
RUSSIE
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Le moment révolutionnaire
(1825 - 1922)
5. « La Douma des Seigneurs »
1906 - 1916
Lénine ( II )
Lénine ( III )
Lénine ( IV )
Port de la cravate exigé,
Stolypine Ie partie
Encouragé par la reprise en main du pouvoir après l'écrasement de la révolution, le tsar Nicolas II poursuit, avec son ministre de l'intérieur Dournovo, "la contre-attaque de la monarchie", selon les termes de Martin Malia (Werth, 1992). Le 20 février/5 mars 1906 (le calendrier julien restera en vigueur en Russie jusqu'au 31 janvier 1918), était créé un Conseil d'Empire, pour une moitié élu par le tsar et pour une autre par un ensemble de corps, tous conservateurs, avec des compétences législatives égales à celles de la Douma. Le tsar pouvait bien laisser planer une relative liberté pendant les élections de la première Douma, entre le 26 mars et le 20 avril 1906, où on débattait partout, où les journaux faisaient couler beaucoup d'encre, le parti KD (cf. La Révolution de 1905) a beau avoir remporté un grand succès (34 % des députés), les Lois fondamentales du 24 avril sont venus tempérer les ardeurs et n'ont pas apporté cet "air nouveau" dont parlait Jean Jaurès (Œuvres, Tome XII, Penser dans la mêlée (octobre 1907-mai 1910), Fayard, 2021). Ces lois, en effet, "limitaient considérablement les attributions de la Douma" (Werth, 1992), qui n'avait pas l'initiative des lois, était exclue des domaines de prérogative royale (diplomatie, guerre, relations étrangères) et avait des compétences financières limitées. Le tsar continuait de nommer et révoquer les ministres, pouvait suspendre les lois et les libertés publiques, bref, continuait de tenir le pouvoir d'une main de fer : "On était assurément loin de toute forme de régime parlementaire" (Werth, 1992). Ainsi, le pouvoir donnait une fois encore raison aux bolcheviks, qui, contrairement aux mencheviks, n'avaient pas participé à ce simulacre de démocratie. On en a vu concrètement les effets quand l'assemblée de la Douma adoptait le 5 mai des mesures démocratiques de type occidental touchant à l'ensemble de la société, toutes rejetées par le président du Conseil Ivan Goremykine, qui succédait ce jour-là à Witte, démissionnaire, et qui démissionnera à son tour le 21 juillet pour laisser la place à Piotr Arkadevitch Stolypine (1862-1911), usé par le conflit incessant avec des députés qui ne déposèrent pas moins de 379 interpellations en deux mois (Werth, 1992).
En juillet 1906, le tsar confie donc les rênes du pays à Stolypine, qui s'inspira du programme libéral de Witte, qui, suite à la révolution de 1905, accordait encore plus de libertés aux paysans (comme celle de quitter la communauté rurale en conservant son titre de propriété et de se déplacer encore plus librement). Le grand problème, c'est que la réforme de Stolypine "prévoyait la réalisation de cet objectif sans toucher aux intérêts des grands propriétaires terriens (seigneurs). Le résultat de la reforme de Stolypine fut en réalité très modeste, car celle-ci se heurta à l'hostilité des paysans russes dans leur grande majorité au Décret du 9 novembre 1906. Le nombre des paysans individuels " sortis de la communauté ", propriétaires de leurs terres en 1905 était de 23% ; le nombre de ces paysans en 1916 était de 30 - 33% (Danilov, 1992, p. 317), et leurs exploitations n'occupaient que 25 a 27 % des terres (Danilov, 1990, p. 290). Les institutions du domaine, de l'exploitation paysanne et de la communauté rurale restaient dans une grande mesure inchangées." (Yefimov, 2001). Par ailleurs, en brisant les relations coutumières de l'obščina, le libéral Stolypine ôtait à toute une frange marginale de la population, réduite comme dans d'autres idéologies libérales à des "ivrognes" ou autres "paresseux", d'avoir accès à des moyens de subsistance. Enfin, la réinstallation massive de paysans russes sur les terres d'Asie centrale, colonisées à la fin du XIXe siècle : Kazakhstan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan, ont à la fois développé ces régions et meurtri les communautés autochtones.
Pendant ce temps l'industrie prospérait de 5 % par an entre 1905 et 1914, la production de charbon doublait et le pétrole dans le Caucase enrichissait les entrepreneurs de Bakou et d'autres villes (Sixsmith, 2011 : 175) :
"Après la révolution, des changements importants s'étaient également produits dans le domaine de l’industrie. La concentration de l’industrie, c’est-à-dire l’agrandissement des entreprises et leur concentration entre les mains de groupes capitalistes de plus en plus puissants, s’était fortement accentuée. Déjà avant la révolution de 1905, les capitalistes avaient formé des associations pour faire monter les prix des marchandises à l’intérieur du pays ; le surprofit ainsi réalisé était converti en un fonds d’encouragement à l’exportation, pour pouvoir jeter à bas prix les denrées sur le marché extérieur et conquérir des débouchés. Ces associations, ces groupements capitalistes (monopoles) s’appelaient trusts ou syndicats. Après la révolution, le nombre des trusts et des syndicats capitalistes avait encore augmenté. De même s’étaient multipliées les grosses banques dont le rôle grandissait dans l’industrie. Les capitaux étrangers affluaient en Russie. C’est ainsi que le capitalisme en Russie devenait de plus en plus un capitalisme monopolisateur, impérialiste."
Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l'U.R.S.S, Précis rédigé par une commission du Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S, Approuvé par le Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S, 1938, Éditions en Langues étrangères Moscou: 1949
https://d-meeus.be/marxisme/histPCbURSS/index.html
Bien entendu, la lutte révolutionnaire continue, et parfois, de se signaler par des actes terroristes, comme celui de Marie Alexandra Spiridonova (1884-1941, exécutée sous Staline), issue de la noblesse, qui assassina le 15 janvier 1906 le général Gavril Loujenovski, conseiller provincial du gouverneur de Tambov, qui avait réprimé extrêmement violemment des révoltes paysannes, faisant tirer aussi sur les enfants.
En représailles, Spiridonova fut violée et torturée par les cosaques, et vit sa peine de mort commuée en travaux forcés à perpétuité, au bagne de Netchinsk, où croupissent déjà quatorze autres militantes, pour la plupart auteures d'attentat "en général réussis" (Marie, 2017).
Si la réforme de Stolypine a enrichi certains paysans, les "koulaks", beaucoup d'autres, au contraire, ont vu s'accroître leur paupérisation. D'autres sont restés dans une relative indigence, tels les petits commerçants, les petits fonctionnaires, les employés ou encore les artisans. Une partie des paysans, comme au cours des autres révolutions industrielles européennes, alimenteront un "prolétariat minoritaire (moins de 4,5% de la société), déraciné, fragilisé, soumis à des conditions de labeur et de vie très dures (entre 9 à 12 heures de travail quotidien, la misère du logement et des salaires). Concentrés dans une poignée de villes stratégiquement situées, ces ouvriers qui exigeaient une plus grande justice sociale allaient constituer un «danger potentiel bien plus fort que celui d’une paysannerie dispersée» à travers l’immensité du territoire." (Nivière, 2017).
Quelques réformes sociales ont pourtant été prises : en 1885 pour interdire le travail de nuit des femmes et des enfants ou pour limiter la durée de travail à 11 h30 puis à 10 h (1906), alors qu'un an avant été autorisée l'association syndicale et quelques années plus tard, en 1912, était créée l'assurance-maladie (Malia, 1980 : 100). Une partie de ses réformes ressemblent aux réformettes sociales de la Révolution industrielle d'autres pays d'Europe, qui, pour autant qu'elles aient pu être appliquées, n'avaient pas amélioré de manière significative la vie des travailleurs, comme nous venons de le voir.
La centralisation administrative et le développement d'une économie unifiée "heurtaient les réflexes identitaires de ces peuples et, en même temps, cela favorisait la croissance du sentiment national, les modérés réclamant l’autonomie, les plus radicaux une complète indépendance. Le régime tsariste ne pouvait tolérer cette agitation et, par réaction, il se livrait partout à une russification à outrance, tout en exaltant les vertus de la Moscovie du XVIIe siècle, comme lors des festivités du tricentenaire de la dynastie des Romanov, en 1913. La minorité juive, assignée à résidence sur les territoires de l’Ouest et privée de certains droits civiques, constituait un cas à part. Forte de cinq millions de personnes, elle connaissait une activité culturelle intense, mais elle était victime de poussées de violence antisémite, les pogroms, qui trouvaient leur origine dans le ressentiment de strates déclassées russo-ukrainiennes, ainsi que dans le laisser faire complaisant de l’administration impériale." (Nivière, op. cité).
A tout cela s'ajoute le désaveu de toute la population, riches ou pauvres, des derniers rejetons de la famille Romanov :
"Les gestes maladroits de Nicolas II, ses visions antimodernistes et le comportement compromettant des membres de sa famille, notamment les relations étranges de la tsarine avec Grigori Raspoutine, ont soulevé l’indignation des Russes, y compris de la noblesse et même de l’aristocratie de cour. Si l’ordre patriarcal régnait encore, l’idéal moderniste de réalisation de soi dans l’amour et dans le travail minait le fondement du traditionalisme. Les piliers de la morale nobiliaire – la religion, la lignée, la famille, le service de l’État – s’opposaient à l’individualisme de l’époque industrielle." (de Saint-Martin et Tchouikina, 2008).
On le voit bien ici, comme dans les autres réformes libérales qui ont ouvert la voie au capitalisme, la tromperie manifeste des élites, qui, en promouvant la liberté individuelle, ont bien fait attention de développer des systèmes politiques et économiques qui continuaient, comme par le passé, de favoriser les intérêt des plus riches : c'est un des traits les plus importants du libéralisme, nous l'avons vu, que d'avoir su promouvoir, développer les libertés individuelles, tout en organisant un nouveau système inégalitaire bien plus habile, de plus en plus subtil et pernicieux au cours du temps. Ce qui n'est pas vraiment le cas à cette époque. Une relative liberté était advenue, avec des droits de vote, des libertés d'expression, mais tout cela s'accompagnait d'une répression féroce. Non seulement Stolypine, après la révolution de 1905, s'arrangera pour donner plus de poids aux votes des nobles et des riches au détriment de l'électorat paysan, mais il poursuivra une longue tradition de brutalité, en maltraitant les paysans, en instaurant des tribunaux militaire d'exception, pour une justice expéditive, sans avocat, en faisant fouetter les mécontents, en exécutant plusieurs milliers de "suspects" ou de "révolutionnaires" et en envoyant d'autres croupir dans des geôles sibériennes. La répression de la révolution sera si sévère que la corde du gibet sera surnommée "la cravate de Stolypine" (Marie, 1997).
"Appelé par la volonté lamentable et capricieuse du chef de l'Etat, lui-même au centre d'innombrables intrigues, au poste de ministre de l'Intérieur, puis nommé Premier ministre, Stolypine a montré l'assurance propre à l'ignorant qui n'a pas même une vague idée des lois du développement historique, et pratiqué la « Realpolitik » cynique du bureaucrate qui, quelques jours auparavant, faisait encore déshabiller et fouetter devant lui les paysans dans l'intérêt de l'ordre social."
Léon Trotsky, Die Duma und die Revolution (La Douma et la révolution), article de la revue Die Neue Zeit, 1906-1907, n°38.
Trotsky: La Douma et la révolution (marxists.org)
Démonstration du 1er mai à l'usine Putilov
Boris Mikhaïlovitch Kustodiev (Koustodiev, 1878-1927)
Papier cartonné, pastel et graphite
36 x 52 cm
1906
Moscou, Musée central d'Etat d'histoire contemporaine de Russie
Lénine ( II ) : « les voies du parti »
La lune de miel entre bolcheviks et mencheviks se poursuivit quelques mois. Du 23 avril au 8 mai 1906 eut lieu un congrès "d'unification" où figuraient aussi le Bund juif, les Social-démocrates polonais dirigés par Rosa Luxembourg, ainsi que les Social-démocrates Lettons. Pendant ce temps, se tient la première Douma, boycottée par l'ensemble des socialistes, à l'exception de quelques uns qui se désolidarisent du mouvement et agissent individuellement pour se faire élire. Devant le fait accompli, Lénine réagit en tacticien et met de côté son intransigeance révolutionnaire : "Nous saluons la victoire de nos camarades caucasiens… Nos lecteurs savent que nous étions pour le boycottage de la Douma… Mais il va de soi que maintenant, si c’est réellement par les voies du parti que sont entrés à la Douma des social-démocrates représentant réellement le parti, nous tous, à titre de membres du même parti, nous les aiderons dans la mesure de nos forces à remplir leur difficile tâche." (Lénine, Œuvres en 47 volumes publiées des années 1950 à 1960, t. X, p. 445-446, Paris, Editions sociales, Moscou, 4e édition). Lénine (suivi par Grigori Zinoviev, 1883-1936, lui aussi au comité central du parti) surprend (et indigne à juste titre) la plupart des bolcheviks en s'associant aux mencheviks dans la décision de renoncer au boycott de la 2e Douma. En juin 1906, il justifie ainsi sa position : "Mais le boycottage entraîne-t-il obligatoirement le refus de former à la Douma notre propre fraction du parti ? Nullement. Les boycotteurs qui le pensent (…) se trompent. Nous devions tout faire — et nous avons tout fait – pour empêcher la convocation d’une représentation d’hommes de paille. C’est un fait. Mais puisque, malgré tous nos efforts, la représentation a été convoquée, nous ne pouvons pas refuser de l’utiliser." (Lénine, Œuvres, op. cité, t.XI, p. 77). Quelques mois après, le 12 août, il détaille sa tactique :
"Les social-démocrates de l’aile gauche doivent réviser la question du boycottage de la Douma. Il convient de se rappeler que nous avons toujours posé cette question dans la réalité concrète, par rapport à une situation politique déterminée.
(...)
Le temps est (…) venu, pour les social-démocrates révolutionnaires, de cesser le boycottage. Nous ne refuserons pas d’entrer dans la seconde Douma, lorsqu’elle sera (ou « si » elle est) convoquée. Nous ne refuserons pas d’utiliser cette arène de combat, sans toutefois nous en exagérer la portée modeste, mais en la subordonnant entièrement, au contraire, comme nous l’a enseigné l’histoire, à une autre forme de lutte, la grève, l’insurrection, etc."
Lénine, Œuvres, op. cité, t. XI, p. 139 et 143.
Il reviendra des années plus tard sur ce revirement, imposé selon lui par les circonstances défavorables au mouvement révolutionnaire :
"La participation aux IIIe et IVe Doumas était un compromis, une abdication temporaire des revendications révolutionnaires. Mais c’était un compromis rigoureusement imposé, car le rapport des forces excluait pour nous, et cela pour un certain temps, l’action révolutionnaire des masses ; pour préparer cette action à longue échéance, il fallait savoir travailler aussi de l’intérieur de cette « écurie ». L’histoire a démontré que les bolcheviks avaient pleinement raison, en tant que parti, de poser ainsi la question" (Lénine, Œuvres, op. cité, Au sujet des compromis, t. XXV, p. 333-334).
Dès novembre, les mencheviks passent un accord électoral avec les cadets, qui provoque le courroux de Lénine. Dans le même temps, pour parvenir à ses fins, il révise le centralisme auquel il était attaché et propose des règles d'organisation plus démocratiques :
"Qu’était-il arrivé au centralisme démocratique si cher à Lénine ? Pendant des années, il avait argumenté pour la subordination des organes inférieurs du parti aux organes supérieurs, et contre le concept fédéraliste du parti. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, écrit de février à mai 1904, il avait dit que « tendance indéniable à défendre l'autonomisme contre le centralisme est un trait caractéristique de l'opportunisme dans les questions d'organisation. »
De toutes façons, pour Lénine, les méthodes organisationnelles étaient totalement subordonnées aux fins politiques, et il était prêt à proposer des règles d’organisation pour le parti réunifié en 1906 complètement différentes de celles dont il était partisan jusque-là. Sans la moindre honte, il expliquait peu après :
« Les statuts de notre parti déterminent très nettement son organisation démocratique. Toute l’organisation se construit par la base, suivant le principe de l’électivité. Les organisations locales, d’après les statuts, sont déclarées autonomes dans leur activité locale. Le comité central, d’après les statuts, unifie et dirige tout le travail du parti. Par conséquent, il est clair qu’il n’a pas le droit de se mêler de fixer la composition des organisations locales. Dès lors qu’il est admis que l’organisation se construite par la base, une intervention d’en haut pour en modifier la composition serait une véritable violation de tout le démocratisme de tous les statuts du parti »*" (Cliff, 1975, ch. 15)
* Lénine, Œuvres, op. cité, t. XI, p. 466
L'année d'après, en janvier 1907, il ira même plus loin en proposant un référendum sur tous les problèmes rencontrés par le parti :
"Pour que la solution soit véritablement démocratique, il ne suffit pas de réunir les délégués élus par l’organisation. Il est indispensable que tous les membres de l’organisation, en votant, se prononcent indépendamment, individuellement, sur la question débattue et qui intéresse toute l’organisation" (Lénine, Œuvres, op. cité, p. 458).
L'ami du koulak,
Stolypine IIe partie
En juin 1907, la question agraire et la répression des révolutionnaires au sein de l'Assemblée rapprochent les opposants au tsar et Stolypine comprend qu'il y a un danger pour le gouvernement. Rappelons que Stolypine, qui s'était bien gardé de porter atteinte à la propriété foncière, misait maintenant sur "l'émergence d'une paysannerie marchande" (Barral, 2013), constituée de moujiks qui avaient acquis une relative aisance "par la vente d’excédents, par la location de leur attelage, et aussi par le prêt usuraire aux voisins en difficulté ; on les qualifie couramment de koulaks (“poings”), car ils accroissent ainsi leur lopin personnel" (Barral, op. cité). Par l'oukaze impérial du 9 novembre 1906, Stolypine brise la règle solidaire du mir, où c'est le moujik qui "est le maître héréditaire de son isba et de l’enclos adjacent" et "la commune rurale qui possède les champs et qui les redistribue périodiquement entre les familles, selon l’évolution de leur composition. En principe du moins, car l’application concrète varie selon les temps et les lieux." (Barral, op. cité). Désormais, "S’il n’a été effectué aucun partage depuis 1861, la propriété individuelle est reconnue. S’il n’y a eu aucun partage depuis 1893, le principe communautaire est maintenu, mais tout ayant droit peut sortir de l’indivision, en constituant des petits domaines indépendants, otroubs reliés à une maison du village ou khoutors autour d’un habitat isolé. Dans le cas de partages récents, la modification des lots selon la composition des familles est facilitée. Enfin, le partage général peut être décidé, à la majorité des deux tiers (à la majorité simple après 1911)." (Barral, op. cité). Et pour neutraliser d'un coup toutes les oppositions, le ministre brandit l'article 87 du Manifeste d'Octobre, sorte d'ancêtre de notre 49/3, qui l'autorise, entre les sessions parlementaires, de prendre "toute mesure législative requise par des circonstances exceptionnelles” (Barral, op. cité). E
Il prendra alors le prétexte d'une préparation à un soulèvement armé de la part des social-démocrates pour exclure 55 d'entre eux et de lever l'immunité parlementaire de 16 de leurs députés (Dyakonova, 2010). Le gouvernement tient donc une bonne raison pour dissoudre cette deuxième Douma le 3/16 juin 1907. Le tsar s'impatiente, ordonne "il faut frapper !" (Barral, op. cité), alors cette deuxième dissolution s'accompagne d'un "nouveau décret électoral, très anti-démocratique, destiné à débarrasser le gouvernement de la majorité d’opposition. Les nouvelles règles octroyaient à la curie des propriétaires fonciers un électeur pour 230 personnes ; à la première curie urbaine, un pour 1.000 ; à la deuxième curie urbaine, un pour 15.000 ; à la curie paysanne, un pour 60.000 ; et à la curie ouvrière, un pour 125.000. Les propriétaires et la bourgeoisie désignaient 65 % des électeurs, les paysans 22 % (au lieu de 42 % auparavant) et les ouvriers 2 % (contre 4 % auparavant). La loi privait de leurs droits électoraux les populations indigènes de la Russie d’Asie et les peuples turcs des provinces d’Astrakhan et de Stavropol, et diminuait de moitié la proportion des représentants de la Pologne et du Caucase. Tous les non-russophones se virent privés de leurs droits. Le résultat devait augmenter considérablement la proportion de membres de la Douma représentant les propriétaires terriens et la bourgeoisie commerciale et industrielle, tout en réduisant de façon drastique le pourcentage de députés ouvriers et paysans, qui était déjà faible." (Cliff, 1975).
"Du scrutin sort une Douma plus docile, “la Douma des Seigneurs” ironise-t-on, dont la majorité de centre droit, dite “octobriste”, se résout à coopérer avec le gouvernement. Stolypine suspend alors le régime d’exception, et il accepte désormais de jouer le jeu du dialogue parlementaire » (Barral, 2013).
"Stolypine a dissous la douma, et le tsar a échangé des télégrammes d'amitié avec la société des organisateurs de pogroms... Ce ministre russe qui tient en ses mains depuis déjà plus d'un an les rênes du gouvernement, s'est révélé l'homme aux nerfs d'acier dont avait besoin dans sa fâcheuse situation le camp de la réaction. Sa personne unit la brutalité grossière du propriétaire d'esclaves et l'audace personnelle du voyou aux manières policées des hommes d'Etat qui sont le produit type de l'Europe parlementaire. Chef du gouvernement de Saratov, où les troubles agraires ont connu l'extension la plus grande, Stolypine, au moment de l'irruption de l'ère constitutionnelle, a supervisé en personne les exécutions de paysans et, d'après le témoignage des délégués à la douma, s'est répandu à cette occasion contre les paysans en imprécations et en injures impossibles à rendre dans une langue autre que la langue servile de notre pays. Appelé par la volonté lamentable et capricieuse du chef de l'Etat, lui-même au centre d'innombrables intrigues, au poste de ministre de l'Intérieur, puis nommé Premier ministre, Stolypine a montré l'assurance propre à l'ignorant qui n'a pas même une vague idée des lois du développement historique, et pratiqué la « Realpolitik » cynique du bureaucrate qui, quelques jours auparavant, faisait encore déshabiller et fouetter devant lui les paysans dans l'intérêt de l'ordre social." (Léon Trotsky, Die Duma und die Revolution, revue Die Neue Zeit, 1906-1907, n°38).
Comme ailleurs en Europe, la propriété privée est un atout de taille dans la manche des capitalistes, tout particulièrement tendu à la paysannerie, non pas celle en guenilles mais celle des grands propriétaires terriens. Stolypine répète donc à l'envi qu'il mise "non sur les misérables et les ivrognes, mais sur les robustes et les forts" (Barral, 2013). On retrouve chez lui la rhétorique libérale qui ne s'est jamais tari, depuis les premiers théoriciens capitalistes jusqu'aux discours réactionnaires de politiciens d'hier et d'aujourd'hui, qui veut « "donner une chance au paysan capable, au paysan travailleur, c’est-à-dire à celui qui est le sel de la Russie", l'aider "à “se libérer de cet étau dans lequel il est pris actuellement”. Il vise ainsi un objectif économique, développer la productivité de l’agriculture russe en libérant l’initiative des plus entreprenants : à Léon Tolstoï qui voudrait alors voir abolir le propriété privée sur la terre, il répond : “on ne peut cultiver et améliorer le sol dont on dispose provisoirement avec la même ardeur que son propre sol” » (Barral, op. cité). Lénine n'est pas dupe de ce "bonapartisme agraire" et compare le geste du ministre à celui que relevait Marx chez le prince Louis Napoléon, cherchant à gagner à sa cause les paysans parcellaires français. C'est ce que fera aussi le Chah d'Iran, Reza Pahlavi, dans la "Révolution blanche"' cinquante ans plus tard, en installant une paysannerie propriétaire (Barral, op. cité).
Lénine ( III ) : Seul contre tous
Malgré tout cela, à la IIIe Conférence du POSDR, tenue à Kotka, en Finlande, du 21 au 23 juillet 1907, Lénine va proposer de s'opposer au boycott de la 3e Douma, contre l'avis de la majorité des bolcheviks, en particulier Alexandre Alexandrovitch Bogdanov (de son vrai nom, A. Malinovski, 1873-1928), leur porte-parole officiel, et voter seul avec les mencheviks pour la participation aux élections. Ce groupe de bolcheviks accuse Lénine de trahison. Après les élections de novembre, ils appelleront à la démission, au rappel des députés : on les nomme otzovistes (de otzyv : "rappel"). On trouve parmi eux notamment : Alexandre Bogdanov, Leonid Krassine, l'historien, Mikhaïl Pokrovski, les propagandistes et écrivains Anatolij Vasil'evič Lunačarskij (Anatoli Vassilievitch Lounatcharski / Lunačarskij, 1875-1933) et Maksim (Maxime) Gorki (Gorky, né Pechkov, 1868-1936), Andreï Sergueïevitch Boubnov (Bubnov, 1884-1938, exécuté sous Staline), qui sera au comité central en 1909, ou encore Grigorii Alexeïevitch Alexinsky (1879-1967), Vpériodiste, élu à la Douma en 1907. Autour des otzovistes on trouvera aussi une autre petite fraction de militants révolutionnaires, appelés "ultimatistes", animés en partie par Maximov/Bogdanov et Alexinski, qui réclament de poser un ultimatum aux élus social-démocrates de la Douma, pour qu'ils agissent de manière radicale au sein de l'assemblée. Ils auront le contrôle au sein des bolcheviks de Saint-Pétersbourg jusqu'en septembre 1909 (Lénine, Entretiens avec les bolcheviks de Saint-Pétersbourg, Œuvres, op. cité, t. XIX).
"Dans la conjoncture politique de juin 1907, où Maximov défendait le boycottage, l'erreur n'était encore pas très grave. Mais quand, en juillet 1909, dans un manifeste de son cru, il continue à se targuer de « boycottisme » à l'égard de la III° Douma, c'est complètement stupide. Boycottisme, otzovisme, ultimatisme : à eux seuls ces mots expriment une tendance basée sur une attitude à l'égard du parlementarisme et sur cela seulement."
Lénine,Supplément au Proletari n°47-48 du 11/24 septembre 1909
Lénine : la fraction des partisans de l'otzovisme et de la construction de Dieu (4) (marxists.org)
Au vu du "déclin très marqué de la révolution" arguera plus tard Lénine pour sa défense, un soutien parlementaire "revêtait une très grande importance politique". D'autre part, il fallait rompre "l'alliance réalisée à la Stolypine entre la monarchie et la bourgeoisie" (Lénine, Notes d'un publiciste, écrit en 1917, publié en 1924 dans la revue Proletarskaïa Révolioutsia, n° 3 / 26). En juin 1907, en préparant un projet de résolution pour le Ve congrès du PSODR, tenu du 13 mai au 1er juin 1907 à Londres, il pensait encore que la crise économique mondiale, cette année-là, allait dynamiser à nouveau la lutte, selon l'opinion généralement admise chez les marxistes que les crises économiques exacerbent les luttes révolutionnaires :
"… un grand nombre de faits témoignent de l’extrême aggravation de la misère du prolétariat et de sa lutte économique… il est indispensable de considérer ce mouvement économique comme la source première et la base la plus importante de toute la crise révolutionnaire qui se développe en Russie." (Lénine, Œuvres, op. cité, t. XII, p. 139).
La réalité est plus proche du résumé que Trotsky fera de la situation, cependant bien après le déroulé des événements :
"La crise industrielle mondiale qui éclata en 1907 fit durer en Russie la longue dépression trois ans de plus et, loin de pousser les ouvriers à la lutte, dispersa encore plus leurs rangs et les affaiblit. Sous les coups des lock-out, du chômage et de la misère, les masses épuisées perdirent tout courage. Telle était la base matérielle des « succès » de la réaction de Stolypine. Le prolétariat avait besoin de la fontaine de jouvence d’une nouvelle montée industrielle pour refaire ses forces, resserrer ses rangs, se sentir de nouveau un facteur indispensable de la production et plonger dans une nouvelle lutte."
Trotsky, Staline, 1940, cf note sur Staline
Trotsky: Staline (Sommaire) (marxists.org)
Ceci étant dit, Lénine avait, dès le mois d'octobre 1907, reconnu que l'épisode révolutionnaire était derrière eux, tout en continuant d'encourager la tactique d'infiltration des instances politiques bourgeoises :
"La Russie a connu le point culminant de la marée révolutionnaire en octobre 1905. ... En octobre 1907 nous vivons probablement le point le plus bas du reflux dans la lutte ouverte des masses. La période de reflux commencée après la défaite de décembre 1905, a amené avec elle non seulement la floraison des illusions constitutionnelles mais aussi leur ébranlement total... Le tournant dans cette évolution correspond à la défaite du soulèvement insurrectionnel... La période de déclin croissant du mouvement des masses a été celle du plus grand épanouissement du parti des cadets, ... mais le changement des mots d’ordre de ce parti exprime manifestement la faille du libéralisme dans la révolution russe... L’organisation politique de la bourgeoisie est le meilleur stimulant en vue du regroupement définitif du parti ouvrier"
Lénine, Revoljucija i kontrrevoljucija, revue Proletarij (Proletraij, Proletariy : "Prolétaire") n° 17, du 20 octobre 1907
crise économique mondiale : "la panique de 1907 est la dernière crise américaine proprement financière – celle qui a donné naissance au système monétaire américain actuel, et à la Réserve Fédérale.
Et comme celle de 2008, et contrairement aux crises de 1929, 1937, de 1946, de 1973, de 1980, de 1991 et de 2001, la crise de 1907 était d’abord et avant tout une crise d’origine financière. La crise était survenue au terme d’une période de grande inventivité financière qui avait vu naître les « trusts », entités comparables à certains hedge funds actuels et à quelques grandes sociétés d’investissement coté et non coté, qui usaient et abusaient de ce qu’on appellerait aujourd’hui des facilités bancaires.
C’est quand l’un des plus fameux trusts, le Knickerbocker Trust Company, a cessé d’honorer ses engagements que la crise de 1907 a pris de l’ampleur et s’est transformée en panique boursière : les grands indices boursiers perdent alors 40 % en un an – exactement comme ils ont perdu entre 40 et 50 % depuis 15 mois, leurs pertes s’étant accentués quand les firmes les plus engagées dans les produits les plus « inventifs » se sont retrouvé en cessation de paiement (Bear Sterns, AIG, Lehman Brothers).
Autre parallèle – contraire à ce qu’on dit ici ou là sur le fait que la crise de 2008 serait la première crise d’une finance mondialisée – la crise de 1907 affecta la quasi-totalité des places financières du globe, du Danemark à l’Egypte, du Mexique à l’Allemagne, ou de l’Italie à l’Argentine."