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meslier-memoire-testament-vers 1725-bnf.

   

             Critique sociale  :    

     De  Meslier  à  Deschamps     

                Jean Meslier

 

Première page du "Mémoire..", , vers 1725

Manuscrit autographe, II-311 f.

 

             18 x 13,5 cm

Bibliothèque nationale de France

BnF, département des Manuscrits,

​                Fr. 19458, f. 1

meslier

 

Jean  Meslier  (1664-1729)

 

 

Dès le début du XVIIIe siècle, une parole des plus contestataires se fait entendre par la voix du curé Jean Meslier, dont le "Mémoire des pensées de J... M..." (voir illustration de la page manuscrite en exergue) est le premier grand traité sur l'athéisme, précurseur du matérialisme systématique en Europe, dépassant ainsi le cartésianisme, "qu'il connaissait peu" (Deruette, 1985). Ce ne sont pas ces aspects-là qui nous intéresseront ici mais ses idées qu'il exprime, de manière radicale, sur l'égalité des hommes, contre les injustices et les classes sociales, en proposant de mettre toutes les richesses en commun, ou encore en promouvant l'éducation de tous, et même, le divorce. Malheureusement, l'auteur ne nous donne de ses conceptions sociales que des principes généraux, sans jamais élaborer un projet à l'image des  auteurs des utopies sociales de la même époque. 

 

C'est Voltaire, qui eut accès à son oeuvre dès 1735, qui en fit connaître des extraits en 1762 dans le contexte de l''affaire Callas.  La première édition du "Testament" parut à Amsterdam l'année de la création de la Première Internationale. L'ouvrage complet fut traduit en Russie en 1824 et Meslier figura dans les programmes scolaires de l'Union soviétique.

Sa critique sociale est exposée principalement dans la partie politique du livre, qui dénonce "six abus" dont il tient l'Eglise responsable, elle qui autorise "la tirannie des Rois et des Grands de la terre, au grand scandale et au grand préjudice des peuples, qui sont malheureux et misérables  sous le joug de leur dure et cruelle domination."

Jean Meslier (ou Mellier, 1664 - 1729), Mémoire des pensées de j[ean] m[eslier] P[rêtre-] cu[ré] d'Estrep[igny] et de bal[aives], sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes, où l'on voit les démonstrations claires et évidentes de la fausseté de toutes les divinités, et de toutes les religions du monde. Pour être adressé à ses paroissiens après sa mort et pour leur servir de témoignage de vérité à eux, et à tous leurs semblables, in testimonium illis et gentibus ("pour servir de témoignage à eux et aux nations")écrit entre 1719 - 1729, édition 1864, Amsterdam, Meijer, chapitre  XLII, p 169.

 

"Les premier est cette énorme disproportion que l'on voit partout entre les différents Etats et Conditions des Hommes, dont les uns semblent même n'être nés que pour dominer tyranniquement sur les autres et pour avoir toujours leurs plaisirs et leurs contentements dans la vie, et les autres au contraire semblent n'être nés que pour être de misérables, de malheureux et de vils esclaves et pour gémir toute leur vie dans la peine et dans la misère; laquelle disproportion est toute-à-fait injuste, parce qu'elle n'est nullement fondée sur le mérite des uns, ni sur le démérite des autres; et elle est odieuse, parce qu'elle ne sert d'un côté qu'à inspirer et entretenir l'orgueil, la superbe, l'ambition, la vanité, l'arrogance et la fierté dans les uns, et de l'autre côté ne fait qu'engendrer des haines, des envies, des colères, des désirs de vengeance, des plaintes, des murmures, toutes lesquelles passions sont ensuite la source et la cause d'une infinité de maux et de méchancetés qui se font dans le monde; lesquels maux et méchancetés ne seraient certainement pas, si les hommes établissaient entre - eux une juste proportion, et telle qu'il serait seulement nécessaire pour établir et garder entre eux une juste subordination, et non pas pour dominer tyranniquement les uns sur les autres.

Tous les hommes sont égaux par la nature, ils ont tous également droit de vivre et de marcher sur la terre, également, d'y jouir de leur liberté naturelle et d'avoir part aux biens de la terre, en travaillant utilement les uns et les autres, pour avoir les choses nécessaires et utiles à la vie; mais comme ils vivent en société, et qu'une société, ou communauté d'hommes, ne peut être bien "réglée; ni même, étant bien réglée, se maintenir en bon ordre, sans qu'il y ait quelque dépendance et quelque subordination entre eux, il est absolument nécessaire peur le bien de la Société humaine, qu'il y ait entre les hommes une dépendance et une subordination des uns aux autres. Mais il faut aussi que cette dépendance et que cette subordination des uns et des autres soit juste et bien proportionnée; c'est-à-dire, qu'il ne faut pas qu'elle aille jusqu'à trop élever les uns et trop abaisser les autres, ni à trop flatter les uns et à trop fouler les autres, ni à trop donner aux uns et ne rien laisser aux autres, ni enfin à mettre tous les biens et tous les plaisirs d'un côté et à mettre de l'autre toutes les peines, tous les soins, toutes les inquiétudes, tous les chagrins et tous les déplaisirs, d'autant qu'une telle dépendance et subordination serait manifestement injuste et odieuse et contre le droit de la nature même."

'C'est donc manifestement un abus et un très-grand abus dans la Réligion Chrétienne, d'y voir, comme on y voit, non seulement des injustes et odieuses acceptions de personnes, mais d'y voir aussi une si énorme, une si injuste et une si odieuse disproportion entre les différens états et conditions des hommes. Mais voïons un peu aussi d'où provient présentement cet abus, et quelle en pouroit être l'origine et la cause."

 (op. cité, XLIII, Premier abus)

"Qu'a t-on fait en rendant jusqu'à present la noblesse successive ou par hérédité, ou par élection, ou autrement, que de perpétuer un pouvoir et un honneur exorbitant, acquis et agrandi par les vices les plus énormes, par des pratiques indignes d'hommes et desquelles les auteurs mêmes ont de tout tems eu honte."

"C'est donc manifestement un abus et une injustice manifeste, de vouloir, sur un si vain et si odieux fondement et prétexte, établir et maintenir une si étrange et si odieuse disproportion entre les diiférens états et conditions des hommes, qui met, comme on le voit manifestement, toute l'autorité, tous les biens, tous les plaisirs, tous les contentemens, toutes les richesses et même l'oisiveté du côté des grands, des riches et des nobles, et met du côté des pauvres peuples tout ce qu'il y a de pénible et de fâcheux, savoir la dépendance, les soins, la misère, les inquiétudes, toutes les peines et toutes les fatigues du travail; laquelle disproportion est d'autant plus injuste et odieuse, qu'elle les met comme dans une entière dépendance des nobles et des riches, et qu'elle les rend pour ainsi dire leurs esclaves, jusques-là qu'ils sont obligés de souffrir non seulement toutes leurs rebufades, leurs mépris etleurs injures, mais aussi leurs véxations, leurs injustices et leurs mauvais traitemens. Ce qui a donné lieu à un auteur de dire, qu'il n'y a voit rien de si vil et de si abject, rien de si pauvre et de si méprisable que le païsan de France, d'autant, dit-il, qu'il ne travaille que pour les Grands et pour les Nobles, et qu'il a bien de la peine avec tout son travail de gagner du pain pour soi-même. En un mot, dit-il, les païsans sont absolument les Esclaves des Grands et des Nobles, dont ils font valoir les terres et de ceux dont ils les tiennent à ferme: ils ne sont pas moins oprimées par les taxes publiques et les gabelles que par les charges particulières que leurs maitres leur imposent (...)  Mais sachez, mes chers amis, qu'il n'y a point pour vous de plus méchans, ni de plus véritables Diables à craindre, que ces gens-là dont je parle; car vous n'avez véritablement point de plus grands ni de plus méchans adversaires et ennemis à craindre, que les Grands, les Nobles et les Riches de la terre, puisque ce sont effectivement ceux-là qui vous foulent, qui vous tourmentent et qui vous rendent malheureux comme vous êtes." 

 (op. cité, XLIV, Premier abus)

Ce procès des riches vise tout autant les laïcs que les clercs :  

"Tous les autres Monastères des autres différends Ordres, qui sont rentés, ont pareillement de très-grands biens et de très-grands revenus, de sorte que l'on peut dire de tous, qu'ils sont des réservoirs de tous biens, de toute abondance et de toutes richesses. Comment peuvent-ils donc accorder des prétendus voeux de pauvreté et de mortification avec la possession et la jouissance de tant de biens et de tant de richesses ?"

(...) "ils ne sont pas comme les autres,  ils sont les mieux logés, les mieux meublés, les mieux vêtus, les mieux chaussés, les mieux nourris et les moins exposés aux injures et aux incommodités des tems et des saisons; ils ne sont point, comme les autres, fatigués de travail ; ils ne sont point, comme eux, frapés des afflictions et des misères de la vie.

 (op. cité, XLVII, Premier abus)

Dans le second abus, le curé d'Etrépigny met étonnamment sur un même pied d'égalité l'oisiveté des riches et celle des pauvres, qui ne sont pourtant pas du tout de la même nature, et promeut une éthique du travail :

"Cela paroit manifestement non seulement dans une infinité de canailles, qu'il y a de l'un et de l'autre sexe, qui ne font métier que de gueuser et de mendier lâchement leur pain, au lieu qu'ils devroient s'occuper utilement; comme ils pouroient faire, à quelque honnête travail ;  (...)  Il est manifeste que tous ces gens-là, gueux ou riches fainéans, ne sont d'aucune utilité dans le monde, et n'étant d'aucune véritable utilité dans le monde, il faut nécessairement qu'ils soient à charge au public, puisqu'ils ne vivent et ne subsistent que du travail des autres."

(op. cité, XLV, Deuxième abus)

 

"TROISIÈME ABUS.

Un autre abus encore et qui est presque universellement reçu et autorisé dans le monde, est l'appropriation particulière que les hommes se font des biens et des richesses de la terre, au lieu qu'ils devraient tous également les posséder en commun et en jouir aussi également tous en commun. J'entends tous ceux d'un même endroit ou d'un même Territoire, en sorte que tous ceux et celles qui seraient d'une même ville, d'un même bourg, d'un même village, ou d'un même paroisse ne composassent tous ensemble qu'une même famille, se regardant et se considérant tous les uns et les autres comme frères et sœurs, et comme étant tous les enfants de mêmes pères et de mêmes mères, et qui, pour cette raison, devraient tous s'aimer les uns les autres comme frères et comme sœurs et par conséquent devraient vivre paisiblement et communément ensemble, n'ayant tous qu'une même ou semblable nourriture et étant tous également bien vêtus, également bien logés et bien couchés et également bien chaussés, mais s'appliquant aussi également tous à la besogne, c'est-à-dire au travail, ou quelqu'autre honnête et utile emploi, chacun suivant sa profession, ou suivant ce qui serait plus nécessaire ou plus convenable de faire, suivant les temps ou les saisons et suivant les besoins que l'on pourrait avoir de certaines choses, et tout cela sous la conduite, non de ceux qui seraient pour vouloir dominer impérieusement et tyranniquement sur les autres, mais seulement sous la conduite de ceux qui seraient les plus sages et les mieux intentionnés, pour l'avancement et pour le maintien du bien public. Toutes les villes et autres communautés, voisines les unes des autres, aïant aussi, chacune de leur part, grand soin de faire alliance entr'elles et de garder inviolablement la paix et la bonne union entr'elles, afin de s'aider et de se secourir mutuellement les unes les autres dans le besoin, sans quoi le bien public ne peut nullement subsister et il faut nécessairement que la plupart des hommes soient misérables et malheureux.

Car 1° qu'arrive-t'-il de cette division particulière des biens et des richesses de la terre, pour en jouir par les particuliers, chacun séparément les uns des autres, comme bon leur semble ? Il arrive de là, que chacun s'empresse d'en avoir le plus qu'il peut, par toutes sortes de voies, bonnes ou mauvaises : car la cupidité, qui est insatiable, et qui est, comme on sait, la racine de tous les maux, voïant pour ainsi dire par une espèce de porte ouverte à l'accomplissement de ses désirs, elle ne manque pas de profiter de l'occasion et fait faire aux hommes tout ce qu'ils peuvent, pour avoir abondance de biens et de richesses, tant afin de se mettre à couvert de toute indigence, qu'afin d'avoir par ce moïen le plaisir et le contentement de jouir de tout ce qu'ils souhaitent, d'où il arrive que ceux, qui sont les plus forts, les plus rusés, les plus habiles et souvent même aussi les plus méchans et les plus indignes, sont les mieux partagés dans les biens de la terre et les mieux pourvus de toutes les commodités de la vie"

 

Malgré les accusations de fainéantise à l'adresse des mendiants, l'auteur reconnaît que c'est l'état de pauvreté qui entraîne toutes sortes de conduites asociales ou criminelles : 

"De-là naissent ensuite les murmures, les plaintes, les troubles, les séditions et les guerres qui causent une infinité de maux parmi les hommes (...) De-là arrive aussi que ceux, qui n'ont rien ou qui n'ont pas tout le nécessaire, sont comme contraints et obligés d'user de quantité de médians moïens, pour avoir de quoi subsister. De-là viennent les fraudes, les tromperies, les fourberies, les injustices, les rapines, les vols les larcins, les meurtres, les assassins et les brigandages, qui causent une infinité de maux parmi les hommes."

 (op. cité, XLIX, Troisième abus)

"Vous étonnez-vous, pauvres peuples! que vous aïez tant de mal et tant de peines dans la vie ?  C'est que vous portez seul tout le poids du jour et de la chaleur, comme ces laboureurs, dont il est parlé dans une parabole de l'Evangile, c'est que vous êtes chargés, vous et tous vos semblables, de tout le fardeau de l'État; vous êtes chargés, non seulement de tout le fardeau de vos Rois et de vos Princes, qui sont vos premiers tyrans; mais vous êtes encore chargés de toute la Noblesse, de tout le Clergé, de toute la Moinerie, de tous les gens de justice, de tous les gens de guerre, de tous les maltotiers, de tous les gardes de sel et de tabac, et enfin de tout ce qu'il y a de gens fainéans et inutiles dans le monde. Car ce n'est que des fruits de vos pénibles travaux, que tous ces gens-là vivent, eux et tous ceux et celles qui les servent. Vous fournissez par vos travaux tout ce qui est nécessaire à leur subsistance, mais encore tout ce qui peut servir à leurs divertissemens et à leurs plaisirs. Qu'est-ce-que ce seroit, par exemple, des plus grands Princes et des plus grands Potentats de la terre, si les peuples ne les soutenoient  ?

Ce n'est que des Peuples,. qu'ils ménagent cependant si peu, ce n'est, dis-je, que des peuples qu'ils tirent toute leur grandeur, toutes leurs richesses et toute leur puissance, en un mot ils ne seroient rien que des hommes foibles et petits comme vous, si vous ne souteniez leur Grandeur, ils n'auroient pas plus de richesses que vous, si vous ne leur donniez pas les vôtres, et enfin ils n'auroient pas plus de puissance ni d'autorité que vous, si vous ne vouliez pas vous soumettre à leurs loix ? 

 (...)

Enfin, si tous les biens étoient, comme j'ai dit, sagement gouvernés, personne n'auroit que faire de craindre pour soi, ni pour les siens la disette, ni la pauvreté, puisque tous les biens et que toutes les richesses seroient également pour tout le monde, ce qui seroit certainement le plus grand bien et le plus grand bonheur qui pouroit arriver à des hommes."


(op. cité, LII)

  maltotier    :  maltôtier, agent de recouvrement, percepteur de la maltôte (prob. du latin, mala tolta, mauvais impôt), impôt sous-entendu comme injuste.  

Plus loin, Meslier donnera l'exemple des communautés chrétiennes primitives, une comparaison faite par beaucoup d'autres que lui mais qui, d'un point de vue historique, reste une vision quelque peu fantasmée, nous le verrons ailleurs : 

"Car il est marqué dans leurs livres, qu'ils mettoient pour lors tout en commun entr"eux et qu'il n'y avoit aucun pauvre parmi eux; toute la multitude de ceux qui croïroient, dit leur Histoire * n'avoient qu'un coeur et un même esprit, aucun ne regardoit rien de ce qu'il possedoit comme lui apartenant en particulier, mais ils mettoient tout en commun et il n'y avoit point de pauvres parmi eux, parce que tous ceux qui avoient des terres, des héritages ou des maisons, les vendoient et en aportoient le prix aux Apôtres, qui le faisoient distribuer à chacun d'eux, selon leurs besoins, de-là vient qu'ils mirent pour un des principaux points, ou articles de leur foi et de leur religion, celui de la communion des saints, c'est-à-dire de la communauté des biens, qui étoit entre les saints, voulant dire et faire entendre par-là, qu'ils étoient tous saints et que tous les biens étoient communs entr'eux". 

(op. cité, LIII, p. 234)

Meslier promeut l'institution du divorce, qui soulagerait de nombreuses familles à bien des égards, et tout particulièrement les pauvres. Il est par ailleurs intéressant de noter que l'auteur traite ici les hommes à égalité avec les femmes   :

 

"Pareillement encore qu'arrive-t'-il de cet autre abus, qu'ils ont entr'eux, de rendre, comme ils font, les mariages indissolubles jusqu'à la mort de l'une ou de l'autre des parties? Qu'arrive-t' -il de-là, dis-je? Il arrive de-là qu'il y a parmi eux une infinité de mauvais et de malheureux mariages, une infinité de mauvais et de malheureux ménages, dans lesquels les hommes se trouvent misérables et malheureux avec de mauvaises femmes, ou des femmes misérables et malheureuses avec de mauvais maris, ce qui cause souvent la ruine et la dissipation des ménages.(...) Qu'arrive-t' -il encore de ces mauvais mariages? Il arrive souvent de-là que les enfans qui en naissent, sont misérables et malheureux par la faute et par la mauvaise conduite de leurs pères et de leurs mères, qui leur donnent tous les jours de si mauvais exemples, et qui négligent de les instruire et de les faire instruire, comme il faudroit dans les sciences et dans les arts, aussi bien que dans les bonnes moeurs." 

 

 (op. cité, LI, 5e abus, page 219)

Meslier insiste à plusieurs reprises sur l'éducation de tous, et ne fait pas de distinction entre hommes ou  femmes (tout à l'inverse de Rousseau et de bon nombre de précurseurs du communisme), et  encore moins entre riches et pauvres, contrairement, nous l'avons vu, aux penseurs libéraux, même les plus progressistes comme Condorcet :

"Pareillement aussi ils seroient tous également instruits dans les bonnes moeurs et dans l'honnêteté. aussi bien que dans les sciences et dans les arts, autant qu'il seroit nécessaire et convenable à chacun d'eux de l'être, par raport à l'utilité et au besoin que l'on pouroit avoir de leur science, en sorte, qu'étant tous instruits dans les mêmes principes de
morale, et dans les mêmes règles de bienséance et d'honnêteté, il seroit facile de les rendre tous sages et honnêtes, de les faire tous conspirer au même bien et de les rendre tous capables de servir utilement leur Patrie, ce qui seroit certainement encore très avantageux pour le bien public de la Société humaine.
"

(op. cité, LII, p. 229

morelly

Étienne Gabriel Morelly  (1717-1778)

Beaucoup de lecteurs du principal ouvrage de Morelly, le Code de la Nature (1755) pensaient, comme Babeuf au procès de Vendôme en 1797, qu'il était l'oeuvre de Diderot, d'autres penchaient pour La Beaumelle (Laurent Angliviel de), 1726-1773  (Roza, 2011).  En 1957, le chercheur écossais Richard Nelson Coe démontrera qu'il en est bien l'auteur, et qu'il est à son époque un philosophe possédant une certaine notoriété (op. cité) et ayant eu au cours de sa vie différents protecteurs : l'abbé de Ventadour, second Cardinal de Rohan, peut-être les Orléans (il avait dédié sa Physique de la Beauté (1746), à la duchesse de Chartres), ou encore les Noailles (Wagner, 1978) ou le Prince de Conti, pour qui il aurait accompli quelques missions  diplomatiques (Roza, 2013). Fils d'un "employé" de la ferme du roi, Morelly a vécu à Vitry-le-François, comme régent ou précepteur, un grade de la hiérarchie des Collèges. Avant son fameux Code, il écrit aussi  un Essai sur l'esprit humain et un Essai sur le coeur humain, une sorte de pamphlet (1743), puis Le Prince, les délices des cœurs ou Traité des qualités d'un grand roi, et système général d'un sage gouvernement (1751), contre le despotisme. Son roman utopique, La Basiliade (Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai), paru en 1753, eut avant tout un succès littéraire, divisant sur ses préoccupations idéologiques et sera examiné dans le cadre des "utopies sociales".   

C'est dans la quatrième partie du Code de la Nature que Morelly expose son projet de société dont la base est la suppression de la propriété privée et la mise en commun des richesses produites, ce qui fait de lui un des précurseurs du communisme. Ce projet ne se distingue pas beaucoup de toutes les utopies sociales écrites jusque-là depuis Thomas More, qui partagent plusieurs points communs :  Tout d'abord, la mise en commun des richesses apparaît à chaque fois comme un principe incomparable de progrès humain, en supprimant la domination politique et économique des puissants sur les faibles, qui doit permettre l'éradication de la souffrance physique et morale des pauvres, et partant, ses très nombreuses conséquences funestes.  Ce faisant, toutes ces utopies se fondent sur un pouvoir patriarcal et une idéologie chrétienne qui entretiennent, à des degrés divers selon les projets, non seulement la domination des hommes sur les femmes, qui n'y ont jamais de rôle politique, mais aussi une morale qui dicte toutes sortes de mesures liberticides, inspirées de la morale chrétienne. Le projet de Morelly est, sur le sujet, un des plus autoritaires, pour ne pas dire dictatorial, nous le verrons. 

 

Dès le début de l'exposition de son projet, le philosophe en pose tout de suite la pierre angulaire  :

 "Lois fondamentales et sacrées qui couperaient racine aux vices et à tous les maux d'une société.

 

                                     I

Rien dans la société n'appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail journalier.

 

                                     II

 

Tout citoyen sera homme public, sustenté, entretenu

et occupé aux dépens du public.

                                   III

 

Tout citoyen contribuera pour sa part à l'utilité publique, selon ses forces, ses talents et son âge ; c'est sur cela que seront réglés ses devoirs, conformément aux lois distributives."

 

Morelly, le Code de la Nature, 1755, Quatrième partie, "Lois fondamentales...", édition de 1841, Paris, Paul Masgana, p.152

Morelly se préoccupe de la pénibilité du travail ouvrier, et demande que leur nombre soit "proportionné à ce que leur travail aura de pénible, et à ce qu'il sera nécessaire qu'il fournisse au peuple de chaque cité, sans trop fatiguer ces ouvrier'

 " Op. cité, V, p. 153

 

Comme dans toutes les utopies sociales dont il a été question, les productions de biens sont amassées dans des magasins ou exposées sur des marchés avant d'être distribuées équitablement entre les habitants : 

"les productions de la nature ou de l'art qui sont durables sont amassées dans des magasins publics pour être redistribuées".  Celles qui sont d'une "durée passagère… seront apportées et distribuées dans les places publiques par ceux qui seront préposés à leur culture ou à leur préparation"  (VII, p. 153).

L'auteur est très attaché à l'équité économique et demande la suspension de la distribution quand la provision d'un objet d'agrément, pour un usage universel ou particulier, venait "à défaillir au point qu'il ne s'en trouvât pas assez, de sorte qu'il pût arriver qu'un seul citoyen en fût privé, alors toute distribution sera suspendue, ou bien ces choses ne seront fournies qu'en moindre quantité, jusqu'à ce qu'il ait été pourvu... mais on prendra garde, avec soin , que ces accidents n'arrivent pas à l'égard des choses universellement nécessaires." (IX, p. 153).  En cas d'excédents, la coopération s'opère entre cités ou provinces suffisantes au profit des provinces déficitaires, le cas échéant, sinon ces  surplus "seront réservés pour des besoins futurs." (X, p. 154).  Aucun produit "ne se vendra, ni ne s'échangera entre concitoyens" (XI, p. 154).  Une nation pourra secourir une autre ou être secourue par elle, mais seulement "par échange et par l'entremise de citoyens qui rapporteront tout en public" (XII, p. 155).  

Comme dans d'autres utopies sociales, l'égalité est comprise strictement, au-delà, de la mesure équitable des richesses et confine à l'uniformité du mode de vie dans différents domaines : Magasins de structure "uniforme" (II, p.156), "logement spacieux et commode" mais tous "uniformes" (IV, p 157). Cet habitat est le plus souvent communautaire, et chez Morelly, il divise ceux qui appartiennent ou non au monde agricole  : "une autre rangée d'édifices destinés à la demeure des personnes employées à l'agriculture et aux professions qui en dépendent" (VII, p157)​. Par ailleurs, il n'est pas étonnant que les établissements  publics  cités par l'auteur ne concernent seulement que les besoins essentiels d'une société : magasins pour l'alimentation, hôpitaux, maisons de soins ou de retraite (IX et X), sans aucune mention de lieux d'agrément et de détente, alors qu'il en accepte le principe. Ce n'est pas un hasard si les seules "réjouissances" dont il parle célèbre les "premiers labours, avant l'ouverture des moissons" (IX, p. 161) : une influence, encore, du christianisme, qui a toujours combattu la recherche du plaisir. En corollaire, les mesures de châtiment ne sont pas oubliées, et deux sortes de prisons sont envisagées. L'une pour "ceux qui auront mérité d'être séparés de la société pour un temps." (X, p. 158) et l'autre dans "des espèces de cavernes assez spacieuses et fortement grillées, pour y renfermer à perpétuité, et servir ensuite de tombeaux aux citoyens qui auront mérité de mourir civilement, c'est-à-dire d'être pour toujours séparés de la société" (XI, P. 158), châtiment qui concerne en particulier les meurtriers ("Lois pénales aussi peu nombreuses que les prévarications, aussi douces qu'efficaces", I, p. 175). 

L'égalité économique, chez Morelly, et d'autres utopistes, ne supprime pas le pouvoir patriarcal et donne, selon la tradition de nombreuses cultures, les meilleurs rangs aux anciens, et, parmi eux, ceux qui ont le plus d'expérience (Lois de police, I, p. 159). Il n'est donc pas question ici de récompenser le talent personnel, à l'exception de géniales aptitudes : "Dans chaque profession celui qui aura découvert quelque secret important en fera part à tous ceux de son corps, et dès lors il sera maître, n'ayant même pas l'âge, et désigné chef de ce corps pour l'année prochaine"  (IV, P. 159). Par ailleurs, ces maîtres, ces chefs "dirigeront tour à tour, selon leur rang d'ancienneté, et pendant cinq jours, cinq ou dix de leurs compagnons, et taxeront modérément leur travail sur la part qui leur aura été imposée à eux-mêmes." (I, P. 159).  On peut se demander en passant quelle efficacité aurait une telle organisation de travail qui changerait de maîtres" et de "chefs" avec une telle fréquence. Morelly conserve ainsi un pouvoir hiérarchique fort entre les individus, et ne parle jamais de coopération et de décisions communes   : "Dans chaque corps de profession il y aura un maître...chaque maître sera perpétuel et à son tour chef du corps.."  (II, P. 159) "Les chefs de toutes professions indiqueront les heures de repos et de travail, et prescriront ce qui devra être fait." (VII, p.160).  Dans l'organisation des pouvoirs on trouve "un sénat suprême de la nation", "un conseil suprême de la nation" (Lois de la forme du gouvernement...X, P. 163)  qui lui est subordonné,  "Les chefs des cités, sous l'autorité des chefs de province, et ceux-ci sous les ordres du général..." (VI, p. 165)

"Leurs  ordres seront toujours absolus…"  ( VII, p. 166)

 

L'auteur ne traite quasiment pas d'éducation des enfants, en partie parce qu'il réserve aux heureux habitants de sa cité nouvelle une longue vie de labeur qui commence dès l'enfance et qui ne réserve qu'un jour de repos par semaine (Lois de Police, VIII, p. 160) . Mieux encore, celle-ci est à peine terminée qu'il faudra déjà être marié, un état impératif auquel le citoyen de Morelly devra se soumettre :

"A dix ans tout citoyen commencera à apprendre la profession à laquelle son inclination le portera ou dont il paraîtra capable, sans l'y contraindre : à quinze ou dix-huit, il sera marié : à vingt jusqu'à vingt-cinq , il professera quelque partie de l'agriculture : à vingt-six , il sera maître dans sa première profession, s'il la reprend , ou s'il continue d'exercer quelque métier attaché à l'agriculture."

Sauf raison de santé, "Tout citoyen, sitôt l'âge nubile accompli, sera marié ; personne ne sera dispensé de cette loi... Le célibat ne sera permis à personne qu'après l'âge de quarante ans.", (Lois conjugales...I, p. 167),

"Les premières noces seront indissolubles pendant dix ans"  (III, p. 167)

"Les adultères seront enfermés pendant un an; après quoi, un mari ou une femme pourra reprendre le coupable, s'il ne l'a pas répudié immédiatement après son infidélité; et cette personne ne pourra jamais se marier à son adultère." (Lois pénales aussi peu nombreuses que les prévarications, aussi douces qu'efficaces, III, p. 176)

"D'autres fautes plus légères, comme quelques négligences , quelque inexactitude, seront punies, suivant la prudence des chefs ou des maîtres de chaque profession, soit par l'emploi dont on vient de parler dans la loi précédente, soit par la privation de toute occupation, comme de tout amusement, pour quelques heures ou pour quelques jours, afin de châtier l'oisiveté par l'oisiveté même." (VIII, p. 177)

"Le divorce déclaré, les personnes séparées ne pourront se rejoindre que six mois après ; mais, avant ce temps, il ne leur sera permis de se voir ni de se parler ; le mari restera dans sa tribu ou sa famille, et la femme retournera dans la sienne ; ils ne pourront traiter de leur réconciliation que par l'entremise de leurs amis communs." (V, p. 168)

"Les personnes séparées ne pourront se remarier à d'autres plus jeunes qu'elles ni plus jeunes que celle qu'ils auront quittée. Les seules personnes veuves auront cette liberté." (VII, p. 168). 

Les personnes de l'un ou de l'autre sexe qui auront été mariées, ne pourront épouser de jeunes personnes qui ne l'ont point été (VIII, p. 168). 

"Les enfants de l'un et de l'autre sexe resteront près du père, en cas de divorce, et la femme qu'il aura épousée en dernières noces, en sera seule censée la mère " (X, p. 168). 

"Tout citoyen, à l'âge de trente ans, sera vêtu selon son goût, mais sans luxe extraordinaire ; il se nourrira de même dans le sein de sa famille, sans intempérance et sans profusion : excès que cette loi ordonne aux sénateurs et aux chefs de réprimer sévèrement, donnant eux-mêmes exemple de modestie.   (Lois somptuaires, I, p.161).

Le comportement des citoyens est donc surveillé et réprimé avec force en cas de transgression, le christianisme est toujours là avec sa morale liberticide, culpabilisante, avec sa longue liste de péchés.   

Contrôle du mariage, du divorce, de la nourriture, contrôle des vêtements, aussi, où l'uniformité est encore de mise, mais aussi l'humilité et la modestie, à défaut desquelles les citoyens peuvent être punis :

"Tout citoyen aura un vêtement de travail et un vêtement de réjouissance d'une parure modeste et avantageuse, le tout selon les moyens de la république, sans qu'aucun ornement puisse faire mériter à personne de préférence ou d'égards ; toute vanité sera réprimée par les chefs et pères de familles"  (III, p.161-162) . 

Les femmes, nous l'avons vu, sont davantage opprimées dans leur liberté que les hommes et c'est encore le cas dans l'éducation, obligées d'allaiter, sauf "preuve de leurs indispositions." (Lois d'éducation qui préviendraient les suites de l'aveugle indulgence des pères pour leurs enfants,  I, p. 169).  Les enfants n'échappent pas au contrôle de la communauté. La séparation des sexes est exigée dès l'âge de cinq ans, "séparément logés et nourris dans une maison destinée à cela" (IV, p. 170) et tous les enfants seront séparés de leurs parents à l'âge de dix ans "pour passer aux ateliers, où alors ils seront logés, nourris , vêtus et instruits par les maîtres et les chefs de chaque profession, auxquels ils obéiront comme à leurs parents" (VIII, p. 170). 

L'éducation religieuse fait partie, bien entendu, de cette existence très dirigée : "ils feront des questions sur cet Etre suprême, on leur fera comprendre qu'il est la cause première et bienfaisante de tout ce qu'ils admirent ou trouvent aimable et bon." (IX, p. 171). Le reste de la formation de l'individu est tout aussi autoritaire et semble la copie conforme de ce qu'a imposé jusque-là la religion chrétienne, pour brider la liberté intellectuelle des individus, mais aussi la société en général, pour faire du peuple un troupeau bien sage et discipliné : 

 

"Il n'y aura absolument point d'autre philosophie morale que sur le plan et le système des lois" (Lois des études qui empêcheraient les égarements de l'esprit humain et toute rêverie transcendante, II, p. 173)

"Toute métaphysique se réduira à ce qui a été précédemment dit de la Divinité." (III, p. 173)

"On laissera une entière liberté à la sagacité et à la pénétration de l'esprit humain à l'égard des sciences spéculatives et expérimentales, qui ont pour objet, soit les recherches des secrets de la nature, soit la perfection des, arts utiles à la société."

(IV, p. 174)

" Chaque sénat particulier fera rédiger par écrit les actions des chefs et des citoyens dignes de mémoire (…) le sénat suprême en fera composer le corps d'histoire de toute la nation. (VII, p. 175

mably
mably--estampe anonyme xviiie-chateau de

 

   Gabriel Bonnot de                        Mably 

                  (1709 - 1785)
 

"Je veux vous faire confidence d'une de mes folies. Jamais je ne lis dans quelque voyageur, la description de quelque île déserte, dont le ciel est serein et les eaux salubres, qu'il ne me prenne envie d'y aller établir une république ou tous égaux, tous riches, tous pauvres, tous libres, tous frères, notre première loi serait de ne rien posséder en propre. Nous porterions dans des magasins publics les fruits de nos travaux ; ce serait-là le trésor de l'état et le patrimoine de chaque citoyen. Tous les ans, les pères de famille éliraient des économes chargés de distribuer les choses nécessaires aux besoins de chaque particulier , de lui assigner la tâche de travail qu'en exigerait la communauté, et d'entretenir les bonnes mœurs dans l'état."

Abbé Gabriel de Mably,  Des droits et des devoirs du citoyen,  1758, publié de manière posthume en 1789.

Contemporain de Morelly et de Deschamps (voir chapitres suivants), frère du philosophe Etienne Bonnot de Condillac (1714-1780), Gabriel Bonnot de Mably  est un drôle d'animal politique, qui prend la plume pour dépoussiérer bien des préjugés (même s'il n'échappe pas, comme la plupart des littérateurs de l'époque, à ceux du patriarcat) que les élites partagent depuis un bon moment comme autant de vérités. Ses propositions sociales sont parfois radicales, et témoignent, déjà dans ses prémisses, d'une rationalité, d'un doute critique peu commun à cette époque. Contre l'inégalité, la propriété  d'ordre naturel, rabâchées par les libéraux, il n'aura de cesse d'opposer le droit pour la justice et l'égalité de tous, en défendant l'intérêt général contre l'intérêt particulier,  et en promouvant tout particulièrement la communauté des biens. Comme Morelly ou Babeuf, il essaiera de trouver ici ou là un terrain politique pour faire avancer ses idées, comme en Pologne, en 1770, quand il écrit à la demande du comte Wielhorski  "Du gouvernement et des lois de la Pologne",  pour l'aider à réformer son pays : "il a essayé d’animer les tentatives de réforme sociale et institutionnelle en France, en Pologne, aux États-Unis et dans d’autres pays." (Friedemann, 1975). 

 

Commençons par un ouvrage en forme de dialogues épistolaires, où Mably fait échanger un Français et un Anglais, Milord Stanhope, contradicteur éclairé qui porte la voix de l'auteur.  Toujours à l'opposé des libéraux, le diplomate redonne au petit peuple tout ce dont les élites s'acharne à le priver sans jamais cesser de se l'accorder à eux-mêmes : l'intelligence, la dignité, le droit de savoir, de s'exprimer, de décider de ce qui est le meilleur pour lui, en résumé, son droit au bonheur :

 

"On veut que le peuple soit ignorant ; mais remarquez, je vous prie, qu'on n'aít cette fantaisie que dans les pays où l'on craint la liberté. L'ignorance est commode pour les gens en place ; ils dupent et oppriment avec moins de peine. On appelle le peuple insolent, parce qu'on n'a pas toujours la complaisance de souffrir que les grands le soient, II est indocile, et on veut le punir, parce qu'il refuse d'être une bête de somme. Pour prévenir je ne sais quelles prétendues commotions, qui ne sont dangereuses que quand on n'a pas l'esprit d'en tirer parti, est-il sage de s'exposer aux injustices d'un gouvernement qui se croira tout permis, lorsqu'il aura lieu d'espérer une entière impunité ? Je crois, en effet que si les citoyens sont bien sots, bien stupides, bien ignorants, ils vivront dans le repos; mais quel cas vous et moi devons-nous faire de ce repos ? II ressemble à cet engourdissement qui lie les facultés d'un paralytique : votre citoyen, vil mercenaire, servira l'état comme votre laquais vous sert ; il obéira, parce-que la patience et la continuité de sa misère l'auront abruti ; mais est-ce cet engourdissement, cette patience imbécile, et ce malheureux repos semblable à la mort, que les hommes se sont proposés en se réunissant ? Est-ce là ce qui fait le bonheur et la force de la société ? Voulez-vous que de froides momies deviennent de bons citoyens ?" 

"Le peuple en qui réside originairement la puissance souveraine, le peuple, seul auteur du gouvernement politique, et distributeur du pouvoir confié en masse ou en différentes parties à ses magistrats, est donc éternellement en droit d'interpréter son contrat, ou plutôt ses dons ; d'en modifier les clauses : de les annuler, et d'établir un nouvel ordre de choses."

"Qu'ils soient persuadés qu'en tout temps ils sont les maîtres de changer leur gouvernement ; et je vous réponds que le moindre caprice, le moindre mécontentement, produira des révolutions. Vous ne verrez pas, milord, les lois fondamentales se succéder ; mais l'anarchie sera bientôt l'état habituel de cette nation inconsidérée et volage. Bon, bon ! me répliqua milord, argument français ! Vous croyez me faire peur, avec votre anarchie ; mais ne voyez-vous pas, que si vous craignez un petit mal de ma doctrine, j'en craindrais un beaucoup plus grand de la vôtre, qui rendrait toutes les fautes irréparables ? Eh ! plût à Dieu, les révolutions fussent-elles moins rares et moins difficiles !"

"L'esprit le plus faux, et le paysan le plus grossier, savent, aussi bien que le philosophe le plus profond, qu'ils ne doivent pas faire à autrui ce qu'ils ne voudraient pas qui leur fût fait. Cet homme est avili par la misère et la bassesse de ses emplois: soyez sûr, cependant, que vous parviendrez à lui donner quelqu'idée de la dignité de son être ; tandis qu'Auguste, au milieu des sacrifices que lui offrent des Flamines, et des flatteries honteuses du Sénat, est encore capable de sentir qu'il n'est qu'un homme. Plus on approfondira ces lois primitives de la nature, plus l'esprit s'en répandra dans nos lois politiques ; et n'est-ce pas en nous écartant de cette règle, que nous avons tout gâté ?"

"Regarderai-je comme des lois augustes, des chiffons d'ordres fabriqués dans l'obscurité, par des vues intéressées, publiés sans règle ou avec des formes puériles qui ne peuvent me rassurer ?"

"Dans un Etat ou je supposerais tous les hommes animés du bien public, ils le feraient infailliblement, car il leur serait impossible de prendre, pour arriver au but qu'ils le  proposent , une voie qui les en écarterait évidemment ; mais dans un Etat au contraire où une politique vicieuse et négligente donnerait aux Citoyens des intérêts opposés à ceux de la Société, il doit régner une extrême confusion ; parce que préférant leurs avantages particuliers à l'avantage général, il ne leur serait pas possible de les sacrifier au bien public.

C'est cet intérêt particulier, toujours ou presque toujours opposé à l'intérêt général, qui a détourné presque continuellement la puissance législative de la fin qu'elle devait se proposer et pour laquelle elle a été établie : voilà la véritable source de toutes ces lois grossières, barbares et odieuses qui ont désolé, qui désolent et qui désoleront encore la terre. Ne comptez donc plus , Monsieur , sur l'évidence qui accompagne les établissements utiles à la société, à moins que vous n'ayez établi de telle manière la puissance législative, qu'elle ne puisse être séduite, déterminée et conduite par un intérêt particulier. A l'évidence du bien général n'opposez point l'évidence du bien particulier, si vous ne voulez pas que le premier soit sacrifié au second. Quand le Législateur pourra séparer ses intérêts de ceux de la Société, soyez sur que la puissance législative ne sera pour ainsi dire occupée qu'à former des conjurations contre la Société. Tandis quelle ne cherchera qu'à intéresser en sa faveur un grand nombre de partisans et de défenseurs, avec lesquels elle partage les profits qu'elle attend d'une loi injuste et  destructive de l'ordre, elle fera un étalage fastueux de ses forces et de son pouvoir pour consterner et forcer à un stupide silence la portion de la Société qu'elle immole à ses intérêts particuliers."

"Dans cette Société vicieuse, qui n'est gouvernée que par quelques hommes occupés de leurs intérêts particuliers, vous établirez actuellement un Conseil où dix ordres de Citoyens aient droit d'entrer ; et sur le champ ces dix ordres, qui se ménageront et se réopéreront mutuellement ne seront plus opprimés par les lois. Encouragé par cet essai, continuez votre réforme, et permettez à tous les ordres de l'Etat d'avoir part à la législation ; n'est-il pas vrai qu'alors vous verrez naître de tous côtés des lois justes et impartiales, et que l'intérêt du bien public l'emportera sur tous les intérêts particuliers ?"

Mably,  Des droits et des devoirs du citoyen.

A la différence de Rousseau, qui  partage lui aussi, a priori, l'exigence absolue de souveraineté du peuple, Mably, comme les penseurs radicaux Deschamps ou Morelly, ne la contredisent jamais par toutes sortes de contradictions sur l'exercice de la volonté générale et rejettent la propriété, chérie par le citoyen de Genève.  Cette exigence élevée de justice, d'égalité, de bien-être pour tous est une monstruosité pour un libéral, car elle oblige à restreindre toutes les libertés qui pourraient aller à l'encontre de cette exigence. Comme il a été dit, toutes les privations de liberté utiles à conserver, mais surtout accroître le pouvoir et les richesses des puissants, sont accueillies avec chaleur par les libéraux,  et à l'inverse, celles qui menaceraient de les diminuer, de les ruiner, sont rejetées avec force, car le bien-être commun n'est absolument pas une préoccupation libérale, et tous les projets de société qui le défendent sont aussitôt caricaturés :

"L’ouvrage de Mably, sur la législation ou principe des lois, est le code de despotisme le plus complet que l’on puisse imaginer. Combinez ses trois principes, 1. L’autorité législative est illimitée, il faut l’étendre à tout et tout courber devant elle 2. La liberté individuelle est un fléau, si vous ne pouvez l’anéantir, restreignez la du moins autant qu’il est possible 3. La propriété est un mal : si vous ne pouvez la détruire, affaiblissez son influence de toute manière : vous aurez par cette combinaison la constitution réunie de Constantinople et de Robespierre".

Benjamin Constant, De l'esprit de conquête et de l'usurpation, (1814)

Très rares sont les libéraux, comme Simon-Nicolas-Henri Linguet (1736-1794), qui reconnaissent (du moins publiquement), l'injustice criante de la propriété. Certes, l'auteur n'échappe pas à la condamnation du luxe, une mode si prisée au XVIIIe siècle par ceux qui en jouissent le mieux, mais rarement celle-ci se trouve corrélée à son coût social  :

" Il est flatteur pour les esprits contemplatifs de penser que l'univers entier a concouru pour fournir le déjeuner d'une servante d'Amsterdam ; que si la Chine a envoyé la porcelaine où elle verse du café de Moka, c'est aux îles de l'Amérique qu'elle doit le sucre qu'elle y fait dissoudre. Mais pour voiturer en Europe cette porcelaine avec le café et le sucre qu'on y prend,  dix vaisseaux et cinq cents matelots ont été engloutis dans les abîmes de l'Océan : un plus grand nombre peut-être est mort du scorbut et des autres maladies inséparables d'une longue navigation. Pour tirer ces diamants, cet or et ce mercure, vingt ouvriers ont été écrasés dans la mine ; vingt autres sont devenus paralytiques à la fleur de l'âge ; trente ont travaillé jour et nuit sans relâche pendant plusieurs mois, et cela pour qu'une fille d'un état abject pût le remplir chaque matin d'une liqueur pernicieuse, pour qu'un homme sans vigueur pût mettre dans sa poche un bijou inutile, pour qu'une femme sans vertu, et souvent sans beauté, pût jouir elle-même du plaisir de voir cinq ou six pierres suspendues au bout de son oreille. Voilà des gains bien imaginaires et des pertes trop réelles que le luxe occasionne à l'humanité. Les lois et la société en sont cause, par l'appui qu'elles donnent à ceux qui les exigent, par le prix qu'elles laissent mettre aux dangers qui les procurent, par la nécessité où elles réduisent la plus nombreuse partie du genre humain de courir ces dangers, de regarder la permission de les braver, comme le plus beau, le plus avantageux de leurs privilèges."

Linguet, Théorie des lois civiles ou Principes fondamentaux de la société, (1767), tome 2, ch. VI.

Cela ne l'empêchera pas d'accepter les pires injustices qu'il décrit au nom de l'ordre, de la paix civile : 

"Nos titres de jouissance et de propriété sont les mêmes : c'est-à-dire, une force, une violence primitive, légitimées ensuite par la prescription. Je possède un bien en Champagne : à quel titre ? Mon père me l'a laissé. Mais mon père de qui le tenait-il ? Il l'avait acheté, et le vendeur quel était son  droit ? Une autre vente, ou donation sans doute, faite à lui, ou à quelqu'un de ses prédécesseurs. Mais en remontant ainsi, de propriétaire en propriétaire, il faudra bien trouver la tige de toutes ces propriétés successivement transmises. Or on n'en trouvera pas d'autres que la violence du possesseur originaire qui s'en est emparé, et la prescription qui a couvert, consacré cette violence. Mais chacun de ceux qui ont successivement possédé et transmis l'objet, n'a pas pu communiquer à son cessionnaire, plus de droit qu'il n'en avait reçu du sien, ni un droit d'une autre nature ; de sorte que la possession la plus légitime, la plus sacrée aujourd'hui, porte par un bout sur l'usurpation la plus criante. Il est clair cependant qu'il faut la respecter, et quiconque la viole devient coupable envers la société. (…) Quiconque oserait entreprendre d'approfondir la source des droits attachés à la souveraineté, pour en démontrer l'injustice, ébranlerait la société entière. Ceux des particuliers n'auraient plus aucune certitude."

Linguet, op. cité, tome 1   (1767).

Il n'est pas inintéressant de rapprocher cette approche sociale de celle qui s'exprime la même année chez l'économiste libéral Graslin : 

"Si on avait comparé, avec les pays de luxe, où les riches ne se refusent aucune de leurs fantaisies, et où leur dépense est aussi grande qu’elle puisse l’être, ceux où il règne plus de simplicité et d’économie, et où les riches accumulent leur revenu en argent, ou l’augmente par des emplois de ce revenu ; certainement on aurait trouvé moins de pauvres dans les derniers que dans les premiers"

Jean Joseph Louis Graslin (1727-1790),  Essai analytique sur la richesse et sur l’impôt, 1767

Qu'elles soient émotionnelles ou rationnelles, les réactions libérales face aux injustices sociales sont toujours de nature idéologique. Pas une seule fois, comme chez les penseurs du progrès social, elles ne se fondent sur le caractère absolu, profondément injuste des inégalités, qui réclament qu'on les supprime ou les réduise dans les faits à leur expression la plus congrue.  Toucher à la liberté de propriété est un crime, pour Constant, et range de facto le projet de Mably du côté despotique. Le principe de propriété est supérieur, chez l'homme libéral, au principe d'humanité et ne supporte aucun aménagement. Mais toucher à la liberté des pauvres, des travailleurs, ne sera jamais, répétons-le, un problème pour lui. Linguet ferait pleurer dans les chaumières par ses exemples vivants de misère sociale mais les fait disparaître d'un coup au nom de principes supérieurs, là encore.   Graslin rejoint quelque part Linguet pour sa morale de frugalité, mais au fond, ils ne demandent aux riches qu'un peu de modération, une inégalité un peu moins effroyable.  

Un an après la parution de l'ouvrage de Linguet, en 1768, Mably revient sur le devant de la scène avec ses "Doutes proposés aux philosophes...", une charge virulente qu'il adresse aux Physiocrates, et tout particulièrement Mercier de la Rivière, qu'il cite abondamment en lui opposant sa réplique :

"Prenez garde, Monsieur, que cet argument … irait à faire regarder le droit de la force ou de la ruse comme un véritable droit ; principe dangereux : Et notre Auteur est certainement bien éloigné de croire que tout appartienne au plus fort ou au plus adroit. Si mes qualités physiques ou morales ne me donnent aucun droit sur un homme moins bien partagé que moi des dons de la nature, si je ne puis rien exiger de lui qu'il ne puisse exiger de moi, enseignez-moi, je vous prie par quelle raison je prétendrais que nos conditions fussent inégales."

"Que je crains que votre ordre naturel ne soit contre nature !  Dès que je vois la propriété foncière établie, je vois des fortunes inégales ; et de ces fortunes disproportionnées, ne doit-il pas résulter des intérêts différents et opposés, tous les vices de la richesse, tous les vices de la pauvreté, l’abrutissement des esprits, la corruption des mœurs civiles, et tous ces préjugés et ces passions qui étoufferont éventuellement l’évidence, sur laquelle cependant nos Philosophes mettent leur dernières espérances ? Ouvrez toutes les Histoires, vous verrez que tous les peuples ont été tourmentés par cette inégalité de fortune. Des Citoyens, fiers de leurs richesses, ont dédaigné de regarder comme leurs égaux, des hommes condamnés au travail pour vivre ; sur le champ vous voyez naître des Gouvernements injustes tyranniques, des Lois partiales et oppressives, et, pour tout dire en un mot, cette foule de calamités  sous laquelle les peuples gémissent. Voilà le tableau que présente l'Histoire de toutes les Nations ; je vous défie de remonter jusqu'à la première source de ce désordre, et  de ne pas la trouver dans la propriété foncière."

 "Quand la propriété foncière serait beaucoup plus favorable à la reproduction des richesses qu’elle ne l’est en effet, il faudrait encore préférer la communauté des biens. Qu’importe cette plus grande abondance, si elle invite les hommes à être injustes et à s’armer de la force et de la fraude pour s’enrichir ? Peut-on douter sérieusement que dans une société où l’avarice, la vanité et l’ambition seraient inconnues, le dernier des citoyens ne fût plus heureux que ne le sont aujourd’hui nos propriétaires les plus riches ?"

"Qui ne voit pas que nos Sociétés sont partagées en différentes classes d'hommes qui, grâce aux propriétés foncières, à leur avarice et à leur vanité, ont toutes des intérêts, je ne dis pas différents, mais contraires ? Il faut être bien sur de son éloquence et de son adresse à manier des sophismes pour oser se flatter qu'on persuadera à un manouvrier qui n'a que son industrie pour vivre laborieusement dans la sueur et dans la peine, qu'il est dans le meilleur état possible ; que c'est bien fait qu'il y ait de grands Propriétaires qui ont tout envahi, & qui vivent délicieusement dans l'abondance & les plaisirs. Comment convaincra-t-on le Cultivateur qu'il vaut autant n'être que le Fermier d'une terre, que d'en avoir la propriété ? Je me lasserais à parcourir toutes les différentes conditions qui, étant toutes mal à leur aise, se sont toutes accoutumées à se nuire réciproquement, dans l'espérance de faire leur bien particulier aux dépens du public. En un mot, Monsieur, comment vous y prendrez-vous pour faire croire aux hommes qui n'ont rien, c'est-à-dire, au plus grand nombre des Citoyens, qu'ils sont évidemment dans l'ordre où ils peuvent trouver la plus grande somme possible de jouissances et de bonheur ? On ne démontre pas qu'une erreur est une vérité."

 

"Dans cette Société vicieuse, qui n'est gouvernée que par quelques hommes occupés de leurs intérêts particuliers, établirez actuellement un Conseil où dix ordres de Citoyens aient droit d'entrer ; et sur le champ ces dix ordres, qui se ménageront et se réopéreront mutuellement ne seront plus opprimés par les lois. Encouragé par cet essai, continuez votre réforme, et permettez à tous les ordres de l'Etat d'avoir part à la législation ; n'est-il pas vrai qu'alors vous verrez naître de tous côtés des lois justes et impartiales , et que l'intérêt du bien public l'emportera sur tous les intérêts particuliers ?"

Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1768

Mably  traite ici des points noirs de l'idéologie des puissants. Les ordres, les hiérarchies de classes, les dominations qui se sont fondées pendant des siècles par la force et par la ruse. Les plus forts ont finit par imposer leurs lois aux plus faibles, ils se sont arrogés les propriétés et ont donné naissance à des sociétés inégales et injustes. Accepter cette réalité, qui est que la propriété s'est fondée depuis la nuit des temps sur l'injustice et l'iniquité, mais surtout, posséder le désir, la volonté de la réparer et fonder une société sur une nouvelle justice, ce serait renverser l'ordre établi,  réclamer pour les pauvres leur part de richesse. L'auteur critique en passant, l'objet des libéraux qui sera jusqu'aujourd'hui fétichisé : la croissance. Il faut refuser, dit-il en substance, que les richesses se développent, il faut refuser l'abondance si elle doit s'obtenir par l'injustice et le vol.  Tout cela n'est pas imaginable (jusqu'aujourd'hui) pour les classes dirigeantes, ce qui conduit les théories libérales à ancrer toutes leurs propositions économiques dans ces inégalités fondamentales. 

On retrouve cette fibre sociale et contestataire chez Claude-Adrien Helvétius (1715-1770) :

"Le luxe excessif, qui presque partout accompagne le despotisme, suppose une nation déjà partagée en oppresseurs et oppressés, en voleurs et en volés. Mais si les voleurs forment le plus petit nombre, pourquoi ne succombent-ils pas sous les efforts du plus grand ? À quoi doivent-ils leur salut ? À l’impossibilité où se trouvent les volés de se donner le mot !"

Helvétius, De L'Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, édité  de manière posthume en 1773, tome 2 , section VI, chapitre IX.

"En est-il que leurs richesses & leur naissance dispensent de tout service ? La division & le malheur est dans la ruche : les Oisifs y meurent d’ennui ; ils sont enviés, sans être enviables, parce qu'ils ne sont pas heureux. Leur oisiveté cependant fatiguante pour eux-mêmes, est destructive du bonheur général. Ils dévorent par ennui le miel que les autres Mouches apportent, & les Travailleuses meurent de faim pour des Oisifs qui n'en sont pas plus fortunés" 

Helvétius, op. cité, chapitre V.

Comment remettre alors quelque égalité dans les fortunes des citoyens ? L’homme riche aura acheté de grandes seigneuries : à portée de profiter du dérangement de ses voisins, il aura réuni, en peu de temps, une infinité de petites propriétés à son domaine. Le nombre des propriétaires diminué, celui des journaliers sera augmenté : lorsque ces derniers seront assez multipliés pour qu’il y ait plus d’ouvriers que d’ouvrage, alors le journalier suivra le cours de toute espèce de marchandise, dont la valeur diminue lorsqu’elle est commune. D’ailleurs, l’homme riche, qui a plus de luxe encore que de richesses, est intéressé à baisser le prix des journées, à n’offrir au journalier que la paye absolument nécessaire pour sa subsistance 7 : le besoin contraint ce dernier à s’en contenter ; mais s’il lui survient quelque maladie ou quelque augmentation de famille, alors, faute d’une nourriture saine ou assez abondante, il devient infirme, il meurt, et laisse à l’état une famille de mendiants. Pour prévenir un pareil malheur, il faudrait avoir recours à un nouveau partage de terres : partage toujours injuste et impraticable."

Helvétius, De L'Esprit,  paru anonymement en 1758. 

Comme pour Rousseau, il ne faut pas attendre d'Helvétius un programme radical visant à réduire drastiquement ou supprimer les inégalités sociales. Les deux tiennent la propriété pour sacrée ("que les particuliers ne peuvent, en conséquence, être dépouillés de leur propriété que par la loi, et non par une volonté arbitraire", De l'Esprit, 3e discours, ch. XVI) et utilisent de vieilles recettes où la richesse est le plus souvent traitée par le biais du luxe, des superfluités, dont nous avons vu à différentes reprises que sa critique, depuis l'antiquité est plus morale que sociale, ce qui permet d'affirmer "que le luxe ne fait le bonheur de personne." ou "Le peuple, chez qui le luxe s’introduit, n’est donc pas heureux au-dedans. Comme si la richesse savait déjà été le lot de tout un peuple à un moment de l'histoire. Et c'est sans compter d'autres assertions farfelues qui s'y rattachent, par exemple : "les peuples de luxe ne sont pas les plus peuplés".  Et comme Rousseau encore, se faisant l'écho, encore et toujours, de la morale antique grecque, le remède au luxe, c'est une bonne dose de vertu :  'Pour s’y soustraire, il faudrait se rapprocher d’une vie simple" (Helvétius, De L'Esprit,  Discours I, chapitre III). 

L'ouvrage d'Helvétius, qui cause à sa publication une grande polémique, est d'une toute autre valeur sur le sujet de l'éducation. Helvétius, qui est un des premiers intellectuels à  lui accorder  un rôle majeur, décisif dans la formation des individus, et pas seulement des riches, ce qui donne aux privilèges de naissance et d'héritages un caractère foncièrement inégal et injuste entre les hommes.

"Pour que deux individus reçussent précisement les mêmes instructions, que faudroit-il ? qu'ils se trouvassent précisément dans les mêmes positions, dans les mêmes circonstances. Une telle hypothese est impossible. Il est donc évident que personne ne reçoit les mêmes instructions."

Helvétius, De L'Homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation,  tome I,  Ière section,  chapitre I,  édité  de manière posthume en 1773

"On veut que les enfans aient reçu les mêmes instructions, lorsqu'ils ont été élevés dans les mêmes colleges. Mais à quel âge y entrent-ils ? à sept ou huit ans.  Or  à cet âge ils ont déjà chargé leur mémoire d'idées, qui dues en partie au hazard, en partie acquises dans la maison paternelle, sont dépendantes de l'état, du caractere, de la fortune & des richesses de leurs parens. Faut-il donc s'étonner si les enfans entrés au college avec des idées souvent si différentes, montrent plus ou moins d'ardeur pour l'étude, plus ou moins de goût pour certains genres de science, & si leurs idées déjà acquises se mêlant à celles qu'on leur donne en commun dans les écoles, les changent & les alterent considérablement ?"

Helvétius, De L'Homme..., tome I, Ie section,  chapitre V

En réponse au philosophe, Diderot écrit un ouvrage qui correspond bien aux vues libérales de l'Encyclopédie. Certes, il fait avec d'autres avancer le débat démocratique en battant en brèche les conceptions aristocratiques de la société, qui accordent une place définitive aux hommes à leur naissance, mais comme la plupart des libéraux, il ne voit absolument pas que le "mérite" des individus est indissociablement lié aux conditions sociales des individus  et fait de la réussite professionnelle une responsabilité personnelle, individuelle :  "c’est ton affaire, ce n’est pas la mienne ; travaille le jour, travaille la nuit, instruis-toi...". Ou encore : 

helvétius

"Page 102. — Mais il est une autre source de l’inégalité des industries et de la parcimonie des pères qui doivent transmettre à leurs enfants quelquefois des richesses immenses. Ces fortunes sont légitimes, et je ne vois pas comment, avec justice et en respectant la loi sacrée de la propriété, on peut obvier à cette cause de luxe.

Réponse. C’est qu’il n’y faut point obvier ; c’est que les fortunes seront légitimement réparties lorsque la répartition sera proportionnée à l’industrie et aux travaux de chacun ; c’est que cette inégalité n’aura point de suite fâcheuse ; c’est qu’au contraire elle sera la base de la félicité publique si l’on trouve un moyen je ne dis pas d’avilir, mais de diminuer l’importance de l’or ; et ce moyen, le seul que je connaisse, c’est d’abandonner toutes les dignités, toutes les places de l’État au concours.

Alors un père opulent dira à son fils : Mon fils, si tu ne veux que des châteaux, des chiens, des femmes, des chevaux, des mets délicats, des vins exquis, tu les auras ; mais si tu as l’ambition d’être quelque chose dans la société, c’est ton affaire, ce n’est pas la mienne ; travaille le jour, travaille la nuit, instruis-toi, car avec toute ma fortune je ne ferais pas de toi un huissier.

Alors l’éducation prendra un grand caractère, alors l’enfant en sentira toute l’importance ; car s’il demande qui est-ce qui est grand chancelier de France, il arrivera souvent qu’on lui nommera le fils du menuisier ou du tailleur de son père, peut-être celui de son cordonnier."

Diderot, Réfutation d'Helvétius, tome II, section VI, ch. 9,  1774

Il y a déjà, chez Diderot, l'argument récurrent que soutiendra le libéralisme jusqu'aujourd'hui, à savoir que l'équité correspond à une égalité de droit, pas de fait. Diderot nous en fournit un parfait exemple, le concours. Avoir tous le droit de passer un concours ne signifie pas que nous sommes tous à égalité de possibilités de l'obtenir. De la plus petite enfance jusqu'à l'âge du concours, deux personnes qui ont le même droit de le passer n'auront pas du tout les mêmes possibilités d'atteindre ce stade à cause de toutes sortes d'inégalités sociales  : conditions de vie, éducation, réseaux sociaux, etc. Et ce qui est valable pour les examens sont valables pour beaucoup d'autres situations de l'existence. Le libéralisme nous propose une égalité de droit, mais pas de fait, ce qui pose, nous le verrons, les problèmes parmi les plus importants que posent les régimes dits de démocratie moderne. 

 

Deux ans après l'ouvrage de Diderot, Mably publie un nouvel ouvrage qui continue son combat pour la défense de l'égalité et de la justice sociale, très probablement influencé par le Code de Morelly (Roza, 2013)

" Pour moi, continua notre philosophe, je serais tenté de croire que les peuples ne jouiront de tous les avantages de la société, que quand leurs modestes magistrats seront tirés de la charrue. C'est alors que les lois seraient justes et impartiales, et les campagnes florissantes. Aujourd'hui les insatiables besoins de notre luxe et de notre oisiveté ne cessent de tyranniser les malheureux que nous avons condamnés à cultiver la terre. N'approchons pas de ces   habitations, si nous voulons conserver l'illusion qui nous plaît. Le travail qui accable les laboureurs ne serait qu'un amusement délicieux, si tous les hommes le partageaient. Notre avarice les tient dans la misère au milieu des fruits qu'ils font naître pour nous à la sueur de leur front; il leur reste à peine une vile pâture ; ils ont tous les vices de la pauvreté, et la crainte de l'avenir est peut-être pire pour eux que leur indigence présente. Qu'on vante après cela la politique de l'Europe.

(…)

Plus j'y réfléchis et plus je suis convaincu que l'inégalité des fortunes et des conditions décompose, pour ainsi dire, l'homme, et altère les sentiments naturels de son cœur ; parce que des besoins superflus lui donnent alors des désirs inutiles pour son bonheur véritable, et remplissent son esprit des préjugés ou des erreurs les plus injustes et les plus absurdes. Je crois que l'égalité, en entretenant la modestie de nos besoins, conserve dans mon âme une paix qui s'oppose à la naissance et aux progrès des passions.

Par quelle étrange folie mettrions-nous de la recherche, de l'étude et du raffinement dans nos besoins, si l'inégalité des fortunes ne nous avait accoutumés à regarder cette délicatesse ridicule comme une preuve de supériorité ? et n'eût valu par-là une sorte de considération ? Pourquoi m'aviserais-je de regarder comme au-dessous de moi un homme qui m'est peut-être supérieur en mérite ; pourquoi affecterais-je quelque préférence; pourquoi prétendrais-je avoir quelqu' autorité sur lui, et ouvrirais-je ainsi la porte à la tyrannie, à la servitude et à tous les vices les plus funestes à la  société , si l'inégalité des conditions n'avait ouvert mon âme à l'ambition , comme l'inégalité des fortunes l'a ouverte à l'avarice ? Il me semble que c'est l'inégalité seule qui a appris aux hommes à préférer aux vertus bien des choses inutiles et pernicieuses."

 

Mably,  De la Législation ou Principe des Loix  (Lois), 1776.

Les textes sont là, on ne peut nier la force révolutionnaire de leur contenu, ce qui est assez exceptionnel de la part d'un membre de la noblesse (qui a, soit dit en passant, des liens très étroits avec la famille princière de La Roche Foucault).  On peut bien sûr regretter le poids du patriarcat ou celui, omniprésent de la culture gréco-romaine, qui alimente à tout bout de champ les argumentations des uns et des autres et sur quoi on pourrait établir de nombreuses critiques. On ne citera ici que le sujet de Sparte, que Mably ou d'autres (comme Montesquieu, d'Argenson, Rousseau, les Encyclopédistes, Robespierre et bien d'autres) tiennent pour modèle, en particulier à l'époque de Lycurgue. On sait depuis un moment déjà que le mythe a construit l'histoire si longtemps racontée de Sparte. Fustel de Coulanges, en particulier, l'a bien démonté et a montré que Sparte, sur le sujet des inégalités économiques, ne se distinguait pas du tout des autres grandes cités grecques. Il y avait des riches et des pauvres, et l'inégalité y était profonde, selon Plutarque. Le fameux partage des terres de Lycurgue n'a aucun fondement historique et même si une telle chose avait été faite, on serait assez vite revenu à une situation antérieure où, selon le poète Tyrtée, et s'il faut en croire Aristote, une révolution faillit éclater parce que "les uns étaient très riches et les autres très pauvres" (Aristote, Politique, V, 6, édition Didot, p 673-674).

 

Tout aussi mythiques sont les idées de communautés de biens liées aux syssities, les repas publics. Ni les femmes, ni les enfants  n'étaient autorisés à participer aux repas, qui étaient financés par les citoyens eux-mêmes et pas par la communauté. Mieux encore, les pauvres n'y participaient pas, ils étaient "hors d'état de supporter cette dépense" c'est Aristote encore, qui nous l'apprend (Politique, II, 6, 21, p. 514).  Et Aristote précise : "Il n'est pas facile de prendre part à ces repas quand on est pauvre ; or la loi veut que, si l'on cesse d'y prendre part, on perde en même temps le rang de citoyen" (cf. cit. précédente, source : Numa Denis Fustel de Coulanges, 1830-1889, Etude sur la Propriété à Sparte, 1876).  

On perçoit ainsi déjà aisément le fossé qui sépare les pauvres du XVIIIe siècle de cette poignée de bourgeois, et plus rarement de nobles, donc, qui les défendent, entre banquets et discussions feutrées de salon, mais le fait est là que certains dénoncent haut et fort les injustices sociales de leur temps et qu'ils ont indiscutablement joué un rôle dans la Révolution Française qui approche, nous allons le voir, surtout à compter de la libéralisation du commerce des grains.

On voit ainsi Ferdinando Galiani (1728-1787) exprimer sa critique envers les Physiocrates au travers de ses Dialogues sur le commerce des blés  ("bleds" : terme désignant alors génériquement les céréales), écrit en 1770, ouvrage adapté et défendu par Denis Diderot (Apologie de l'abbé Galiani, 1770) et Mme d'Epinay :

"Dans une année de mauvaise récoltes, l'Agriculteur, le Campagnard n'est pas le plus à plaindre, il est le possesseur du peu de bien que le Ciel a donné, et si le Ciel en a peu donné, du moins il le vend plus cher. Le malheureux est le Journalier ; il se trouve pris, (comme on dit) entre le battant et la porte ; il ne peut ni avancer ni reculer. Le pain est cher et l'ouvrage ne peut être mieux payé. Le désespoir fait l'émeute."

(…)

"Voyons comment il faut s'y prendre pour faire ce commerce actif des blés de France à l'Etranger, tant désiré et tant prôné. Il s'agit d'enlever le superflu des blés de toute la France, sans en ôter le nécessaire. L'idée seule de la délicatesse de cette opération effraie. Il s'agit pour ainsi dire d'enlever l'épiderme de toute la France sans toucher à la peau qui est si sensible et qui fait crier, cela est-il possible ? et n'est-ce-pas là la véritable cause des criailleries du peuple, dès que l'on touche un peu au commerce des blés ? Le peuple n'est pas absurde et imbécile, comme les Ecrivains toujours prodigues en louanges lui font honneur de le lui dire à tout instant. Mais il est sensible, et lorsqu'on touche à son nécessaire, il crie."

L'auteur n'accepte pas l'obstination idéologique d'un Turgot qui est prêt à laisser les disettes se succéder jusqu'au triomphe de ses idées :

"Il ne faut pas, lorsqu’on verra des disettes après trois ou quatre ans d’une liberté imparfaite, qui n’a encore pu faire naître ni monter le commerce, s’écrier que l’expérience a démenti les spéculations des partisans de la liberté (…) elle doit un jour assurer la subsistance des peuples, malgré les inégalités du sol et des saisons ; mais c’est une dette qu’il ne faut exiger d’elle qu’à l’échéance

 

Turgot,  Lettres sur les grains, écrites à M. l'abbé Terray, contrôleur général, 1770

Pour Galiani, la réponse est autrement plus pragmatique et vitale :

"Mais prenez garde en pratique qu'il physique à la poste des lettres pour envoyer la nouvelle du défaut de blé d'une ville à un pays qui en a. Il faut un autre espace de temps pour que le blé arrive ; et si cet espace de temps est de quinze jours, et que vous n'ayez de provisions que pour une semaine, la ville reste huit jours sans pain, et cet insecte appelé homme n'en a que trop de huit jours de jeûne pour mourir, ce qui n'était pas à faire." 

Galiani, Dialogues…, op. cité

De son côté, Mably, toujours lui, écrit sa propre critique, Du commerce des grains (1775, ouvrage posthume paru en 1789), dans un texte sous forme de lettre adressée à un certain Cléante, qui rapporte un dialogue entre l'auteur et le personnage d'Eudoxe, dont le nom même personnifie la doxa économique et son éminente figure du moment, le ministre Turgot.  L'auteur commence par les  émeutes parisiennes du 3 mai 1775, qu'il dépeint avec humour et provocation comme "un pillage fait avec gaieté".  Eudoxe reprend à son compte différentes formules bien-pensantes : "peuple insolent et furieux", "on commence à piller les fermes, pourquoi ne pillerait-on pas les châteaux ?", et l'auteur rappelle que le peuple est poussé par un sentiment de justice : les paysans "qui ont causé le désordre dans les marchés des villes, ne volent pas, ils paient argent comptant ce qu'ils prennent, et ils veulent seulement acheter le blé à bon marché". 

Devant le dogmatisme des Économistes, Mably oppose le bon sens et la justice :

" Une agriculture florissante est la suite et non pas le principe d'un bon gouvernement. Vous aurez beau imaginer cent moyens pour donner aux campagnes une sorte de vigueur, je les croirai très mauvais, tant qu'ils exciteront des plaintes et des murmures dans la partie la plus nombreuse des citoyens, et qu'ils étoufferont l'attachement, l'affection et les autres sentiments honnêtes qui font la principale force d'un état. O l'admirable politique, qu'il faut défendre et soutenir par les mousquets et des baïonnettes ! Je suppose que vos nouveaux règlements produisent le bien que vous en attendez ; je vous avertis de ne pas y compter. Ne voyez-vous pas qu'il y a dans le gouvernement du levain ou plutôt un poison qui altère et vicie toutes les branches de la société ? Tout le monde ne comprend-il pas que l'opulente prospérité des propriétaires et des fermiers ne peut être que passagère, tant que l'état aura des besoins insatiables et le ministère du le pouvoir de lever des impôts arbitraires ? Vous voulez enrichir les propriétaires en ruinant tout le monde, rien n'est plus ridicule. Ne faut-il pas que les vendeurs trouvent des acheteurs à leur aise ? Plus ceux-ci seront hors d'état d'acheter, moins les autres pourront vendre. Si on voulait faire fleurir l'agriculture d'une manière durable, on devait commencer par assurer la fortune ou du moins l'aisance de ce que vous appelez la classe stérile : il fallait qu'elle pût assez consommer pour encourager les travaux et l'industrie de l'agriculture" (…) " Bien loin que par un faux respect pour la propriété, le législateur doive permettre aux riches d'abuser de leur fortune pour l'accroître encore au détriment de la chose publique, il doit s'y opposer, au contraire, de toutes ses forces. Si les pauvres sont citoyens comme les riches, si de trop grandes richesses, d'une part, et une trop grande pauvreté de l'autre, multiplient les vices d'une société, et la plongent dans les plus grands malheurs, quel sera l'homme assez peu raisonnable pour prétendre qu'une saine politique ne peut prescrire aux riches les conditions auxquelles ils jouiront de leur fortune et les empêcher d'opprimer les pauvres ?

  Messieurs, disais-je aux propriétaires, je vous prie de faire attention qu'en vous défendant de vendre vos grains autre part que dans les marchés, je ne fais que prévenir le monopole, et empêcher que vos richesses particulières ne deviennent la cause de la misère publique. Mettez la main sur la conscience; et convenez de bonne foi que vous ne seriez point jaloux de cette liberté dont vous parlez en enthousiastes, si vous ne vouliez pas en abuser. Si vous êtes persuadés que tout vous appartient, que la société est faite pour vous, et que vous devez seuls en recueillir les avantages, vous ne méritez pas qu'on daigne vous écouter, et il faut vous traiter comme des ennemis publics."

Mably,  Du commerce des grains, 1775

deschamps

 

 

Dom Deschamps  (Léger Marie Deschamps, dit, 1716 - 1774)

dom deschamps-pastel de louis de carmont

 

 

Ce moine dominicain, né dans la petite bourgeoisie de Rennes (son père était sergent royal, huissier auprès du présidial de Rennes et sa mère est mercière dans une échoppe) a publié deux œuvres de son vivant qui furent très peu remarquées (Baczko, 1973),  Les Lettres sur l'esprit du siècle (1769) et La Voix de la raison contre la raison du temps et particulièrement contre celle de l'auteur du Système de la Nature [le baron d'Holbach, NDA], par demandes et réponses (1770).  Deschamps rencontre Marc-René de Voyer, marquis d'Argenson (1722-1782), le neveu de l'économiste, vers 1759, dans son château familial des Ormes, près de Montreuil-Bellay (Touraine, Maine-et-Loire), où il passera beaucoup de temps les dix dernières années de sa vie. Par l'entremise et la protection du marquis d'Argenson, admiratif de son travail, il accédera à nombre d'intellectuels importants de l'époque : Voltaire, Rousseau, Diderot, Holbach, Helvétius, le naturaliste Jean-Baptiste Robinet (1735-1820), etc. 

 

Ses  deux premiers ouvrages ont été écrits probablement entre 1749 et 1761 à Quimperlé, où il était alors procureur de l'abbaye. Ils ne seront édités que bien après sa mort : Observations morales et Observations métaphysiques, découverts en deux temps à la bibliothèque municipale de Poitiers, en 1864, par Emile Beaussire, qui n'en cite que des extraits), et en 1930, surtout, après que l'érudite russe Elena Zaitseva, redécouvre l'oeuvre et la traduise sans pouvoir la publier, chose qui sera faite partiellement, seulement pour un premier tome de textes métaphysiques. Enfin, Jean Thomas et Franco Venturi publient en 1939 pour la première fois en français une édition du Vrai Système, mais encore partielle, qui ne contient que des textes métaphysiques en plus des Observations morales, sous les deux noms auxquels l'auteur appelait son oeuvre :  "Le Vrai Système, le Mot de l'énigme métaphysique et morale". Il faudra attendre 1993 pour que paraisse l'édition complète des oeuvres connues de Deschamps, par Bernard Delhaume (Paris, Vrin).

 

En 1761/62, Deschamps adresse à Rousseau une préface de cette oeuvre, qui semble achevée dans ses grandes lignes, mais que l'auteur craint beaucoup de publier à cause de sa radicalité. Reprenant à sa manière les idées d'état de nature et d'état civil, il y ajoute un troisième, un état de la maturité de l'humanité parvenant à se défaire de tout ce qui faisait son malheur jusque-là, "l'état des mœurs" : "Il faudrait, pour y entrer, brûler non seulement nos livres, nos titres et nos papiers quelconques, mais détruire tout ce que nous appelons les belles productions de l'art. Le sacrifice serait grand sans doute, mais il faudrait le faire."  (Dom Deschamps, Observations morales).  
 

Alors que les Lumières n'ont que d'yeux vers le savoir, la science, les progrès techniques, mais aussi la liberté, la curiosité des sens, notre moine  "propose un monde, un état de mœurs, qui n’aura plus besoin ni de savants, ni d’artistes, ni de philosophes, ni même de leurs livres."  Malgré sa critique de la religion, il n'est pas du tout absurde de penser que l'ordre social de Deschamps porte, au contraire, ses stigmates, faisant de l'homme un être spirituel et désincarné, plutôt hostile au plaisir des sens, comme le seront la plupart des auteurs utopistes, très moralisateurs. Cet univers sectaire conviendra bien à ses disciples. Ainsi "la Société des Ormes - sur le plan de l'organisation, mais aussi de certaines idées - n'est pas sans faire penser à l'Illuminisme mis en place par Adam Weißhaupt en Bavière, jusque dans les surnoms dont s'affublent les membres comme le Breton Toussaint-Marie de Guéhéneuc qui porte le pseudonyme de Nazidore. Les disciples de Dom Deschamps évoquent d'ailleurs l'Ordre des voyants et cet ordre est structuré en trois grades : les initiés (l'apprenti des loges) qui sont les lecteurs des manuscrits et des lettres de Dom Deschamps, les prosélytes (le compagnon maçonnique) qui ont pour mission de répandre la parole du maître et de rechercher les êtres susceptibles de les rejoindre et enfin les Omars (le maître) qui sont au plus près de la vérité et qui sont en même temps les copistes de l'œuvre."  (François Labbé, le philosophe sous le bure, article des éditions l'Harmattan du 5 janvier 2015, 

https://www.editions-harmattan.fr/auteurs/article_pop.asp?no=29571&no_artiste=956)

 

Dans le même temps, comme Meslier, Deschamps tient la religion pour cause principale des malheurs de la société, et dénonce les préjudices causés par  l'institution du mariage  :

 "Il faut frapper sur tous les états factices comme je le fais, ici, ou ne frapper sur aucun. Je ris de voir les philosophes, qui respectent la pourpre, l'épée et la robe, s'acharner contre l'Église, comme s'ils pouvaient l'anéantir, en ne s'attaquant qu'à elle. Je conviens qu'elle révolte plus la raison, qu'elle veut assujettir contre toute raison, que les autres états factices. Mais comme ces états ne peuvent pas subsister sans elle, il faut la respecter quand on les respecte."  (Le Vrai Système ou le mot de l'énigme métaphysique et morale, J.Thomas et F.Venturi., Paris, E. Droz, 1939, p. 116)

"Le lien du mariage fait en proportion plus de malheureux que les vœux de religion... (op. cité, p. 121).

  

Il va peut-être même encore plus loin, quand il dit "La communauté des femmes est de l'essence de l'état de mœurs" (op. cité, p 124), évoquant cette société future où les femmes seront débarrassés de la domination masculine.   

 

Malheureusement, comme un certain nombre d'auteurs du progrès social au XIXe siècle,  et Deschamps plus que d'autres, malgré ce titre prometteur de "système", notre moine bénédictin, bien plus métaphysicien que philosophe social, présente de manière embryonnaire ses conceptions sur l'organisation politique et économique de la société : "Deschamps ne fonde pas de théorie politique et ses Réflexions politiques ne forment qu’un ensemble de trois pages sur les 679 que comporte l’édition de ses œuvres philosophiques !" (Puisais, 2010).  Sans humilité aucune, sans prendre toute la mesure de la complexité concrète, matérielle de son objet, l'étudie principalement au travers d'échafaudages métaphysiques abscons, proches de croyances panthéistes, qu'on en juge :

"tout est relatif au tout", "Nous sommes liés à tout, nous ne faisons qu'un avec tout", "Il y a tout dans le tout et tout dans tout. Tout dans le tout se distingue de tout et tout dans tout ne se distingue point de tout" (citations de Dom Deschamps in André Robinet, Dom Deschamps, Le maître des maîtres du soupçon, Paris, Seghers, 1974, p. 248, 252, 316).  Le moine bénédictin pense avoir percé ses secrets et découvert "la vérité", dont il assurait à Rousseau qu'elle permettrait de "faire pleuvoir" les exemplaires de son livre  : "La vérité est la chose du monde la plus simple, mais comme nous sommes des êtres fort éloignés du simple, par la mauvaise tournure qu’a prise notre état social, sa découverte m’a coûté bien des années de réflexion, et j’ai noirci plus de deux rames de papier pour parvenir à faire un ouvrage peu volumineux. Je jouis aujourd’hui de mon travail, car je vois que ce qu’il m’a coûté beaucoup est si bien démontré, et rendu d’une façon si sensible, qu’il coûtera peu aux autres." (Léger-Marie Deschamps à Jean-Jacques Rousseau, août 1761, Correspondance générale, Bernard Delhaume éd., Paris, Champion, 2006, p. 72).  

Le passage où, à la manière des récits utopiques, il évoque la société dont il rêve, ne laisse en tout cas aucun doute sur le fait qu'il veuille supprimer non seulement toutes les puissances dominatrices, mais aussi le nerf principal de ces pouvoirs, la propriété privée, pour mettre toutes les richesses en commun : 

"Notre état social est un état de division, par là même que, contre toute raison morale, nous sommes divisés en états non seulement différents, mais extrêmement disparates. La seule domination du fort, le seul établissement d’un chef ou d’un roi, dans le principe, a suffi pour amener les hommes à être d’états différents au point de folie qu’ils le sont […]. On s’est récrié contre ce conseil de Machiavel : divise pour régner ; mais si on a eu raison de le faire, c’est uniquement parce qu’il est dangereux que les principes fondamentaux des gouvernements soient dévoilés, et qu’on en fasse hautement des maximes, vu qu’ils sont contraires aux principes moraux qu’on donne aux hommes, et qu’il est essentiel à la domination que les hommes l’ignore."

Léger-Marie Deschamps, Œuvres philosophiques, Bernard Delhaume éd., Paris, Vrin, 1993, 2 volumes, p. 607

"Les hommes et les femmes [...] vivraient tous ensemble et en commun, sous de longs toits de la plus grande solidité, et situés aussi avantageusement qu’ils le voudraient, étant les maîtres de n’habiter de la terre que les endroits les plus avantageux. Chacun de ces longs toits, avec ceux des bestiaux, des granges, et des magasins, formerait, soit sur les débris de nos villes, soit dans nos campagnes, ce que nous appelons un village, et tous les villages s’aideraient mutuellement, en raison de leur proximité, et auraient des choses communes entre eux, comme des moulins et des forges, sans avoir jamais la moindre contestation sur les districts, ni sur quoi que ce soit. Quelle matière en effet à contestation pourraient-ils avoir dans un état d’égalité où ils auraient abondamment ce qu’il leur faudrait pour contenter les appétits et les besoins non seulement les moins raisonnables de l’animalité, mais pour mener la vie la plus commode, sans mollesse ; où un homme n’aurait rien à envier à un autre homme ; où les femmes, sans contredit plus saines, mieux formées, et bien plus longtemps jeunes que les nôtres, procureraient sans aucun mystère, et sans être réputées ni belles, ni laides, ni plus à l’un qu’à l’autre, une jouissance toujours facile, et qui n’entraînerait jamais le dégoût après elle ; où chacun ne verrait rien de mieux que son village natal, que la société des hommes auxquels il serait accoutumé de naissance ; et où tout enfin serait à un tel degré d’union qu’il ne tomberait dans la pensée d’aucun d’avoir de l’éloignement pour un autre, quand même cet autre lui aurait fait quelque plaie, ou cassé quelque membre, vu que de pareils accidents ne pourraient jamais arriver que par mégarde."  (Dom Deschamps,  Observations morales)

Comme pour toutes les autres auteurs d'utopies sociales du XVIe au XVIIIe siècle au moins, Deschamps, en peu de lignes, dévoile des sentiments patriarcaux, teintés de morale et d'autoritarisme. Un petit détail éclaire sur l'aspect "artificiel" de son programme construit "sur les débris de nos villes" : Comme la plupart des auteurs utopistes, Deschamps n'imagine pas autre chose que l'habitat commun dans de grands bâtiments, mais surtout, il semble indiquer qu'on va détruire tout ce qui était privé pour y parvenir. Le philosophe et naturaliste Robinet tombera sous le charme du "Système" de Deschamps, mais confiera à d'Argenson des réserves de bon sens :  "Son état de mœurs me plaît infiniment, mais j'en trouve sa venue difficile ; non pas pour vous, non pas pour moi ; mais parce qu'il faut pour l'établir un concours de personnes qu'il sera fort difficile de convaincre. Qui attachera le grelot ?"  ( Deschamps, Œuvres philosophiques, op. cité, p. 441-442).

                   

                      BIBLIOGRAPHIE   

 

 

 

    

BACZKO Bronislaw, 1973, "Les discours et les messages de Dom Deschamps". In: Dix-huitième Siècle, n°5, Problèmes actuels de la recherche. pp. 250-270;

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1973_num_5_1_1043

 

DERUETTE Serge, 1985, "Sur le curé Meslier, précurseur du matérialisme". In: Annales historiques de la Révolution française, n°262, pp. 404-425

https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1985_num_262_1_1129

FRIEDEMANN  Peter, 1975, "Sur la théorie du pouvoir politique", introduction à Mably, Paris, Éditions Sociales, p. 24.

PUISAIS Eric, 2010, "Deschamps utopiste ?" In : Utopies des lumières, Antoine Hatzenberger (dir.),  ENS  (Ecole Normale Supérieure) de Lyon.

http://books.openedition.org/enseditions/4309>.

ROZA Stéphanie, 2011, "Étienne-Gabriel Morelly, Code de la nature", édition critique, Paris, La ville brûle, 2011, 

ROZA Stéphanie, 2013,"Comment l'utopie est devenue un programme politique. Du roman à la Révolution",  thèse de doctorat, Université Paris I Panthéon-Sorbonne.

WAGNER Nicolas, 1978, "Etat actuel de nos connaissances sur Morelly. Biographie, accueil et fortune de l'œuvre". In: Dix-huitième Siècle, n°10, 1978. Qu'est-ce que les Lumières ? pp. 259-268;

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_1978_num_10_1_1188

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