemagne, de l'Empereur Lothaire, d'un Louis l'Aveugle se disant Roi de Provence, de l'Empereur Frédéric Ier, de l'Empereur Charles IV, de Sigimond [Sigismon, NDR], son fils, étaient autant d'impostures aussi méprisables que la légende dorée [La Légende dorée, Aurea Legenda, de Jacques de Voragine, 1230-1298, NDR]. (...) Passant à tout moment de la surprise à l'indignation, je vis enfin qu'un très-petit nombre de moines avait réussi insensiblement à réduire à l'esclavage douze mille citoyens, douze mille serviteurs du Roi, douze mille hommes nécessaires à l'état, auxquels ils avaient vendu solemnellement la propriété des mêmes terreins dans lesquels ils les enchainent aujourd'hui (Voltaire, La voix du curé..., op. cité). Un peu plus loin, l'auteur emprunte cette fois la voix d'un des chanoines que va consulter le curé du récit, pour une fois encore énoncer des faits historiques qui pointent du doigt les tromperies éhontées des moines et les injustices qui en découlent : " Je sais bien, me dit-il, que s'il y a de la justice sur la terre, nous perdrons infailliblement nôtre procès. J'avoue que nos titres sont faux & que ceux de nos adversaires sont autentiques. J'avoue qu'en 1350 Jean de Chalons, seigneur de ces Cantons, affranchit les Colons de toute main-morte. Qu'en 1390 Guillaume de La Beaume, abbé de St. Claude, vendit à ces mêmes Colons les restes des terreins dont ils sont propriétaires légitimes, que, sur la fin du seiziéme siècle et au commencement du dix-septiéme, les