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           RUSSIE

                   ·

      Le moment         révolutionnaire

      (1825 - 1922)

  5.     «  La Douma des Seigneurs  »

 

                       1906 - 1916

 

 

Port de la cravate exigé,

 

Stolypine Ie partie

Encouragé par la reprise en main du pouvoir après l'écrasement de la révolution, le tsar Nicolas II poursuit, avec son ministre de l'intérieur Dournovo, "la contre-attaque de la monarchie", selon les termes de Martin Malia  (Werth, 1992). Le 20 février/5 mars 1906 (le calendrier julien restera en vigueur en Russie jusqu'au 31 janvier 1918), était créé un Conseil d'Empire, pour une moitié élu par le tsar et pour une autre par un ensemble de corps, tous conservateurs, avec des compétences législatives égales à celles de la Douma. Le tsar pouvait bien laisser planer une relative liberté pendant les élections de la première Douma, entre le 26 mars et le 20 avril 1906, où on débattait partout, où les journaux faisaient couler beaucoup d'encre, le parti KD (cf. La Révolution de 1905) a beau avoir remporté un grand succès (34 % des députés), les Lois fondamentales du 24 avril sont venus tempérer les ardeurs  et n'ont pas apporté cet "air nouveau" dont parlait Jean Jaurès (Œuvres, Tome XII, Penser dans la mêlée (octobre 1907-mai 1910),  Fayard, 2021)Ces lois, en effet, "limitaient considérablement les attributions de la Douma" (Werth, 1992), qui n'avait pas l'initiative des lois, était exclue des domaines de prérogative royale (diplomatie, guerre, relations étrangères) et avait des compétences financières limitées.  Le tsar continuait de nommer et révoquer les ministres, pouvait suspendre les lois et les libertés publiques, bref, continuait de tenir le pouvoir d'une main de fer : "On était assurément loin de toute forme de régime parlementaire"  (Werth, 1992).  Ainsi, le pouvoir donnait une fois encore raison aux bolcheviks, qui, contrairement aux mencheviks, n'avaient pas participé à ce simulacre de démocratie.  On en a vu concrètement les effets quand l'assemblée de la Douma adoptait le 5 mai  des mesures démocratiques de type occidental touchant à l'ensemble de la société,  toutes rejetées par le président du Conseil Ivan Goremykine, qui succédait ce jour-là à Witte, démissionnaire, et qui démissionnera à son tour le 21 juillet pour laisser la place à Piotr Arkadevitch Stolypine (1862-1911),  usé par le conflit incessant avec des députés qui ne déposèrent pas moins de 379 interpellations en deux mois  (Werth, 1992). 

 

En juillet 1906, le tsar confie donc les rênes du pays à Stolypine, qui s'inspira du programme libéral de Witte, qui, suite à la révolution de 1905, accordait encore plus de libertés aux paysans (comme celle de quitter la communauté rurale en  conservant son titre de propriété et de se déplacer encore plus librement).  Le grand problème, c'est que la réforme de Stolypine "prévoyait la réalisation de cet objectif sans toucher aux intérêts des grands propriétaires terriens (seigneurs). Le résultat de la reforme de Stolypine fut en réalité très modeste, car celle-ci se heurta à l'hostilité des paysans russes dans leur grande majorité au Décret du 9 novembre 1906. Le nombre des paysans individuels " sortis de la communauté ", propriétaires de leurs terres en 1905 était de 23% ; le nombre de ces paysans en 1916 était de 30 - 33% (Danilov, 1992, p. 317), et leurs exploitations n'occupaient que 25 a 27 % des terres (Danilov, 1990, p. 290). Les institutions du domaine, de l'exploitation paysanne et de la communauté rurale restaient dans une grande mesure inchangées."   (Yefimov, 2001).  Par ailleurs, en brisant les relations coutumières de l'obščina, le libéral Stolypine ôtait à toute une frange marginale de la population, réduite comme dans d'autres  idéologies libérales à des "ivrognes" ou autres "paresseux", d'avoir accès à des moyens de subsistance. Enfin, la  réinstallation massive de paysans russes sur les terres d'Asie centrale,  colonisées à la fin du XIXe siècle : Kazakhstan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan, ont à la fois développé ces régions et meurtri les communautés autochtones.

 

Pendant ce temps l'industrie prospérait de 5 % par an entre 1905 et 1914, la production de charbon doublait et le pétrole dans le Caucase enrichissait les entrepreneurs de Bakou et d'autres villes (Sixsmith, 2011 : 175) 

"Après la révolution, des changements importants s'étaient également produits dans le domaine de l’industrie. La concentration de l’industrie, c’est-à-dire l’agrandissement des entreprises et leur concentration entre les mains de groupes capitalistes de plus en plus puissants, s’était fortement accentuée. Déjà avant la révolution de 1905, les capitalistes avaient formé des associations pour faire monter les prix des marchandises à l’intérieur du pays ; le surprofit ainsi réalisé était converti en un fonds d’encouragement à l’exportation, pour pouvoir jeter à bas prix les denrées sur le marché extérieur et conquérir des débouchés. Ces associations, ces groupements capitalistes (monopoles) s’appelaient trusts ou syndicats. Après la révolution, le nombre des trusts et des syndicats capitalistes avait encore augmenté. De même s’étaient multipliées les grosses banques dont le rôle grandissait dans l’industrie. Les capitaux étrangers affluaient en Russie. C’est ainsi que le capitalisme en Russie devenait de plus en plus un capitalisme monopolisateur, impérialiste."   

 

Histoire du Parti communiste (bolchévik) de l'U.R.S.S,  Précis rédigé par une commission du Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S,  Approuvé par le Comité central du P.C.(b) de l’U.R.S.S, 1938,  Éditions en Langues étrangères Moscou: 1949

https://d-meeus.be/marxisme/histPCbURSS/index.html

 

Bien entendu, la lutte révolutionnaire continue, et parfois, de se signaler par des actes terroristes, comme celui de Marie Alexandra Spiridonova (1884-1941, exécutée sous Staline), issue de la noblesse, qui assassina le 15 janvier 1906 le général Gavril Loujenovski, conseiller provincial du gouverneur de Tambov, qui avait réprimé extrêmement violemment des révoltes paysannes, faisant tirer aussi sur les enfants. 

En représailles, Spiridonova fut violée et torturée par les cosaques, et vit sa peine de mort  commuée en travaux forcés à perpétuité, au bagne de Netchinsk, où croupissent déjà quatorze autres militantes, pour la plupart auteures d'attentat "en général réussis"  (Marie, 2017)

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Si la réforme de Stolypine a enrichi certains paysans, les "koulaks", beaucoup d'autres, au contraire, ont vu s'accroître leur paupérisation. D'autres sont restés dans une relative indigence, tels les petits commerçants, les petits fonctionnaires, les employés ou encore les artisans.  Une partie des paysans, comme au cours des autres révolutions industrielles européennes, alimenteront un "prolétariat minoritaire (moins de 4,5% de la société), déraciné, fragilisé, soumis à des conditions de labeur et de vie très dures (entre 9 à 12 heures de travail quotidien, la misère du logement et des salaires). Concentrés dans une poignée de villes stratégiquement situées, ces ouvriers qui exigeaient une plus grande justice sociale allaient constituer un «danger potentiel bien plus fort que celui d’une paysannerie dispersée» à travers l’immensité du territoire." (Nivière, 2017).

 

Quelques réformes sociales ont pourtant été prises : en 1885 pour interdire le travail de nuit des femmes et des enfants ou pour limiter la durée de travail à 11 h30 puis à 10 h (1906), alors qu'un an avant été autorisée l'association syndicale et quelques années plus tard, en 1912, était créée l'assurance-maladie (Malia, 1980 : 100).  Une partie de ses réformes ressemblent aux réformettes sociales de la Révolution industrielle d'autres pays d'Europe, qui, pour autant qu'elles aient pu être appliquées, n'avaient pas amélioré de manière significative la vie des travailleurs, comme nous venons de le voir.  

La centralisation administrative et le développement d'une économie unifiée "heurtaient les réflexes identitaires de ces peuples et, en même temps, cela favorisait la croissance du sentiment national, les modérés réclamant l’autonomie, les plus radicaux une complète indépendance. Le régime tsariste ne pouvait tolérer cette agitation et, par réaction, il se livrait partout à une russification à outrance, tout en exaltant les vertus de la Moscovie du XVIIe siècle, comme lors des festivités du tricentenaire de la dynastie des Romanov, en 1913. La minorité juive, assignée à résidence sur les territoires de l’Ouest et privée de certains droits civiques, constituait un cas à part. Forte de cinq millions de personnes, elle connaissait une activité culturelle intense, mais elle était victime de poussées de violence antisémite, les pogroms, qui trouvaient leur origine dans le ressentiment de strates déclassées russo-ukrainiennes, ainsi que dans le laisser faire complaisant de l’administration impériale."   (Nivière, op. cité).  

 

A tout cela s'ajoute le désaveu de toute la population, riches ou pauvres, des derniers rejetons de la famille Romanov :

 

"Les gestes maladroits de Nicolas II, ses visions antimodernistes et le comportement compromettant des membres de sa famille, notamment les relations étranges de la tsarine avec Grigori Raspoutine, ont soulevé l’indignation des Russes, y compris de la noblesse et même de l’aristocratie de cour. Si l’ordre patriarcal régnait encore, l’idéal moderniste de réalisation de soi dans l’amour et dans le travail minait le fondement du traditionalisme. Les piliers de la morale nobiliaire – la religion, la lignée, la famille, le service de l’État – s’opposaient à l’individualisme de l’époque industrielle."  (de Saint-Martin et Tchouikina, 2008)

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On le voit bien ici, comme dans les autres réformes libérales qui ont ouvert la voie au capitalisme, la tromperie manifeste des élites, qui, en promouvant la liberté individuelle, ont  bien fait attention de développer des systèmes politiques et économiques qui continuaient, comme par le passé, de favoriser les intérêt des plus riches : c'est un des traits les plus importants du libéralisme, nous l'avons vu, que d'avoir su promouvoir, développer les libertés individuelles, tout en organisant un nouveau système inégalitaire bien plus habile, de plus en plus subtil et pernicieux au cours du temps.  Ce qui n'est pas  vraiment le cas à cette époque. Une relative liberté  était advenue, avec des droits de vote, des libertés d'expression, mais tout cela s'accompagnait d'une répression féroce. Non seulement Stolypine, après la révolution de 1905, s'arrangera pour donner plus de poids aux votes des nobles et des riches au détriment de l'électorat paysan, mais il poursuivra une longue tradition de brutalité, en maltraitant les paysans, en instaurant des tribunaux militaire d'exception, pour une justice expéditive, sans avocat, en faisant fouetter  les mécontents, en exécutant plusieurs milliers de "suspects" ou de "révolutionnaires" et en envoyant d'autres croupir dans des geôles sibériennes.  La répression de la révolution sera si sévère que la corde du gibet sera surnommée "la cravate de Stolypine"   (Marie, 1997)

"Appelé par la volonté lamentable et capricieuse du chef de l'Etat, lui-même au centre d'innombrables intrigues, au poste de ministre de l'Intérieur, puis nommé Premier ministre, Stolypine a montré l'assurance propre à l'ignorant qui n'a pas même une vague idée des lois du développement historique, et pratiqué la « Realpolitik »  cynique du bureaucrate qui, quelques jours auparavant, faisait encore déshabiller et fouetter devant lui les paysans dans l'intérêt de l'ordre social." 

Léon Trotsky, Die Duma und die Revolution (La Douma et la révolution), article de la revue Die Neue Zeit, 1906-1907, n°38.

Trotsky: La Douma et la révolution (marxists.org)

 

LENINE II
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             Démonstration  du 1er mai à l'usine Putilov  

    Boris   Mikhaïlovitch Kustodiev   (Koustodiev, 1878-1927) 

                        Papier cartonné, pastel et graphite            

 

                                       36 x  52  cm

 

                                     1906

  Moscou, Musée central d'Etat d'histoire contemporaine de Russie

 

 

 

Lénine ( II )  :   « les voies du parti »

 

 

 

La lune de miel entre bolcheviks et mencheviks se poursuivit quelques mois. Du 23 avril au 8 mai 1906 eut lieu un congrès "d'unification" où figuraient aussi le Bund juif, les Social-démocrates polonais dirigés par Rosa Luxembourg, ainsi que les Social-démocrates Lettons. Pendant ce temps, se tient la première Douma, boycottée par l'ensemble des socialistes, à l'exception de quelques uns qui se désolidarisent du mouvement et agissent individuellement pour se faire élire. Devant le fait accompli, Lénine réagit en tacticien et met de côté son intransigeance révolutionnaire : "Nous saluons la victoire de nos camarades caucasiens… Nos lecteurs savent que nous étions pour le boycottage de la Douma… Mais il va de soi que maintenant, si c’est réellement par les voies du parti que sont entrés à la Douma des social-démocrates représentant réellement le parti, nous tous, à titre de membres du même parti, nous les aiderons dans la mesure de nos forces à remplir leur difficile tâche." (Lénine, Œuvres en 47 volumes publiées des années 1950 à 1960,  t. X, p. 445-446,  Paris, Editions sociales, Moscou, 4e édition).   Lénine (suivi par Grigori Zinoviev, 1883-1936, lui aussi au comité central du parti) surprend (et indigne à juste titre) la plupart des bolcheviks en s'associant aux mencheviks dans la décision de renoncer au boycott de la 2e Douma. En juin 1906, il justifie ainsi sa position : "Mais le boycottage entraîne-t-il obligatoirement le refus de former à la Douma notre propre fraction du parti ? Nullement. Les boycotteurs qui le pensent (…) se trompent. Nous devions tout faire — et nous avons tout fait – pour empêcher la convocation d’une représentation d’hommes de paille. C’est un fait. Mais puisque, malgré tous nos efforts, la représentation a été convoquée, nous ne pouvons pas refuser de l’utiliser."  (Lénine, Œuvres,  op. cité, t.XI, p. 77).  Quelques mois après, le 12 août, il détaille sa  tactique :

"Les social-démocrates de l’aile gauche doivent réviser la question du boycottage de la Douma. Il convient de se rappeler que nous avons toujours posé cette question dans la réalité concrète, par rapport à une situation politique déterminée.

(...)

Le temps est (…) venu, pour les social-démocrates révolutionnaires, de cesser le boycottage. Nous ne refuserons pas d’entrer dans la seconde Douma, lorsqu’elle sera (ou « si » elle est) convoquée. Nous ne refuserons pas d’utiliser cette arène de combat, sans toutefois nous en exagérer la portée modeste, mais en la subordonnant entièrement, au contraire, comme nous l’a enseigné l’histoire, à une autre forme de lutte, la grève, l’insurrection, etc."

 

Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XI, p. 139 et 143.  

Il reviendra des années plus tard sur ce revirement, imposé selon lui par les circonstances défavorables au mouvement révolutionnaire :

 

"La participation aux IIIe et IVe Doumas était un compromis, une abdication temporaire des revendications révolutionnaires. Mais c’était un compromis rigoureusement imposé, car le rapport des forces excluait pour nous, et cela pour un certain temps, l’action révolutionnaire des masses ; pour préparer cette action à longue échéance, il fallait savoir travailler aussi de l’intérieur de cette « écurie ». L’histoire a démontré que les bolcheviks avaient pleinement raison, en tant que parti, de poser ainsi la question"  (Lénine, Œuvres,  op. cité, Au sujet des compromis,  t. XXV, p. 333-334).  

 

Dès novembre, les mencheviks passent un accord électoral avec les cadets, qui provoque le courroux de Lénine. Dans le même temps, pour parvenir à ses fins, il révise le centralisme auquel il était  attaché et propose des règles d'organisation plus démocratiques : 

"Qu’était-il arrivé au centralisme démocratique si cher à Lénine ? Pendant des années, il avait argumenté pour la subordination des organes inférieurs du parti aux organes supérieurs, et contre le concept fédéraliste du parti. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, écrit de février à mai 1904, il avait dit que « tendance indéniable à défendre l'autonomisme contre le centralisme est un trait caractéristique de l'opportunisme dans les questions d'organisation. » 

De toutes façons, pour Lénine, les méthodes organisationnelles étaient totalement subordonnées aux fins politiques, et il était prêt à proposer des règles d’organisation pour le parti réunifié en 1906 complètement différentes de celles dont il était partisan jusque-là. Sans la moindre honte, il expliquait peu après :

 
« Les statuts de notre parti déterminent très nettement son organisation démocratique. Toute l’organisation se construit par la base, suivant le principe de l’électivité. Les organisations locales, d’après les statuts, sont déclarées autonomes dans leur activité locale. Le comité central, d’après les statuts, unifie et dirige tout le travail du parti. Par conséquent, il est clair qu’il n’a pas le droit de se mêler de fixer la composition des organisations locales. Dès lors qu’il est admis que l’organisation se construite par la base, une intervention d’en haut pour en modifier la composition serait une véritable violation de tout le démocratisme de tous les statuts du parti »*" (Cliff, 1975, ch. 15)   

Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XI, p. 466

L'année d'après, en janvier 1907,  il ira même plus loin en proposant un référendum sur tous les problèmes  rencontrés par le parti :

"Pour que la solution soit véritablement démocratique, il ne suffit pas de réunir les délégués élus par l’organisation. Il est indispensable que tous les membres de l’organisation, en votant, se prononcent indépendamment, individuellement, sur la question débattue et qui intéresse toute l’organisation"  (Lénine, Œuvres, op. cité, p. 458).

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L'ami du koulak,

 

Stolypine IIe partie

 

 

 

 

 

En juin 1907,  la question agraire et la répression des révolutionnaires au sein de l'Assemblée rapprochent les opposants au tsar et Stolypine comprend qu'il y  a un danger pour le gouvernement. Rappelons que Stolypine, qui s'était bien gardé de porter atteinte à la propriété foncière, misait maintenant sur "l'émergence d'une paysannerie marchande" (Barral, 2013), constituée de moujiks qui avaient acquis une relative aisance "par la vente d’excédents, par la location de leur attelage, et aussi par le prêt usuraire aux voisins en difficulté ; on les qualifie couramment de koulaks (“poings”), car ils accroissent ainsi leur lopin personnel"  (Barral, op. cité).   Par l'oukaze  impérial du 9 novembre 1906, Stolypine brise la règle solidaire du mir, où c'est le moujik qui "est le maître héréditaire de son isba et de l’enclos adjacent" et "la commune rurale qui possède les champs et qui les redistribue périodiquement entre les familles, selon l’évolution de leur composition. En principe du moins, car l’application concrète varie selon les temps et les lieux."  (Barral, op. cité).   Désormais, "S’il n’a été effectué aucun partage depuis 1861, la propriété individuelle est reconnue. S’il n’y a eu aucun partage depuis 1893, le principe communautaire est maintenu, mais tout ayant droit peut sortir de l’indivision, en constituant des petits domaines indépendants, otroubs reliés à une maison du village ou khoutors autour d’un habitat isolé. Dans le cas de partages récents, la modification des lots selon la composition des familles est facilitée. Enfin, le partage général peut être décidé, à la majorité des deux tiers (à la majorité simple après 1911)." (Barral, op. cité).  Et pour neutraliser d'un coup toutes les oppositions, le ministre brandit l'article 87 du Manifeste d'Octobre, sorte d'ancêtre de notre 49/3, qui l'autorise, entre les sessions parlementaires, de prendre "toute mesure législative requise par des circonstances exceptionnelles” (Barral, op. cité) E

 

Il prendra alors le prétexte d'une préparation à un soulèvement armé de la part des social-démocrates pour exclure 55 d'entre eux et de lever l'immunité parlementaire de 16 de leurs députés (Dyakonova, 2010). Le gouvernement tient donc une bonne raison pour dissoudre cette deuxième Douma le 3/16 juin 1907.  Le tsar s'impatiente, ordonne "il faut frapper !" (Barral, op. cité), alors cette deuxième dissolution s'accompagne d'un "nouveau décret électoral,  très anti-démocratique, destiné à débarrasser le gouvernement de la majorité d’opposition. Les nouvelles règles octroyaient à la curie des propriétaires fonciers un électeur pour 230 personnes ; à la première curie urbaine, un pour 1.000 ; à la deuxième curie urbaine, un pour 15.000 ; à la curie paysanne, un pour 60.000 ; et à la curie ouvrière, un pour 125.000. Les propriétaires et la bourgeoisie désignaient 65 % des électeurs, les paysans 22 % (au lieu de 42 % auparavant) et les ouvriers 2 % (contre 4 % auparavant). La loi privait de leurs droits électoraux les populations indigènes de la Russie d’Asie et les peuples turcs des provinces d’Astrakhan et de Stavropol, et diminuait de moitié la proportion des représentants de la Pologne et du Caucase. Tous les non-russophones se virent privés de leurs droits. Le résultat devait augmenter considérablement la proportion de membres de la Douma représentant les propriétaires terriens et la bourgeoisie commerciale et industrielle, tout en réduisant de façon drastique le pourcentage de députés ouvriers et paysans, qui était déjà faible."   (Cliff, 1975).   

 

"Du scrutin sort une Douma plus docile, “la Douma des Seigneurs” ironise-t-on, dont la majorité de centre droit, dite “octobriste”,  se résout à coopérer avec le gouvernement. Stolypine suspend alors le régime d’exception, et il accepte désormais de jouer le jeu du dialogue parlementaire »  (Barral, 2013)

"Stolypine a dissous la douma, et le tsar a échangé des télégrammes d'amitié avec la société des organisateurs de pogroms...  Ce ministre russe qui tient en ses mains depuis déjà plus d'un an les rênes du gouvernement, s'est révélé l'homme aux nerfs d'acier dont avait besoin dans sa fâcheuse situation le camp de la réaction. Sa personne unit la brutalité grossière du propriétaire d'esclaves et l'audace personnelle du voyou aux manières policées des hommes d'Etat qui sont le produit type de l'Europe parlementaire. Chef du gouvernement de Saratov, où les troubles agraires ont connu l'extension la plus grande, Stolypine, au moment de l'irruption de l'ère constitutionnelle, a supervisé en personne les exécutions de paysans et, d'après le témoignage des délégués à la douma, s'est répandu à cette occasion contre les paysans en imprécations et en injures impossibles à rendre dans une langue autre que la langue servile de notre pays. Appelé par la volonté lamentable et capricieuse du chef de l'Etat, lui-même au centre d'innombrables intrigues, au poste de ministre de l'Intérieur, puis nommé Premier ministre, Stolypine a montré l'assurance propre à l'ignorant qui n'a pas même une vague idée des lois du développement historique, et pratiqué la « Realpolitik »  cynique du bureaucrate qui, quelques jours auparavant, faisait encore déshabiller et fouetter devant lui les paysans dans l'intérêt de l'ordre social."  (Léon Trotsky,  Die Duma und die Revolution, revue Die Neue Zeit, 1906-1907, n°38).

 

Comme ailleurs en Europe, la propriété privée est un atout de taille dans la manche des capitalistes, tout particulièrement tendu à la paysannerie, non pas celle en guenilles mais celle des grands propriétaires terriens. Stolypine répète donc à l'envi qu'il mise "non sur les misérables et les ivrognes, mais sur les robustes et les forts"  (Barral, 2013).  On retrouve chez lui la rhétorique libérale qui ne s'est jamais tari, depuis les premiers théoriciens capitalistes jusqu'aux discours réactionnaires de politiciens d'hier et d'aujourd'hui, qui veut « "donner une chance au paysan capable, au paysan travailleur, c’est-à-dire à celui qui est le sel de la Russie", l'aider "à “se libérer de cet étau dans lequel il est pris actuellement”. Il vise ainsi un objectif économique, développer la productivité de l’agriculture russe en libérant l’initiative des plus entreprenants : à Léon Tolstoï qui voudrait alors voir abolir le propriété privée sur la terre, il répond  : “on ne peut cultiver et améliorer le sol dont on dispose provisoirement avec la même ardeur que son propre sol” » (Barral, op. cité).  Lénine n'est pas dupe de ce "bonapartisme agraire" et compare le geste du ministre à celui que relevait Marx chez le prince Louis Napoléon, cherchant à gagner à sa cause les paysans parcellaires français. C'est ce que fera aussi le Chah d'Iran, Reza Pahlavi, dans la "Révolution blanche"' cinquante ans plus tard, en installant une paysannerie propriétaire (Barral, op. cité). 

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Lénine ( III )  :    Seul contre tous

 

 

 

 

Malgré tout  cela, à la IIIe Conférence du POSDR, tenue à Kotka, en Finlande, du 21 au 23 juillet 1907, Lénine va proposer de s'opposer au boycott de la 3e Douma, contre l'avis de la majorité des bolcheviks, en particulier Alexandre Alexandrovitch Bogdanov (de son vrai nom, A. Malinovski,  1873-1928), leur porte-parole officiel, et voter seul avec les mencheviks pour la participation aux élections.  Ce groupe de bolcheviks accuse Lénine de trahison. Après les élections de novembre, ils appelleront à la démission, au rappel des députés : on les nomme otzovistes (de otzyv : "rappel").  On trouve parmi eux notamment :  Alexandre Bogdanov, Leonid Krassine, l'historien, Mikhaïl Pokrovski, les propagandistes et écrivains Anatolij Vasil'evič Lunačarskij (Anatoli Vassilievitch Lounatcharski / Lunačarskij, 1875-1933) et Maksim (Maxime) Gorki (Gorky, né Pechkov, 1868-1936),   Andreï Sergueïevitch Boubnov (Bubnov, 1884-1938, exécuté sous Staline), qui sera au comité central en 1909, ou encore   Grigorii Alexeïevitch Alexinsky  (1879-1967), Vpériodiste, élu à la Douma en 1907.  Autour des otzovistes on trouvera aussi une autre petite fraction de militants révolutionnaires, appelés "ultimatistes", animés en partie par Maximov/Bogdanov et Alexinski, qui réclament de poser un ultimatum aux élus social-démocrates de la Douma, pour qu'ils agissent de manière radicale au sein de l'assemblée. Ils auront le contrôle au sein des bolcheviks de Saint-Pétersbourg jusqu'en septembre 1909 (Lénine, Entretiens avec les bolcheviks de Saint-Pétersbourg, Œuvres,  op. cité, t. XIX).  

"Dans la conjoncture politique de juin 1907, où Maximov défendait le boycottage, l'erreur n'était encore pas très grave. Mais quand, en juillet 1909, dans un manifeste de son cru, il continue à se targuer de « boycottisme » à l'égard de la III° Douma, c'est complètement stupide. Boycottisme, otzovisme, ultimatisme : à eux seuls ces mots expriment une tendance basée sur une attitude à l'égard du parlementarisme et sur cela seulement."  

Lénine,Supplément au Proletari n°47-48 du 11/24 septembre 1909

Lénine : la fraction des partisans de l'otzovisme et de la construction de Dieu (4) (marxists.org)

  

 

Au vu du "déclin très marqué de la révolution" arguera plus tard Lénine pour sa défense, un soutien parlementaire "revêtait une très grande importance politique". D'autre part, il fallait rompre "l'alliance réalisée à la Stolypine entre la monarchie et la bourgeoisie"  (Lénine, Notes d'un publiciste, écrit en 1917, publié en 1924 dans la revue Proletarskaïa Révolioutsia, n° 3 / 26). En juin 1907, en préparant un projet de résolution pour le Ve congrès du PSODR, tenu du 13 mai au 1er juin 1907 à Londres, il pensait encore que la crise économique mondiale, cette année-là, allait dynamiser à nouveau la lutte, selon l'opinion généralement admise chez les marxistes que les crises économiques exacerbent les luttes révolutionnaires   :  

"… un grand nombre de faits témoignent de l’extrême aggravation de la misère du prolétariat et de sa lutte économique… il est indispensable de considérer ce mouvement économique comme la source première et la base la plus importante de toute la crise révolutionnaire qui se développe en Russie."  (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XII, p. 139). 

 

La réalité est plus proche du résumé que Trotsky fera de la situation, cependant bien après le déroulé des événements :

"La crise industrielle mondiale qui éclata en 1907 fit durer en Russie la longue dépression trois ans de plus et, loin de pousser les ouvriers à la lutte, dispersa encore plus leurs rangs et les affaiblit. Sous les coups des lock-out, du chômage et de la misère, les masses épuisées perdirent tout courage. Telle était la base matérielle des « succès » de la réaction de Stolypine. Le prolétariat avait besoin de la fontaine de jouvence d’une nouvelle montée industrielle pour refaire ses forces, resserrer ses rangs, se sentir de nouveau un facteur indispensable de la production et plonger dans une nouvelle lutte." 

Trotsky, Staline, 1940,   cf  note sur Staline 

Trotsky: Staline (Sommaire) (marxists.org)

Ceci étant dit, Lénine avait, dès le mois d'octobre 1907, reconnu que l'épisode révolutionnaire était derrière eux, tout en continuant d'encourager la tactique d'infiltration des instances politiques bourgeoises  :

"La Russie a connu le point culminant de la marée révolutionnaire en octobre 1905. ... En octobre 1907 nous vivons probablement le point le plus bas du reflux dans la lutte ouverte des masses. La période de reflux commencée après la défaite de décembre 1905, a amené avec elle non seulement la floraison des illusions constitutionnelles mais aussi leur ébranlement total... Le tournant dans cette évolution correspond à la défaite du soulèvement insurrectionnel... La période de déclin croissant du mouvement des masses a été celle du plus grand épanouissement du parti des cadets, ... mais le changement des mots d’ordre de ce parti exprime manifestement la faille du libéralisme dans la révolution russe... L’organisation politique de la bourgeoisie est le meilleur stimulant en vue du regroupement définitif du parti ouvrier"

Lénine, Revoljucija i kontrrevoljucija,  revue Proletarij (Proletraij, Proletariy : "Prolétaire") n° 17, du 20 octobre 1907  

    crise économique mondiale   :   "la panique de 1907 est la dernière crise américaine proprement financière – celle qui a donné naissance au système monétaire américain actuel, et à la Réserve Fédérale.

Et comme celle de 2008, et contrairement aux crises de 1929, 1937, de 1946, de 1973, de 1980, de 1991 et de 2001, la crise de 1907 était d’abord et avant tout une crise d’origine financière. La crise était survenue au terme d’une période de grande inventivité financière qui avait vu naître les « trusts », entités comparables à certains hedge funds actuels et à quelques grandes sociétés d’investissement coté et non coté, qui usaient et abusaient de ce qu’on appellerait aujourd’hui des facilités bancaires.

C’est quand l’un des plus fameux trusts, le Knickerbocker Trust Company, a cessé d’honorer ses engagements que la crise de 1907 a pris de l’ampleur et s’est transformée en panique boursière : les grands indices boursiers perdent alors 40 % en un an – exactement comme ils ont perdu entre 40 et 50 % depuis 15 mois, leurs pertes s’étant accentués quand les firmes les plus engagées dans les produits les plus « inventifs » se sont retrouvé en cessation de paiement (Bear Sterns, AIG, Lehman Brothers).

Autre parallèle – contraire à ce qu’on dit ici ou là sur le fait que la crise de 2008 serait la première crise d’une finance mondialisée – la crise de 1907 affecta la quasi-totalité des places financières du globe, du Danemark à l’Egypte, du Mexique à l’Allemagne, ou de l’Italie à l’Argentine." 

Oubliez 1929 , c'est en 1907 qu'il faut chercher les leçons du passé (nouvelobs.com)

parler allemand

 

 

  Lénine ( III )  :    « Parler allemand »

 

 

 

 

Les années 1907-1911 sont difficiles pour nos révolutionnaires, le mouvement ouvrier s'effondre, miné par les difficultés d'existence et la répression incessante du pouvoir.  Des 1.843.000 grévistes politiques de 1905, la contestation s'est effondrée, par étapes, et ils n'étaient que 8000 en 1911.  Et si, comme nous l'avons vu, certains s'accrochent aux solutions qui fonctionnaient au plus fort de la révolution, d'autres, comme Lénine, ont fini  par appliquer la recette marxiste d'adapter la lutte aux circonstances du moment :

"Au cours de la révolution, nous avons appris à « parler français », à introduire dans le mouvement le plus grand nombre possible de mots d’ordre offensifs, à solliciter l’énergie, à développer l’ampleur de la lutte directe des masses. Aujourd’hui, nous traversons une période de stagnation, de réaction, de débâcle, et il nous faut apprendre à « parler allemand », à agir avec lenteur (il n’y a pas d’autre moyen tant que le nouvel essor ne sera pas déclenché), en avançant pas à pas, mètre par mètre, de façon systématique et opiniâtre. Ceux qui trouvent ce travail ennuyeux, ceux qui ne comprennent pas qu’il faut préserver et développer les fondements révolutionnaires de la tactique social-démocrate sur cette voie, à ce tournant du chemin également, invoquent en vain le nom de marxiste"  (Lénine, La liquidation en voie d'être liquidée, Proletari n°46, du 11/24 juillet 1909, Œuvres,  op. cité, t. XV, p.490-491).               .

 

Là encore, au milieu des difficultés, Lénine n'hésitera pas à affronter et même susciter les débats et les confrontations d'idées relatives aux problèmes du parti  : 

"C'est dans ce but que nous avons ouvert une discus­sion sur ces problèmes dans les colonnes du Proletari. Nous avons publié tous les textes qui nous ont été envoyés et nous avons reproduit tout ce qui, en Russie, a été écrit sur la question par des bolcheviks. Jusqu'à présent nous n'avons pas refusé une seule contribution à la discussion et nous continuerons à agir ainsi. Malheureusement les camarades otzovistes et ceux qui sympathisent avec leurs idées ne nous ont encore envoyé que peu de matériaux, et, d'une façon générale, ils se sont montres réticents à exposer leur credo théorique clairement et complètement dans la presse, préférant les conversations "privées". Nous invitons tous les camarades, qu'ils soient otzovistes ou bolcheviks orthodoxes à exposer leur opinion dans les colonnes du Proletari. Il le faut, nous éditerons les textes qui nous parviendront en brochure spéciale. (...) Notre frac­tion, par contre, ne doit pas craindre la lutte idéolo­gique interne, à partir du moment où elle est néces­saire. Dans cette lutte en effet, elle va encore se renforcer)."    (Lénine, « A propos de l'article "Sur les questions actuelles" », Proletari n°42, du 12/25 février 1909, Œuvres,  op. cité, t. XV, p.383).     

 

Ces périodes de  contre-révolution profitent aux théoriciens, qui tirent des bilans, des leçons de l'épisode insurrectionnelle et il en est un, particulièrement qui retiendra notre attention,  c'est Alexandre Bogdanov, dont il a déjà été question plus haut, qui, comme tous les révolutionnaires russes, a porté de nombreux surnoms : surnoms : Riadovoï, Verner ou Werner,  Rakhmetov, Maximov, etc.  Médecin de formation, il s'intéresse au populisme avant d'embrasser la social-démocratie en 1896. De sa résidence d'exil à Volodga, il fait un lieu, dès 1902, de salon philosophique où séjournent des membres éminents de l'intelligentsia russe, comme le philosophe Nicolas Berdjaev (Berdiaeff, 1874-1948) ou Lounatcharski (cf. plus haut), qui sera ministre de l'éducation de la RSFSR de Russie en 1917   (Haupt et Weill, 1967).  Bogdanov fait la connaissance de Lénine en Suisse en 1904, et commence avec lui une étroite collaboration. Exilé  en Finlande, en décembre 1905, à Kuokkala (auj. Repino, en Russie), il partagera une maison avec Lénine et deviendra le principal organizator-literator du parti, selon les termes de Pokrovskij   (Yassour, 1969).  Par ailleurs, en plus de son réseau d'amis, il contribuait à l'effort bolchevik par ses moyens financiers importants, "vitaux pour l'activité clandestine des immigrés"  (Haupt et Weill, op. cité).  

 

Bogdanov n'est pas le seul "ange" à financer le parti, qui comptait plusieurs riches sympathisants donateurs, comme le magnat du textile Ivan Abramovitch Morozov (1871-1921), qui donnait 2000 roubles par mois par l'entremise de Krassine, son neveu, Nikolaï Pavlovitch Schmidt, propriétaire d'une usine de meubles, gagné à la cause ouvrière en 1905, qui fut arrêté, maltraité et assassiné en prison, en ayant eu le temps de léguer sa fortune aux bolcheviks ;  citons encore la riche libraire et éditrice Aleksandra Mikhailovna Kalmykova, 1850-1926, une amie intime de Nadejda Kroupskaïa et qui mettait en avant une littérature populaire, bon marché et progressiste   (Cliff, 1975, ch. 16) 

Après la révolution, cependant, beaucoup de donateurs ont cessé d'alimenter les caisses du parti, le mettant dans une situation très délicate  :

"...les finances des bolcheviks étaient dans une mauvaise passe. Lénine décida de faire usage d' « expropriations » (« exés ») — attaques à main armée de banques et autres institutions — pour lever des fonds pour le parti. Après un certain nombre d’ « exés », les mencheviks protestèrent. Trotsky critiqua sévèrement Lénine dans la presse social-démocrate allemande. Beaucoup de bolcheviks n’appréciaient pas outre mesure l’entreprise. Au congrès du parti de Stockholm (1906) [du 10 au 25 avril, NDE]  une majorité de 64 voix contre 4, avec 20 abstentions, soutint une résolution menchevique interdisant les « exés ». Cela signifiait que des délégués bolcheviks avaient voté avec les mencheviks.

Dans son rapport sur le congrès de Stockholm, Lénine évita toute mention de la résolution sur les actions armées, au motif qu’il n’était pas présent lors de la discussion. « De plus, il ne s’agit pas, à l’évidence, d’une question de principe ». Il est très peu probable que l’absence de Lénine ait été accidentelle ; il ne voulait tout simplement pas avoir les mains liées."  (Cliff, 1975, ch. 17)

L'épisode le plus connu de ces "exés" est le hold-up sanglant contre  la banque d'Etat de Tiflis,  le 13 (26)  juin 1907, qui rapporta une petite fortune à la trésorerie bolchevique (341.000 roubles), dont près de la moitié à Lénine lui-même, selon Simeon Sebag Montefiore (Le jeune Staline, Calmann-Lévy, 2007) alors que Cliff assure qu'ils "furent dûment transférés dans la caisse des bolcheviks à l’étranger"  (Cliff, 1975, ch. 17).  Menées par un certain Kamo (de son vrai nom Simon Ter-Pétrossian),  l'implication dans ce massacre (40 morts, une cinquantaine de blessés) de Staline lui-même, très proche de Kamo, n'est pas du tout exclue.  Selon Sebag Montefiore, toujours, il intimida tous les témoins du drame jusque dans les années 3o.  De ces activités de brigandages viennent sans doute son surnom Koba, rebelle caucasien défenseur des pauvres, alter ego géorgien de Robin des Bois, héros du roman le plus connu d'Alexandre Kazbegui, Le Parricide ( მამის მკვლელი). 

 

Toujours après le congrès de Stockholm, Lénine, en vue des élections de la Douma, Lénine fait adopter ses candidats à Saint-Pétersbourg,  mais 31 délégués mencheviks, répondant au comité central contrôlé par leur fraction, quittent la conférence et en organisent une autres, qui décide de s'allier avec les cadets. Lénine fait aussitôt paraître une brochure, qui accuse les scissionnistes de tromper les ouvriers : 

"Ce n’était pas une attaque contre les seuls scissionnistes, mais aussi contre le comité central du parti. C’était vraiment un cas de violation caractérisée de la discipline du parti de la part de Lénine. Il se retrouva devant un tribunal spécial du parti, accusé d’avoir fait une « déclaration inadmissible pour un membre du parti. » On lui permit de désigner trois juges, pendant que le comité central en nommait trois autres, et les organisations lettone, polonaise, ainsi que celle du Bund juif, un chacune.

 

Le procès lui-même n’est pas d’un grand intérêt, dans la mesure où il fut interrompu par un congrès du parti qui renversa la majorité menchevique et mit Lénine aux commandes. Mais le comportement de Lénine à ce procès est très intéressant, parce qu’il montre la manière inflexible dont il conduisit une lutte de fraction contre l’aile droite du parti."   (Cliff, 1975, ch. 17).

bogdanov

 

 

Lénine ( III )  :     Le cas Bogdanov 

 

 

 

 

Elu au comité central du PSODR au Ve Congrès en 1907,  Bogdanov mettra en minorité les partisans de Lénine avec les otzovistes.  Autour des Vperiodistes, il réfléchit à une "civilisation" prolétarienne, un type d'homme dont la culture aurait trois axes principaux : la morale, la science et l'art (Haupt et Weill, op. cité).  Arrêté avec les membres du soviet, nous l'avons vu, le 3/16 décembre 1905, Bogdanov avait, pendant son incarcération à la prison Kresty ("Croix") à Saint-Pétersbourg, poursuivi la rédaction du troisième volume de son ouvrage Empiriomonizm ("L'empiriomonisme"). Bogdanov avait déjà introduit sa théorie de connaissance en 1901, dans Poznanie s istoričeskoj točki zrenija ("La connaissance du point de vue historique"), conçue à partir de philosophies néo-kantiennes trouvées chez les Allemands Aloïs (Aloys) Riehl (1844-1924), Richard Avenarius (1843-1896),  l'Autrichien Ernst Mach (1838-1916), ou encore le Russe Berdjaev.  

Bogdanov développa donc une critique de l'orthodoxie marxiste, au travers d'une sorte de monisme empirique, à partir des thèses de l'empiriocriticisme d'Avenarius ou Mach (dont des traductions en russe parurent en 1907),  partagées et développées aussi par Lounatcharskij,  Vladimir Aleksandrovitch Bazarov (né Roudnev, 1874-1939) ou encore Pavel Solomonovitch  Juškevič (Yushkevich, Iouchkévitch, 1873-1945) :  

 

"En moins de six mois, écrivait Lénine dans cet ouvrage, quatre livres ont paru, consacrés principalement, presque entièrement à des attaques contre le matérialisme dialectique. Ce sont tout d’abord les Essais sur (il aurait fallu dire : contre ?) la philosophie du marxisme, Saint-Pétersbourg, 1908, recueil d’articles de Bazarov, Bogdanov, Lounatcharski, Bermann, Hellfond, Iouchkévitch, Souvorov ; puis Matérialisme et réalisme critique, de Iouchkévitch ; La Dialectique à la lumière de la théorie contemporaine de la connaissance, de Bermann ; Les constructions philosophiques du marxisme, de Valentinov… Tous ces personnages qu’unit — malgré les divergences accusées de leurs opinions politiques — la haine du matérialisme dialectique, se prétendent cependant des marxistes en philosophie ! La dialectique d’Engels est une « mystique », dit Bermann ; les conceptions d’Engels ont « vieilli », laisse tomber incidemment Bazarov, comme une chose qui va de soi ; le matérialisme est, paraît-il, réfuté par ces courageux guerriers, qui invoquent fièrement la « théorie contemporaine de la connaissance », la « philosophie moderne » (ou « positivisme moderne"

 

 Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XIII 

 

 

Cette sorte de "social-démocratisme gnosologique" interpella fortement Plekhanov et Lénine. Le premier répondit à la critique avec son Materialismus militans en 1908, le second étudia ardemment dans les bibliothèques de Paris et de Londres pour publier en 1909 ses réponses dans son Matérialisme et empiriocriticisme (Yassour, 1969), qui répondait à de "sérieuses obligations politiques et pas seulement littéraires"  (Lénine, Lettre à A. I. Elizarova, in Pis'ma k rodným "Lettres à des proches", Moscou, 1931, p. 318).  Avec l'empiriomonisme, en effet,  ceux qu'on appelait parfois les "Déistes" avaient introduit  l'idéologie religieuse dans le matérialisme marxiste, où la matière devenait même une hypothèse, pour Bazarov, qui, en 1909, "définit même dans un livre « la construction de Dieu » [Bogostroitel'stvo, Богостроительство, NDR] — prolongement de la nouvelle conception sur le terrain religieux, — différente, selon lui, de « la quête de Dieu » des penseurs et écrivains idéalistes. Pour les « constructeurs », Dieu en effet n'existait pas encore, mais l'effort collectif de l'humanité construirait un Dieu social, et socialiste. C'est contre cette idée que Lénine s'élevait : « La quête de Dieu ne se distingue pas plus de la construction, création ou invention de Dieu qu'un diable jaune d'un diable bleu ». En 1910, Bazarov publia des Essais sur la philosophie du collectivisme, puis Bogdanov développa dans sa Tektologie (1913-1915) les principes d'une « science organisatrice universelle » destinée à remplacer la philosophie : toutes les tâches de l'humanité se ramenaient à transformer le monde en l'organisant, pour arriver à l'harmonie parfaite, et le progrès découlerait de « l'ampleur et de l'intensité croissantes de l'exercice de la conscience ». Ces vues devaient conduire Bogdanov à concevoir la révolution moins comme un passage au prolétariat des moyens de production que comme la constitution d'une « culture prolétarienne ». En 1916 encore, l'école bogdanovienne était assez influente dans le parti bolchevik pour que Déborine, dans une Introduction à la philosophie du matérialisme dialectique, préfacée par Plekhanov, s'employât à une réfutation en règle de Mach, Avenarius et leurs disciples russes."  (Pascal, 1962).    

Ainsi, pour Cliff, Lénine "usa du « gourdin philosophique » contre Bogdanov et ses amis non seulement à cause des divergences fractionnelles entre eux sur la participation aux élections à la Douma, l’activité dans les syndicats, etc., mais aussi parce qu’il voyait dans l’idéalisme philosophique néo-kantien un danger pour la survie du marxisme dans la période de réaction. Le mysticisme socio-religieux et le pessimisme politique et social marchaient main dans la main, menaçant ce qui restait du mouvement révolutionnaire"   (Cliff, 1975, ch. 16) 

 

En effet, cette scission idéologique était en train de se matérialiser par la création d'une école (un stage, en fait) du Parti  dont Trotsky développa la fonction et les objectifs dans une longue lettre adressée de Vienne à Maxime Gorki, le 20 juin 1909 (Scherrer, 1978), qui avait écrit l'année précédente son roman Confession (Исповедь),  dans lequel il développe le thème de la prépondérance des valeurs morales et culturelles sur celles de la politique et de l'économie dans l'accomplissement de la révolution, œuvre teintée de religiosité, de messianisme. Toujours en juin, Lénine convoque alors et préside à Paris une conférence de la rédaction élargie du Proletarij, et exclut Bogdanov, non seulement de la rédaction mais de la fraction bolchevique.  En août, avec l'aide de Bognanov et de ses amis, l'école du parti de Capri (puis à  Bologne en 1910/11), en Italie, ouvrit son stage avec treize élèves recrutés à Moscou et dans les environs, mais cinq d'entre eux, dont  le principal organisateur Mikhail (Mihail, de son vrai nom Nikifor Efremovich Vilonov, 1883-1910), le seul organisateur de l'école de Capri issu d'un milieu ouvrier,  se déclarèrent léninistes en cours d'année, et furent exclus de l'école.  Rappelons ici l'article important dans la Pravda qu'écrira ce forgeron autodidacte de Tambov, entré au PSODR en 1902, présidant le Conseil des députés ouvriers de Samara en novembre et décembre 1905, qui fait plusieurs séjours en prison  et quitte la Russie en 1908 pour Capri, puis pour Paris. En mai 1910, atteint de tuberculose, le parti l'envoie se soigner dans un sanatorium de Davos, où il mourra à 27 ans seulement (Scherrer, 1980).   Dans son article, Mihail fait le point sur le "« manque de propagandistes, d'agitateurs, d'organisateurs et de dirigeants (rukovoditeli) ». La « désertion massive » du parti par l'intelligentsia (poval' noe begstvo intelligencii) après la défaite de la révolution de 1905 a fait que les tâches du parti reviennent à des ouvriers qui n'étaient pas préparés à prendre en charge une action de direction idéologique et qui n'avaient aucune prédisposition à faire de la propagande ; incapables de rédiger des tracts, ils ne savaient pas non plus répondre aux questions de la base. L'absence totale de « dirigeants-ouvriers » (rabotniki-voždy) eut pour « conséquence la disparition des organisations du parti » (...) La crise que la vie du parti vient de traverser », constate Mihail,  « nous a donné une bonne leçon. Espérer comme auparavant l'aide  de l'intelligentsia ne nous convient pas. Le prolétariat, en tant que classe sociale, doit avoir sa propre intelligentsia qui travaille dans  ses rangs à l'anéantissement du capitalisme [...] La seule issue à  cette situation c'est que les travailleurs eux-mêmes reçoivent une éducation du parti. Au fur et à mesure que les écoles du parti se développeront, avec chaque promotion, le prolétariat russe se verra  effectivement doté de véritables dirigeants pour ses organisations »"  (Scherrer, 1978)

L'école de Capri, puis de Bologne, conformément à la philosophie de Bogdanov, ne propose pas tant de former des "politiciens de la révolution" que  "des socialistes conscients, capables d'analyser toutes les questions d'actualité d'un point de vue de classe" (Otčet pervoj vysšej social-demokratičeskoj propagandistsko-agitatorskoj školy dlja rabočih : Rapport d'activité de la première école supérieure de propagande et d'agitation social-démocrates pour les ouvriers, Paris, 1910, pp. 6-8, in Scherrer, 1978).    Bogdanov cherchait, comme Gorki, Lounatcharski ou Gregory Aleksinski (Grigori, Grégoire Alexsinsky, 1879-1967), originaire du Daghestan, à inspirer aux ouvriers un idéal social, une culture prolétarienne dépassant le cadre du politique, une conscience collective  qui "englobe tous les aspects de l'existence et ne se réduit en aucune façon à l'organisation politique et à l'activité sociale. Ainsi l'ouvrier doit aussi établir de nouveaux types de rapport au sein de sa famille, en renonçant à son comportement autoritaire envers sa femme et ses enfants ; il doit acquérir de nouvelles méthodes de connaissance scientifique et philosophique, créer un art nouveau « pour se transformer d'abord lui-même en socialiste, pour transformer ensuite l'humanité entière en socialiste (socialističeski preobrazovať )" Ou encore : "« Ce n'est pas dans la gestion des biens des organisations, tant professionnelles que du parti ou autres, qu'il faut actuellement chercher le socialisme, mais dans une réelle coopération de classe des ouvriers »"  (Scherrer, 1978).    Quelques mois plutôt, le trio Bogdanov, Gorki et Lounatcharski avaient publié une anthologie de textes sur le sujet, Essais de la philosophie du collectivisme (Očerki filosofii kollektivizma),  proposant dans leur avant-propos de créer,  non pas seulement des "organisations informelles" mais d'élaborer "une conscience active et orientée des masses et qui, dans la société présente, apparaît comme l'autoconscience (samosoznanie) politique et sociale des classes. L'unité des buts et des sentiments reconnus comme vitaux qui relie l'individu indissolublement à son collectif dans la lutte pour ces objectifs, telle est l'aptitude à l'organisation (organizacionnosť) indispensable à toute classe progressiste pour réaliser ses tâches historiques résultant du cours objectif des choses" (in Scherrer, 1978)

 

 Bogdanov critique l'individualisme à l'intérieur du parti, la recherche de l'ambition personnelle au lieu du bien collectif,  la lutte des egos, mais aussi de celle de la culture du chef,  de la soumission des militants à leurs jugements.  Au début de  1910, Bogdanov expose clairement ses idées sur la question dans un tract imprimé par Vpered, "A tous les camarades" (Ko všem tovariščam), écrit sous le pseudonyme de Maksimov. "Notre affaire, dit-il, est celle du collectif et non pas celle de personnalités individuelle."  Il  a la conviction que les intellectuels comme Lénine cherchent à avoir le monopole du parti et ne veulent pas gaspiller du temps pour former des dirigeants issus du milieu ouvrier, une "intelligentsia ouvrière"  (Scherrer, 1978).  Bogdanov insiste sur le fait que la révolution du prolétariat doit être à la fois une libération politique, culturelle et sociale. 

   

Rosa Luxembourg allégua le manque de temps pour ne pas répondre favorablement à l'offre d'y donner des cours, Kautsky répondit qu'il était un homme de plume et non de discours : on ne peut sûrement pas prendre ces excuses au pied de la lettre  : "les implications politiques et tactiques étaient beaucoup trop importantes pour que les deux social-démocrates les plus renommés aient voulu se prononcer pour une tendance, et par là même, contre l'autre à l'intérieur de la fraction bolchevique."  (Scherrer, 1978).  Lénine, quant à lui, fut plus explicite et refusa d'y enseigner en raison du "caractère fractionnel de l'école"  (Scherrer, 1978). Les enseignants et une partie des élèves formeront en fin de stage le groupe Vpered, et publieront dans le journal de Genève éponyme. Ces "bolcheviks de gauche" avaient repris le nom du premier organe bolchevik, fondé par Lénine et Bogdanov en 1904, car ils estimaient être les seuls "vrais bolcheviks"  (Cliff, 1975, ch. 16).   Signalons au passage la présence de Trotsky et  d'Alexandra Mikhaïlovna Kollontaï  (Kolontay, née Domontovitch 1872-1952) à l'école de Bologne, où elle donne des cours sur l'histoire du mouvement ouvrier en Finlande, d'où elle est originaire. Comme beaucoup d'intellectuels révolutionnaires, elle vient aussi du milieu aristocratique. Fille d'un général de l'armée tsariste, refusant un mariage arrangé, elle se marie avec un officier, Vladimir Kollontaï mais rompt avec lui et son milieu en 1896, à 24 ans,  et part étudier l'économie politique à l'université de Zurich, où elle deviendra marxiste. 

 

 

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L'exclusion arbitraire de Bogdanov, anti-démocratique,  est critiquée par de nombreux partisans de Lénine. "Même Staline, disciple fervent de Lénine à l’époque, lui reprocha son action tyrannique et sa division des bolcheviks", rappelle Tony Cliff   (Cliff, 1975, ch. 16).   Quant à Rosa Luxemburg, elle  écrit à Bogdanov le 13 août sur cette scission qui a pour elle "quelque chose d'incongru" (Rosa Luxemburg, Vive la lutte. Correspondance 1891-1914, publié par G. Haupt, Paris, 1975, volume I, pp. 313-314).  Pourtant, encore une fois, Lénine se montre plus ouvert que ses détracteurs de chaque bord, en affirmant que dans ce moment de grande désaffection révolutionnaire, il ne faut négliger aucun moyen d'action, ni la voie légale, la seule choisie par les "liquidateurs" (élections et activités parlementaires, syndicats,  journaux légaux),  ni  la voie conspirationniste, illégale, que suivait à tout prix Bogdanov : "la combinaison de l’action légale et illégale exige justement que nous luttions contre toute « minimisation du rôle et de la portée » du parti illégal. La nécessité, précisément, de défendre la ligne du parti dans les moindres questions, dans la plus modeste mesure, dans les cas particuliers, dans le cadre de la légalité exige surtout de veiller à ce que ces tâches et ces mots d’ordre ne soient pas rognés, à ce qu’un changement dans la forme de la lutte ne liquide pas son contenu, n’affaiblisse pas sa combativité et ne déforme pas cette perspective et [le] but historique du prolétariat…"  (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XVI, p. 153).   Le rédacteur en chef de Nacha Zaria (qui paraît de 1910 à 1914), nouveau porte-parole des liquidateurs, ira jusqu'à affirmer, en février 1910 que le "parti en tant que hiérarchie intégrée et organisée d’institutions n’existe plus"  (Cliff, 1975, ch. 16).  

"Le liquidationnisme, c'était l'opportunisme achevé sur le fond de la réaction de 1908. Les « liquidateurs » affirmaient : « Il faut liquider l'ancien parti clandestin, il faut avouer que la révolution ouvrière a été défaite et que nous possédons un semblant de Constitution russe ; il faut comprendre que le parti ouvrier doit s'adapter à cette Constitution, s'organiser légalement dans ses cadres, et qu'il est indispensable de remanier son programme ». Les « liquidateurs » allaient jusqu'à dire qu'il fallait en exclure les paragraphes concernant la confiscation des terres. On ne les trouvait pas, disaient-ils, dans les autres programmes. Et c'était vrai : dans les pays où la révolution bourgeoise avait vaincu, les social-démocrates ne demandaient pas la confiscation des terres".

 

Grigori Zinoviev, Les origines du parti communiste, écrit en 1918 et publié dans les numéro 53, 54 et 55 du Bulletin communiste, deuxième année, 1er, 8 et 15 décembre 1921

 G. Zinoviev : Les origines du parti communiste russe (1918) (marxists.org)

Depuis 1906 déjà, des mencheviks voulait remplacer le parti existant pour un parti et un congrès ouvrier, comme Axelrod, Nikolaï Alexandrovitch Rojkov (1868-1927), historien entré au PSODR en 1905 ou Youri Larine (pseudonyme de Mikhaïl Zalmanovitch Lourié, 1882-1932), qui défendit son idée dans Un large parti ouvrier et le congrès ouvrier (Moscou, 1906), affilié aux mencheviks, puis aux mezhrayontsi et enfin aux bolcheviks, parmi lesquels il aura des responsabilités économiques importantes après la révolution d'octobre. Lénine critiquera régulièrement ces idées en 1911/1912 pour leur irréalisme, et déclare que le pouvoir ne permettra pas la création d'un congrès ouvrier. Lénine n'en démordait pas : "le seul type d’organisation devant être mis sur pied dans la période présente est un parti clandestin, somme des cellules du parti, entourées d’un réseau d’associations ouvrières légales et semi-légales"  (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XVII, p. 322).   

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Lénine ( III )  :     Capri, c'est fini...   

 

 

 

Lénine touche un moment le fond dès janvier 1910, soutenu par très peu de bolcheviks de premier plan sinon Zinoviev.  Il venait d'exclure les vpériodistes quand apparut une nouvelle scission, les "bolcheviks du parti", ces "conciliateurs" dont plusieurs membres du comité central, qui veulent retrouver l'unité du parti et la fin de tout fractionnisme. Un  plénum du comité central est réuni par les mencheviks en janvier 1910, pendant trois semaines difficiles pour l'homme de la Lena, qui est mis en minorité et doit se soumettre à différentes décisions : Remettre la somme  fournie par Schmidt, supprimer son journal Prolétari, consentir à un journal commun aux bolcheviks et aux mencheviks, le Sotsial-Demokrat (Social-Démocrate), dirigé par deux bolcheviks, Lénine et Zinoviev, deux mencheviks, Martov et Dan, en plus d'un représentant de la social-démocratie polonaise, Varsky (ou Varski : de son vrai nom Adolf Jerzy Warszawski, 1868-1937), du côté de la rédaction.  Le journal de Trotsky, à Vienne, la Pravda ("Vérité"), devint l'organe officiel du parti. Pour parfaire cette unité,   les liquidateurs  furent invités  à participer à participer à la vie du parti et trois d'entre eux furent nommés au comité central.  

Lénine revint cependant assez rapidement sur le devant de la scène. Les mencheviks s'étaient engagés à couper les ponts avec les liquidateurs mais n'avaient pas tenu parole. Si les bolcheviks cessèrent de publier leur Proletari, les mencheviks, eux, continuèrent d'éditer leur Golos Sotsial-démokrata  ("La Voix du social-démocrate"), journal de fraction des liquidateurs. Les mencheviks  avaient donc conservé avec eux des liens étroits et quand trois liquidateurs ont été invités à se joindre au comité central, ceux-ci "refusèrent tout net d’avoir le moindre rapport avec l’organisation clandestine" (Cliff, 1975, ch. 17). Lénine était davantage en position de force pour ignorer les efforts de conciliation des bolcheviks avec d'autres liquidateurs et empêcher Martov et Dan de donner leur opinion dans le Social-Démocrate. A cela, il faut ajouter les coups portés par l'okhrana au parti, grâce à un agent non seulement infiltré (on parlait d'"agent provocateur"), mais détenteur de responsabilités importantes, Roman Vatslatovitch Malinovski (Malinovsky, 1876-1918), un serrurier (mais aussi cambrioleur) que Lénine prit en affection et poussa à le faire élire à la IVe douma. Militant ouvrier, il finit par succomber à l'appât du gain proposé par la police secrète en échange d'informations qui cherchait à accélérer la division de la social-démocratie russe. L'activité d'espionnage de Malinovski permit d'arrêter un certain nombre de personnalités du parti, comme le porte-parole des conciliateurs,  Iossif (Joseph) Fiodorovitch  Doubrovinsky (dit Innokenti, 1877-1913)  qui fut arrêté. Atteint de tuberculose dans son exil sibérien, il se suicidera.  Son successeur, Alexeï Ivanovitch Rykov,  fut lui aussi arrêté dès son arrivée en Russie, mais il semblerait que ce soit là le résultat d'un autre agent provocateur très actif, à savoir Julie Orestovna Serova, dite Pravidvy ("La Véridique"), responsable de l'arrestation de beaucoup de militants, dont Victor/Viktor Noguine  (1878-1924), ouvrier du textile qui tentait de monter un comité bolchevique en 1912, ou encore Lev Kamenev (cf. plus bas).   (cf. Victor Serge, 1890-1947, Mémoires d'un révolutionnaire, 1905-1945, Lux éditeur, 2010).   

S'inspirant de l'expérience de Capri, Lénine, qui habitait alors Paris depuis décembre 1908, crée une école du parti à Longjumeau, appelée aussi école léniniste ((leninskaja škola) où s'installera alors, toute sa famille. Kautsky, "en sa qualité de dépositaire des fonds de la social-démocratie russe... alloua par la suite la somme de 10 000 francs à l'école" (Scherrer, 1978). Dans l'imprimerie du 110 avenue d'Orléans, siège du journal du parti, Le Prolétaire,  le comité central prépare le projet de l'école, raconte Charles Rappoport (1865-1941) né dans une famille juive de Lituanie, exilé en France en 1887, qui  présida le projet jusqu'à l'ouverture du stage, qui durera de mai à août 1911. Autour de lui, dans la Commission d'organisation, on trouve en particulier le bolchevik Zinoviev, et plusieurs leaders socialistes polonais :  le menchevik et orientaliste Pavlovitch (Mikhaïl Pavlovič Veltman, 1871-1927),  Varsky, R. Luxembourg ou L. Jogiches. Beaucoup de personnalités socialistes viendront y enseigner : Lénine bien sûr, qui assura près du tiers  des cours, mais aussi Rappoport, Zinoviev,  Lev Kamenev (1883-1936), qui avait épousé Olga Kameneva/Bronstein, la soeur de Trotsky en 1900, et travaillé pour le Proletari,  David Riazanov (Rjazanov, de son vrai nom Goldenbach, 1870-1938), le médecin Nikolaï Aleksandrovitch Semachko (Siemachko, Semaško, 1874-1949), neveu de Plekhanov, etc, qui dirigera le groupe bolchevik parisien avec Ines Armand et un certain Britman, que Kroupskaïa appelle aussi Kazákov   (cf.  Charles Rappoport, L'école léniniste de Longjumeau, article du journal L'humanité, 21 janvier 1926, p. 3 ; Scherrer, 1978 ; Tamás Krausz, Lenin, Bir Siyasi Biyografi Lenin Lenin’in Yeniden İnşası, "Biographie politique, Reconstruire Lénine, 2017)Inès Armand (1874-1920) dirigera l'organisation de l'école de Longjumeau (et y enseignera aussi)  avec Kroupskaïa.  Jeune française, née Élisabeth Pécheux d'Herbenville, très tôt (5 ans) exilée en Russie avec sa tante Sophie, qui enseignera la musique à la riche famille Armand,  elle sera appelée Inessa (Inès) et épousera un des fils Armand, Alexandre, avant de tomber amoureuse de son frère Vladimir (Volodia), qui mourra de la tuberculose en 1909.  La même année, elle rencontrera Lénine à Paris et ils tomberont amoureux l'un de l'autre.  

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les femmes dans la lutte ouvrière

 

               « Plus maltraitées que les hommes »

                                            

 

 

 

Si les femmes ont depuis très longtemps participé avec les hommes aux révoltes sociales en Russie (comme ailleurs)  ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle (comme ailleurs, aussi), qu'elles se mobilisent à la fois pour des idées politiques, mais aussi pour défendre le droit des femmes dans la famille et la société, en général. Nous l'avons vu, ce sont essentiellement des femmes issues des milieux aristocratiques qui ont ouvert la voie de la révolte contre le tsar et du combat  révolutionnaire pour une société nouvelle   : 

"À cette époque, les membres actives des organisations clandestines étaient des femmes de l’intelligentsia, pas des ouvrières. Il n’arrivait que rarement qu’on parvienne à convaincre une jeune travailleuse d’assister à une réunion non autorisée. Les ouvrières ne venaient pas non plus aux cours du dimanche soir qui se tenaient à la périphérie de Saint-Pétersbourg et qui étaient alors la seule « alternative légale », la seule manière pour la grande masse des ouvriers d’entrer en contact avec les idées du marxisme et du socialisme révolutionnaire, présentées sous couvert de leçons inoffensives de géographie et d’arithmétique. Les ouvrières continuaient de passer à côté de la vie et de la lutte, croyant que leur destin était dans la marmite, le lavoir et le berceau." 

"En ce début de XXe siècle, l’expérience des six millions de femmes prolétaires de Russie était un long cycle de la faim, du dénuement et de l’humiliation. La journée de travail était de douze heures ou, à tout le moins, onze. Les femmes travaillaient pour des salaires de misère de douze ou treize roubles par mois et elles vivaient dans des baraquements surpeuplés. Lorsqu’elles étaient malades, enceintes ou au chômage, elles ne recevaient d’aide ni du gouvernement ni de la société, et il était impossible d’organiser un système d’aide mutuelle car le gouvernement tsariste s’attaquait sans merci à tous les efforts d’organisation de la part des ouvriers. Tel était le sort de l’ouvrière. Ses épaules ployaient sous le poids d’une insupportable oppression. Elle n’avait devant ses yeux que la pauvreté et la faim et ne pouvait croire en un avenir meilleur et en la possibilité de se battre pour renverser le joug du tsarisme et le joug du capital."

 

Alexandra Kollontaï, Pour une histoire du mouvement ouvrier féminin en Russie K istorii dvijeniia rabotnits v Rossii, Kharkov, 1920, traduction anglaise in Alexandra Kollontaï, Selected Writings (dir. Alix Holt), New York et Londres, W. W. Norton @ Company, pp. 39-57, traduction française par Olga Bronnikova et Matthieu Renault.

La situation change "radicalement" pendant la révolution de 1905, raconte encore Alexandra Kollontaï,  où l'ouvrière russe participe à "toutes les manifestations politiques des années révolutionnaires 1905-1906".  Pourtant, la commission Chidlovsky, une initiative du tsar Nicolas II pour enquêter sur les troubles au sein du milieu ouvrier, exclut les femmes des élections des députés ouvriers, et cause "un profond mécontentement" qui amène des ouvrières à faire une déclaration : 

Les députées ouvrières ne sont pas autorisées à siéger à la commission dont vous avez la présidence. Cette décision est injuste. Dans les usines et fabriques de Saint-Pétersbourg, il y a plus de femmes que d’hommes. Le nombre de femmes employées dans les usines textiles augmente chaque année. Les hommes se dirigent vers les usines offrant de meilleurs salaires. La charge de travail des femmes est plus lourde. Les employeurs profitent de notre impuissance et de notre absence de droits. Nous sommes plus mal traitées que les hommes et payées moins qu’eux. Quand cette commission a été annoncée, nos cœurs se sont remplis d’espoirs ; enfin, avons-nous pensé, le moment approche où l’ouvrière de Saint-Pétersbourg pourra s’adresser à la Russie entière et, au nom de toutes ses sœurs ouvrières, révéler l’oppression, les insultes et les humiliations dont nous souffrons et auxquelles les ouvriers hommes ne connaissent rien. Et alors que nous avions déjà choisi nos représentants, nous avons été informées que seuls des hommes pouvaient être élus députés. Mais nous espérons que cela n’est pas votre décision finale. En tout cas, l’oukase du gouvernement ne fait aucune distinction entre les ouvrières et la classe ouvrière dans son ensemble.

(in Kollontai, op. cité)                           

 

Les ouvrières manifestent alors leur insatisfaction dans les réunions préparatives de la première et de la deuxième Douma, parfois interrompues par leurs protestations. Pendant ce temps, les  "organisations féminines bourgeoises", comme l'Union des femmes pour l'égalité des droits, leur faisaient signer des pétitions et tentaient, avec difficulté, d'établir des liens avec les femmes des usines, "au sein d’unions prétendument situées « au-delà des classes », mais qui étaient de fait bourgeoises de part en part. Cependant, un sain instinct de classe et une profonde méfiance à l’égard des « dames » préservèrent les ouvrières du féminisme et empêcha toute relation durable et solide avec les féministes bourgeoises"  (Kollontai, op. cité).   En effet, dans les nombreuses réunions des années 1905 et 1906, les revendications féministes ne parlaient pas des conditions pénibles d'existence des ouvrières, de leur souffrance au travail, de la faim, de la précarité, alors que leurs revendications urgentes concernaient "une journée de travail plus courte, des salaires plus élevés, un traitement plus humain de la part de la direction de l’usine, moins de surveillance par la police et plus de possibilités d’ « action indépendante »"  (Kollontai, op. cité).   Les féministes de l'Union des femmes pour l'égalité des droits essayèrent aussi "d’organiser les domestiques selon le credo de l’union idyllique entre les dames employeurs et leurs employées, les domestiques se détournèrent et, au grand dam des féministes, rejoignirent rapidement le parti de leur classe. C’est ce qui se passa à Moscou, Penza, Kharkiv et dans d’autres villes"  (Kollontai, op. cité).  Pour toutes ces raisons, Kollontaï écrivit un livre  à charge contre les féministes bourgeoises, Les Bases sociales de la question féminine (Sotsialʹnye osnovy jenskogo voprosa, Saint-Pétersbourg, Izd. t-va Znanïe [éditions Znanié] 1909). 

En 1905, un groupe social-démocrate, formé de mencheviks et de bolcheviks décide de prendre le sujet à bras-le-corps, qui "comprenait Marousia Bourko (une couturière), la camarade Antonova (une tisserande), la camarade Anna Semionova (une travailleuse du textile), la camarade Solov’iova (une secrétaire) et moi-même. (Nous fûmes plus tard rejointes par Klavdiïa Nikolaeva et d’autres)"  (Kollontai, op. cité).  Le groupe  participe à beaucoup de réunions en manifestant son opposition au "féminisme bourgeois" et sensibilise le parti socialiste sur la nécessité de lancer des campagnes spécifiques aux problématiques des ouvrières pour les  inciter à entrer au parti et dans des organisations syndicales. Malheureusement l'ensemble du parti, direction comprise, s'intéressa peu à la question, pire, certains essayaient "d’entraver les activités du groupe"  (Kollontai, op. cité).  En 1906, les féministes de gauche organisent  quatre clubs dans des quartiers de Saint-Pétersbourg, dont le plus connu était celui de l'île Vassilievski, mais, au total, peu de membres de clubs  étaient des femmes. 

Ce ne sont pas seulement les ouvrières mais aussi les paysannes, qui ont commencé à faire entendre leurs voix.  Dans les derniers mois de l'année 1904 et pendant toute l'année 1905, ont eu lieu de "continuelles" émeutes de femmes, sans parler de leurs déplacements vers les villes pendant la guerre russo-japonaise, "dans l’espoir d’obtenir des nouvelles d’un mari, d’un enfant ou d’un père, pour exiger des indemnités ou se battre pour d’autres droits. Les femmes voyaient clairement et de leurs propres yeux la laideur de la réalité ; elles n’avaient aucun droit et le système social existant était fondé sur le mensonge et l’injustice"  (Kollontai, op. cité).  Aux réquisitions effectuées dans les campagnes par les autorités, elles réagissaient avec colère et violence, en  frappant les soldats avec des râteaux ou des balais, en les chassant des villages, malgré les arrestations et les lourdes condamnations qui les frappaient.  Il ne s'agissait pas seulement de révolte économique, car dans plusieurs régions, pendant l'année 1905, des paysannes envoyèrent des déléguées dans des assemblées ou des congrès paysans défendre une égalité politique entre hommes et femmes,  comme dans les  provinces de Voronej, de Tver, ou encore de Koutaïssi, dans le Caucase :

 

    “  En ce grand moment de lutte pour les droits, nous, les paysannes du village de Nagatkino, saluons les représentants élus qui expriment leurs suspicions à l’égard du gouvernement en réclamant la démission du ministère. Nous espérons que les représentants soutiendront les membres du peuple, leur donneront des terres et la liberté et ouvriront les portes des prisons pour libérer ceux qui combattent pour la liberté et le bonheur du peuple. Nous espérons que les représentants obtiendront les droits civiques et politiques pour eux-mêmes et pour nous, les femmes russes, qui sommes traitées avec injustice et privées de droits, y compris au sein de nos familles. Souvenez-vous qu’une esclave ne peut être la mère d’un citoyen libre. (Signé par les soixante-quinze femmes de Nagatkino.)  

télégramme de Nagatkino au député Alad'in in Kollontaï, op. cité

 

Ce n'est qu'en 1907, quand le mouvement des femmes ouvrières "avait déjà un caractère de masse", que les socialistes se sont emparés de la question et ont organisé des réunions dans lesquelles les ouvrières elles-mêmes ont pris la parole, pour aborder les sujets qui leur tenaient à cœur  : "questions de la protection du travail des femmes et des enfants, de la sécurité de la maternité, de l’égalité politique et de l’attitude du parti ouvrier révolutionnaire à l’égard du mouvement féministe" (Kollontai, op. cité).   Les socialistes ont eu le droit d'ouvrir leur premier club, rue Predtetchenskaïa, à Saint-Pétersbourg, toujours, car sa nature véritable avait été occultée par un intitulé neutre :  "Société d'aide mutuelle des ouvrières" , mais dans les faits, seules les femmes en assuraient la gestion, pour une grande part issues du textile, du tissage ou du tricot.  Le groupe intensifiera ses activités (réunions, conférences, etc.) après la Première Conférence internationale des femmes socialistes, tenue à Stuttgart en 1907. Pendant l'hiver de la même année, les ouvrières pénétrées de l'esprit révolutionnaire se détachent petit à petit de "l'esprit de cadet" des féministes bourgeoises, tant et si bien qu'à la fin de la saison, ces dernières empêchent les social-démocrates de prendre la parole dans leurs meetings. En 1908,  la Société féminine russe de bienfaisance mutuelle "réussit à rassembler plus de 1 000 personnes"  (Depretto, 1995), et quand les féministes décident de convoquer un Congrès pan-russe (panrusse) des femmes la même année, "les social-démocrates estimèrent que le congrès devrait être utilisé comme plateforme pour propager les idées du socialisme et expliquer les différences fondamentales entre les positions des social-démocrates et celles des féministes sur la question féminine"  (Kollontai, op. cité).  S'il n'y avait que quarante-cinq représentantes du prolétariat à l'ouverture du Congrès, le 10 décembre 1908, contre sept cents représentantes du "féminisme bourgeois", "ce tout petit groupe d’ouvrières parvint à montrer les différences entre les idéaux des féministes et les objectifs de la classe prolétarienne"  (Kollontai, op. cité).  Kollontaï  souligne une nouvelle fois un point qui demeure important jusqu'aujourd'hui, à savoir que la lutte féminisme peut être  largement décorrélé des luttes pour le progrès social :  "Car tout en revendiquant l’égalité, les féministes étaient prêtes à garder intacts les éléments fondamentaux de la structure sociale – la propriété privée et les moyens capitalistes de production – sur lesquels reposaient l’esclavage des femmes."   (Kollontai, op. cité).  Contre le vœu du congrès de créer une organisation rassemblant toutes les femmes, les ouvrières déclarèrent "que la participation des ouvrières organisées à un bloc aux côtés des féministes bourgeoises était considérée inacceptable, à quelque condition que ce soit. Leur geste contraria non seulement les féministes mais la presse bourgeoise dans son ensemble"  (Kollontai, op. cité).  

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En 1912,  Inès Armand et Konkordia (Konkordiya, Concordia) Nikolaïevna  Samoïlova (Samoylova, née Gromova, 1876-1921), secrétaire de rédaction du journal Pravda, font publier dans le journal des articles sur la question des femmes. Samoïlova, née à Irkoutsk, où son père était pope, a commencé de se familiariser au socialisme en 1896, à Saint-Pétersbourg, où elle suit les cours féminins de Bestuzhev (Bestoujev), le premier établissement universitaire pour jeunes filles de Russie (1878-1917).  Elle restera à jamais marquée par l'immolation par le feu d'une autre étudiante de l'école, déjà révolutionnaire, Maria Fedoseevna Vetrova (1870-1897), le 8 février 1897, dans sa cellule du bastion de Troubetskoï, prison depuis les années 1870 dans la forteresse impériale de Saint-Pïerre-et-Paul à Saint Pétersbourg  (Susan K. Morrissey.  Heralds of Revolution:  Russian Studentsand  the  Mythologies  of  Radicalism,    New  York :  Oxford University Press, 1998).   En  1895,  Vetrova rencontre Tolstoï, puis donne des cours aux ouvriers de l'aciérie Oboukhov, à l'école du dimanche. Elle est arrêtée avec Anna Mikhaïlovna Raspoutina (Rasputina, née Chouliatikova, Shulyatikova, 1874-1908) en 1896 (cf. article de lib.ru), dans le cadre de l'activité illégale (impressions, tracts) de l'imprimerie Lakhtinskaïa (Se souvenir de Maria Vetrova, article de Vladimir Shulyatikov).  Raspoutina appartenait à Narodnaia Volia et sera pendue le 17 février 1908 après avoir organisé l'attentat contre le ministre de la justice Ivan Chtcheglovitov.

 

Samoïlova lit attentivement les articles de l'Iskra, rencontre Lénine, en 1902, qui donne des conférences à l'Ecole russe des hautes études sociales de Paris, où elle part étudier sans demander l'accord de ses parents. Tout cela  la conduit à s'investir entièrement dans la révolution socialiste, où elle n'aura de cesse d'occuper des fonctions professionnelles jusqu'à sa mort : 1903, agent de l'Iskra à  Tver, Ekaterinoslav, Odessa, Rostov-sur-le-Don, 1905 sur les barricades de Moscou, élue unanimement par les bolcheviks comme déléguée au Ve congrès du parti en 1907, puis missions du parti à Bakou, membre du comité de Saint-Pétrersbourg, secrétaire du journal Pravda en 1912,  participation à l'organisation de la première journée internationale de la femme en Russie en 1913, à la création du magazine des femmes ouvrières Rabonitsa ("La Travailleuse" ou "L'Ouvrière") en 1914, avec N. Kroupskaïa, I. Armand et la sœur aînée de Lénine, Anna Ilinitchna Ielizarova-Oulianova (1864-1935). Plusieurs fois arrêtée et exilée la cinquième fois, elle reprend en main Rabonitsa en mai 1917 avec A. Kollontaï et Klavdiya Ivanovna Nikolaïeva (Nikolaeva, 1893-1944), dont  le leadership, par ses talents d'écrivain, d'oratrice ou d'organisatrice, sera très important dans la conduite de la révolution de 1917 pour le pouvoir des soviets, avant d'organiser avec Kollontaï et Nikolaïeva la première Conférence des travailleurs à Petrograd (rebaptisée ainsi de 1914 à 1924, la ville se nomme officiellement Saint-Pétersbourg avant 1914 et après 1991, puis Léningrad entre 1924 et 1991), puis,  en 1918, le premier Congrès panrusse des ouvrières et des paysannes., et enfin, elle sera instructrice itinérante pour le Comité central du Parti communiste de Russie (PCR) auprès des femmes d'Ukraine, de l'Oural ou de La Volga  (source : http://www.istoriacccr.ru/samoilova_gromova_ko.html)

 

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Classe ouvrière : un nouveau souffle

 

 

 

 

La situation sociale se tend à partir de 1910. Après la crise de 1907/1908, le chômage diminue, la production industrielle augmente,  mais les étudiants et les ouvriers se mettent à nouveau sur le terrain de la lutte. Dans les universités, la grogne n'avait fait que s'amplifier depuis 1907, avec une série de directives prises par l'État "dans le but de prévenir la mobilisation des étudiants contre le régime" (Loyola-Tyutereva, 2018), où le pouvoir cherchait à utiliser le corps enseignant pour contrôler et espionner les étudiants.  En 1908,  les autorités  commencent à critiquer le contenu des cours et des manuels et dessinent le projet d'une nouvelle Charte universitaire qui leur permettrait de les changer.  Refusant les mesures policières prises à l'encontre des établissements, le recteur de l'université de Moscou, Manuylov,  demande sa démission, qui sera suivie de celles de "131 enseignants-chercheurs de l'Université de Moscou et 21 professeurs émérites"  (Loyola-Tyutereva, op. cité). Certes, de 1905 à 1917, 14 enseignants universitaires seront élus à la Douma et pouvaient faire valoir leurs vues, mais selon l'historien Mikhaïl Gribovski  "ils n'avaient pas de pouvoir réel de vote vu leur nombre marginal. En plus, aucun de ces députés n'occupa un poste dirigeant à la Douma" op. cité). De plus, d' anciens professeurs et  recteurs poursuivaient leur carrière dans l'appareil d'état mais avait dans l'ensemble des vues très conservatrices. En octobre, le Proletari nous apprend par la voix de Lénine que les étudiants de Moscou et Kharkov se mettent en grève (n° 36, 3/16 octobre 1908).  En 1910, des manifestations étudiantes ont lieu à l'occasion de la mort de Tolstoï et du président de la première Douma, Sergueï Mouromtsev (1850-1910),   qui avait été professeur à l'Université impériale de Moscou et condamné à la prison après avoir signé l'acte de protestation de Vyborg (district de Petrograd, non la ville finlandaise, Viipuri, en finnois), qui s'était prononcé contre la dissolution de la Douma. 

 

"En 1911, les masses ouvrières passent graduellement à l’offensive : le nombre des grévistes atteint les 100.000. Partout des signes apparaissent, témoignant que la lassitude, la torpeur causées par le triomphe de la contre-révolution disparaissent, et que de nouveau l’on est sollicité vers la révolution. Résumant la situation, la Conférence nationale du P.O.S.D.R., tenue en janvier 1912, constatait « un commencement d’animation politique dans les larges milieux de la démocratie et, en premier lieu, parmi le prolétariat. Les grèves ouvrières de 1910 à 1911, le début des manifestations et meetings prolétariens, le début d’un mouvement parmi la démocratie bourgeoise des villes (grèves d’étudiants), etc., tout cela montre que l’esprit révolutionnaire des masses contre le régime du 3 juin va croissant »" (Lénine, L'essor révolutionnaire, article du Social-Démocrate, n°27, 17 juin 1912).   Dans le même article, Lénine rapporte le massacre de la Léna, le 4/17 avril 1912, perpétré par l'armée tsariste en répression d'une grève des ouvriers de la mine d'or de la Lena (Lenzoloto)  la Lena Goldfields Company,  pendant qu'ils étaient en marche en direction de ma mine de Nadejdinski.  Ce drame coûta la vie à 

170 ouvriers et en blessa 372 autres  (Depretto, 2006).   "Cette hécatombe provoqua une vague de grèves spontanées de solidarité avec les victimes : au soir du 18 avril, la capitale comptait 100 000 grévistes ; la province, y compris Moscou, était aussi touchée. En revanche, ces événements tragiques ne provoquèrent pas une protestation publique de la classe cultivée comparable à celle qui avait suivi le « dimanche rouge » de janvier 1905 : la jeunesse étudiante constitue la seule exception majeure."   (Depretto, op. cité).  

 

"Le massacre de la Léna, comme nous l’avons déjà établi dans le numéro 26 du Social-Démocrate, fut l’image saisissante de tout le régime de la monarchie du 3 juin. Ce qui caractérise les événements de la Léna ce n’est point la lutte pour un des droits du prolétariat, fût-ce le plus cardinal, le plus important. Ce qui les caractérise c’est, sous tous les rapports, l’absence complète de la légalité la plus élémentaire. Le caractéristique, c’est qu’un provocateur, un espion, un agent de la police secrète, un valet du tsar se soit engagé dans la voie des fusillades en masse, sans aucune raison politique. L’arbitraire qui pèse sur toute la vie russe, la désespérance et l’impossibilité de toute lutte pour les différents droits, l‘incorrigibilité de la monarchie du tsar et de tout son régime, voilà précisément ce qu’ont révélé les événements de la Léna avec tant d’éclat, enflammant les masses du feu révolutionnaire."  (Lénine, L'essor révolutionnaire, op. cité)

"Les coups de feu qui ont retenti sur la Léna ont rompu la glace du silence et le fleuve du mouvement populaire s’est mis en marche. Il marche !… Tout ce qu’il y avait de mauvais et de néfaste dans le régime actuel, tout ce qu’avait supporté la Russie martyre, tout s’est ramassé dans un seul fait, dans les évènements de la Léna. C’est bien pourquoi les coups de feu de la Léna ont été le signal de grèves et de manifestations.  (J. Staline, article de Zvezda, "L'Étoile",  Saint-Pétersbourg, 1912).  

L'historien américain Léopold Henri Haimson (1927-2010) a bien montré la manière dont ce tragique événement a accéléré la "transformation des chaotiques masses laborieuses russes en une classe ouvrière"  (Depretto, 2006), selon les termes du journaliste et activiste cadet Alexander Solomonovich Izgoev (né Lande), en 1913.   Haimson insiste en particulier sur la demande d'égalité et de respect de la part des ouvriers, avec une exigence récurrente du vouvoiement de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Le mouvement révolutionnaire n'a pas du tout faiblit en 1914, jusqu'au début de la guerre, en juillet :

"Le mouvement révolutionnaire se développait de plus en plus parmi les ouvriers, gagnant villes et régions. Lorsque arriva l’année 1914, les grèves ouvrières, loin de s’apaiser, prirent au contraire une ampleur nouvelle. Elles devinrent de plus en plus opiniâtres, entraînant un nombre de plus en plus élevé d’ouvriers. Le 9 janvier, 250 000 ouvriers étaient en grève, dont 140 000 à Pétersbourg. Le 1er mai, plus d’un demi-million, dont plus de 250 000 à Pétersbourg. Les grévistes firent preuve d’une fermeté peu ordinaire. À l’usine Oboukhov de Pétersbourg, la grève dura plus de deux mois ; celle de l’usine Lessner, près de trois mois. Les intoxications en masse survenues dans une série d’entreprises de Pétersbourg déclenchèrent une grève de 115 000 ouvriers, suivie de manifestations. Le mouvement allait grandissant. Au total, durant le premier semestre de 1914 (y compris le début de juillet), 1 425 000 ouvriers firent grève.

 

En mai avait éclaté à Bakou la grève générale des ouvriers du pétrole, qui retint l’attention du prolétariat de toute la Russie. La grève se déroula avec ordre. Le 20 juin, 20 000 ouvriers manifestèrent dans les rues de Bakou. La police prit des mesures féroces. En signe de protestation et de solidarité avec les ouvriers de cette ville, la grève éclata à Moscou ; elle s’étendit aux autres régions.

Le 3 juillet, à Pétersbourg, un meeting eut lieu à l’usine Poutilov au sujet de la grève de Bakou. La police tira sur les ouvriers. L’effervescence fut grande au sein du prolétariat de Pétersbourg. Le 4 juillet, à l’appel du comité de Pétersbourg du Parti, 90 000 ouvriers faisaient grève en signe de protestations. Le 7 juillet, 130 000 ; le 8 juillet, 150 000 ; le 11 juillet, 200 000. Toutes les usines étaient en ébullition ; meetings et manifestations se déroulaient partout. On en vint même à dresser des barricades. Ce fut également le cas à Bakou et à Lodz. En plusieurs endroits, la police tira sur les ouvriers. Pour écraser le mouvement, le gouvernement décréta des mesures d’ « exception » ; la capitale avait été transformée en camp retranché. La Pravda fut interdite. Mais à ce moment, une nouvelle force d’ordre international, — la guerre impérialiste, — entrait en scène ; elle allait changer le cours des choses. C’est pendant les évènements révolutionnaires de juillet que le président de la République française Poincaré était arrivé à Pétersbourg pour s’entretenir, avec le tsar, de la guerre imminente. Quelques jours plus tard, l’Allemagne déclarait la guerre à la Russie. Le gouvernement tsariste en profita pour écraser les organisations bolchéviques et réprima le mouvement ouvrier. L’essor de la révolution fut interrompu par la guerre mondiale, à laquelle le gouvernement tsariste demandait son salut contre la révolution."

 Histoire du Parti Communiste, op. cité

 

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             Lénine (III)

«  Le plus beau cadeau fait à la révolution »

 

 

 

C'est dans ce contexte qu'est organisée par Lénine, secrètement et unilatéralement, la VIe conférence du PSODR, du 5 au 17 janvier 1912 à Prague (alors en Autriche-Hongrie), qui entérine définitivement la scission entre bolcheviks et mencheviks.  Les autres groupes social-démocrates (Bund, SDKPiL, partis polonais et lettons, vpériodistes, etc.) dénient toute légitimité à cette égide bolchevik et déclinent l'invitation.  Font partie du comité central, en plus de Lénine : Zinoviev, Djougachvili/Staline, Sergo Ordjonikidzé, compagnon géorgien de Djougachvili, Golochkine, Spandarian, Schwartzman, et le traître Roman Malinovski, donc une forte présence de représentants caucasiens. Trotsky réagit en organisant sa propre conférence à Vienne au mois d'août, autour de représentants du Bund, de vpériodistes, et forma un groupe connu sous le nom de "Bloc d'août".  Au grand dam de Trotsky, Lénine reprit le titre de Pravda (appelé aussi Dien, "Le Jour") pour lancer un quotidien légal, dirigé par Kaménev, et en septembre, les mencheviks ripostent avec le leur, légal lui aussi, Loutch ("Rayon") qui paraîtra de septembre 1912 à juillet 1913.  Il faut ajouter que le Pravda de Trotsky était plutôt élitiste, faite pour les ouvriers par des intellectuels, et on ne trouve pas "trace, dans ses pages, ni d’initiative ouvrière, ni de liaison avec les organisations ouvrières" (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XX, p. 344),  alors que dans le journal de Lénine, "plus de 11.000 lettres et éléments de correspondance de travailleurs furent publiés en une seule année, soit 35 par jour" (Cliff, 1975, chapitre 19).    

 

Pendant ce temps, le travail des révolutionnaires à la Douma redoublait d'intensité, où ils possédaient une tribune pour exposer leurs vues. A cette fin, Lénine écrivait "un grand nombre de discours des députés"  (Cliff, 1975, chapitre 18).  En vue des élections législatives de 1912, à une quatrième Douma, Lénine fait le point de la situation dans la plate-forme électorale du PSODR et veut convaincre de l'inanité des partis libéraux de la bourgeoisie : "Nous en avons assez des mensonges libéraux sur la compatibilité de la liberté et du vieux pouvoir et sur la possibilité de réformes politiques sous la monarchie tsariste. Le peuple russe a payé ces illusions enfantines des dures leçons de la contre-révolution ! Quiconque veut sérieusement et sincèrement la liberté politique doit brandir audacieusement et fièrement le drapeau de la république, et la politique de la bande tsariste et seigneuriale poussera inévitablement sous ce drapeau toutes les forces vives de la démocratie russe (...) Le parti ouvrier social-démocrate de Russie a su lever l'étendard de la révolution jusque dans la troisième Douma noire ; même du sein de cette assemblée, il a su aider à l'organisation et à l'éducation révolutionnaire des ouvriers, à la lutte des paysans contre les propriétaires fonciers. Le parti du prolétariat est le seul parti de la classe d'avant-garde, de la classe qui est capable de conquérir la liberté pour la Russie. Maintenant encore notre parti ne va pas à la Douma pour y jouer « aux réformes », pour « défendre la constitution », pour « convaincre » les octobristes ou pour en « chasser la réaction », comme prétendent les libéraux pour tromper le peuple, mais pour monter à la tribune et appeler les masses à la lutte, pour enseigner les conceptions socialistes, pour dénoncer chaque tromperie du gouvernement et des libéraux, pour dissiper les préjugés monarchistes des couches arriérées du peuple et les racines de classe des partis bourgeois, en un mot, pour préparer l'armée et des combattants conscients de la nouvelle révolution russe."  (Lénine, op. cité, tract de mars 1912 écrit à Paris, supplément au N° 26 du Social-Démocrate ).  Le développement économique se poursuivait, la production de fonte ou de houille augmentait depuis plusieurs années, mais n'entravait pas la lutte ouvrière pour la liberté.   Le 1er mai 1912, des centaines de grèves ont lieu dans tout le pays, fortes de 400.000 travailleurs (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XVIII, p.103).   

 

En réponse, le pouvoir va utiliser la stratégie de la carotte et du bâton. D'un côté, il continue d'opposer au peuple son mépris et sa brutalité. Il annule l'élection de 21 électeurs de la curie ouvrière (le pouvoir sépare encore le corps électoral ouvriers de celui des paysans). La colère s'empare alors de nouveau des travailleurs.  Le 5 octobre 1912, l'usine Poutilov et ses 14.000 ouvriers en tête, se mettent en grève, suivis des chantiers de la Neva et ses 6500 ouvriers, et de beaucoup d'autres usines ensuite : Erickson, Lessner, Heisler, Vulcan, Duflon, Langezippen, Phœnix, Cheshire, Veka, Lebedev, etc. Avec à chaque fois une réponse répressive du pouvoir : condamnation à mort de marins du navire de guerre Ioann Zlatoust, à Sébastopol, torture des prisonniers politiques dans les prisons lettonnes d’Algatchinsky et de Koutomarsky (causant  une manifestation de 15.000 personnes à  Riga le 11 novembre),  arrestation d'ouvriers à Saint-Pétersbourg (100.000 ouvriers se mettent alors en grève), etc. (Cliff, 1975, chapitre 18).  D'un autre côté, le pouvoir pense couper l'herbe sous le pied des révolutionnaires en instaurant une législation du travail,  jusque-là inconnue en Russie, et promulgue  le 23 juin 1912 trois lois sur les assurances sociales accordant des indemnités aux ouvriers en cas d'accident ou de maladie. Cependant, elles étaient loin de concerner l'ensemble des travailleurs : "Tous ceux qui étaient employés dans l’industrie domestique ou dans des entreprises comptant moins de 20 travailleurs, tous les ouvriers agricoles ou du bâtiment, tous les ouvriers de Sibérie ou du Turkestan, les invalides, les vieux et les sans-emploi, étaient exclus de l’indemnisation. Seuls 20 % de tous les ouvriers industriels étaient en fait couverts par la loi"  (Cliff, 1975, chapitre 18).  Les bolcheviks profitent alors de ces mesures pour exprimer leur conception sur la question, non seulement pour défendre l'autonomie ouvrière sur la gestion des caisses d'assurance par eux-mêmes, mais aussi pour une plus grande étendue du système, qui doit assurer la protection de tous les ouvriers et dans  tous les cas de sa perte de capacité de travail, mais aussi de leur famille   (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XVII, p.482).  Tout cela va profiter aux bolcheviks, dont l'influence ne va cesser de grandir, et déjà, ils obtiennent plus d'un million de votes ouvriers à la quatrième Douma contre 200.000 aux mencheviks (Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine - LAROUSSE)  La même année, "une loi impériale accorde aux Russes tous les droits civils à l’intérieur du grand-duché de Finlande, donc celui de siéger au Sénat, que la plupart des Finlandais quittent alors"  (Le Monde diplomatique, Deux siècles de relations russo-finlandaises, décembre 1983 ).

Lénine se saisit alors de la question des assurances sociales à bras-le-corps, car il comprend qu'elle peut mobiliser encore bien davantage de travailleurs, et réunit clandestinement le Comité central du PSODR du 23 septembre/6 octobre au 1er/14  octobre 1913 à Poronin, dans les montagnes du Tatras, au sud de la Pologne. C'est là, entre 1913 et 1914, qu'il avait emménagé avec sa femme (et sa belle-mère) pendant quelques mois pour aider Nadejda à surmonter une opération de la thyroïde, faite en Suisse,  louant un appartement de trois pièces dans la maison cossue de  Theresa Cudzich Skupien,  entre Poronin et Bialy Dunajec, à une douzaine de kilomètres au nord de Zakopane  (cf. Lev Danilkin,  Vladimir Lénine, Le Pantocrator de la poussière du soleil, Macha Publishing, 2020).

 

 

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En octobre 1913, les bolcheviks lancent un hebdomadaire appelé Voprosi Strakhovania ("Problèmes d’assurance"), distribué à 15.000 exemplaires. Quand la guerre 14/18 a été déclenchée et le journal quotidien bolchevik interdit, Voprosi Strakhovania permettait encore de combattre légalement, à sa manière, le régime tsariste, boycottant, en particulier, à l'inverse des mencheviks,  les Comités de l'Industrie de guerre, mis en place au milieu de 1915.  Arrive donc, la première guerre mondiale de 1914-1918, à propos de  laquelle il faut maintenant exposer la manière de voir de Lénine.  Dans un article, Lénine expose crûment les motivations des puissances qui fomentent la guerre, celle de 14/18, mais qui pourrait, pour l'essentiel, s'appliquer à toutes sortes de conflits depuis le début des temps  :  "La guerre européenne, préparée durant des dizaines d'années par les gouvernements et les partis bourgeois de tous les pays, a éclaté. La croissance des armements, l'exacerba­tion de la lutte pour les débouchés au stade actuel, impé­rialiste, du développement du capitalisme dans les pays avancés, les intérêts dynastiques des monarchies les plus arriérées, celles d'Europe orientale, devaient inévitable­ment aboutir et ont abouti à cette guerre. S'emparer de territoires et asservir des nations étrangères, ruiner la na­tion concurrente, piller ses richesses, détourner l'attention des masses laborieuses des crises politiques intérieures de la Russie, de l'Allemagne, de l'Angleterre et des autres pays, diviser les ouvriers et les duper par le mensonge nationaliste, et décimer leur avant‑garde pour affaiblir le mouvement révolutionnaire du prolétariat : tel est le seul contenu réel, telle est la véritable signification de la guerre actuelle."   (Lénine, La guerre et la social-démocratie russe, article du Social-Démocrate, 1er novembre 1914).  

 

Pour comprendre la vision de Lénine sur la guerre, il faut déjà parler de la façon dont l'homme de la Lena "n'élabore ni des préceptes, ni un modèle stratégique, ni une théorie fondée sur la dialectique guerre - révolution. Sa démarche est concrète, sa réflexion théorique ne précède ni ne postule l'action, mais elle l'ordonne dans des situations historiques précises."  (Haupt, 1971).  Pour compléter cette approche, l'historien d'origine roumaine Georges Haupt, spécialiste du  socialisme international, cite Alexandre Lozovsky, de son vrai nom Salomon Abramovitch Dridzo (1878-1952),  qui a participé à la création du Profintern, l’Internationale syndicale rouge (ISR), en 1921, condamné à mort par le régime soviétique et réhabilité quatre ans plus tard.  Lozovsky disait : "Si l'on aborde Lénine du point de vue de la logique pure, on peut constater des contradictions ... mais si l'on aborde les événements d'un point de vue dialectique, on verra qu'en fait il n'y avait nullement contradiction : Lénine appliquait la tactique des tournants brusques"  (A. Lozovsky, Le grand stratège de la guerre de classes, Paris, Librairie du travail, 1924, p. 31).  Ainsi, Lénine ne pense pas la guerre de manière orthodoxe, ni en termes de stratégie militaire, ni d'un point de vue seulement moral, comme peuvent le faire les pacifistes de tout bord. Même s'il convient que "la guerre n'est pas un jeu, elle est une chose monstrueuse" (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XXIV, p.432-433),  "cette appréciation éthique n'est pas un critère de jugement politique, pas plus qu'elle n'est déterminante pour l'action" (Haupt, 1971).  L'historien s'appuie ainsi sur les paroles mêmes de Lénine :  "Nous autres marxistes différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d'analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part " (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XXI, p.309).  Mais Haupt ne nous dit pas ici à quel point Lénine est prêt à utiliser la violence de la guerre pour parvenir à ses fins, ce que Lénine évoque dans une lettre à compagnon et dirigeant bolchevik : "L’essence entière de notre travail (persistant, systématique, peut-être de longue durée) est de viser à la transformation de la guerre en une guerre civile. Quand cela se produira est une autre question, ce n'est pas encore clair. Nous devons laisser le moment mûrir...Nous ne pouvons ni "promettre" la guerre civile, ni la "décréter", mais nous avons le devoir d'œuvrer le temps qu'il faudra dans cette direction  (Lénine, lettre du 17 octobre 1914 à Alexandre Chliapnikov [Aleksandr Sljapnikov, Shlyapnikov, Chliapnikoff], 1885-1937, in Sortir de la Grande Guerre, le monde et l’après-1918, de Stéphane Audoin-Rouzeau et Christophe Prochasson, Tallandier, 2008). A l'entrée du conflit mondial, il aurait affirmé que "c'est le plus beau cadeau que le tsar pouvait faire à la révolution"  (in Le Naour, 2018 :  l'historien ne cite pas ses sources, comme tous les autres auteurs que j'ai consultés à ce sujet)Et à nouveau, nous avons une phrase de Lénine qui n'est pas explicite, dont personne ne semble connaître le contexte et qui peut recouvrir des sens très différents.  Lénine tire beaucoup de ses réflexions sur la guerre de l'ouvrage fameux de Car Von Clausewitz (1780-1831), "De la guerre" (Vom Kriege), publié après sa mort, en 1832,  et son analyse rationnelle le conduit à chercher à savoir si la guerre sert ou dessert la révolution, car elle peut aussi bien faciliter que compliquer le projet révolutionnaire "par des tâches qui n'ont rien à voir avec la révolution(Lénine, 1905, in Haupt, 1971).   

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Pendant longtemps, rappelle Trotsky, Friedrich Engels a aussi pensé la guerre du point de vue de la prise du pouvoir du prolétariat, et étudié les moments de conflits comme "des leviers d'actions révolutionnaires" (Préface de Trotsky aux «Notes sur la guerre de 1870-1871» de Friedrich Engels, parue en traduction française dans la revue Que faire 3, juin 1970, p. 9).  Mais dès 1891, nous dit Haupt, divers textes d'Engels modifient ce postulat selon lequel le prolétariat ne pouvait conquérir le pouvoir que dans une lutte violente contre l'Etat bourgeois.  A la manière de Jaurès, il estime alors que pour annihiler les forces de répression, subordonnées à la bourgeoisie, le respect de la légalité seul, et donc de la paix sociale, est la seule voie possible pour neutraliser la violence d'Etat. A Paul Lafargue, qui avançait que "La déclaration de la guerre ouvrira peut-être l'ère révolutionnaire",  Engels répondit : "La guerre, c'est pour moi l'éventualité la plus terrible", qui conduira "à une suppression forcée et inévitable de notre mouvement", celui de l'Allemagne avant tout, qui serait "terrassé, écrasé, éteint par la force tandis que la paix nous donne la victoire presque certaine. Et la France ne pourra faire une révolution pendant cette guerre sans jeter sa seule alliée, la Russie, dans les bras de Bismarck et se voir écrasée par une coalition"  (Correspondance entre Engels et Paul et Laura Lafargue, vol. II, Paris, Editions sociales, 1956, pp. 224-226).     

 

Lors du congrès de la de IIe Internationale (Internationale ouvrière, Internationale socialiste), le 14 juillet 1889 à Paris, une grande majorité de la social-démocratie avait affirmé "la paix comme condition première et indispensable à toute émancipation ouvrière" (in Haupt, 1971), et condamné le recours à la violence, qu'elle soit extérieure, par la guerre entre Etats, ou intérieure, par la guerre civile. Que ce soit aux congrès de l'Internationale ou dans les réunions du BSI (Bureau Socialiste International), établi par ce même congrès et dirigé par le belge Camille Huysmans (1871-1968), Lénine  observe mais ne dit mot sur le sujet, un silence qui, nous le verrons bientôt, s'explique par son désaccord profond sur la question.  Il établit en tout cas que le lien étroit entre capitalisme et militarisme  "ne suffit pas à déterminer concrètement la tactique antimilitariste des socialistes, ne résout pas la question pratique de savoir comment lutter contre la folie du militarisme et comment faire obstacle aux guerres. C'est dans la réponse à ces questions que l'on peut constater de grandes divergences entre les socialistes" (Lénine, Œuvres,  op. cité, t. XV, p.170).  Dans le même temps, nous le voyons bien, il réaffirme l'inanité de la guerre. Au huitième congrès de  l'Internationale socialiste à Copenhague, ses prises de positions sont cohérentes avec sa vision tactique. D'un côté, il rejette catégoriquement l'appel  à la grève générale pour s'opposer à la guerre, proposé par Edouard Vaillant (1840-1915), qui participa à la Commune de Paris, et l'écossais James Keir Hardie (1856-1915), un des deux premiers élus du parti travailliste anglais à sa naissance, en 1900.  De l'autre, il ne souscrit pas à la position opposée de l'extrême-gauche allemande, qui avec le communiste Karl Radek (né Karl Berngardovich Sobelsohn, 1885-1939) pense que "«les convulsions de la guerre » sont le chemin le plus court vers la révolution"  (Haupt, 1971).   Mieux encore, après que Kautsky a voté au Reichstag pour la guerre avec la majorité de la social-démocratie allemande, Lénine, dans une autre lettre du 27 octobre 1914, à Chliapnikov (arrêté en 1933 sous Staline et fusillé en 1937), affirme :  "« Je hais et je déteste MAINTENANT Kautsky plus que tous les autres : Quelle hypocrisie répugnante, mesquine et quelle suffisance... R. Luxembourg avait raison, elle qui comprit IL Y A LONGTEMPS que Kautsky n'était qu'un « THÉORICIEN SERVILE », ou, pour parler simplement, un laquais de la majo­rité du parti, de l'opportunisme. »  («Recueil Léniniste », p.200, édition russe, souligné par moi)."   (Léon Trotsky, Bas les pattes devant Rosa Luxembourg, 26 septembre 1932). Et ne parlons pas de Plekhanov, perdu à jamais pour le marxisme, dont les arguments en faveur de la guerre sont bien indigents  :  cf. Lénine, La faillite de la II° Internationale, 1915.  Signalons en passant que le Bund avait voté pour les crédits militaires, et les troudoviks, contre.  La déception, la dimension d'échec sont d'autant plus cuisantes que, pendant longtemps, Kautsky a représenté pour Lénine "la plus grande autorité de la Deuxième Internationale" (Haupt, 1971).   Et sur les relations entre guerre et révolution, justement, le livre que fait paraître Kautsky en 1909, Le chemin du pouvoir (Der Weg zur Macht), est pour Lénine "l'exposé des tâches de notre époque le plus complet"  (Haupt, 1971).   Pour un certain nombre de socialistes, la terrible décision de la social-démocratie allemande d'entrer dans la guerre est vécue comme un séisme. Certains socialistes, et pas des moindres, pensent même à se suicider : "Je vais me tirer une balle dans la tête" dira Rosa Luxemburg en pleurs, couchée chez elle sur un divan, à Hugo Eberlein, le futur dirigeant du Parti communiste allemand, le soir du 4 août 1914 (Hugo Eberlein,   "Erinnerungen an Rosa Luxemburg bei Kriegsausbruch 1914" [Souvenirs de R. L. au début de la guerre de 1914]; UTOPIE kreativ, H. 174, avril 2005, S. 355-362 355)

Dans un article,  La guerre et la social-démocratie russe (article du Social-Démocrate, 1er novembre 1914), Lénine expose crûment les motivations des puissances qui fomentent la guerre, celle de 14/18, mais qui pourrait, pour l'essentiel, s'appliquer à toutes sortes de conflits depuis le début des temps  :  "La guerre européenne, préparée durant des dizaines d'années par les gouvernements et les partis bourgeois de tous les pays, a éclaté. La croissance des armements, l'exacerba­tion de la lutte pour les débouchés au stade actuel, impé­rialiste, du développement du capitalisme dans les pays avancés, les intérêts dynastiques des monarchies les plus arriérées, celles d'Europe orientale, devaient inévitable­ment aboutir et ont abouti à cette guerre. S'emparer de territoires et asservir des nations étrangères, ruiner la na­tion concurrente, piller ses richesses, détourner l'attention des masses laborieuses des crises politiques intérieures de la Russie, de l'Allemagne, de l'Angleterre et des autres pays, diviser les ouvriers et les duper par le mensonge nationaliste, et décimer leur avant‑garde pour affaiblir le mouvement révolutionnaire du prolétariat : tel est le seul contenu réel, telle est la véritable signification de la guerre actuelle."   (Lénine, La guerre et la social-démocratie russearticle du Social-Démocrate, 1er novembre 1914).  Au-delà de Kautsky,  il accusera les socialistes allemands de "trahison pure et simple de la cause du socialisme... en votant les crédits de guerre... en justifiant et en défendant la guerre". Par  ailleurs, il évoque le caractère destructeur de cette guerre qui "a déjà causé et causera encore des préjudices immenses à notre Parti, le Parti ouvrier social‑démocrate de Russie. Toute notre presse ouvrière légale est détruite. La plupart des syndicats sont interdits ; nombreux sont nos camarades qui ont été arrêtés et déportés"   (Lénine, La guerre... op. cité).  Mais aussi, sur le plan moral, son jugement tranchant ne laisse planer aucun doute quand il parle des  "horreurs de la barbarie « patriotique » actuelle multipliées par les gigantesques progrès techniques du grand capitalisme"  (Lénine, op. cité).  Ce qui conduit l'auteur à réitérer sa stratégie propre à se servir des erreurs de ses ennemis : "Plus la guerre fera de victimes, et plus seront évidentes, pour les masses ouvrières, la trahison de la cause ouvrière par les opportunistes, ainsi que la nécessité de tourner les armes contre le gouvernement et la bourgeoisie de leur propre pays" (Lénine, op. cité).  C'est donc face à la réalité de la guerre et malgré sa détestation pour celle-ci que Lénine se demande en quoi elle peut représenter un obstacle ou au contraire faciliter son combat révolutionnaire  : "Dans la situation actuelle, on ne saurait dire, du point de vue du prolétariat international, quel est le groupe de nations belligérantes dont la défaite serait le moindre mal pour le socialisme. Mais pour nous, social‑démocrates russes, il est hors de doute que, du point de vue de la classe ouvrière et des masses laborieuses de tous les peuples de Russie, le moindre mal serait la défaite de la monarchie tsariste, le plus réactionnaire et le plus barbare des gouvernements, qui opprime le plus grand nombre de nations et les masses les plus larges de l'Europe et de l'Asie"  (Lénine, op. cité).  

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         « L’image de l’araignée-bourgeois-vampire suçant le sang des mouches-travailleurs reprend une image largement présente depuis les années dix-neuf-cent dans la littérature antisémite d’extrême droite, l’araignée-vampire représentant le « capitaliste-juif  »

 

Nicolas Werth, La violence dans les révolutions russes, Revue Nouvelle,  

N¨ 7/8 juillet-aout 2010.

                                                                  

 

 


Lutter contre la chauvinisme, en Russie ou ailleurs, est un point important de la doctrine de Lénine, puisque les valeurs établies  et reconnues d'un pays sont celles de la bourgeoisie, qui tient sous sa coupe le prolétariat. Et cette fois, il ne fait pas de doute que Lénine ne croit pas à l'idée de faire triompher le socialisme pacifiquement et promeut la guerre intérieure, la guerre civile entre oppresseurs et opprimés. "La faillite de la IIe Internationale est celle de l'opportunisme...  Les opportunistes ont préparé de longue date cette faillite... en se bornant, dans la lutte contre le militarisme, à un point de vue sentimental petit‑bourgeois, au lieu d'admettre la nécessité de la guerre révolutionnaire des prolétaires de tous les pays contre la bourgeoisie de tous les pays".   (Lénine, La guerre... op. cité).  

"La transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot d'ordre prolétarien juste, enseigné par l'expérience de la Commune, indiqué par la résolution de Bâle (1912) et découlant des conditions de la guerre impérialiste entre pays bourgeois hautement évolués"   (Lénine, op. cité). 

     résolution de Bâle    :   Le Congrès de Bâle  est la neuvième conférence de la IIe Internationale socialiste, organisée par le parti socialiste suisse dans la cathédrale de Bâle, les 24 et 25 novembre 1912. Pour résoudre les guerres qui secouaient les Balkans, la paix est réclamée avec force par Jean Jaurès, en particulier,  dans une résolution qui sera adoptée à l'unanimité.  

 

Lénine est d'un tout autre tempérament que Rosa Luxemburg, on le sait, et, après la trahison des socialistes allemands, il  transforme sa colère en volonté farouche de remettre à plat les fondements de l'Internationale. Il entreprend alors, dès la fin 1914 d'étudier des textes philosophiques, principalement autour d'Hegel, dans des bibliothèques suisses, la bibliothèque nationale de Berne, d'abord, puis différentes bibliothèques de Zurich, au printemps 1916, plus adaptées à ses recherches. Il "rêvait d’organiser de la sorte les bibliothèques en Russie, après la révolution" (N. Kroupskaïa, Ce qu’écrivait et disait Lénine à propos des bibliothèques, 5e édition, Moscou 1955, pp. 15-22, édition russe).  De ces études, il en sortira en particulier les Cahiers Philosophiques (1914/1916, publiés en 1929/1930). Nous n'entrerons pas ici dans le questionnement philosophique de Lénine sur le marxisme et la guerre, principalement structuré autour de Hegel. Tout d'abord, après les Cahiers, Lénine ne produira plus de textes philosophiques. Mais surtout, j'ai un point de vue radical sur le fait que la philosophie classique, académique, est une discipline élitiste dont il est sain de faire en grande partie l'économie, quand on s'adresse à tous, en raison de l'adage : "qui se comprend bien s'énonce clairement". En conséquence de ce choix, je ne retiens pas des auteurs les propos abstrus ou parfaitement imbitables  qui peuvent être interprétés de mille façons (d'où les nombreuses querelles affirmant parfois tout et son contraire à propos d'une même oeuvre).   Enfin, dans le cadre de la domination dans l'éducation scolaire, je montrerai plus tard à quel point la philosophie académique ne permet pas de penser les problèmes qui se posent à l'ensemble de la société, par son manque de rigueur intellectuelle, par la décorrélation entre son discours et la réalité concrète.  Les dix cahiers philosophiques de Lénine forment un recueil de notes sur des ouvrages de philosophie ou de sciences naturelles sur lesquels l'auteur s'appuie pour écrire ses articles ou ses ouvrages pendant ces années de guerre  :

 

-  Dans Le socialisme et la guerre, une brochure rédigée en août 1915, à la veille de la conférence socialiste internationale de Zimmerwald (5/8 septembre 1915, Suisse, canton de Berne), Lénine exprime une nouvelle fois très clairement son point de vue sur la guerre, qui ne s'accorde ni avec la volonté de puissance des dominants, ni avec le principe absolu du pacifisme : 

"Les socialistes ont toujours condamné les guerres entre peuples comme une entreprise barbare et bestiale. Mais notre attitude à l'égard de la guerre est foncièrement différente de celle des pacifistes (partisans et propagandistes de la paix) bourgeois et des anarchistes. Nous nous distinguons des premiers en ce sens que nous comprenons le lien inévitable qui rattache les guerres à la lutte des classes à l'intérieur du pays, que nous comprenons qu'il est impossible de supprimer les guerres sans supprimer les classes et sans instaurer le socialisme; et aussi en ce sens que nous reconnaissons parfaitement la légitimité, le caractère progressiste et la nécessité des guerres civiles, c’est à dire des guerres de la classe opprimée contre celle qui l'opprime, des esclaves contre les propriétaires d'esclaves, des paysans serfs contre les seigneurs terriens, des ouvriers salariés contre la bourgeoisie. Nous autres, marxistes, différons des pacifistes aussi bien que des anarchistes en ce sens que nous reconnaissons la nécessité d'analyser historiquement (du point de vue du matérialisme dialectique de Marx) chaque guerre prise à part. L'histoire a connu maintes guerres qui, malgré les horreurs, les atrocités, les calamités et les souffrances qu'elles comportent inévitablement, furent progressives, c'est à dire utiles au développement de l'humanité en aidant à détruire des institutions particulièrement nuisibles et réactionnaires (par exemple, l’autocratie ou le servage) et les despotismes les plus barbares d'Europe (turc et russe). Aussi importe t il d'examiner les particularités historiques de la guerre actuelle"  (Lénine, Le socialisme... op. cité).

 "Il ne s'agit pas du tout de savoir si la social démocratie allemande était capable d'empêcher la guerre, ni si les révolutionnaires peuvent, en général, garantir le succès de la révolution. Le problème est de savoir s'il faut se comporter en socialistes ou “ expirer ”effectivement dans les bras de la bourgeoisie impérialiste." (Lénine, op. cité).

-  A propos du mot d'ordre des Etats-Unis d'Europearticle du Social-Démocrate, n° 44, du 23 août 1915), est un des premiers textes de la social-démocratie russe, avec ceux de Trotsky, sur l'idée des Etats-Unis républicains d'Europe, accueillie favorablement dans son principe par le Comité Central du parti socialiste russe, mais dans un cadre débarrassé de l'impérialisme et du capitalisme : "Au point de vue des conditions économiques de l'impérialisme, c'est-à-dire des exportations de capitaux et du partage du monde par les puissances coloniales "avancées" et "civilisées", les États-Unis d'Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires (...) Certes, des ententes provisoires sont possibles entre capitalistes et entre puissances. En ce sens, les États-Unis d'Europe sont également possibles, comme une entente de capitalistes européens ... dans quel but ? Dans le seul but d'étouffer en commun le socialisme en Europe, de protéger en commun les colonies accaparées contre le Japon et l'Amérique, extrêmement lésés dans l'actuel partage des colonies  (Lénine, A propos.. op . cité )

"Les États-Unis du monde (et non de l'Europe) sont cette forme d'État - forme d'union et de liberté des nations, - que nous rattachons au socialisme, - en attendant que la victoire totale du communisme amène la disparition définitive de tout État, y compris l'État démocratique. Toutefois, comme mot d'ordre indépendant, celui des États-Unis du monde ne serait guère juste, d'abord parce qu'il se confond avec le socialisme ; en second lieu, parce qu'il pourrait donner lieu à une fausse interprétation de l'impossibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays et de l'attitude de ce pays envers les autres.

 

L'inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s'ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s'insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d'exploiteurs et leurs États." 

Lénine, A propos.. op . cité

Ajoutons que l'idée d'union européenne avait déjà été évoquée par Lénine dans une résolution d'un groupe de social-démocrates, dans une conférence à Berne les 24-26 août 1914, qui appelait à la "la transformation de tous les Etats européens en Etats-Unis républicains d'Europe; tel doit être l'un des mots d'ordre les plus immédiats"  (Lénine, Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire dans la guerre européenne, rédigé en août 1914, publié dans les Œuvres en 1929, t XVIII).  Pendant cette conférence, les sujets du nationalisme et de l'impérialisme susciteront d'âpres débats chez les social-démocrates, et Lénine s'opposera à Radek, Luxemburg, Iouri Leonidovitch Piatakov (1890-1937), qui gouvernera l'Ukraine après octobre 1917, ou encore Nikolaï Ivanovitch Boukharine (1888-1938, fusillé par Staline), qui ne comprennent pas au nom de quoi il faudrait soutenir le droit des nations à l'autodétermination en plein milieu d'une situation révolutionnaire mondiale. En 1915, il signera les "Thèses du droit à l'autodétermination" avec Boukharine et Ievguenia Bogdanovna  Bosch (née Meisch, 1879-1925), Ukrainienne d'origine allemande qui dirigera la République soviétique populaire d'Ukraine de décembre 1917 à mars 1918.   Boukharine présentera sur le sujet son propre ouvrage, L’Économie mondiale et l’impérialisme, en 1916, dont Lénine écrira une préface qu'il utilisera dans son propre travail sur le même sujet.  Ce dernier avait rencontré Boukharine  à Cracovie en 1912, qui l'avait d'ailleurs mis en garde très tôt  (mais en vain) contre l'espion de l'Okhrana, Roman Malinovski.  Boukharine sera victime, comme beaucoup d'autres,  de la grande purge stalinienne de la fin des années 1930. Inculpé au fameux "procès de Moscou", il sera condamné à mort. 

"Boukharine propose une présentation de l’économie mondiale plus systématique que celle de Lénine, en insistant sur la contradiction entre l’internationalisation des forces productives et l’appropriation de la plus-value qui continue à se dérouler à l’échelle nationale. Il produit une critique de la théorie de l’ultra-impérialisme de Kautsky selon laquelle la concentration du capital pourrait déboucher sur un fonctionnement harmonieux de l’économie mondiale. Cependant sa théorisation repose en fin de compte sur un modèle adapté à la période mais aujourd’hui dépassé : chaque capitalisme national résoudrait ses difficultés par la formation d’une sorte de capitalisme État, et les contradictions du capitalisme seraient reportées au plan mondial, ne se manifestant plus que sous forme de rivalités inter-impérialistes." (Michel Husson,  conférence au Forum social des peuples, Ottawa, 21/24 août 2014)

A propos de la brochure de Junius  (article de juillet 1916).  La brochure en question,  parue sous le titre Die Krise der Sozialdemokratie ("La crise de la démocratie"), en avril 1915, a été  écrite en prison par R. Luxemburg  sous le pseudonyme de "Junius", du nom d’un pamphlétaire anglais du XVIIIe siècle combattant la tyrannie du roi George III. 

"En écrivant, dans sa brochure « La crise de la social-démocratie de 1915 » (signée du pseudonyme Junius), le mot d’ordre « socialisme ou barbarie », Rosa Luxemburg a rompu avec la conception – d’origine bourgeoise, mais adoptée par la IIe Internationale – de l’histoire comme progrès irrésistible, inévitable, « garanti » par les lois « objectives » du développement économique ou de l’évolution sociale. Une conception dont se réclamait, par exemple, Gyorgy Valentinovitch Plekhanov, pour lequel la victoire du programme socialiste était aussi inévitable que la naissance du soleil demain… La conclusion politique de cette idéologie « progressiste » ne pouvait être que la passivité : personne n’aurait l’idée saugrenue de lutter, de risquer sa vie, de combattre pour assurer l’apparition matinale du soleil…"  (Löwy, 2010).  

 

Contrairement à Lénine, Rosa Luxemburg ne pense pas la guerre en terme stratégique, mais en en ce qu'elle est, par elle-même, néfaste pour les prolétaires de tous les pays concernés :  "En effet, la leçon la plus importante que la politique du prolétariat doit tirer de la guerre actuelle, c'est l'absolue certitude que ni en Allemagne, ni en France, ni en Angleterre, ni en Russie, le prolétariat ne peut faire sien le mot d'ordre : victoire ou défaite, un mot d'ordre qui n'a de sens véritable que pour l'impérialisme et qui, dans chaque grand État, équivaut à la question : renforcement ou perte de sa puissance dans la politique mondiale, de ses annexions, de ses colonies et de sa prédominance militaire. Si on considère la situation actuelle globalement, la victoire ou la défaite de chacun des deux camps est tout aussi funeste pour le prolétariat européen, de son point de vue de classe. C'est la guerre elle-même, et quelle que soit son issue militaire, qui représente pour le prolétariat européen la plus grande défaite concevable" (Luxemburg, La crise... ,op. cité, ch. 8, La lutte contre l'Impérialisme).   Par ailleurs,  Lénine, tout en reconnaissant la grande qualité de son travail,  reproche plusieurs choses à Junius : Le manque d'approfondissement du lien établi entre opportunisme, réformisme et chauvinisme, la croyance en la disparition de guerres nationales au profit de celles de "l'impérialisme déchaîné"  : "L’erreur serait d’exagérer cette vérité, de manquer à la règle marxiste qui veut qu’on soit concret, d’étendre le jugement porté sur la guerre actuelle à toutes les guerres possibles à l’époque de l’impérialisme, d’oublier les mouvements nationaux contre l’impérialisme"  (Lénine, A propos..., op. cité).  Contre cet impérialisme, Rosa Luxemburg cherche à opposer "la libre disposition du peuple allemand, ce que suppose un tel principe, les démocrates de 1848, les défenseurs de la cause du prolétariat allemand, Marx, Engels et Lassalle, Bebel et Liebknecht l'ont proclamé et soutenu : c'est la grande République allemande. C'est pour cet idéal que les combattants de Mars ont versé leur sang sur les barricades à Vienne et à Berlin ; c'est pour réaliser ce programme que Marx et Engels voulaient contraindre la Prusse à faire la guerre contre le tsarisme russe en 1848. Pour accomplir ce programme national, il était tout d'abord nécessaire de liquider ce « monceau de pourriture organisée » appelé monarchie habsbourgeoise, et d'abolir la monarchie militaire prussienne tout comme les deux douzaines de monarchies naines en Allemagne."  (Luxemburg, La crise... ,op. cité, ch. 7, Invasion et lutte des classes).   A cela Lénine répond que "Junius n'applique la dialectique marxiste qu'à moitié  : il fait un pas sur le bon chemin et s'en écarte tout aussitôt. La dialectique marxiste exige l'analyse concrète de chaque situation historique particulière. Que la lutte de classe soit le meilleur moyen de s'opposer à l'invasion, cela est vrai et pour la bourgeoisie qui veut renverser la féodalité, et pour le prolétariat qui veut renverser la bourgeoisie. Mais, précisément parce que c'est vrai pour toute oppression d'une classe par une autre, c'est trop général et par conséquent insuffisant pour le cas particulier qui nous intéresse. La guerre civile contre la bourgeoisie est aussi une des formes de la lutte des classes, et elle seule pourrait préserver l'Europe (l'Europe tout entière et pas seulement un des pays qui la composent) du danger d'invasion. La « Grande‑Allemagne républicaine », si elle avait existé en 1914‑1916, aurait fait la même guerre impérialiste".
 

-   La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, une autre brochure de 1916, qui affirme clairement que le "socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale et, par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes, c'est-à-dire le droit à la libre séparation politique. Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu'ils affranchiront les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d'une alliance libre - et l'alliance libre est une formule mensongère si elle n'implique pas la liberté de séparation - ces partis trahiraient le socialisme"  (Lénine, La révolution..., op. cité).  L'auteur ajoute des bémols concernant des séparations qui seraient un "morcellement", une "formation de petits Etats",  "car les avantages des grands Etats, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables, et ils augmentent sans cesse avec le développement du capitalisme". Pour cette raison, "Le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin au morcellement de l'humanité en petits Etats et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion" et s'oppose à "l'autonomie nationale culturelle" de "caractère réactionnaire"  (op. cité), idées prônées par ceux qui défendent ce qu'on a appelé "austro-marxisme" (ou austromarxisme), du fait qu'elles ont été développées au sein du parti social-démocrate de l'empire austro-hongrois, dans les dernières années de son existence. Lénine cite ici deux de leurs théoriciens,  Karl Renner (1870-1950), socialiste qui deviendra président de la république autrichienne et Otto Bauer (1881-1935),  qui dirigera la social-démocratie autrichienne jusqu'à la prise de pouvoir d'Hitler.  Lénine oppose une culture nationale à une culture internationale :  "Le mot d'ordre de la culture nationale est une duperie bourgeoise (souvent inspirée aussi par les Cent‑Noirs et les cléricaux). Notre mot d'ordre à nous, c'est la culture internationale du démocratisme et du mouvement ouvrier mondial" (Lénine, Notes critiques sur la question nationale, 1913).  Au chapitre de  "La « culture nationale »" c'est  la domination culturelle par le "nationalisme bourgeois libéral"  qui est pointée du doigt par Lénine, car elle "corrompt profondément le milieu ouvrier et porte un immense préjudice à la cause de la liberté et à celle de la lutte de classe prolétarienne".  Lénine illustre entre autres son propos par l'exemple de la culture juive :

 

"La culture nationale juive, c'est le mot d'ordre des rabbins et des bourgeois, le mot d'ordre de nos ennemis. Mais il est d'autres éléments dans la culture juive et dans toute l'histoire juive. Sur les 10 millions et demi de Juifs existant dans le monde entier, un peu plus de la moitié habitent la Galicie et la Russie, pays arriérés, à demi sauvages, qui maintiennent les Juifs par la contrainte dans la situation d'une caste. L'autre moitié vit dans un monde civilisé, où il n'y a pas de particularisme de caste pour les Juifs et où se sont clairement manifestés les nobles traits universellement progressistes de la culture juive : son internationalisme, son adhésion aux mouvements progressifs de l'époque (la proportion des Juifs dans les mouvements démocratiques et prolétariens est partout supérieure à celle des Juifs dans la population en général). Quiconque proclame directement ou indirectement le mot d'ordre de la « culture nationale » juive est (si excellentes que puissent être ses intentions) un ennemi du prolétariat, un partisan des éléments anciens et frappés d'un caractère de caste de la société juive, un complice des rabbins et des bourgeois. Au contraire, les Juifs marxistes qui se fondent dans des organisations marxistes internationales avec les ouvriers russes, lituaniens, ukrainiens, etc., en apportant leur obole (en russe et en juif) à la création de la culture internationale du mouvement ouvrier, ces Juifs‑là, qui prennent le contre‑pied du séparatisme du Bund, perpétuent les meilleures traditions juives en combattant le mot d'ordre de la « culture nationale »"(Lénine, notes critiques..., op. cité, ch. 2).  Dans le chapitre précédent, Lénine n'avait pas eu de mal à contrer les tenants d'une domination de la langue majoritaire, en l'occurrence le russe, sur les autres langues d'une même nation : "Logique à rebours ! La petite Suisse ne subit aucun préjudice, mais tire au contraire avantage du fait qu'au lieu d'une seule langue commune à l'Etat, elle en a trois : l'allemand, le français et l'italien. En Suisse, 70% de la population sont des Allemands (en Russie, il y a 43 % de Grands‑Russes), 22 % des Français (en Russie, 17 % d'Ukrainiens), 7 % des Italiens (en Russie, 6 % de Polonais et de Biélorusses). Si les Italiens de Suisse parlent souvent le français au Parlement commun, ils ne le font pas sous la férule de quelque loi policière barbare (il n'en existe pas en Suisse), mais simplement parce que les citoyens d'un Etat démocratique préfèrent d'eux-mêmes intelligible pour la majorité. La langue française n'inspire pas de haine aux Italiens, car c'est la langue d'une nation libre et civilisée, et qui n'est pas imposée par d'abominables mesures policières (...)  Le programme de la démocratie ouvrière dans la question nationale, le voici : suppression absolue de tout privilège pour quelque nation et quelque langue que ce soit"  (Lénine, notes critiques..., op. cité, ch. 1).   

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 -   L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme,  écrit au printemps 1916 à Zurich, avait pour but de montrer « que la guerre de 1914-1918 a été de part et d'autre une guerre impérialiste (c'est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des "zones d'influence" du capital financier, etc. (...) Le capitalisme s'est transformé en un système universel d'oppression coloniale et d'asphyxie financière de l'immense majorité de la population du globe par une poignée de pays "avancés". Et le partage de ce "butin" se fait entre deux ou trois rapaces de puissance mondiale, armés de pied en cap (Amérique, Angleterre, Japon) qui entraînent toute la terre dans leur guerre pour le partage de leur butin »  (Lénine, L'impérialisme...,,,  op. cité, préface aux éditions française et allemande).  Tout ceci fera l'objet de la  conférence de Kienthal, en Suisse (Oberland bernois), les 24/30 avril 1916, dont la première résolutions rappelle que la "guerre actuelle est la conséquence des antagonismes impérialistes, résultant du développement du régime capitaliste. Les forces impérialistes s'emploient à exploiter dans leur intérêt les problèmes de nationalité demeurés sans solution, les aspirations dynastiques et tout ce qui survit du passé féodal. Le vrai but de la guerre est de provoquer une nouvelle répartition des possessions coloniales et de déterminer la soumission des pays en retard dans leur développement économique."  (Compte-rendu de la conférence de Kienthal, Le prolétariat et la paix, 1916). 

 

C'est l'essayiste britannique John Atkinson Hobson  (1858-1940) qui emploie pour la première fois le terme "imperialism" en 1902, dans son ouvrage Imperialism, A Study, et cette critique de l'impérialisme sera reprise de différentes manières par les social-démocrates, de Lénine et Luxemburg aux austro-marxistes comme Bauer ou Rudolph Hilferding,  qui publiera, en 1910, "Le Capital Financier, étude sur le développement récent du capitalisme" (Das Finanzkapital: Eine Studie über die jüngste Entwicklung des Kapitalismus), dont s'inspirera Lénine. Arrêté en France après avoir pris part à la Résistance allemande au nazisme, Hilferding mourra en prison en 1941. 

 

          Hilferding      :   « Hilferding, ancien "marxiste", aujourd'hui compagnon d'armes de Kautsky et l'un des principaux représentants de la politique bourgeoise, réformiste, dans le "Parti social-démocrate indépendant d'Allemagne", a fait sur cette question un pas en arrière par rapport à l'Anglais Hobson, pacifiste et réformiste déclaré »   (Lénine, L'impérialisme..., op. cité) 

 

Lénine donne  de l'impérialisme "une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenue à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le rôle est décisif dans la vie économique; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce "capital financier", d'une oligarchie financière; 3) l'exportation des capitaux, à la différence de l'exportation des marchandises, prend une importance toute particulière; 4) formation d'unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L'impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s'est affirmée la domination des monopoles et du capital financiers, où l'exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s'est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes" (Lénine, L'impérialisme...,,,  op. cité, ch. 7, L'impérialisme, stade particulier du capitalisme).  Le philosophe Georg Lukacs (György Lukács, né György Löwinger, 1885-1971) a reconnu très tôt le caractère éclatant de la démonstration de Lénine : "La supériorité de Lénine consiste en ceci : avoir su, – et cela constitue un exploit théorique sans pareil – , relier concrètement et complètement la théorie économique de l’impérialisme à tous les problèmes politiques de l’actualité et faire du contenu de l’économie dans cette nouvelle phase le fil directeur de toutes les actions concrètes dans le monde ainsi organisé"   (Georg Lukács, Lénine, étude sur l'unité de sa pensée,  1924)

 

Certains historiens ont affirmé que  l'idée "d’un « impérialisme, stade suprême du capitalisme », donc d’un impérialisme lié à la maturité, doit être récusée. Elle n’épuise pas, loin de là, la réalité du début du XXe siècle. Contrairement à ce que pensaient Rosa Luxemburg et Lénine, ce n’était pas toujours la maturité du capitalisme, mais parfois sa jeunesse qui en était alors la cause. Si la France et l’Angleterre étaient des pays de capitalisme ancien, en revanche les États-Unis, l’Allemagne et le Japon étaient les émergents d’alors. Pour ces derniers, c’est le dynamisme et la puissance de l’accumulation du capital qui imposaient l’évacuation du capital ou/et des exportations de marchandises, surtout lorsque les salaires et la puissance de consommation intérieure restaient faibles (ce qui n’était pas le cas des États-Unis, mais l’était davantage pour l’Allemagne et plus encore pour le Japon)." (Dockès, 2013). Il semble que, comme d'autres, Dockès a mal interprété le qualificatif de "suprême".  Dans les cahiers préparatoires à son ouvrage (Cahiers de l'impérialisme), classés de alpha à omicron,  Lénine, à propos de son titre, écrivait "« L’impérialisme, stade suprême (contemporain) du capitalisme » (cahier bêta, p. 206). Il dit ailleurs « actuel (contemporain, à son stade contemporain) » (p.236). Il reprend, de fait, le sous-titre du Capital financier : « la phase la plus récente du développement du capitalisme » (p. 345)" (Georges Labica, De l’impérialisme à la mondialisation. Lénine comme boussole, Revue Contretemps, 22 avril 2020 ).

 

"Environ soixante années après son élaboration, la théorie de l'impérialisme de Lénine semble aujourd'hui nettement dépassée. Elle prévoyait que « l'exportation des influences capitalistes, accélère considérablement le développement . du capitalisme dans les pays où il est exporté », alors qu'elle peut tendre « à interrompre le développement dans les pays capitalistes exportateurs » [Lénine, L'impérialisme..., op. cité]. Ainsi, l'impérialisme était censé aider la croissance économique du Tiers Monde chose que les événements historiques du XXème siècle ont contredite"  (Piccone et Trèves, 1976).  Si le monde a changé, si un certain nombre d'approches stratégiques et techniques de Lénine sont périmées, nombre de traits de la domination capitaliste restent parfaitement valables, à commencer par les cinq points de la définition de l'impérialisme qui ont été cités plus haut, jamais autant exacerbés qu'aujourd'hui.  

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Nizy  contre  Verkhi

 

 

 

La Russie est le pays qui a payé le plus lourd tribut à la guerre en ce début de XXe siècle, en terme de vies humaines, puisqu'à la première guerre mondiale s'est ajoutée la guerre civile, avec le chiffre couramment admis de douze millions de morts entre 1914 et 1922, 4 à 5 millions pendant la guerre et 8 millions pendant la guerre civile   (Werth, 2004), période qui ne clôture pas un très long cycle de violences, poursuivi par la politique de Staline et les affres de la deuxième guerre mondiale (vingt millions de morts entre 1941 et 1945).  Dans l'armée russe, ce sont des hommes de plus en plus sous-alimentés, dont un tiers seulement aura des bottes fourrées pour l'hiver 1915, qui vont être de plus en plus enclins à la désertion, mais aussi, dans les régions conquises, des populations civiles "suspectes" déplacées (juives, allemandes, tsiganes),  et d'autres subissant la loi martiale et toutes sortes de vexations (réquisitions en particulier) ou crimes, perpétrés en particulier par les cosaques, qui sont, nous l'avons vu ailleurs, coutumiers des violences  (Sumpf, 2014).  L'armée n'échappait pas, plus qu'ailleurs, à la lutte de classes  :  

"...le corps des officiers de l’armée russe, notamment les généraux, manquait de cohésion, au sens social du terme : une sourde rivalité opposait les généraux d’extraction aristocratique et très majoritairement de culture allemande à leurs homologues issus de la moyenne bourgeoisie, de culture slave. C’est ainsi que si la bataille de Tannenberg fut perdue par des causes techniques, les armées correspondaient en clair par télégraphie, il ne faut pas négliger la grave mésentente entre Rennenkampf, l’archétype du grand aristocrate russe et Samsonov, le « besogneux », le premier ayant superbement refusé de soutenir le second. Cette rivalité interne entre généraux explique également le grave dérèglement des relations qui a existé entre l’état-major général des armées en campagne, la Stavka, et l’administration centrale du ministère à Saint-Pétersbourg.

C’est cette rivalité interne au corps des officiers qui explique que, quatre ans plus tard, Trotsky a si rapidement pu mettre sur pied son armée rouge face à des armées blanches rivales, les officiers « bourgeois » ayant d’emblée pris fait et cause pour la Révolution en réaction face à leurs alter ego aristocrates."  (Franc, 2018). 

Par ailleurs, dans "une armée où le sans-grade était davantage traité comme un serf que comme un citoyen, un nombre croissant de paysans-soldats voyaient en leurs officiers supérieurs les représentants détestés des verkhi"   (Werth, 2004).  La domination des verkhi ("classes élevées") sur les nizy ("basses classes") reflétaient en effet le même mépris qui existait dans la société, et qui conduisait en particulier les officiers, devant les criantes pénuries de fournitures militaires (matériel, armement, munitions, etc.),   à sacrifier la vie des paysans-soldats (90 % des recrues) sans compter. Les maîtres (bary) comme on appelle parfois les officiers, étaient même  "soupçonnés « de faire sciemment couler le sang des soldats afin d’exterminer les moujiks, s’en débarrasser une fois pour toutes afin qu’ils ne s’attaquent plus jamais aux grandes propriétés »."  (Werth, 2004, citation du Rapport sur « l’état d’esprit de la troupe dans la XIIe Armée » d'octobre 1916).  En effet, dès 1914, plus d'un journal  intime d'aristocrate mentionne des cas d'agressions de  leurs manoirs,  par des paysans révolutionnaires, qui ne vont pas cesser de s'amplifier ensuite, vers 1916, faisant pressentir la prochaine révolution chez certains nobles  (De Saint-Martin et Tchouikina, 2008)

 

 

 

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La grande guerre donc,  a accéléré le processus bien entamé d'ébranlement de la société civile russe. La réorganisation de l’industrie s'effectue d’abord au détriment des ouvriers et "les pénuries de matières premières mènent 114 000 ouvriers non mobilisables au chômage dans les trois premiers mois du conflit."  (Sumpf, 2017).  L'effort de guerre (production agricole, armement, etc.) est coûteux et la perte des territoires occidentaux de l'empire russe (Pologne, Pays Baltes), comme celle des Détroits (Bosphore et Dardanelles), occupés par les Ottomans, associées à la désorganisation des transports, privent le pays de ressources industrielles (fer, acier, chimie) et soulignent la modernisation encore inachevée du pays. En conséquence, les paysans peinent à livrer leurs denrées aux citadins, ce qui alimente les tensions déjà bien vives entre villes et campagnes, entre patrons et ouvriers.  La Russie entre  dans une période de disette chronique, où les animaux sont réquisitionnés, où des livraisons pour l'armée se font obligatoires. La prohibition de l'alcool suscite aussi beaucoup de tensions sociales. Les prisonniers de guerre (plus d'un million et demie), relativement bien traités, connaissent pourtant un taux de mortalité deux fois et demie plus élevé que dans les pays d'Europe. Au milieu de tous ces malheurs, il faut signaler l'importance significative de la solidarité citoyenne, patriotique, dans le domaine de l'aide aux réfugiés, aux blessés et leurs familles, au travers des sociétés de secours organisés par les zemtsva, en particulier  (Sumpf, 2014), et des cantines spéciales proposent aux ouvriers et aux chômeurs des repas gratuits (Ivanovna, 2014).  A Petrograd, la capitale, comme dans d'autres villes, la vie continue, les gens vont à des matchs de foot, à l'hippodrome, au théâtre, des entreprises ferment, d'autres s'ouvrent. Après mars 1915, l'armée russe bat en retraite et la situation économique s'aggrave, avec une poussée très forte de l'inflation touchant les prix de la viande, le sucre, le bois de chauffage et la farine et le charbon sont souvent en rupture de stock. On peine de plus en plus à faire face au flux massif des blessés de guerre. Des mesures liberticides viennent toucher les ouvriers qui "n’ont plus le droit de jouer ni au billard ni à d’autres jeux de hasard. Les idées d’opposition et de révolution se répandent rapidement dans la société"  (Ivanovna, 2014).  Les privilégiés continuent d'aller aux courses hippiques, de fréquenter les cinémas, et des entrepreneurs anglais ou français font des affaires dans le milieu industriel, d'autres ouvrent des restaurants de luxe. Après six mois de calme sur le front de la révolte ouvrière, les grèves reprennent en juillet, moins nombreuses qu'avant guerre, mais très violentes : 13 ouvriers blessés ou tués à Kostroma, entre vint et trente victimes à Ivanovo-Voznessensk, dans des combats entre grévistes et policiers. Le mois d'après, c'est 27.000 ouvriers qui sont en grève à Petrograd, "demandant le retrait des cosaques des usines, la libération des cinq députés bolcheviks exilés, la liberté de la presse, etc."  (Cliff, 1976, chapitre 2)..  Pour l'année 1915, on  comptera au total 928 grèves,  715 d'entre elles de nature économique, avec 383.587 ouvriers grévistes,  213 autres étaient politiques, comptabilisant 155.941 grévistes  (Vadim Leonidovich Meller et  Anna Mikhailovna Pankratova, Le mouvement ouvrier en 1917 [Рабочее движение в 1917 году] , Moscou-Leningrad 1926, p.16.).  

 

Incontestablement,  la stratégie de Lénine a joué "pendant la guerre un rôle crucial dans la montée de l'activité de la classe ouvrière". Elle a conduit "à la formation de cellules secrètes dans les usines et les ateliers locaux, à la tenue de réunions et de rassemblements interdits, et à des grèves partielles"  (Cliff, 1976, chapitre 2).  Les bolcheviks iront jusqu'à infiltrer les Comités de l'Industrie de Guerre, auxquels ils étaient par principe opposé, pour  y faire de la propagande, diffuser leurs idées pendant les réunions, allant même jusqu'à participer en partie aux élections, pour élire des délégués, tandis que les mencheviks allaient jusqu'au bout du processus, pour élire des représentants ouvriers au Comité Central de l'Industrie de Guerre.  Au fur et à mesure, les bolcheviks réussirent à faire adopter leur nakaz (ensemble d'instructions) dans différentes usines (Strayi, Lessner, Erikson, ou encore  Novy Lessner, Poutilov, etc.), matérialisé "sous la forme d'un tract relativement long qui expliquait en termes plutôt complexes quel était le but de la guerre, qui en retirait les bénéfices, et qui en souffrait, en mettant l'accent sur le fait que la classe ouvrière de chaque pays devait toujours se rappeler que « l'ennemi de tout peuple est dans son propre pays »" (Cliff, 1976, chapitre 2).  Les mencheviks leur rappelaient quand même la cruelle réalité de la guerre, imposée par un ennemi extérieur :

 

"… quinze de nos provinces sont occupées par l'ennemi ; des millions de vieillards, de femmes et d'enfants n'ont pas de toit au dessus de leurs têtes, et errent sans abri dans le pays. Beaucoup d'hommes ont été tués par l'ennemi et leurs femmes meurent de faim. Dans ces circonstances la classe ouvrière s'est levée pour défendre son pays. Pour fournir à l'armée tout ce dont elle a besoin, organiser la population civile, empêcher les forces économiques de la nation de se désintégrer, un grand effort et nécessaire et toute l'énergie de la nation doit être rassemblée. Son initiative et sa capacité d'efforts personnels doivent être librement développées" 

S.O. Zagorsky, State Control of Industry in Russia during the War, New Haven 1928, p.165, cité par Cliff, 1976, chapitre 2

Ces mouvements de contestation, de plus en plus politiques, s'amplifient en 1916, où la crise alimentaire devient de plus en plus sévère. Pendant ces deux ans de guerre, s'ajoutent aux difficultés sociales déjà bien vives, l'emprise mystique de Grigori Raspoutine sur la famille impériale et son entourage,  qui se voit confier dès 1914 la surveillance secrète de la police, et dont l'assassinat dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916 apaisera d'un cran les tensions  (Ivanovna, 2014), mais pas la volonté de révolte.

                   

                           

 

 

 

 

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