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  3.  Une révolution annoncée, 1882 - 1904

      « L'attaque, et non la défense »

         RUSSIE

             ·

      Le moment         révolutionnaire

      (1825 - 1922)

1882-1904

     La  question  juive en Russie (1547 - 1905)

 

 

1547-1584  :  Règne du tsar Ivan le Terrible, qui impose aux juifs de résider ou non dans certains lieux  (Basok et Benifand, 1993 : 11). 

"...tout le bruit qui se fait autour de la persécution des Juifs se réduit à une simple défense de faire du commerce, encore cette mesure a-t-elle été provoquée par le marchand polonais Adrien. Pour se débarrasser de la concurrence sémitique, Adrien avait imaginé d'introduire une momie dans les ballots de certains Juifs et de prévenir les autorités qu'on faisait de la contrebande. Grande fut la stupeur générale à la découverte de ce cadavre vivant ; le tsar lui-même se trouva embarrassé. A point nommé, Adrien vint révéler qu'avec ces monstres on ensorcelé le monde ; aussitôt fureur d'Ivan, qui veut faire pendre tous les Juifs. Adrien lui persuade qu'il suffit de confisquer leurs marchandises et de leur interdire le commerce, et il se félicite d'avoir, par cette ruse, compromis à jamais ses rivaux."

Père Paul Pierling (1840-1922),  Un nonce du pape en Moscovie; préliminaires de la trêve de 1682, in Bibliothèque slave elzévirienne,  tome VI (1884), Paris,  Ernest Leroux Editeur.

1727/1742  :  La tsarine Catherine II ordonne l'expulsion des Juifs, une première fois sans condition en 1727, puis en exceptant ceux qui se convertiraient à la religion orthodoxe en 1742. Entre 1742 et 1753,  35.000 juifs sont expulsés  (Baron, 1964 : 13-14 ; Dubnow, 1916, vol. 1, 254-258).

1772/1795  :  La partition du royaume de Pologne entre Russie, Prusse et Autriche ajoute 900.000 juifs à la population de l'Empire russe et l'expulsion n'apparaît plus comme solution réaliste au "problème juif'"   (Sawyer, 1979 : 104 ; Skoczylas, 1973 : 3).  Catherine II crée une zone de résidence enclavée pour les Juifs, dans des territoires conquis de Pologne, de Lituanie et de Moldavie, qui ne sera supprimée qu'en 1917  (Basok et Benifand, 1993 :  11).

9 décembre 1804  :  Alexandre Ier  promulgue ses "Règlements sur la situation des Juifs", avec pour objectif de les  "régénérer" : Il leur ouvre les portes des écoles et des universités, les encourage à fonder des colonies agricoles, embrasser des professions industrielles, tout en exerçant sur les populations juives un contrôle strict, l'interdiction d'habiter dans les villages ou encore, en les excluant de certains métiers, comme celui d'aubergiste ou de cabaretier  (Delpech, 1979). 200.000 à 300.000 Juifs sont alors expulsés des villages de l'enclave, jusqu'à ce que l'ordre soit abrogé en 1808 

(Pinkus 1988, 15-17).  Le tsar durcit sa politique antisémite entre 1821 et 1825  et expulse les Juifs des campagnes longeant la frontière occidentale (Pinkus,  1988 :  17 ;  Lowe,  1993 :  31-34).

1827 :   Le tsar Nicolas Ier autorise les Juifs à rejoindre l'armée

mai 1835 :  Règlement sur les Juifs, qui réduit la taille de l'enclave, oblige la population juive à s'inscrire auprès des autorités sous des patronymes imposés  (Pinkus,  1988 : 18-19).

1855-1881  :  Alexandre II assouplit les mesures coercitives contre les Juifs et lève un certain nombre de restrictions de résidence et d'éducation (Basok et Benifand, 1993 : 12).

1881/1890  :  Règne dramatique pour la population juive, où l'antisémitisme officiel est amplifié de plus en plus par l'antisémitisme populaire. En deux ans, on comptabilise de nombreux actes de violence dans plus de deux cents communautés juives  (Basok et Benifand, 1993 :  15 ; Lambroza, 1987 :  256-259). En mai 1882, sous le règne d'Alexandre III, toute une série d'interdits frappe à nouveaux les Juifs, en particulier sur la possession de biens ou de terres en dehors des villes et des villages de l'enclave  (Lowe, 1993 : 66). Sous Nicolas II, ensuite, l'admission des Juifs dans l'enseignement est de plus en plus contingenté, et les Juifs sont même expulsés des grandes villes comme Moscou, Saint-Pétersbourg et Kharkov (Lowe, 1993 :  70-75).

1897  :  Naissance du parti juif ouvrier, le Bund, mais aussi à la même époque, d'autres partis défendant la cause juive. 

1903  :   La violence anti-juive augmente dans l'enclave et des pogroms éclatent un peu partout dans des villages et parfois des villes, en Ukraine, à Smela (Smila), Rovno ou Odessa, en Pologne, à  Sosnowiec, ou encore en Biélorussie, à Gomel (Homiel). Le terme français de "pogrom" est repris cette année-là après le mot anglais (1882), calqués sur le russe, погром (pogrom), "destruction", "pillage",  du verbe "pogromit", détruire.  S'il est le plus souvent attaché aux violences antisémites, il concerne aussi celles qui ont été perpétrées sur d'autres minorités. Un des plus violents pogroms sera celui de Kichinev, en Moldavie, les 6/7 avril où 40 juifs sont tués et des centaines d'autres blessés  (Lambroza, 1987 : 266 ; Pinkus,  1988 :  29)

1905 :   De nouveaux pogroms ont lieu pendant la révolution, dont les principaux instigateurs appartiennent à la Ligue du peuple russe, fondée en 1904, et qui sont surnommés les "Cents-Noirs"   (Baron, 1964 : 67).  Le manifeste d'octobre sur les libertés publiques ne fera pas du tout mention des droits des nationalités qui composent le pays ou de la situation des Juifs  (Baron, 1964 : 71). 

"Beaucoup plus sanglants et nombreux, les pogroms de cette période sont plus systématiquement organisés par la police secrète et voient une participation accrue de la population paysanne, surtout en Ukraine où le mouvement nationaliste se développe à partir de la reviviscence des mythes collectifs et de l’hostilité anti-juive. L’aire géographique des pogroms tend également à s’étendre, les tueries de Jitomir, de Bialystok, de Siedlce restant associées à la même image de barbarie que le pogrom de Kichinev. Le mouvement migratoire, en particulier vers les États-Unis, décisif dès les années 1880, s’intensifie, et dirige vers le Nouveau Monde une population plus politisée et plus éduquée." (Ksiazenicer-Matheron, 2015)

"Lorsqu’un pogrom doit avoir lieu, tout le monde le sait d’avance : des appels sont distribués, des articles odieux paraissent dans l’organe officiel Goubernskia Viédomosù (L’Information provinciale), parfois même on publie une gazette spéciale. Le gradonatchalnik [le maire, NDR] d’Odessa signe et lance une proclamation pour appeler la bande noire au massacre. Lorsque le terrain a été préparé, on voit venir les spécialistes de ce genre d’affaires, comme des acteurs en tournée. Ils répandent des rumeurs sinistres parmi les masses ignorantes (...) Lorsque le grand jour est là, l’office divin est célébré à la cathédrale ; l’évêque prononce un sermon. En tête du cortège patriotique marche le clergé, avec le portrait du tsar emprunté à la préfecture de police, avec d’innombrables drapeaux nationaux. La musique militaire accompagne la procession et joue sans arrêt. Sur les flancs et en queue, la police. Les gouverneurs saluent le cortège, les commissaires de police embrassent en public les meneurs de la bande (...) Au début, on casse des carreaux, on maltraite des passants, on s’engouffre dans les cabarets et l’on boit à la régalade. La musique militaire répète inlassablement l’hymne russe : « Dieu garde l’empereur ! » – c’est l’hymne des pogroms (...) Le va-nu-pieds est maître de la situation. Tout à l’heure encore esclave tremblant, pourchassé par la police, mourant de faim, il sent qu’à présent aucune barrière ne pourrait s’opposer à son despotisme. Tout lui est permis, il dispose de l’honneur comme des biens des citoyens, il a droit de vie et de mort. Si cela lui convient, il jettera dans la rue une vieille femme par la fenêtre d’un troisième étage, il démolira un piano, il brisera à coups de chaise la tête d’un nourrisson, il violera une fillette sous les yeux de la foule, il enfoncera des clous dans un corps vivant… Il massacre des familles entières ; il arrose de pétrole une maison, il en fait un brasier et, avec son gourdin, achève tous ceux qui se jettent sur le pavé. Les misérables font irruption dans un hospice arménien, égorgent les vieillards, les malades, les femmes, les enfants…"

 (Léon Trotsky, 1905, op. cité, chapitre 12,  "Les sicaires de sa Majesté")

sources  bibliographiques principales   : 

Refworld | LES JUIFS EN RUSSIE ET EN UNION SOVIETIQUE : CHRONOLOGIE 1727 à janvier 1992

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Une révolution annoncée  ( III )

1882 - 1904

 

 

 

 

En 1883, Plekhanov rompt avec le populisme avec Nos controverses.  Contrairement aux narodniki, il pense qu'il "est absurde et vain de vouloir « éviter » le capitalisme en Russie puisque celui-ci y est déjà présent, absurde et vain de cultiver indéfiniment le mythe d’un socialisme paysan puisque le mir n’empêche aucunement la concentration croissante des moyens de production, terre comprise, entre les mains d’une nouvelle bourgeoisie rurale. La communauté paysanne (mir) ne peut plus, dans ces conditions, devenir la base d’une organisation socialiste de la production : et c’est bien au prolétariat industriel qu’il appartient de mener l’ensemble de la société vers le socialisme." (Salem, 1997).  L'ouvrage est une sorte de réponse à Piotr Lavrov,   fondateur de la revue Vperiod ! (Vpered : "En avant !"),  qui avait mal accepté ses critiques sur Narodnaia Volia, faites dans une brochure intitulée Socialisme et Lutte politique, et qui l'avait fait savoir dans la revue populiste qu'il avait fondée, Le Messager de la volonté du peuple (N°2, Genève, 1883).  L'auteur invoque l'amour de la liberté de Spinoza : 

"la pureté de leurs intentions sera-t-elle mise en doute chaque fois que [des écrivains] prendront la plume pour attirer l’attention des révolutionnaires sur ce qu’est, ou ce que devrait être, à leur modeste jugeote, l’action révolutionnaire ? Au dix-septième siècle, Spinoza a dit que, dans un pays libre, chacun doit avoir le droit de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense. Faudrait-il que ce droit fût révoqué en doute à la fin du dix-neuvième siècle dans un parti socialiste, même au pays le plus arriéré de l’Europe ? S’ils reconnaissent en son principe le droit de parler librement, et s’ils en font une revendication de leur programme, les socialistes russes ne sauraient en octroyer l' exercice à la seule fraction ou au seul « parti » qui prétend à l’hégémonie à une étape donnée du mouvement révolutionnaire"  (Plekhanov, Nos Controverses, Genève, Imprimerie du groupe Osvobojdenie Trouda, 1884). 

 

En 1883, toujours, Plekhanov  fonde le groupe Osvobojdenie Trouda ("Libération du travail" ou "Liberté du Travail"), première organisation social-démocrate russe, en compagnie de  Pavel Axelrod (Akselrod, né Pinchas Borutsch, 1850-1928), Lev (dit Leo) Grigorievich Deutsch (1855-1941) et Véra Ivanovna Zassoulitch (1849-1919), qui finiront par abandonner, comme lui, la voie du terrorisme politique. Il commencera de traduire en russe (comme le fera Vera Zassoulitch) les plus grandes œuvres du marxisme, ouvrages qui seront diffusés secrètement en Russie (Salem, 1997).  

        social-démocrate     :   "Précisons d’abord que le mot « social-démocrate » a changé de sens entre le XIXe et le XXe, et c’est surtout à Edu Bernstein qu’on le doit. Social-démocrate signifiait jusqu’aux années 1910 marxiste, révolutionnaire, communiste, alors que par la suite il prendra son sens actuel de socialiste réformiste. Quand on parle du parti social-démocrate en 1890, c’est d’un parti refusant tout compromis, d’un parti marxiste pur et dur qu’il s’agit ; en 1990 évidemment le sens est bien différent, il se réfère plutôt au socialisme scandinave, à Willy Brandt ou aux travaillistes anglais."  (Brasseul, 2012).  

       terrorisme      :    Le 5 mai 1878, V. Zassoulitch est reçue  par le général Trepov en tant que pétitionnaire et celle-ci tente de l'assassiner avec un revolver, suite aux sévices qu'il avait infligé gratuitement à Bogolioubov, un jeune étudiant, prisonnier politique en instance de départ pour les travaux forcés.   

"En 1872, Chouvalov fut nommé ambassadeur en Angleterre, mais son ami, le général Potapov, continua la même politique jusqu'au commencement de la guerre avec la Turquie en 1877. Durant tout ce temps on se livra sur une grande échelle au plus scandaleux pillage des finances de l'État, des terres de la Couronne, des biens confisqués en Lituanie après l'insurrection, des terres des Bachkirs d'Orembourg, etc. Plusieurs scandales de ce genre éclatèrent, furent mis en lumière par la suite, et quelques-uns furent portés devant le Sénat faisant fonction de Haute-Cour de Justice, lorsque, Potapov étant devenu fou et Trépov ayant été destitué, leurs rivaux au Palais voulurent les montrer à Alexandre II sous leur vrai jour. Dans une de ces enquêtes judiciaires on découvrit qu'un ami de Potapov avait, avec une impudence extrême, dépouillé de leurs terres les paysans d'un domaine de Lituanie, et qu'ensuite, recevant plein pouvoir de ses amis du Ministère de l'Intérieur, il avait fait emprisonner les paysans qui demandaient justice, leur avait fait appliquer la peine du fouet et les avait fait fusiller par les troupes. Ç'avait été là une des histoires les plus révoltantes de ce genre, même dans les annales de la Russie, qui de tout temps abondent en iniquités analogues. Ce ne fut qu'après que Véra Zasoulitch eut tiré sur Trépov et l'eut blessé pour venger un prisonnier politique fouetté en prison sur son ordre que les vols commis par cette bande furent connus de tous et que Trépov fut destitué."   (Kropotkine, Mémoires..., op. cité, 4e partie, chapitre 2)

 

Le programme du groupe élaboré par Plekhanov en 1884 établit "l'émancipation économique de la classe ouvrière" en remplaçant la propriété privée par la "propriété collective de tous les moyens de production et de tous les produits de celle-ci" mais aussi  en organisant l'ensemble des besoins économiques et sociaux : "En éliminant la lutte des classes par la disparition des classes elles-mêmes, en rendant impossible et sans objet la lutte économique des individus grâce à la suppression de la production marchande et de la concurrence qui en est fonction, bref, en abolissant la lutte pour la vie entre les personnes, les classes et les sociétés, cette révolution rendra superflus les organes sociaux qui se sont développés pendant des siècles au cours de cette lutte pour la vie et qui en furent les instruments."  Pour cela, il est nécessaire d'en finir avec l'Etat coercitif, "c'est-à-dire de l'Etat en tant qu'organisme politique opposé à la société et servant essentiellement à défendre les intérêts de sa classe dominante", ce sur quoi marxistes et anarchistes sont d'accord.  Le socialisme, pour Plekhanov, doit aller au rebours de l'économie capitaliste, qui pose l'économie comme l'alpha et l'oméga, avant toute considération des besoins humains : "En introduisant la conscience là où règne actuellement la nécessité économique aveugle, en remplaçant l’actuelle domination du produit sur le producteur par la domination du producteur sur le produit , la révolution socialiste simplifie et rationalise l'ensemble des rapports sociaux, en même temps qu'elle fournit à chaque citoyen la possibilité réelle de participer directement à la discussion et à la gestion de toutes les affaires publiques."  Ce qui n'empêche pas de reconnaître que "Le développement de la technique moderne dans les sociétés civilisées ne fournit pas seulement la possibilité matérielle de cette organisation; il la rend nécessaire et inévitable pour la solution des contradictions qui s'opposent au développement normal et harmonieux de ces sociétés".  Par ailleurs, la démocratie sociale, pour être entière  "suppose la suppression, en politique, du système représentatif actuel" supplée par "la législation directe par le peuple."   A ce stade, Plekhanov considère encore que  "le groupe "Libération du Travail " reconnaît la nécessité de combattre par la terreur le gouvernement absolutiste, et il ne se sépare du parti de la "Volonté du Peuple " que sur la question dite de la prise du pouvoir par le parti révolutionnaire, ainsi qu'au sujet de l'action immédiate des socialistes dans la classe ouvrière."

MIA: G. Plekhanov - Programme du groupe social-démocrate "Libération du travail" (marxists.org)

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Ce n'est donc pas un hasard si au tournant des XIXe-XXe siècles, la littérature russe "regorge d’expériences mettant en pratique l’utopie collectiviste : la commune paysanne, l’artel où le salaire est divisé en parts égales ou encore les associations ouvrières de pays (zemliatchestvo, zemliatchestva) à la solidarité soudée par une origine, des propriétés, activités et intérêts financiers communs"  (Sumpf, 2017).  Citons en passant, sur ce sujet de l'utopie sociale, différentes récits, le plus souvent dystopiques, comme le poème en ïambes de Konstantin Sloutchevski, Pouchkine renversé (1899), ou celui d'un des fondateurs du symbolisme russe,  le poète Valery Brioussov (Valeri B., 1873-1924),  intitulé La Terre (Zemlya, 1904) ;  mais surtout,  des romans, comme  le Ni réalité ni fiction, Un Conte électrique,  (Не быль, но и не выдумка, электрическая рассказ, 1895), du scientifique savant Vladimir Nikolaevich Chikolev (Cikolev, 1845-1898), ingénieur en électricité ;   Derrière le rideau (1900), du journaliste prolixe, Alexandre Ivanovitch Krasnitsky (Krasnitski, 1866-1917) ; Dans un demi-siècle (1902) puis Le Dictateur (Diktator, 1907) d'un autre journaliste, réactionnaire, slavophile, Sergueï Federovitch Sharapov (Serge Fiodorovitch Charapov, 1855-1911) ;  Le sombre soir de l'année 2217 (1906),  de Nikolaï Fedorov (Nikolaï Fiodorovitch Fiodorov ou Fyodorov, 1829-1903) ;  l'utopie socialiste sur Mars, du philosophe et politicien bolchevique Alexandre Bogdanov (cf. plus haut)  avec son dyptique L'Étoile rouge / L'Ingénieur Menni (1908 / 1912), etc. 

 

Cette production sociale intense a lieu au moment où, avec Alexandre III (1881-1894),  puis avec Nicolas II (1894-1917), ce fut près de vingt ans où la puissance autocratique des tsars avait  réintroduit de la fermeté et avait fait taire les mouvements révolutionnaires. Ce qui n'empêchait pas les représentants libéraux des zemstvos, assemblées provinciales élues au suffrage censitaire, créées en 1864, de réclamer plus de droits civiques et de démocratie, malgré une situation de plus en plus  favorable à l'élite. En effet, Alexandre III, par de nouveaux statuts des zemtsvos (zemtsva), en 1890 et des doumas urbaines en 1892, accentua "la pression du pouvoir central sur les organes du self-government, dont la composition sociale fut modifiée à l’avantage de la noblesse foncière et des autres propriétaires par l’introduction de nouveaux règlements électoraux"  (Cinnella, op. cité)  

          zemstvos    :   "L’argumentation de Weber consiste à mettre en évidence l’existence d’une série d’obstacles à la réussite du mouvement conduit par les libéraux. Certes c’est leur formation, l'’Union de Libération, qui a constitué le foyer d’opposition fédérateur et ce sont encore eux qui ont formulé les mots d’ordre mobilisateurs, en réclamant le respect des libertés fondamentales et la convocation d’une assemblée élue par vote secret au suffrage universel, égal et direct. Ils n’en ont pas moins été confrontés à des difficultés majeures clairement identifiées par Weber, que nous allons rapidement rappeler. La première tient à la cohésion très relative du mouvement. Celui-ci rassemble en effet deux types foncièrement distincts d’intelligentsia : d’une part « l’intelligentsia bourgeoise », entendue en un sens socioculturel et non prioritairement économique, qui a porté le « mouvement des zemtsvos » et « l’intelligentsia orientée vers le prolétariat » (proletaroïde Intelligenz), constituée par les employés des zemtsvos – le « Tiers élément » − et caractérisée par un idéaliste dévouement au « peuple » (MWG, I/10, p. 105-107). L’union de ces deux composantes était donc destinée à s’effriter, compte tenu de la divergence de leurs aspirations." (Chazel, 2014)

       MWG    :    La Max Weber-Gesamtausgabe  est l'édition de l’œuvre complète de Max Weber (1864 - 1920)  en 47 volumes  indexés chronologiquement par catégories de documents  I. Écrits et discours, II. Lettres, III. Conférences et notes de cours, Editions Mohr Siebeck,  Tübingen,  1984-2020.

 

 

En 1899, les étudiants se mettent en grève à l'université de Saint-Pétersbourg, suite  à une embuscade dressée par la police montée des Cosaques, qui avait chargé la manifestation étudiante "à coups de fouets"  (Marie, 2009). La grogne monte depuis des années dans le milieu étudiant, et les heurts sont réguliers, de par le fait que le pouvoir fait tout pour empêcher les jeunes de se regrouper, de s'associer, pratiquant aussi des règlementations autoritaires.  Cela n'avait pas empêché les étudiants, vers 1884, de s'organiser en "unions de pays", en particulier pour s'unir en société de secours aux étudiants pauvres, ou déracinés. Lorsque la grève de 1899 éclata, l'organisation étudiante, via ses délégués, a pu relayer les revendications dans toutes les universités du pays (Beaunier, 1899).   Partie de la capitale, le mouvement gagna ensuite plusieurs autres villes du pays, comme Kharkov,  Kiev,  Odessa, etc., un peu partout dans l'Empire. C'est surtout la latitude laissée aux policiers d'arrêter les jeunes, de leur appliquer des mesures d'éloignement, de les envoyer à l'armée, qui a le plus exaspéré les étudiants.  A peine un mois plus tard, des ouvrières de Riga se mettent en grève pour quelques kopeks de plus, elles touchent 45  kopecks (kopeks) pour 12 heures de travail par jour !  Une misère absolue, quand non sait que le kopeck, un centième de rouble, vaut alors entre deux et quatre centimes français selon les années.  La contestation gagne d'autres usines, et des étudiants renvoyés de Moscou, Dorpat ou Kiev se joignent aux émeutes et renforcent un mouvement d'ouvriers encore peu organisés et aux revendications jusque-là  limitées (Carrère d'Encausse, 1980)Au même moment, le régime tsariste supprime le statut privilégié de la Finlande et cause dans sa population un grand émoi, de grandes craintes. Alexandre II, déjà, avait massivement russifié la Pologne et la Finlande, limitant le pouvoir des administrations locales, contrôlant sévèrement par la police les habitants des campagnes.  Après un calme relatif  en Russie (du moins en apparence), l'agitation reprend, suite à l'assassinat à Moscou du ministre de l'instruction Bogolopoff par un étudiant. Quelques jours plus tard, le procureur du synode, Pobedonotseff, échappe de justesse à un attentat.  Cette fois, ce sont les ouvriers qui viennent en soutien aux étudiants, qui affrontent ensemble les cosaques, le 10 mars.  

Il n'y a pas qu'en Russie que les révoltes, les actions anti-tsaristes ont lieu. Depuis une dizaine d'années, dans plusieurs endroits d'Europe (Suisse, France, Angleterre, surtout). les opposants au régime, en grande partie nihilistes et anarchistes, se manifestent par une activité intense tant politique, philosophique, que militante ou violente : on ne compte pas les associations, les réunions, les congrès, mais aussi les fabrications d'explosifs, les explosions de bombe, des attentats, et quelques assassinats, comme celui du général Seliverstoff, assassiné le 18 novembre 1890 par le nihiliste Padlewsky, à Paris. 

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préambule

 

 

 

 

 

Lénine :  Préambule  

  Jusqu'à la fin du régime de l'Union soviétique,  en 1991, les archives les plus importantes du pays étaient inaccessibles aux historiens. Jusque-là, était surtout disponible une histoire officielle de la révolution russe complètement idéologisée sous Staline, en particulier la période concernée ici, entre 1917-1953, l'année de la mort du "Petit Père des peuples" : 

"Le « lavage de la mémoire collective » orchestré par Staline faisait place à des remémorations utiles qui servaient favorablement le régime totalitaire : Staline avait gagné la guerre, industrialisé l'URSS, rattrapé le retard des pays de l'Est sur l'Occident, fait de l'URSS une puissance mondiale, la patrie du socialisme ; il avait pourtant, selon Robert Tucker, assuré une continuité entre le pouvoir autoritaire et arbitraire de la Russie prérévolutionnaire. À la veille de sa mort, les Soviétiques fondaient leur identité individuelle et politique en la fierté d'incarner l'homme nouveau ; le citoyen soviétique." 

(Tanguay, 2005) 

note staline

        Staline           :   de son vrai nom, Iossif Vissarionovitch Djougachvili  (Dzhugashvili, 1878-1953). Maintes fois condamné, arrêté et relâché ou évadé, le Géorgien adopte le  pseudonyme de Staline, "l'homme d'acier" (tiré des mots stal, стал : "acier") pour la première fois en 1912 , année où il entre au comité central du parti social-démocrate : 

"À partir de 1912, quand ses articles commencent à paraître plus ou moins régulièrement dans la presse bolchéviste de Pétersbourg, Koba prend le pseudonyme de Staline, qui vient du mot acier, comme auparavant Rosenfeld avait pris celui de Kamenev, qui vient du mot pierre : chez les jeunes bolchéviks, la mode était aux pseudonymes durs... Les articles de Staline signés de ce nom ne retiennent l'attention de personne : ils manquent de caractère propre, si l'on ne tient pas compte de la grossièreté de l'exposé. Dans les limites du cercle étroit des dirigeants bolchévistes, nul ne savait qui était l'auteur des articles et peu se le demandaient." 

 

Trotsky, Staline, biographie inachevée en 1940, quand Trotsky est assassiné, imprimé en 1941 par Harper and Brothers mais non publié avant 1946  pour des raisons politiques, cf  Note du traducteur J. van Heijenoort en 1976.

 

 Fruits d'une histoire théoriquement débarrassée des scories idéologiques, les ouvrages d'historiens les plus reconnus aujourd'hui ne sont pourtant pas exempts de critiques sur la période entourant la vie de Lénine, loin de là. C'est de cela que témoigne Lucien Sève, grand connaisseur de l'œuvre de Lénine dans le texte, dans un ouvrage qui démontre en détail cette nouvelle idéologisation, nous allons le voir.  Avant même la chute de l'URSS, et le grand travail de dépoussiérage rendu possible par l'accès aux archives soviétiques, se propage dans la  littérature historique un antiléninisme  par choix idéologique, dont celui d'Hélène Carrère d'Encausse, qui écrit son Lénine (Fayard, 1998) comme une charge "au vitriol" sur l'homme de la Lena, "souvent sans citer la moindre source", "très médiocre et souvent même mensonger"  (Lucien Sève, Octobre 1917, Une lecture très critique de l'historiographie dominante, Les Editions sociales, Collection les parallèles, 2017 : p. 21 et 24). Bien entendu, au cours de l'ouvrage, Lucien Sève précise par le détail les manquements flagrants de l'historienne, qui vont jusqu'à la "falsification" d'une source censée démontrer que Lénine voulait passer les paysans par les armes, alors que le Lénine ne visait, "sans la moindre ambiguïté, que les spéculateurs et les pillards pris sur le fait."  (Sève, op. cité : 88)Lucien Sève n'est pas tendre, non plus, avec Dominique Colas, qui publie Le Léninisme (PUF, 1982). A un moment où le premier gouvernement, sous la présidence socialiste de François Mitterrand, comporte quatre ministres communistes, D. Colas écrit :  "En cherchant ailleurs que dans le léninisme l'origine du socialisme réel, on met les partis communistes à l'abri d'une critique radicale."   (Colas, op. cité)Lénine y est décrit, dès l'introduction et avant toute référence,  comme le créateur "d'une société inhumaine", le livre s'ouvre "sur un chapitre consacré à "l'hystérie" et s'achève  sur un autre intitulé "Terreur et brutalité". L'auteur réussit ce tour de force, raconte Lucien Sève, de citer Lénine tout en déduisant un ensemble de choses qui ne s'y trouvent pas, un "Lénine muet", en quelque sorte, que l'auteur cite "sans jamais lui donner la parole".

 

Ce sont, pour la plupart, nous le voyons, des auteurs très politisés qui se chargent de régler son compte à un héros encore gênant pour la fin de la guerre froide. Parmi eux, on trouve aussi Richard Pipes (The Russian Revolution, 1990), qui défend très tôt l'idée d'une continuité entre Lénine et Staline, et qui brosse un portrait de Lénine "saturé d'une haine viscérale qui pousse l'auteur à valider sans critique de purs ragots, malgré d'évidentes contradictions. Son long martyrologe de la famille impériale brille au contraire par sa tonalité hagiographique."  (Alexandre Sumpf, critique dans le mensuel L'Histoire, N° 457, de mars 2019). Précisons qu'A. Sumpf,  maître de conférences à l'Université de Strasbourg, est spécialiste de l'histoire russe, en particulier dans sa complexité sociale (cf. 1917, La Russie et les Russes en révolutions, Perrin, 2017). 

 

Mais c'est surtout la période récente qui intéresse Lucien Sève, celle de la désidéologisation par les historiens dans les années qui suivent la chute de l'URSS, et qui pose de sérieuses questions d'intégrité historiographique.  Commençons par Nicolas Werth,  et sa contribution au fameux ouvrage collectif dirigé par Stéphane Courtois,   Le Livre noir du communisme (Robert Laffont, 1997), et remis partiellement en cause dès sa sortie par certains contributeurs eux-mêmes, N.Werth et Louis Margolin en tête  : cf. l'article du Monde du 14 novembre 1997, « Le Livre noir du communisme » : retour à l’histoire.   Avant d'introduire la critique de Werth, citons  au passage le Lénine, l'inventeur du totalitarisme (Perrin, 2017), de S. Courtois à mettre au rang des ouvrages profondément idéologisés : cf. la démonstration éloquente qu'en fait la revue Cause commune dans  Le « Lénine » de Stéphane Courtois : un livre d’histoire ?, partie 1 et partie 2 (Cause commune, n° 21, janvier/février 2021). 

 

Werth lui-même, raconte Lucien Sève, critiquera plus tard sa propre contribution au Livre noir dans son livre La Terreur et le Désarroi : Staline et son système  (Perrin, 2007), confiant être "passé trop vite sur les violences sociales présentes dans la société russe en 1917" et avoir privilégié "le seul foyer de la violence politique bolchevique  émanant directement d'une idéologie terroriste, le léninisme"   (Werth, op. cité)Malgré son mea culpa, l'historien, tout en apportant des détails sur "ce climat de grande violence dans lequel les bolcheviks ne sont pour rien"  (Sève, op. cité), et que l'analyse, nous le verrons, confirme largement, continue pourtant à débiter des propos éminemment critiquables historiquement, à savoir  que les bolcheviques ont mis en œuvre dès les premiers mois de leur pouvoir "une culture de guerre civile, marquée par un refus de tout compromis", mais surtout, que celle-ci n'a pas du tout été "imposée aux bolcheviks par les circonstances militaires", ce que ne reflète pas la réalité, nous le verrons.  Il en va de même sur  une violence prétendument "théorisée depuis des années" par Lénine avant 1917, dont Werth non seulement n'apporte aucune preuve, mais aucun texte à l'appui, ce qui est un comble pour un historien professionnel  :  "dans aucun des travaux de Nicolas Werth, qui touchent d'une façon ou d'une autre à ce point fondamental, depuis sa contribution au Livre noir du communisme jusqu'à la plus récente version de son Histoire de l'Union soviétique, dans aucun n'est cité un texte de Lénine, je dis bien un seul, étayant de façon précise cette assertion capitale. Nicolas Werth n'a pas exhibé à ce jour ne serait-ce qu'un texte de Lénine d'où ressorte, comme il le pose en fait avéré, que pour lui la violence serait « le moteur de l'histoire », que la terreur serait au fondement de son « projet politique »" (Sève, op. cité : 31).   Dans le dernier ouvrage cité, "il est disert sur la création de la Tcheka" mais reste tout à fait muet sur les efforts de Lénine (nombreux nous le verrons), d'opérer une révolution pacifique. Concernant la guerre civile, Werth, comme d'autres historiens, chargent les bolcheviks de toute la responsabilité et ose affirmer contre la réalité des faits "qu'aucune opposition sérieuse ne menaçait le nouveau régime". Toujours dans le Livre noir, Werth fait le procès de la Tcheka (Čéka) et de la Terreur rouge en s'appuyant sur deux sources bien contestables : La "Commission d'enquête sur les crimes bolcheviques" créée en juin 1919 par le général Anton Ivanovitch Denikine (1872-1947), un général tsariste des rangs les plus élevés qui mena une guerre sans merci au pouvoir soviétique dès 1919, sans parler la conduite des "pires pogroms" contre les juifs,  et le classique de Sergueï Petrovitch Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, dont l'auteur, aristocrate socialiste de droite, a été condamné à mort par un tribunal pour activités antisoviétiques, mais dont la peine fut commuée en simple peine de prison et libéré en 1921 :

"Faire l'histoire de la guerre civile russe pour y stigmatiser les atrocités bolcheviques en s'appuyant sur Denikine et Melgounov, c'est un peu comme écrire l'histoire de la résistance intérieure française durant la Deuxième Guerre mondiale en cherchant ses sources du côté de la Gestapo et de la collaboration - pour elle aussi les résistants étaient des « terroristes »" (Sève, op. cité : 63).   

 

Et l'auteur de citer aussi à ce sujet un autre spécialiste réputé, Andrea Graziosi, et son manuel L'histoire de l'URSS, aux PUF (2010), bardé  d'une bibliographie introductive de... 75 pages, mais où les textes de Lénine sont singulièrement absents : "Lénine n'est plus lu, fabuler à son propos paraît sans risque. Je me permets d'attirer l'attention sur cet état de choses. Il est grave pour qui tient à la loyauté dans le travail historique."  (Sève, op. cité : 31).   Il n'est pourtant pas difficile de trouver nombre de références à la guerre civile dans les textes de Lénine. Mais, voilà, en citant les textes, ce que nous ferons abondamment par la suite, on pénètre plus précisément la pensée de l'auteur et on s'éloigne des raccourcis ou parfois, carrément, des inventions littéraires, ce qui nous permettra de bien comprendre le sujet de la violence dans la période révolutionnaire en Russie et particulièrement dans la pensée et l'action de Lénine et des bolcheviks.   Et Lucien Sève de citer au passage un reportage d'Arte, de Cédric Tourbe, diffusé le 28 février 2017, intitulé Lénine, une autre histoire de la révolution russe, et qui "accumule les grosses contre-vérités sur Lénine, présenté de bout en bout en fanatique de l'insurrection pour l'insurrection."  (Sève, op. cité : note p. 31).  Sur cette question, rappelle Lucien Sève, mais aussi sur d'autres, il existe des travaux "d'incontestable qualité" absents des bibliographies.  Graziosi référence bien les  classiques antiléninistes de Dominique Colas ou Alain Besançon, mais  pas ceux de Jean-Jacques Marie sur la guerre civile (Histoire de la guerre civile russe, 1917-1922, Editions Autrement, 2005),  ceux d'Arno Mayer sur la terreur révolutionnaire (Les Furies - 1789, 1917 - Violence, vengeance, terreur, Fayard, 2002),  ou encore  Pour connaître la pensée de Lénine (Bordas, 1957) d'Henri Lefebvre,  ou  le Lénine de Jean Bruhat (Club français du livre, 1960), ces deux derniers étant aussi absents de la bibliographie de Werth. 

Un point très intéressant est soulevé par Sève à propos de la police secrète soviétique, la Tcheka, dont le nom changea en GPU (Guépéou) à compter de janvier 1922. Dans sa contribution au livre noir, toujours, Werth, parlait à ce propos d'une "simple « transformation nominale », d'un pur « changement d'étiquette »" (Sève, op. cité :  72),   occultant le débat récurrent sur l'activité répressive qui existait  chez les bolcheviks depuis 1918, au point où, en 1921, Lénine envisage plusieurs changements  devant mettre "fin aux débordements, voire aux exactions de la Tcheka" (Sève, op. cité :  73),  dont "les directives sont sans ambiguïté la création de la GPU début 1922" (op. cité).

On ajoutera à ces exemples celui bien connu de Robert Service et de sa biographie de Trotsky (Trotski, 2009), discréditée au niveau international, dont Bertrand M.  Patenaude, de l'Université de Stanford,  dira qu'il comprend "des distorsions de faits historiques" et "des erreurs factuelles à tel point que l'on peut s'interroger sur l'intégrité intellectuelle de toute l'entreprise" (source : World Socialist Web Site : Neuf questions à Robert Service") 

lénine I

 

Absence de sources, omissions sélectives, citations détournées, etc., on ne peut pas ici faire état de tous les griefs documentés par Lucien Sève ou d'autres chercheurs, à l'adresse d'historiens renommés mais ayant néanmoins choisi de faire de leur pouvoir, de leur autorité, un moyen de diffuser largement des idéologies contraires à l'éthique et à la déontologie de leur métier d'historien. Tout cela pose sérieusement question, en particulier parce que tous ces exemples démontrent que l'idéologisation d'un certain nombre d'historiens a des conséquences funestes sur le contenu des manuels d'enseignement,  mais aussi sur celui de différents médias culturels s'appuyant sur leurs travaux  : documentaires télés, journaux, etc., censés apporter aux citoyens et citoyennes un éclairage historique de qualité sur les évènements concernés.  Il faut donc les alerter  sur la vigilance nécessaire, et les inciter à aller aux sources autant qu'ils ou elles le peuvent sur les sujets qui les intéressent, à les croiser, à les étudier, et ne pas avoir une confiance aveugle dans la parole savante, quelle qu'elle soit, mais exercer en permanence leur réflexion critique.

 

Les exceptions, même nombreuses, ne faisant pas du tout la règle,  c'est bien sur les travaux scientifiques, dont la majorité sont de grande qualité, que doit cependant s'appuyer l'essentiel de notre savoir rationnel : les articles du présent site en témoignent largement et n'auraient pas pu être constitués sans eux.   

 

 

 

 

Lénine (I)

Vladimir Illitch Oulianov ne s'intéressait pas encore  à la politique, à 17 ans, quand son frère Alexandre, de quatre ans son aîné, fut pendu en 1887 pour avoir comploté contre le tsar dans la mouvance terroriste de la Narodnaïa Volia. Il avait connu déjà un premier drame familial, deux ans avant, avec la mort brutale de son père (élevé à la noblesse), d'une hémorragie cérébrale. Ce décès  affecte le statut social de la famille, mais la famille est à l'abri du besoin, car en plus d'une pension, elle bénéficie d'un domaine et du revenu qu'elle produit, ce qui exempt Lénine de travailler pour vivre. L'année suivante, à Kazan, il fréquente le cercle marxiste de  Nikolaï Evgrafovitch Fédosséïev, le plus important de la ville, qui disposait d'une petite bibliothèque illégale et s'appuyait sur le premier traité marxiste de Plekhanov, Nos divergences.  N'étant pas encore décidé pour son avenir il reste avec sa famille quatre ans dans un petit village près de  Samara, manifestant un intérêt certain pour le mouvement terroriste de Narodnaïa Volia  (Cliff, 1975).  En 1891, Lénine est assistant d'un avocat juré, à Samara, toujours, dans un des territoires de la Volga (Povolze), frappés par la famine, qui gagne le bassin de la Kama, la Bachkirie, une partie du Kazakhstan, de la Sibérie occidentale et de l'Ukraine, touchant pas moins de 20 % de la population du pays.  Un comité spécial d'aide aux affamés avait été créé à Samara, contre lequel Lénine s'opposait systématiquement dans les assemblées de jeunesse,  racontera V. Vodovozov  dans son ouvrage intitulé V. I. Lenin v Samaře ("V. I. Lénine à Samara", Moscou, 1933, p. 102).  L'historien Jacques  Marie a beau nous dire que c'est un opposant à Lénine qui s'exprime de manière posthume trente-trois ans après (Lénine, La révolution permanente, Tallandier, 2011),  ce témoignage est confirmé par un compagnon d'Oulianov, qui était alors étudiant à Samara :  "Vladimir Ilitch avait le courage de déclarer ouvertement que les conséquences de la famine, l'apparition d'un prolétariat industriel, ce fossoyeur de l'ordre bourgeois, est un phénomène progressiste, car il contribue à la croissance de l'industrie et nous rapproche de notre but final, le socialisme, en passant par le capitalisme [...] La famine, en décimant l'économie paysanne, détruit en même temps la foi non seulement dans le tsar, mais même en Dieu, et avec le temps elle poussera sans nul doute le paysan sur la voie de la révolution et facilitera la victoire de celle-ci."  (A. Beljakov, Junosť voždja (L'adolescence du chef), Moscou, i960, pp. 75-82, in Heller et Négrel, 1979).   Oulianov, cela a été dit plus haut, traversait une période de sympathie terroriste, ceci explique peut-être cela, et il était sans doute très influencé par la violence des idées de Tchernychevski. Mais ceci est un exemple unique, donc à prendre avec précaution,  et ne doit en aucun cas, ni au vu de l'œuvre abondante, ni au vu des actes du futur Lénine, qui n'ont jamais reflété de telles pensées, servir à dresser un portrait monstrueux de Lénine, ce qui relève de l'idéologie.  Nous  verrons qu'il a pu accepter des formes de violence au nom de ses buts politiques, mais nous verrons aussi qu'il a beaucoup fait pour l'éviter et qu'elle ne se produise pas. Et quand il acceptera de l'utiliser, ce sera contre ceux qui exploitent la misère, et qui ont violenté eux-mêmes les pauvres de la manière la plus brutale pendant des siècles.  C'est tout autre chose d'entendre Ivan Alexevitch Vichnegradski (1832-1895), le ministre des Finances d'Alexandre III, déclarer en plein milieu de cette famine : "Mourrons de faim, mais  exportons" (Galeotti, 2021), car cette fois, on ne compte pas les actes de violence des tsars de Russie envers les pauvres de leur pays. 

 

A la fin de ce séjour à Alakaïevka, il écrit un premier manuscrit  Une discussion entre un social-démocrate et un populiste,  hélas  perdu.  Le second s'intéressa à la question agraire, Nouveaux développements économiques dans la vie paysanne (1893), synthétisé pour une part dans Le développement du capitalisme en  Russie, dont il sera question plus loin.   De 1893 à 1900, il écrit  des  ouvrages où il s'oppose beaucoup aux populistes en marxiste orthodoxe, comme Sur la soi-disant question du marché (1893), mais surtout dans Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates (1894), contre un maître à penser du populisme, Nikolaï Mikhaïlovski qui, après avoir pris la défense de Marx quinze ans auparavant,  lui reproche de prétendre avoir trouvé une théorie de l'histoire universelle (Revue Rousskoïé Bogatstvo, N¨10, 1893 et N° 1 et 2 de 1894).  Pourtant, Marx lui avait déjà répondu en 1877 et sa réponse avait  été très claire : "Le chapitre sur l’accumulation primitive ne prétend que tracer la voie par laquelle, dans l’Europe occidentale, l’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal" (Otechestvennye Zapiski, "Les Annales de la patrie").  Les populistes aspirent à un "socialisme paysan", mais Oulianov pense que que le capitalisme est déjà bien bien introduit dans les campagnes de Russie et  il reproche aux narodniki d'espérer "en vain de sauter l'étape capitaliste"  (Lew, 2009). Un reproche qu'Oulianov, contrairement à l'orthodoxie marxiste suivie par Plekhanov, aurait   dû s'adresser    à   lui-même : 

"La Russie est un pays encore très largement paysan (même en 1928, à la fin de la NEP, qui visait à accélérer l’industrialisation du pays, les ouvriers ne représenteront que 14,6 % de la population de l’URSS), et il est nécessaire de passer par une phase de domination de la bourgeoisie pour développer les moyens de production et produire les conditions de passage au communisme. L’attitude de Lénine revient au contraire à produire un prolétariat de manière volontariste. Cette croyance en la possibilité d’une accélération artificielle du cours de l’histoire est le point sur lequel Lénine s’éloigne le plus de l’orthodoxie marxiste. Cette approche aura toutefois un succès certain suite à la prise du pouvoir par les bolcheviks et de leur hégémonie théorique dans les partis communistes issus des scissions avec le socialisme réformiste."  (Bianchi, 2021)

Dans divers textes, il cherche à démontrer  "la pénétration capitaliste dans les campagnes et de prouver l’ampleur des différenciations sociales au sein de la paysannerie" (Lew, 2009), et tout particulièrement dans son grand ouvrage de 1899, Le développement du capitalisme en Russie. S'appuyant en particulier sur le spécialiste Jean-Charles Szurec, le chercheur Roland Lew souligne différentes failles de sa démonstration. Il néglige, en particulier l'importance du mir,  la commune paysanne, "pourtant toujours bien vivante de son temps"  (Lew, 2009) : 

"Il ne parle guère de la commune paysanne, pourtant toujours bien vivante de son temps ; ou alors c’est pour décréter qu’elle est moribonde, ce qui rend caducs les espoirs populistes. Il s’agit d’une vision largement imaginaire, d’un refus d’accepter la paysannerie comme un ensemble. Pis encore, on peut y lire une négation des particularités du monde agricole russe, une inaptitude à voir l’importance et la persistance de la commune paysanne.

Malgré l’utilisation abondante des statistiques disponibles, il échoue dans sa double tentative de démontrer le développement du travail salarié et la concentration accélérée des moyens de production dans les mains d’une bourgeoisie rurale. En fait le prolétariat agricole est quasi inexistant à la fin du XIXe siècle et, d’ailleurs, à peine plus important en 1917. Lénine a beau torturer les statistiques, il ne parvient pas à arriver à la conclusion voulue (Lew, 2009). 

Lénine lui-même reconnaîtra plus tard que les conditions dont il avait parlé pour le développement du capitalisme dans les campagnes n'étaient alors pas remplies (V.I. Lénine, Œuvres [сочинений, sočinenija, sochineniy, socinenie : litt. "rédaction", "composition"] en 47 volumes publiées des années 1950 à 1960, tome 13, p. 107, Paris, Editions sociales, Moscou, 4e édition).  Engels soulignait en 1875 l'archaïsme de la paysannerie russe (Réflexions sur la commune agricole russe, 1875,  in Sur les sociétés précapitalistes, recueil de textes de Marx et Engels, Editions Sociales, 1973),  mais Marx, autour d'une vaste documentation, avait donné son opinion à Vera Zassoulitch dans une lettre de  1881, où il estimait que le mir pouvait éventuellement servir de base à la "régénération sociale de la Russie", ce qu'il répètera dans la préface de la deuxième traduction russe du Manifeste du Parti communiste.  Dans la dernière année de sa vie, Engels, songeant aux anciens populistes,  confiera à Plekhanov la grande difficulté d'établir à ce moment-là un projet de société pour la Russie : 

"Dans un pays comme le vôtre, où la grande industrie a été greffée sur la commune rurale et où tous les stades de la civilisation coexistent les uns avec les autres, dans un pays qui, de plus, a été enclos par le despotisme à l’intérieur d’une muraille de Chine intellectuelle, dans le cas d’un tel pays on ne devrait pas s’étonner de voir naître les combinaisons d’idées les plus bizarres et les plus impossibles"  (Friedrich Engels, in Isaac Deutscher, Marx and Russia, 1948). 

https://www.marxists.org/archive/deutscher/1948/marx-russia.htm

En 1893,  Vladimir Ilitch Oulianov, le futur Lénine (1870-1924), arrive à Saint- Pétersbourg et adhère à un cercle d'étudiants marxistes de l'Institut de Technologie, comme Gleb Maximilianovitch Krijanovsky  (1872-1959), arrêté et exilé en 1902, ou Léonid Borissovitch Krassine (1870-1926), qui organisera des actions clandestines, dirigera l'activité bolchevique à Petrograd en 1905, en particulier. Avec des ouvriers qui avaient soif de connaissances très diverses, ils formaient des cercles (kroujki) informels, à cause de la surveillance policière. C'est en 1894, que Lénine fait connaissance d'une jeune militante au cercle marxiste de Brousnev, Nadejda (Nadezhda) Konstantinova Kroupskaïa (1869-1939), qui "avait enseigné pendant cinq ans (1891-1896) dans ce qu'on appelait « l'Ecole du Dimanche soir » dans les faubourgs industriels de Saint-Pétersbourg. Tous les dimanches et deux soirs de semaine, elle apprenait aux ouvriers l'arithmétique, l'histoire et la littérature russe, du niveau primaire à un stade tout à fait avancé. L'école fournissait un contact avec des ouvriers sérieux, ce qui en était tout l'intérêt pour la jeune Kroupskaïa et les autres professeurs marxistes de la même école. Il y avait Alexandra Kalmykova, une éditrice aisée, propriétaire d'une librairie populaire qui devait plus tard financer le premier journal immigré, l'Iskra ; Lydia Knipovitch, qui était destinée à devenir un des agents clandestins du même journal ; et également Elena Stassova, qui remplaça Kroupskaïa en 1917 comme secrétaire du parti. Les enseignants marxistes de l'école fondèrent un cercle clandestin pour coordonner leurs activités"  (Cliff, 1975, chapitre 2). On le voit là encore, les femmes ont occupé une place très importante dans le mouvement révolutionnaire russe à chaque phase de ses développements, depuis le début. 

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Plekhanov publie en 1894 son Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire, où il affirmera que le marxisme n'est pas seulement applicable en occident, mais aussi en Russie. La même année, Oulianov écrit un de ses premiers textes en forme de pamphlet contre les populistes,  Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates, où il affirme que "L’exploitation des travailleurs en Russie est partout capitaliste par son essence si l’on néglige les survivances en voie de disparition de l’économie basée sur le servage" ou encore qu'il est "impossible de trouver en Russie une branche quelque peu développée de l’industrie artisanale qui ne soit organisée selon le mode capitaliste"     (Lénine, op. cité, in Œuvres, op. cité, tome I. p. 324 et 257).  

 

En 1895,  Oulianov rencontre Plekhanov en Suisse, Paul Lafargue (1842-1911), le gendre de Marx, à Paris, collaborateur de Proudhon et qui avait fondé avec le socialiste Jules Guesde le parti ouvrier en 1880, et enfin, Karl Liebknecht (1871-1919) à Berlin, qui fondera avec Rosa Luxembourg la Ligue spartakiste en 1914.  La même année, le futur Lénine fonde L'Union de Lutte pour la Libération de la Classe Ouvrière avec Julius Martov (de son vrai nom : Iouli Ossipovitch Tsederbaum, 1873-1923). Piotr Berngardovitch Struve (Petr, Pierre Strouvé, 1870-1944),  qui ne restera pas marxiste très longtemps, publie légalement après censure ses Notes critiques concernant le développement économique de la Russie, qui suscita un article d'Oulianov, que Plekhanov et Axelrod trouvèrent "trop sévère envers la bourgeoisie libérale"   (Cliff, 1975, chapitre 1 ).  

 

De son côté, Vladimir Illitch n'est pas encore celui qui a clairement établi la ligne de partage entre vrais socialistes et "économistes".  Ses tracts, son projet de programme s'accordent avec les vues de la brochure d'Arkadi Kremer, pionnier du mouvement ouvrier juif, qui sera fondateur du Bund. Kremer écrit Sur l'agitation (Ob Agitatsii) en 1894, en collaboration avec Martov, qui préconise la lutte économique plutôt que politique   (cf. Cliff, 1975, chapitre 2), suivant en cela l'appel de Plekhanov énoncé dans Sur les tâches des socialistes dans la lutte contre la famine en Russie (О задачах социалистов в борьбе с голодом в России,  Genève, 1892), appel très bien relayé par les socialistes juifs, très organisés en Pologne, très efficients dans la lutte, par rapport à leurs homologues russes, qui leur permit d'organiser des grèves fréquentes et importantes entre 1891 et 1895, année où, dans les usines textiles de Lodz et de Bialystok,  en particulier,  "15.000 ouvriers étaient impliqués"   (Cliff, 1975, chapitre 2).    

 

A cette date, Oulianov continue de pratiquer "l'économisme" qu'il critiquera plus tard, et qui transparaît dans son projet de programme pour les social-démocrates qu'il écrira en 1895 : 

"Ce passage des ouvriers à une lutte énergique pour satisfaire leurs besoins vitaux, pour arracher des concessions au capital, pour obtenir de meilleures conditions de vie, un salaire plus élevé et la réduction de la journée de travail, a déjà commencé dans toute la Russie. Il marque un grand pas en avant des ouvriers russes ; c'est donc à cette lutte, au concours qu'il convient de lui apporter, que doit être surtout consacrée l'attention du Parti social-démocrate et de tous les ouvriers conscients.  L'aide aux ouvriers doit consister à leur indiquer les besoins vitaux essentiels pour la satisfaction desquels ils doivent lutter, à analyser les causes de l'aggravation particulière de la situation de telle ou telle catégorie d 'ouvriers, à leur expliquer les lois ouvrières et les règlements dont la violation (jointe aux subterfuges frauduleux des capitalistes) soumet si souvent les ouvriers à un double pillage."  (Lénine, Programme..., op. cité).  

 

L'entourage de Plékhanov est peu ou prou dans le même état d'esprit : En 1896, " le groupe de Plékhanov avait accepté de publier un journal, Listok Rabotnika (le Bulletin ouvrier) qui devait être consacré essentiellement aux nouvelles du mouvement ouvrier et des luttes industrielles en Russie. Cependant Plékhanov lui-même refusa d'y être mêlé, et Véra Zassoulitch et Axelrod étaient clairement contrariés de devoir entreprendre cette tâche." L'année suivante, "Toutchapsky, un marxiste de Kiev, fut envoyé en Suisse pour demander à Plékhanov et à Axelrod de publier une série de brochures de propagande populaire pour les ouvriers russes. La requête fut immédiatement rejetée au motif qu'ils n'avaient pas le temps de se consacrer à de telles tâches"   (Cliff, 1975, chapitre 2). 

 

 

Ce qui n'empêche pas Oulianov de se dresser contre le ministre Dournovo, , dans un article intitulé  A quoi pensent nos ministres ?  (Rabotchéïé Diélo [cf. plus loin], 1895) et de réclamer pour les ouvriers  le droit au savoir : "Parmi les personnes cultivées, il en est qui veulent faire part de leurs connaissances aux ouvriers, qui veulent que le savoir profite non seulement à eux-mêmes, mais encore au peuple ; c'est assez pour qu'aux yeux du ministre, ceux qui incitent les bonnes gens à fréquenter les écoles du dimanche soient des " éléments antigouvernementaux (...) Ouvriers ! Vous voyez que nos ministres ont une peur mortelle de voir se réaliser l'union du Travail et du Savoir ! Montrez-leur donc à tous que rien ne pourra ôter la conscience aux ouvriers. Privés du savoir, les ouvriers sont impuissants ; avec le savoir, ils sont une force ! (Lénine, A quoi pensent..., op. cité).  On voit bien ici, qu'en 1895, Lénine est conscient de la complémentarité de l'action et de la réflexion, chez les ouvriers eux-mêmes. 


En 1898, c'est une poignée de militants, treize exactement, qui appartiennent à trois organisations marxistes différentes qui créent à Minsk, dans la clandestinité, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) : "Les Unions de lutte pour la libération de la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg, de Moscou et d’Ekaterinoslav, le Journal des travailleurs de Kiev et la Ligue générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, connue sous le nom de Bund, premier mot de son intitulé en yiddish"  (Colas, 2019).  Piotr Berngardovich Struve (Pierre Strouvé, 1870-1944), qui écrira le manifeste du parti, est de cette aventure,  et déjà en butte aux critiques d'Oulianov, qui ne pouvait y participer, déporté qu'il était, depuis 1897,  comme Martov, pour leurs activités politiques. A noter que le futur Lénine, d'origine noble sera bien mieux traité que Martov, d'origine juive ; il voyagera en première classe jusqu'à son lieu de relégation, Chouchenskoïe, près du fleuve Ienisseï, qui est bien plus hospitalier que celui de Martov, situé dans une région polaire de l'Arctique, à Touroukhansk. De plus, il vivra des conditions très confortables, aidé d'une domestique, avec sa compagne de lutte, arrêtée elle aussi, Nadedja Kroupskaïa, avec qui il se mariera en juillet 1898, une union beaucoup plus intellectuelle que sentimentale, des deux côtés. A peine sorti de son exil, Lénine est identifié par la police comme un des principaux meneurs de la révolution russe de 1905 et recherché. Il est forcé à son deuxième exil et avec son épouse, il quitte la Russie le 28 juillet 1900, pour un exil qui durera dix ans, dont Nadejda Kroupskaïa, en particulier, témoignera dans ses Souvenirs sur Lénine (Воспоминания о Ленине, 1926).  Direction la Suisse, auprès de Plekhanov, à Genève, puis Leipzig, Munich et Londres, déplaçant à chaque fois la rédaction de l'Iskra (cf. plus bas) pour plus de sécurité. 

Il faut ici souligner  une nouvelle contradiction du pouvoir autocratique russe qui, bien que très répressif à de nombreux égards, "laisse dans les frontières russes les agitateurs exilés en Sibérie ou ailleurs s'adonner aux travaux dits littéraires et, en fait, subversifs, ou à l'éducation révolutionnaire de la population qui les entoure, en toute impunité. La « maison des morts » décrite par Dostoïevski ne s'ouvre plus aux opposants. Ainsi voit-on combien l'autocratie russe est difficile à définir. L'État russe, que l'on traite souvent d'État policier, est doté d'une police remarquable, nombreuse omnipotente. Mais les ennemis de cet État s'enfuient en toute quiétude et de ses frontières même préparent sa destruction." (Carrère d'Encausse, 1980).

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 Les organisateurs de "L'Union de lutte pour l'émancipation de la classe ouvrière", février 1897,  photo ITAR-TASS, colorisation  Klimbin

De gauche à droite, à l'arrière-plan : A.L. Malchenko, P. K. Zaporozhets, A. A. Vaneyev ; au premier plan V. V. Starkov, G. M. Krzhizhanovsky, V. I. Oulianov (Lénine) et Julius O. Martov.

 

 

Il est intéressant de noter qu'aucune femme n'est présente sur la photo, malgré le grand nombre de femmes investies (souvent au péril de leur vie)  dans la lutte émancipatrice de la société. Nous verrons plus tard qu'il y a bien un décalage entre les idées affichées d'égalité entre hommes et femmes et la réalité, politique du mouvement révolutionnaire en Russie, qui conserve un certain nombre de caractéristiques patriarcales. 
 

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L'idée  que se fait le futur Lénine de la société est opposé à celui des socialistes libertaires, avec une conception structurée du pouvoir. Il "se réjouit de la création d’un parti bien plus structuré que l’addition des différents cercles, groupements et unions qui existaient jusque-là"  (Colas, op. cité).  Il réclame régulièrement la fin du travail "local", "artisanal" invoque la création d'un journal unique du parti : ce sera l'Iskra (Искра, "L'Étincelle"), et en sous-titre : "Parti ouvrier social-démocrate russe", qui naît le 11 décembre 1900, à Munich, avant d'être imprimé à Londres, puis à Genève en 1903. Tout cela doit être compris, nous le verrons plus loin, comme une façon d'organiser rationnellement, de manière efficiente, la lutte révolutionnaire de tous ces cercles de contestation éparpillés, avec des actions tous azimuts, et non comme une manière autoritaire d'imposer ses propres idées. Cette entreprise est le fruit de rencontres avec deux autres compagnons de lutte ("la triple alliance", dira Lénine [Cliff, 1975, chapitre 3]), qui reviennent, comme Oulianov, des geôles sibériennes, Julius Martov et Alexandre Nikolaï Potressov (1869-1934), qu'il rencontre à Pskov la même année, et qui s'affronteront quelques années plus tard politiquement, au fur et à mesure de la scission entre ceux qui seront nommés bolcheviks et mencheviks : cf. plus bas. A la même époque, Lev Bronstein est aussi en Sibérie à Oust-Kout, dans l'oblast d'Irkoutsk. Arrêté en 1898 pour appartenir à un syndicat ouvrier, il se marie en prison avec Alexandra Sokolovskaïa en 1900, pour ne pas être séparé d'elle et en 1902, il parvient à s'évader seul, avec un faux passeport au nom de Trotski (Trotsky), qui lui permet de dissimuler ses origines juives et conservera ce nom.  

 

En 1901,  Vladimir Ilitch Oulianov, dans un article de la revue Zaria ("L'Aurore"), N¨2/3 de décembre, utilise pour la première fois le pseudonyme de Lénine, "l'homme de la Lena", le fleuve de Sibérie près duquel il avait vécu en exil  (Sumpf, 2017).  Dès cette année, les actes terroristes reprirent de plus belle, "avec une série d’assassinats ciblés, visant ministres et gouverneurs, mais faisant aussi des milliers de victimes collatérales (17 000, selon Oleg Budnickij )" (Nivière, 2017).  Les renseignements diplomatiques français de Louis-Gustave Lannes, comte puis marquis de Montebello, ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, rapportent "que la capitale est bruissante de nouvelles quotidiennes l'extension du mouvement ouvrier : incendies, grèves, morts) l'ambassadeur souligne qu'en dépit de celles-ci, la réalité, confirmée par les industriels français, est alarmante. Le mouvement ouvrier existe. Il n'en est qu'à ses débuts, il rassemble des hommes meurtris par leurs difficultés d'existence, encore peu conscients politiquement"  (Carrère d'Encausse, 1980). Les brochures révolutionnaires se répandent dans le mouvement ouvrier, qui s'organise et se politise.  Les troubles sont aussi constatés à Odessa, et dans le même temps, la contestation étudiante reprend à Kharkov, en particulier les étudiants expulsés des universités, qui se muent en agitateurs professionnels. Dans plusieurs villes, on constate des débuts d'états de siège. "En 1902-1903 toutes les dépêches adressées à Paris, et elles se multiplient, décrivent l'ébullition qui mobilise chaque jour davantage les universités, le monde des usines, celui des voies ferrées."  (Carrère d'Encausse, op. cité).  Dans le Caucase, les ouvriers de Rostov-sur-le-Don  travaillant pour les chemins de fer entament une longue grève, qui  s'étend le long de la voie ferrée vers Novorossisk.  En novembre 1902, la grève "rassemble des meetings de 15 à 20 000 personnes, la classe ouvrière russe conquérant par là-même pour la première fois son droit de réunion, la liberté de parole" (Sanvoisin, 1967)

Toujours en 1901 est fondé à Berlin le Parti Socialiste-Révolutionnaire (Партия Cоциалистов-Pеволюционеров : Partiya Sotsialistov-Revolyutsionerov (PSR en caractères latins, ПСР en cyrillique), dit S-R (SR), fruit de la réunion de groupes divers, aux premier rangs desquels figurent l'Union des socialistes révolutionnaires à l'étranger et la ligue socialiste agraire. Le parti est créé à l'initiative d'Ekaterina Brechskovskaïa et de Grigory Andreevitch Gershuni (Guershuni, Gerchouni, 1870-1908), pharmacien, socialiste partisan d'actions terroristes qui élabore l'Organisation de combat du parti et les plans des premiers assassinats de grandes personnalités du pouvoir : celui du ministre de l’Intérieur Dmitri Sergueïevitch Sipyagin (Sipiaguine), assassiné au Palais Marie le 28 avril 1902 par l'étudiant Stepan Balmachov  (Balmachev), expulsé de l'université de Kiev ; celui du gouverneur d’Oufa (Ufa), Nikolaï Modestovitch Bogdanovich (Bogdanovitch, cf.plus bas), et celui du prince Ivan Mikhaïlovitch Obolensky,  à Kharkov, ce dernier ayant échoué, comme un autre, sur la personne du chef de police de Moscou.  

Viktor (Victor) Mikhaïlovitch Tchernov (Chernov, 1873-1952) rejoindra le parti socialiste-révolutionnaire en décembre 1901  Issu d'une famille paysanne, dont le père, de condition servile, avait pu s'élever au rang de trésorier et accéder ainsi à une petite noblesse.  Viktor M.  participe aux mouvements étudiants et au mouvement narodnik, fait des études de droit à Moscou, pendant lesquels il réfléchit à une troisième voie politique, entre populistes et marxistes.  En 1898, il épouse Anastasia Nikolaevna Sletova (Slotova-Chernova), enseignante à l'école du dimanche, ce que son mari pratiquera d'une autre manière, donnant des cours d'économie dans des cercles ouvriers ou paysans. Dans le village de Pavlodar (district de Borisoglebsk), il crée la première organisation paysanne révolutionnaire, "Confrérie pour la défense des droits du peuple". La charte de ladite confrérie évoque l’abolition de la propriété privée de la terre et l'autonomie paysanne. Il écrit « Lettre à toute la paysannerie russe », approuvée par un congrès paysan qu'il réunit, et appelle les paysans à s’unir dans des organisations secrètes (Journal de l'Université d'Etat russe pour les Sciences Humaines, Новый исторический вестник : Nouveau bulletin historique, N° 7, 2002).

En plus des attentats, la situation sociale est alors très tendue.  Parmi les événements les plus violents, on compte ceux de Zlatooust, dans le gouvernement d'Ufa (Oufa), où les ouvriers se mettent en grève à cause des réductions de travail dans les usines d'Etat, avec le soutien très large de la population. Dès 1901, Montebello avait bien compris que l'agitation avait redoublé avec  crise de surproduction et, par voie de conséquence, "le renvoi des ouvriers des fabriques par manque de travail"  (Carrère d'Encausse, op. cité).  Dans l'ensemble de l'Empire, les dépêches consulaires alertent sur l'extension du chômage, en 1903.  Sans ressource, de nombreux ouvriers retournent dans leurs campagnes, dans leur milieu d'origine et répandent les idées révolutionnaires qu'ils se sont forgés à la ville. Le pouvoir a beau essayé de réformer quelque peu l'université pour apaiser les tensions, mais les quelques mesures libérales ne font pas oublier aux étudiants "les restrictions très sévères apportées à l'admission des étudiants juifs et arméniens" (Carrère d'Encausse, op. cité).  Une autre méthode pour contrecarrer cette fois  l'action ouvrière, est utilisée par le pouvoir en infiltrant des comités de travailleurs, en leur donnant les moyens de les aider matériellement, en leur permettant même de célébrer la fin du servage, mieux, en leur permettant, par des subsides, de poursuivre leurs grèves, avec des buts divers : les éloigner des visées révolutionnaires étudiantes,  réorienter la grogne en direction des patrons, en lieu et place de l'Etat. Cette forme de pouvoir a été décrit comme "socialisme policier", dont Sergueï Vassilievitch Zoubatov (1864-1917) est la première grande figure. Cette sorte de parasitisme, d'infiltration du milieu ouvrier sera appelée Zoubatovchtchina, du nom de son initiateur, et sera particulièrement actif au sein du milieu ouvrier proche du parti du Bund.  Zoubatov lui-même sera placé à la tête de l'Okhrana, l'organisme de police secrète ancêtre du KGB créé en 1881 sous Nicolas II, et sera le premier en Russie à créer un fichier de suspects avec empreintes et photographies. Cette initiative a heureusement eu, comme d'autres initiées par le pouvoir, un effet inverse à celui escompté, nous le verrons plus loin. 

Par ordre du gouverneur, le général Nikolai Modestovich Bogdanovitch a fait tirer ses troupes sur "la foule d'ouvriers grévistes de Zlatooust en poursuivant même les fuyards de salves meurtrières. Vingt-huit personnes furent tuées, plus de deux cents blessées, dont plusieurs dizaines sont déjà mortes de leurs blessures. Parmi les blessés et les tués se trouvaient des spectateurs occasionnels de la tragédie, des femmes et des enfants." (Journal Les Temps Nouveaux, ex-journal La Révolte, 13-19 juin 1903).  En représailles, l'Organisation combattante du Parti socialiste Révolutionnaire (Boyevaya Organizatsiya Sotsialistov Revolyutsionerov), fera exécuter le général criminel le 6 mai, dans le parc Ushakov, à Ufa.   Au même moment, "presque tout le Caucase paraît s'embraser. Si à Tiflis [auj. Tbilissi, NDR], les forces armées sont en état de ramener l'ordre assez vite, à Batoum et à Bakou surtout où la classe ouvrière est nombreuse et déjà organisée, la police sera longtemps débordée"   (Carrère d'Encausse, 1980).   

 

Un mois plus tard, une grève démarre en Ukraine,  dans le port d'Odessa. Les ouvriers, les portefaix, les débardeurs, etc., réclament 25% d'augmentation de salaire, en toute saison. Ils entraînent avec eux les chauffeurs et les marins de la navigation russe, qui multiplient eux-aussi leurs revendications. Du port, elle se propage au personnel de la compagnie de tramways, aux cochers, conducteurs, mécaniciens, etc. La société belge de tramway, réputée pour très mal payer ses employés, refuse les revendications. L'état de siège est proclamé, mais déjà, on compte une centaine de morts dans les affrontements.   Devant "l'ampleur du mouvement", Sauvaire "est convaincu, répétons-le encore, que ce n'est qu'une répétition de l'explosion qui va embraser la Russie." (Carrère d'Encausse, op.cité),   Après une brève accalmie, les troubles gagnent Nikolaiev, puis Kiev et se répand dans tout le sud de la Russie.  A Nikolaiev (Nicolaïev, Mykolaïv), Sauvaire parle de "carnage"   (Carrère d'Encausse, op. cité),  qui s'explique en partie parce que ce sont les cosaques qui avaient effectué la répression à Odessa, qui sont envoyés à Nikolaiev et qu'ils étaient excités par la violence. Jusqu'à la guerre russo-japonaise de 1904-1905, très impopulaire, les grèves et les attentats se succèdent et continuent même malgré les combats, car la démoralisation de l'armée est un moteur de plus pour l'action révolutionnaire. L'incorporation forcée des Finlandais permettra, par ailleurs, de répandre en Russie leurs idées nationales et leurs propres revendications. Ainsi, pour Sauvaire, ou Balachovski, l'agent consulaire de Kiev,  il ne fait pas de doute que, "quel que soit le calme momentané, l'été 1903 représente une rupture complète dans la vie politique russe. Il ne s'agit pas de phénomènes locaux mais de qui affectent l'ensemble de la Russie. « Ils marquent en outre le commencement d'une ère toute nouvelle dans la vie intérieure du pays»"  (Carrère d'Encausse, 1980). 

que faire ?

 

      Lénine :     Que faire ? 

 

 

 

 

En 1902, Lénine est à Londres. Il  s'inspire de Tchernychevski pour le titre de son livre Que faire ?  (Что делать?, Chto dielat?), sous-titré Questions brûlantes pour notre mouvement.  D'emblée, le théoricien éclaircit le paysage "socialiste", pour distinguer la social-démocratie des socialistes eux-mêmes. Il s'oppose aux socio-démocrates allemands comme Eduard (Edouard) Bernstein (1850-1932), qui affirme, dit-il, que la lutte des classes n'existe pas dans les sociétés démocratiques "administré selon la volonté de la majorité, etc.", qui veut avoir la liberté de transformer le socialisme en "un parti démocratique de réformes", la liberté "de faire pénétrer dans le socialisme les idées bourgeoises et les éléments bourgeois":

 

"La liberté est un grand mot, mais c'est sous le drapeau de la liberté de l'industrie qu'ont été menées les pires guerres de brigandage; c'est sous le drapeau de la liberté du travail qu'on a spolié les travailleurs. L'expression "liberté de critique", telle qu'on l'emploie aujourd'hui, renferme le même mensonge. Des gens vraiment convaincus d'avoir poussé en avant la science ne réclameraient pas pour des conceptions nouvelles la liberté d'exister à côté des anciennes, mais le remplacement de celles-ci par celles-là. Or, les cris actuels de : "Vive la liberté de critique !" rappellent trop la fable du tonneau vide."  (Lénine, Que faire ? chapitre I. Dogmatisme et "Liberté de critique", 1902).   

Lénine met le doigt sur un point crucial de la philosophie libérale, qui, nous l'avons déjà examiné, a exalté le principe de liberté tout en organisant un système  économique (mais aussi politique) dans lequel cette liberté est avant au service des plus puissants pour diriger le monde.  Les partis teintés de socialisme ont adopté cette liberté galvaudée, partout en Europe jusqu'aujourd'hui, et sont des partis de "réformes", de "conciliation" avec le capitalisme, et non un vif aiguillon de sa contestation. Nous aurons l'occasion d'y revenir à de nombreuses reprises, dans l'histoire, puisque c'est ce "socialisme de gouvernement" qui a entretenu partout une gauche au vernis socialiste, responsable  pour beaucoup de  la dégradation progressive dans l'opinion des idées marxistes, socialistes révolutionnaires ou, plus simplement, de véritable progrès social.

 

Pour comprendre ce qui se joue ici, il nous faut faire un petit retour  en Allemagne, au cours des années 1870,  avec le philosophe et économiste Karl-Eugen Dühring (1833-1921), de l’université de Berlin. Dans son "Histoire critique de l'économie politique et du socialisme " (Die Geschichte der politischen Ökonomie, 1871), "il s’oppose aux idées de Marx en préconisant une voie réformiste et en niant les contradictions internes du capitalisme. Engels répondit en 1877 par un célèbre texte, Anti-Dühring, où il rappelle ses positions et celles de Marx et où il critique l’aspect « petit-bourgeois » de ces thèses. l’Anti-Dühring constituera en Allemagne la base théorique du marxisme orthodoxe au SPD jusqu’à la fin du siècle. Cependant, par la suite, c’est bien la tendance réformiste annoncée par Dühring qui sera caractéristique du parti social-démocrate allemand."  (Brasseul, 2012)  Puis,  le courant réformiste prit de l'ampleur au Congrès de Gotha (ville de Thuringe), en 1875, où s'opéra l'union des deux grands courants ouvriers allemands, l’Allgemeiner Deut­scher Arbeiterverein (ADAV) de Ferdinand Lassalle (1825-1864),  et du Sozialdemo­kratische Arbeiterpartei  (SAP), dirigé par Ferdinand August Bebel (1840-1913) et Wilhelm Liebknech (1826-1900).  Marx et Engels ont alors vu l'urgence de mettre "en lumière les défaillances théoriques des revendications énoncées dans le compromis de Gotha"   (Gangl, 1985), et soumirent "à une critique impitoyable les objectifs du socialisme lassalléen, jugé bassement réformiste et plein d’illusions sur le caractère de l’État capitaliste"  (op. cité).  Non seulement les revendications du programme de Gotha faisaient abstraction des conditions économiques, mais de plus, comment croire que l'Empire wilhelminien, dont le pouvoir n'émanait pas du peuple, dont l'Etat n'était "rien d’autre qu’un despotisme militaire à charpente bureaucratique, placé sous la protection militaire, enjolivé de fioritures parlementaires, avec des ingrédients féo­daux, et qui subit déjà l'influence de la bourgeoisie" (Marx, 1875),  allait pouvoir répondre favorablement aux revendications ouvrières ? Les lois antisocialistes de 1878-1890 de Bismarck viendront confirmer cette évidence, en interdisant les organisations socialistes et social-démocrates  et leurs activités, partout dans l'Empire. Mais Bernstein réagi alors à l'inverse de Marx et Engels, en affirmant que c'était "maintenant sous la pression de la loi contre les socialistes que le parti doit montrer qu’il n’est pas prêt à prendre le chemin sanglant de la révolution violente, mais celui de la légalité, c’est-à-dire de la réforme" (Bernstein, in  Karl Marx/Friedrich Engels, Ausgewählte Briefe, "Catalogue de correspondance", 1843-1895, , Dietz‑Verlag,  Berlin 1953).   

Entre 1896 et 1898, cet intellectuel des plus en vue au parti du SPD allemand provoque donc une querelle dans le mouvement, qu'on appellera "querelle du révisionnisme".  Dans une série d'articles, il développe des idées sur le fait que les thèses de Marx devraient être révisées.  Ces articles seront regroupés dans un livre publié en 1899,  Die Voraussetzungen des Sozialismus und die Aufgaben der Sozialdemokratie, "Les Présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie". L'auteur rejette bon nombre de faits que prend en compte dans le Capital de Marx, "sur  la concentration croissante, la paupérisation, l’aggravation de la lutte des classes, l’augmentation du chômage, l’exacerbation des crises"  (Brasseul, 2012). Puisque l'effondrement du capitalisme n'est pas prêt d'avoir lieu, pense-t-il,   "toute tactique basée sur cette notion est fausse et dangereuse" car "elle détourne le parti d’une saine politique réformiste" (Bernstein, Les Présupposés... op. cité)  A la suite de Marx et Engels, Karl Kautsky (1854-1938) et Rosa Luxemburg (1871-1919), du côté allemand, ont aussi critiqué le point de vue de Bernstein. Dans Sozialreform oder Revolution ? (1899), dont le titre annonce déjà la couleur, R. Luxemburg  dit à peu près ce ce qu'affirmaient Marx et Engels, à savoir que, contrairement à ce que croyait Bernstein, l'économie capitaliste et "l'Etat bourgeois", comme les syndicats ou les coopératives, étaient limités dans leur interventions par l'intérêt du capital et la propriété privée, ainsi que les intérêts de classe défendus au parlement "sous couvert de l'intérêt général"  (Gangl, 1985). Quant à Kausky, il ne se démarque qu'artificiellement de Bernstein, et pense "que la théorie de Marx n’avait pratiquement plus qu’une fonction d’intégration pour le mouvement social-démocrate" (op. cité ) et ne s'en servait déjà que de manière tactique, pour rappeler que l'idée du naufrage du capitalisme "ne servait plus guère qu’à rappeler que le but final était malgré tout en vue" (op. cité ). Il ne s'intéressait plus à cette question, pensant que la social-démocratie pouvait s'adapter à toutes les éventualités : "elle compte aussi bien avec la crise qu’avec la prospérité, avec la réaction qu’avec la révolution, avec les catastrophes qu’avec une évolution lente et paisible"  (Karl Kautsky, "Bernstein und das Sozialdemokratische Programm", "Bernstein et le programme de la social-démocratie, Eine Antikritik", Stuttgart, J.H. Dietz Nachf, 1899 ; traduction française : "Karl Kautsky, Le Marxisme et son critique Bernstein, éd. Stock. Paris 1900).    

Le réformisme, cette croyance dans la possibilité d'augmenter le progrès social en respectant les règles imposées par les dominants, nous verrons plus tard à quel point le leurre soulevé par les marxistes "pur jus" n'a jamais été aussi patent qu'aujourd'hui.  Problème crucial, donc, brûlant d'actualité, entre les tenants d'une pensée radicale de transformation de société contre ceux qui pensent qu'ils arriveront au même but en douceur, à coups de réformes sociales, abandonnant la lutte au profit de "rapiéçages réformistes et petits-bourgeois" (Gangl, 1985),  selon l'expression de Marx et Engels. Depuis, l'histoire des "démocraties", nous le verrons ailleurs,  ont largement confirmé sur ce point la pensée de Marx et Engels. 

Revenons maintenant au Que faire? de Lénine, qui a fait couler beaucoup d'encre, dès l'origine et beaucoup de ce flot s'est transformé en vulgate qu'on ne remet plus en cause, et qui est bien dommageable à la pensée de l'homme de la Lena.  Pour cette raison, et c'est ce qui est au cœur du travail qui est mené sur ce site, il faut interroger les textes eux-mêmes pour pouvoir réellement approcher les œuvres, avant de donner du crédit à toutes les interprétations qu'on en donne, en particulier la "version mythologique, construite par Zinoviev et par Staline après la mort de Lénine, version acceptée comme authentique par les critiques libérales du socialisme en Occident. Si nous devons juger les leçons de la révolution russe, il est essentiel que nous dégagions le Lénine réel des mythes stalinien et libéral sur le léninisme."  (Blackledge, 2007).   Au plus près des textes donc (et des actes, bien sûrs),  nous essaierons de savoir, entre autres, si Lénine a été élitiste et antidémocratique, comme Mussolini, prétendra Simon Torney ; s'il a cherché à constituer un parti de "savants", selon John Holloway, ou encore, comme Michael Hardt et Tony Negri l'ont soutenu,  "que la forme hiérarchique du parti bolchevique permit la négation des espoirs de 1917 "  (Blackledge, op. cité). 

 

A l'opposé des méthodes idéologiques, deux grands spécialistes de cette question, en particulier, sont retournés aux sources pour étudier au mieux l'homme de la Lena, à partir de sérieuses recherches historiques et non d'une doxa par trop répandue, l'activiste américain Hal Draper (né Harold Dubinsky, 1914-1990), grand spécialiste des questions marxistes, et après lui,  le docteur en sciences politiques canadien Lars Thomas Lih (né en 1947), qui a retraduit "Que faire ?".  

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Notons tout d'abord que l'ouvrage  "n’a suscité aucune protestation parmi les Iskristes, […] il a servi de document de base au II e Congrès du Parti [juillet-août 1903]"  (Weil, 1975).  Que faire ?  commence par soulever une question importante à laquelle se sont intéressés tous les philosophes depuis l'antiquité, à savoir l'importance respective de la théorie et de la pratique (praxis). Les adversaires de Lénine brandissent une phrase célèbre de Marx pour justifier l'importance primordiale de cette dernière :  "Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu'une douzaine de programmes"  (Karl Marx, Critique du programme de Gotha, Lettre d'accompagnement à Wilhelm Bracke, 5 mai 1875, Londres).  Que  ce soit contre Marx ou bien d'autres penseurs, cette manière de juger une théorie sur quelques propositions lapidaires s'inscrivant dans un cadre particulier de réflexion est souvent pratiqué par des auteurs plus idéologues que chercheurs. On ne peut ici analyser en détail cette question, étudiée en particulier dans L'idéologie allemande (textes de Marx et Engels, de 1845/46, publiée en 1932) et  résumée dans les onze points des Thèses sur Feuerbach (rédigées en 1845, publiées par Engels en 1888), mais on peut citer un  texte éclairant d'Ernst Bloch résumant  cette question,  : 

"Quant à toutes les philosophies de l’action, telles qu’elles se sont développées à partir de Fichte et de Hegel, puis, telles qu’elles sont réapparues, remontant à Fichte, dans la gauche hégélienne, elles présentent encore moins de ressemblance avec le critère marxiste de la praxis. (…) Les conceptions de la praxis jusqu’à Marx diffèrent donc totalement de sa propre conception de la théorie-praxis, de sa théorie de l’unité entre la théorie et la praxis. Au lieu que la praxis soit simplement accolée à la théorie, de telle sorte que la pensée n’ait pas besoin de son application sur le plan purement scientifique et que la théorie poursuive son existence autonome et ne se départisse pas de la présomption de son immanence même dans la preuve, la théorie et la praxis ne font, d’après Marx, tout comme d’après Lénine, qu’osciller constamment. Par ce mouvement de balancement entraînant les échanges et l’interpénétration continuelle des deux, la praxis présuppose tout autant la théorie qu’elle-même donne le jour à et a besoin d’une théorie nouvelle pour le développement d’une praxis nouvelle. Jamais valeur si grande ne fut reconnue à la pensée concrète car elle est ici la lumière éclairant l’action et jamais l’action ne fut plus estimée car elle devient couronnement de la vérité."

Ernst Bloch,  Das Prinzip Hoffnung ( "Le principe Espérance"),  écrit entre 1938 et 1947, publié en 3 volumes entre 1954 et 1959, traduction de Françoise Wuilmart, tome 1, Gallimard, 1976, p.324-327.

Ensuite, Lénine aborde le sujet de l'évolution de la conscience politique ouvrière, qui, à la différence "de la jeunesse instruite russe", n'a pas abordé les questions marxistes à partir des textes, mais à partir de l'action revendicative.   Les émeutes spontanées sont des révoltes "de gens opprimés", les grèves menées le sont de type syndical (Lénine utilise beaucoup, comme d' autres, le terme anglo-saxon de trade-union, couramment utilisé à l'époque), c'est à dire qu'il est revendicatif des intérêts ouvriers mais pas social-démocrate, pas encore lié consciemment à la lutte des classes, à la "conscience de l'opposition irréductible de leurs intérêts avec tout l'ordre politique et social existant, c'est à dire la conscience social-démocrate." (Lénine, Que faire, op. cité).  On ne peut pas contester le fait que les "fondateurs du socialisme scientifique contemporain, Marx et Engels, étaient eux-mêmes, par leur situation sociale, des intellectuels bourgeois." (op. cité).   En citant sur le sujet un passage de Karl Kautsky, qui insiste sur la prééminence des intellectuels sur le prolétariat, Lénine semble prêter le flanc à ses adversaires : 

"la science économique contemporaine est autant une condition de la production socialiste que, par exemple, la technique moderne, et malgré tout son désir, le prolétariat ne peut créer ni l'une ni l’autre ; toutes deux surgissent du processus social contemporain. Or, le porteur de la science n'est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois (souligné par K. K.) : c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l'introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc, la conscience socialiste est un élément importé du dehors (Von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwüchsig)"  (op. cité, citation de Karl Kautsky tirée de la revue qu'il a fondée et dirigée en 1883, Die Neue Zeit ["Les Temps Nouveaux"] 1901-1902, XX, I, n° 3, p. 79. L).   

Mais Lénine ne cite pas tant Kautsky pour souligner la différence entre intellectuels et ouvriers, que pour mettre en garde sur le fait que "tout rapetissement de l'idéologie socialiste, tout éloignement vis-à-vis de cette dernière implique un renforcement de l'idéologie bourgeoise"  (op. cité).  Et la "spontanéité", "le trade-unionisme", d'un prolétariat qui ne se sert pas des armes socialistes aboutissent à "l'asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie."  C'est le danger que représente pour Lénine les « sieurs Strouve et Prokopovitch qui tirent le mouvement ouvrier "dans le sens du moindre effort", c'est-à-dire dans le sens du trade-unionisme bourgeois, ou bien aux sieurs Zoubatov, qui le tirent dans le sens de l'"idéologie" cléricalo-policière »  (op. cité). Ainsi, ce trade-unionisme anglais a su répandre l'idée que les ouvriers devaient se battre "pour eux-mêmes et pour leurs enfants", et non  pour "de vagues générations futures avec un vague socialisme futur" (op. cité).  C'est une des armes des capitalistes que Lénine pointe là, qui préfèrent que les ouvriers argumentent sur les augmentations de salaires "même d'un kopek par rouble" que pour "tout socialisme et toute politique".  Cet ensemble d'idées, Lénine l'appelle "économisme" [ekonomizm, NDR] ou encore "la théorie des stades" ou la théorie du "zigzag tâtonnant"  (Lénine, Que faire, op. cité),  que la société parviendra au socialisme après différents stades des réforme, quand Lénine pense que la classe ouvrière doit accéder directement au socialisme. C'est un sujet qu'il a traité dans un texte de 1901, Entretien avec les défenseurs de l'économisme et qui s'oppose, comme Que faire ?, aux théoriciens de ce courant de pensée qui publient leur idées dans le journal socialiste Rabotchéïé Diélo ("La cause des travailleurs"), qui paraît entre 1899 et 1902 ou encore dans Rabotchaïa Mysl  ("Pensée ouvrière"), qui paraît entre 1897 et 1902 : 

"Il s'est formé une tendance Particulière qu'on est convenu d'appeler l'économisme (au sens large du mot) et dont le trait essentiel est de ne pas comprendre et même de détendre le têtard, c'est-à-dire, comme nous l'avons déjà expliqué, le retard des dirigeants conscients sur la poussée spontanée des masses. Cette tendance est caractérisée : du point de vue des principes, par son avilissement du marxisme et son impuissance devant la « critique » contemporaine, cette variété moderne de l'opportunisme ; du point de vue politique, par sa tendance à restreindre ou à rabaisser l'agitation politique et la lutte politique, sans comprendre que, tant qu'elle ne prendra pas en main la direction de tout le mouvement démocratique, la social-démocratie ne pourra pas renverser l'autocratie ;"  (Lénine, Entretien..., op. cité).  

   Prokopovitch  (Prokopovicz, 1871-1955)  :  De noble famille, Sergueï Nikolaï P. a été membre de la Société impériale libre d'économie et responsable de l'Union de Libération, d'où émergera Le PDK, Parti constitutionnel démocratique de Struve ou Peshekhonov, pépinière d'un mouvement d'idées  que Lénine et d'autres ont appelé "économisme".  Il partit étudier à l'université de Bruxelles pendant les grandes manifestations estudiantines (1894-1899) et obtint un doctorat de philosophie à l'Université de Berne. Comme Struve, il se tournera de plus en plus vers les milieux libéraux. Il obtint plusieurs portefeuilles ministériels sans le gouvernement d'Alexandre Kerenski, après la révolution de 1917. 

C'est contre ce danger, tout particulièrement, celui de détourner le socialisme de son but, que Lénine rappelle que "le caractère de masse du mouvement non seulement ne nous dispense pas, mais au contraire nous fait un devoir plus strict de créer une organisation révolutionnaire forte et centralisée, capable de diriger à la fois la préparation à la lutte et toutes les explosions inattendues, et enfin, l'assaut final" (Lénine, Entretien..., op. cité).  

 

Ces débats sont  plus que jamais cruciaux aujourd'hui, où les syndicats continuent de chercher à défendre des intérêts particuliers de travailleurs, et où le prolétariat a depuis longtemps été déconnecté, dans son ensemble, de la réflexion théorique, où les mouvements politiques tournés vers le progrès social forment une mosaïque de courants dont l'éparpillement empêche de se constituer une grande force de frappe contre les tenants du capitalisme.  Tout ceci a été très mal compris par quelques voix au PSODR, principalement Vladimir Petrovitch Makhnovets (1872-1921), plus connus sous son pseudonyme Akimov, dont l'influence sur le sujet n'a pas été négligeable  (pour plus de détails  cf. Truchon, 2014). 


Voilà pourquoi la "social-démocratie dirige la lutte de la classe ouvrière, non seulement pour obtenir des conditions avantageuses dans la vente de la force de travail, mais aussi pour la suppression de l'ordre social qui oblige les non-possédants à se vendre aux riches. La social-démocratie représente la classe ouvrière dans ses rapports non seulement avec un groupe donné d'employeurs, mais aussi avec toutes les classes de la société contemporaine, avec l'État comme force politique organisée. Il s'ensuit donc que, non seulement les social-démocrates ne peuvent se limiter à la lutte économique, mais qu'ils ne peuvent admettre que l'organisation des divulgations économiques constitue le plus clair de leur activité. Nous devons entreprendre activement l'éducation politique de la classe ouvrière, travailler à développer sa conscience politique" 

"Pour devenir social-démocrate, l'ouvrier doit se représenter clairement la nature économique, la physionomie politique et sociale du gros propriétaire foncier et du pope, du dignitaire et du paysan, de l'étudiant et du vagabond, connaître leurs côtés forts et leurs côtés faibles, savoir démêler le sens des formules courantes et des sophismes de toute sorte, dont chaque classe et chaque couche sociale recouvre ses appétits égoïstes et sa “nature” véritable; savoir distinguer quels intérêts reflètent les institutions et les lois et comment elles les reflètent. Or, ce n'est pas dans les livres que l'ouvrier pourra puiser cette “représentation claire” : il ne la trouvera que dans des exposés vivants, dans des révélations encore toutes chaudes sur ce qui se passe à un moment donné autour de nous, dont tous ou chacun parlent ou chuchotent entre eux, ce qui se manifeste par tels ou tels faits, chiffres, verdicts, etc., etc. Ces révélations politiques embrassant tous les domaines sont la condition nécessaire et fondamentale pour éduquer les masses en vue de leur activité révolutionnaire"   

(Lénine, Que faire, op. cité).  

La mythologie, cela a été dit, aurait beaucoup déformé, selon certains chercheurs, la pensée de Lénine sur la question de la place respective de l'ouvrier et de l'intellectuel.  Pour obtenir l'efficience du combat politique, Lénine, conformément à sa réflexion sur les connaissances multiples que doit obtenir le révolutionnaire socialiste, pense qu'il faut un noyau de "révolutionnaires professionnels", mots dont le sens a été souvent mal compris, car pour des européens en général, il signifie "révolutionnaires de profession".  De cette manière, on est conduit à penser que ce sont des intellectuels à plein temps qui pensent et organisent la révolution, ce qui n'est pas du tout ce que croit l'homme de la Lena   (Draper, op. cité).  Si pour Kautsky, ce sont les intellectuels qui élaborent les idées, Lénine a un tout autre point de vue, qu'on peut éclairer par une des ses notes : 

"Certes, il ne s'ensuit pas que les ouvriers ne participent pas à cette élaboration. Mais ils n’y participent pas en qualité d'ouvriers, ils y participent comme théoriciens du Socialisme, comme des Proudhon et des Weitling ; en d'autres termes, ils n'y participent que dans la mesure où ils parviennent à acquérir les connaissances plus ou moins parfaites de leur époque, et à les faire progresser. Or, pour que les ouvriers y parviennent plus souvent, il faut s'efforcer le plus possible d'élever le niveau de la conscience des ouvriers en général, il faut qu'ils ne se confinent pas dans le cadre artificiellement rétréci de la "littérature pour ouvriers" et apprennent à comprendre de mieux en mieux la littérature pour tous. Il serait même plus juste de dire, au lieu de "se confinent", ne soient pas confinés, parce que les ouvriers eux-mêmes lisent et voudraient lire tout ce qu'on écrit aussi pour les intellectuels, et seuls quelques (pitoyables) intellectuels pensent qu'il suffit de parler "aux ouvriers" de la vie de l'usine et de rabâcher ce qu'ils savent depuis longtemps"   (Lénine, Que faire, op. cité).  

Sur le sujet de la primauté de l'intellectuel sur l'ouvrier, dans la pensée de Lénine, Draper est formel :  

"Dans le mouvement international, nul n’était plus déterminé et rompu que Lénine à combattre l’influence croissante des intellectuels dans le mouvement. Ceci est aisé à démontrer mais je ne prendrai pas la peine de le faire ici. De toutes façons, quelques citations sélectionnées ne seraient pas suffisantes. Recenser les passages les plus virulents suffirait à remplir un livre. Face à ce fait incontestable, posons plutôt cette question : quelqu’un est-il en capacité de citer un passage dans lequel Lénine défendrait la nécessité d’une influence plus importante voire prédominante des intellectuels au sein du parti ?

 

Un tel passage n’existe pas. Aucun n’est cité par les léninologues. Tout leur argumentaire sur ce point repose sur leur propre déduction d’une théorie de Que faire ? dont Kautsky s’avère en réalité être auteur. "

Hal Draper, The myth of Lenin’s ’Concept of the Party’ : or what they did to ’What is to be done ?

(Le mythe de la conception léniniste du parti ou Qu’ont-ils fait à Que faire ?), Historical Materialism, été 1999, numéro 4, traduction française de Pierre Steiner et Florian Klein.

 

Il est indéniable, pourtant, que Lénine a tenu dans ce texte des propos anti-démocratiques sur le fonctionnement du parti (et par extension à la société entière), qu'il confirmera pour une part quelque temps après (cf. plus loin)., et  qui ne pouvaient qu'indigner quelqu'un comme Rosa Luxemburg, attachée à l'égalité et hostile envers toutes les formes de pouvoir.   Voici ce que dit Lénine à ce sujet : 

"Le seul principe sérieux en matière d'organisation, pour les militants de notre mouvement, doit être : secret rigoureux, choix rigoureux des membres, préparation de révolutionnaires professionnels. Ces qualités étant réunies, nous aurons quelque chose de plus que le “démocratisme” : une entière confiance fraternelle entre révolutionnaires. Or, ce quelque chose de plus nous est absolument nécessaire, car il ne saurait être question de le remplacer chez nous, en Russie, par le contrôle démocratique général. Et ce serait une grosse erreur de croire que l'impossibilité d'un contrôle véritablement “démocratique“ rend les membres de l'organisation révolutionnaire incontrôlables : ceux-ci, en effet, n'ont pas le temps de songer au formes puériles du démocratisme (démocratisme au sein d'un noyau restreint de camarades ayant les uns dans les autres une entière confiance), mais ils sentent très vivement leur responsabilité, sachant d'ailleurs par expérience que pour se débarrasser d'un membre indigne, une organisation de révolutionnaires véritables ne reculera devant aucun moyen. En outre, il existe chez nous, dans le milieu révolutionnaire russe (et international), une opinion publique assez développée, ayant une longue histoire et qui châtie avec une implacable rigueur tout manquement aux devoirs de camaraderie (or le “démocratisme”, démocratisme véritable et non puéril, est un élément constitutif de cette notion de camaraderie !). Que l'on tienne compte de tout cela et l'on comprendra combien ces discours et ces résolutions sur les “tendances antidémocratiques” sentent le renfermé propre à l'émigration, avec ses prétentions au généralat !"   

D'autre part, Lénine exprime clairement ici une vision sociale dichotomique, entre intellectuels, qui détiennent le savoir et et les ouvriers, qui s'appliquent à exécuter les tâches requises par cette connaissance qu'ils n'ont pas et qui les exclurait  de facto des prises de décision. Prenant l'exemple des trade-unions anglaises dans un ouvrage de Sidney et Béatrice Webb, devenu un classique sur le syndicalisme britannique,  Industrial Democracy (1897), Lénine critique ce que les époux Webb ont appelé "démocratie primitive", à laquelle ils consacrent un chapitre de leur ouvrage : 

« Les auteurs y racontent que les ouvriers anglais, dans la première période d'existence de leurs unions, considéraient comme une condition nécessaire de la démocratie la participation de tous les membres à tous les détails de l’administration : non seulement toutes les questions étaient résolues par le vote de tous les membres, mais les fonctions mêmes étaient exercées par tous les membres à tour de rôle. Il fallut une longue expérience historique pour que les ouvriers comprissent l'absurdité d'une telle conception de la démocratie et la nécessité d'institutions représentatives d'une part, et de fonctionnaires professionnels de l'autre. Il fallut plusieurs faillites financières de caisses syndicales pour faire comprendre aux ouvriers que la question du rapport proportionnel entre les cotisations versées et les secours délivrés ne pouvait être résolue par le seul vote démocratique, et que cette question exigeait aussi l'avis d'un spécialiste en matière d'assurances. Prenez ensuite le livre de Kautsky sur le parlementarisme et la législation populaire, et vous verrez que les conclusions de ce théoricien marxiste concordent avec les enseignements de la longue pratique des ouvriers “spontanément” unis. Kautsky s'élève résolument contre la conception primitive de la démocratie de Rittinghausen, raille les gens prêts à réclamer, au nom de cette démocratie, que “les journaux populaires soient rédigés directement par le peuple”, prouve la nécessité de journalistes, de parlementaires professionnels, etc., pour la direction social-démocrate de la lutte de classes du prolétariat, attaque le “socialisme des anarchistes et des littérateurs” qui, “visant à l'effet”, préconisent la législation populaire directe et ne comprennent pas que son application est très relative dans la société actuelle." 

Ceux qui ont travaillé pratiquement dans notre mouvement savent combien la conception “primitive” de la démocratie est répandue parmi la jeunesse studieuse et les ouvriers. Il n'est pas étonnant que cette conception pénètre aussi dans les statuts et la littérature. Les économistes de type bernsteinien écrivaient dans leurs statuts : “§10. Toutes les affaires intéressant l'ensemble de l'organisation son décidées à la majorité des voix de tous ses membres.” Les économistes du type terroriste répètent après eux : “Il faut que les décisions des comités aient passé par tous les cercles avant de devenir des décisions valables” (Svoboda n°1, p. 67). Remarquez que cette revendication concernant l'application étendue du referendum s'ajoute à celle qui veut que toute l’organisation soit construite sur le principe électif ! Loin de nous, bien entendu, la pensée de condamner pour cela des praticiens qui ont été trop peu en mesure de s'initier à la théorie et à la pratique des organisations véritablement démocratiques. Mais quand le Rabotchéïé Diélo qui prétend à un rôle dirigeant, se borne, en de pareilles conditions, à une résolution sur le principe d'une large démocratie, comment ne pas dire qu'il “vise” simplement “à l'effet” ? »

Et l'auteur de considérer immédiatement après que la question est close, et qu'il a fait la preuve du contraire de ce qui lui a été reproché  : "Si les reproches de non-démocratisme et de caractère conspiratif, adressés à l'organisation dont le plan a été exposé ici, sont dénués de tout fondement, il reste une question...".   A la lecture du texte lui-même, il est tout à fait permis d'en douter, ce que ne manquera pas de faire Rosa Luxemburg, qui y répondra deux ans plus tard, nous allons le voir plus loin.  

 

Toujours dans Que faire ?, Lénine s'oppose fermement à l'économiste Alexandre Samoïlovitch Martynov (1865-1935, de son vrai nom Saül Samoïlovitch Piker ou Pikker), en prenant appui sur ses articles parus dans le Rabotchéïé Diélo, au fait de donner la prépondérance à la lutte économique et de négliger la lutte politique :

« Pourquoi les zemskié natchalniki [z. načal'nik : chefs ruraux, NDR] et les punitions corporelles infligées aux paysans, la corruption des fonctionnaires et la façon dont la police traite le "bas peuple" des villes, la lutte contre les affamés, la campagne de haine contre le peuple aspirant aux lumières et à la science, l'extorsion des impôts, la persécution des sectes, le dressage des soldats et le régime de caserne infligé aux étudiants et aux intellectuels - pourquoi toutes ces manifestations de l'oppression et mille autres encore, qui ne sont pas liées directement à "la lutte économique", seraient-elles en général des moyens et des occasions moins "largement applicables" d'agitation politique, d'entraînement de la masse à la lutte politique ? Tout au contraire : dans la somme totale des occasions quotidiennes où l'ouvrier souffre (pour lui-même ou pour ses proches) de son asservissement, de l'arbitraire et de la violence, les cas d'oppression policière s'appliquant précisément à la lutte professionnelle ne sont, certainement, que peu nombreux. » (Lénine, Que faire, op. cité).  Lénine ne rejette pas pour autant l'amélioration de la vie concrète des ouvriers par les réformes économiques ("La social-démocratie révolutionnaire a toujours compris et comprend toujours dans son activité la lutte pour les réformes"), mais "subordonne la lutte pour les réformes, comme la partie au tout, à la lutte révolutionnaire pour la liberté et le socialisme"  (op. cité). 

 

Enfin, Lénine affirme dans Que faire ? son opposition aux méthodes terroristes auxquelles il avait adhéré plus tôt dans sa jeunesse, talon d'Achille auquel que ses adversaires n'ont pas manqué de s'attaquer  :

"L'auteur de ces lignes sait fort bien que les économistes pétersbourgeois accusaient déjà la Rabotchaïa Gazéta de donner dans le “narodovolisme[partisans de Narodnaïa Volia, NDR] (ce qui est compréhensible, si on la compare à la Rabotchaïa Mysl). Aussi bien, nous n'avons nullement été étonnés d'apprendre d'un camarade, peu après l'apparition de l'Iskra, que les social-démocrates de la ville de X.… l'appelaient organe du “narodovolisme”. Cette accusation n'avait évidemment rien que de flatteur pour nous, car quel est le social-démocrate digne de ce nom, que les économistes n'ont pas accusé de “narodovolisme” ? Ces accusations proviennent d'un double malentendu. D'abord, l'on connaît si mal chez nous l'histoire du mouvement révolutionnaire que toute idée concernant une organisation de combat centralisée et déclarant résolument la guerre au tsarisme, est taxée de “narodovolisme”. Mais l'excellente organisation que possédaient les révolutionnaires de 1870-1880 et qui devrait nous servir de modèle à tous, a été créée non point par les partisans de la “Narodnaïa VoIia”, mais par les zemlévoltsy, qui se sont ensuite scindés en tchérnopérédieltsy et en narodovoltsy.  Ainsi donc, voir dans une organisation révolutionnaire de combat un héritage spécifique des narodovoltsy est absurde historiquement et logiquement, car toute tendance révolutionnaire si elle vise sérieusement à la lutte, ne peut se passer d’une organisation de ce genre." (Lénine, Que faire, op. cité).  S'il reconnaît que l'"excellente" organisation des groupuscules terroristes "devrait nous servir de modèle à tous", il rejette désormais « un économisme tout à fait inconsistant et le prône de la modération, ou bien un “terrorisme excitatif” non moins inconsistant, cherchant “dans un mouvement qui progresse et se fortifie, mais est encore plus près de son point de départ que de sa fin, à provoquer artificiellement les symptômes de la fin de ce mouvement” (Zassoulitch, Zaria, n°2-3, p. 353.) »     (Lénine, Que faire, op. cité).  Ce qui ne veut pas dire que Lénine abandonne toute idée de violence dans la lutte (qui le pourrait en période révolutionnaire ?) :  "L’ouvrier ne connaît pas les lois, il n’a pas affaire aux fonc­tionnaires, surtout à ceux d’un rang supérieur […] Mais voilà qu’éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe, se présentent à la fabrique. […] C’est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves l’« école de la guerre »"   (Lénine,  À propos des grèves, 1899, in Œuvres, op. cité, t. 4, p. 327-328).  Mieux encore, nous verrons plus tard qu'il fera voter par le parti les "expropriations", un terme rhétorique qui recouvre des attaques à main armée parfois très violentes. 

 

C'est pendant le deuxième congrès du POSDR (juillet/août 1903) que, l'emportant sur un vote sans grande importance, les partisans de Lénine choisissent de se baptiser "bolcheviks" (ou bolchevistes :  bolchintsvo : "majoritaires") et de désigner la partie perdante comme "mencheviks" (ou menchevistes : menchintsvo : "minoritaires"), alors même qu'en nombre, les mencheviks étaient alors plus nombreux dans le parti.  Après ce congrès, le journal du parti, l'Iskra passe aux mains des mencheviks et devient cette "nouvelle Iskra" en butte aux critiques de Lénine. Différents signes d'autoritarisme se manifestent dès la naissance de ces deux courants. Quand le menchevik Julius Martov propose au IIe congrès du POSDR (juillet/août 1903), de considérer "comme membres du parti ceux qui se reconnaissaient dans son programme, Lénine plaidait pour que cette qualité soit réservée à ceux qui s’intégraient dans son organisation"  (Colas, op. cité).  

Si la motion présentée par Lénine perd le vote du congrès, il remporte, par contre, après des défections successives, la majorité dans la future direction du POSDR et de son organe central, l’Iskra. 

 

Tirant les leçons des premières expériences schismatiques, Lénine  écrit l'année suivante, en 1904,  Un pas en avant, deux pas en arrière, où certains de ses propos relativisent une nouvelle fois les accusations d'autoritarisme et de sectarisme : "Il n’est pas permis en effet de confondre le Parti, avant-garde de la classe ouvrière, avec toute la classe (…) mais il ne faut pas croire que les organisations du Parti ne doivent comprendre que des révolutionnaires professionnels. Nous avons besoin des organisations les plus diverses, de toutes sortes, de tous rangs et de routes nuances, depuis des organisations extrêmement étroites et conspiratives jusqu’à de très larges et très libres organisations" (Lénine, Un pas en avant..., op. cité).   L'auteur souligne, par ailleurs, de manière pertinente, qu'il "est éminemment intéressant de noter que tous ces traits de principe de l’opportunisme en matière d’organisation (autonomisme, anarchisme de grand seigneur ou d’intellectuel, suivisme et girondisme) se retrouvent mutatis mutandis, dans tous les partis social-démocrates du monde où existe la division en aile révolutionnaire et en aile opportuniste"   (Lénine, Un pas en avant..., op. cité).   Lénine était très attaché à l'unité du parti : "j'ai répété par la suite plus d'une fois, que « je ne considère pas du tout notre divergence (sur le § 1) comme fondamentale au point que la vie on la mort du Parti en dépende'  

 

"mais pas au prix d’abandonner la conquête de la majorité. Unité oui, mais sur les mêmes bases démocratiques pour tout le monde : l’aile droite pouvait travailler à gagner le prochain congrès, mais il était intolérable qu’elle exige des concessions politiques en récompense de ne pas scissionner" (Draper, Le mythe...,  op. cité). 

 

 Lénine pense tout de même que la réussite du parti tient  avant tout à la fermeté de son organisation : 

"Le prolétariat n'a d'autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l'organisation. Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d'une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir   et deviendra inévitablement   une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique basée sur les principes du marxisme est cimentée par l'unité matérielle de l'organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière. A cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l'autocratie russe ni le pouvoir en décrépitude du capital international. Cette armée resserrera ses rangs de plus en plus, en dépit de tous les zigzags et pas en arrière, en dépit de la phraséologie opportuniste des girondins de I'actuelle social démocratie, en dépit des louanges présomptueuses de l'esprit de cercle arriéré, en dépit du clinquant et du battage de l'anarchisme propre à la gent intellectuelle"  (Lénine, Un pas en avant..., op. cité)

 

Sur le fonctionnement de cette organisation, ses adversaires reproche à Lénine son ultracentralisme et sur son autoritarisme, déjà abordé dans "Que faire ?". Et en effet, certains passage confirment ce que Lénine avait laissé entendre sur sa volonté de ne pas faire fonctionner le parti de manière démocratique, attaché qu'il était à une organisation très hiérarchisée, avec un contrôle du haut vers le bas de la pyramide des pouvoirs, et jamais le contraire : 

"Nos statuts à nous » (à ce moment, ces statuts étaient « à nous » jusqu'à la défaite dans la question de l'effectif des organismes centraux !) « constituent une défiance organisée du Parti envers tous ses éléments, c'est-à-dire un contrôle sur toutes les organisations locales, régionales, nationales et autres" 

"notre Parti doit être une hiérarchie non seulement des organisations de révolutionnaires, mais aussi de la masse des organisations ouvrières."

(Lénine, Un pas en avant..., op. cité)

Il n'en reste pas moins que savoir  la meilleure organisation possible pour un parti révolutionnaire n'est pas chose aisée, surtout à l'intérieur d'une dictature. Lénine lui, croit dur comme fer à une solide organisation hiérarchique pour mener ce combat,  à défaut de quoi, il serait à la merci de toutes les sorties de route possibles. Il s'en explique en se basant sur  l'argumentation de Kautsky  :

"K. Kautsky est intervenu (Neue Zeit, 1904, n° 28, article intitulé « Wahlkreis und Partei » - « Circonscription électorale et Parti ») en qualité d'un des représentants de la tendance révolutionnaire (accusée, bien entendu, de même que chez nous, d'esprit « dictatorial », « inquisitorial » et autres choses terribles). L'article de W. Heine, déclare Kautsky, « traduit la pensée de toute l'orientation révisionniste ». Ce n'est pas seulement en Allemagne, mais aussi en France et en Italie, que les opportunistes sont corps et âme pour l'autonomisme, pour le relâchement de la discipline du Parti, pour la réduire à zéro ; partout leurs tendances aboutissent à la désorganisation, à faire dégénérer le « principe démocratique » en anarchisme. « Démocratie n'est pas absence de pouvoir - enseigne K. Kautsky aux opportunistes à propos de l'organisation - démocratie n'est pas anarchie ; c'est la suprématie de la masse sur ses mandataires, à la différence des autres formes de pouvoir, où les pseudo-serviteurs du peuple sont en réalité ses maîtres. » K. Kautsky examine minutieusement le rôle désorganisateur de l'autonomisme opportuniste dans divers pays; il montre que précisément l'adhésion à la social-démocratie d'une « masse d'éléments bourgeois » renforce l'opportunisme, l'autonomisme et les tendances à violer la discipline; il rappelle encore et encore que « l'organisation est bien l'arme au moyen de laquelle le prolétariat s'émancipera »; que « l'organisation est pour le prolétariat l'arme de la lutte de classe ». En Allemagne, où l'opportunisme est plus faible qu'en France et en Italie, « les tendances autonomistes n'ont abouti jusqu'ici qu'à des déclamations plus ou moins pathétiques contre les dictateurs et les grands inquisiteurs, contre les « excommunications » et les recherches d'hérésies, qu'à des tiraillements et des chicanes sans fin, dont l'analyse ne conduirait qu'à des disputes incessantes ». Rien d'étonnant qu'en Russie, où l'opportunisme dans le Parti est encore plus faible qu'en Allemagne, les tendances autonomistes aient enfanté moins d'idées et plus de « déclamations pathétiques » et de mauvaises querelles"  (Lénine, Un pas en avant..., op. cité)   

Rosa Luxemburg a fait une critique cinglante du caractère anti-démocratique du texte de Lénine, dans un article de l'Iskra,  qui suscitera une réponse de Lénine intitulée   Un pas en avant, deux pas en arrière, Réponse à Rosa Luxemburg)  : 

"Le livre du camarade Lénine, l'un des dirigeants et militants les plus en vue de l'Iskra, Un pas en avant, deux pas en arrière, est l'exposé systématique des vues de la tendance ultracentraliste du parti russe. Ce point de vue, qui y est exprimé avec une vigueur et un esprit de conséquence sans pareil est celui d'un impitoyable centralisme posant comme principe, d'une part, la sélection et la constitution en corps séparé des révolutionnaires actifs et en vue, en face de la masse non organisée, quoique révolutionnaire, qui les entoure, et, d'autre part, une discipline sévère, au nom laquelle les centres dirigeants du parti interviennent directement et résolument dans toutes les affaires des organisations locales du parti. Qu'il suffise d'indiquer que, selon la thèse de Lénine, le comité central a par exemple le droit d'organiser tous les comités locaux du parti, et, par conséquent, de nommer les membres effectifs de toutes les organisations locales, de Genève à Liège et de Tomsk à Irkoutsk, d'imposer à chacune d'elles des statuts tout faits, de décider sans appel de leur dissolution et de leur reconstitution, de sorte que, enfin de compte, le comité central pourrait déterminer à sa guise la composition de la suprême instance du parti, du congrès. Ainsi, le comité central est l'unique noyau actif du parti, et tous les autres groupements ne sont que ses organes exécutifs.

(...) 

en accordant à l'organe directeur du parti des pouvoirs si absolus d'un caractère négatif, comme le veut Lénine, on ne fait que renforcer jusqu'à un degré très dangereux le conservatisme naturellement inhérent à cet organe. Si la tactique du parti est le fait non pas du comité central, mais de l'ensemble du parti ou - encore mieux - de l'ensemble du mouvement ouvrier, il est évident qu'il faut aux sections et fédérations cette liberté d'action qui seule permettra d'utiliser toutes les ressources d'une situation et de développer leur initiative révolutionnaire. L'ultra-centralisme défendu par Lénine nous apparaît comme imprégné non point d'un esprit positif et créateur, mais de l'esprit stérile du veilleur de nuit. Tout son souci tend à contrôler l'activité du parti et non à la féconder; à rétrécir le mouvement plutôt qu'à le développer; à le juguler, non à l'unifier."

Rosa Luxemburg, Questions d'organisation de la social-démocratie russe, article paru dans l'Iskra en 1904.

En 1899, déjà, sur le même type de conception autoritaire dans la conduite des partis, elle répondait à Léo (Léon) Jogichès (dit Tychko, Tyszka, 1867-1919), qui avait participé avec elle à la fondation d'un parti marxiste, la Social-démocratie du Royaume de Pologne, devenue ensuite Social-démocratie du Royaume de Pologne et de Lituanie (SDKPiL), et qui sera comme elle assassinée pendant la révolution allemande, en 1919 :  "Pour toi tout consiste pousser, à convaincre l'un, à secouer l'autre, à encourager le troisième, etc.  On ne peut rien faire artificiellement... tirer les fils dans les coulisses ne donne rien ! Laisse-les s'exprimer,  le résultat sera bon." (R. Luxemburg, Lettres à Léon Jogichès, Paris, Denoël-Gonthier 1971, p. 286)

Comparant le centralisme de Lénine à celui d'un type jacobin-blanquiste, qui "n'avait point en vue l'action immédiate de la classe ouvrière et pouvait donc se passer de l'organisation des masses", Rosa Luxemburg rappelle que "le centralisme social-démocrate ne saurait se fonder ni sur l'obéissance aveugle ni sur une subordination mécanique des militants vis-à-vis du centre du parti" (R. Luxemburg, Questions..., op. cité).  

Par ailleurs, rejoignant le bon sens philosophique que l'erreur est formatrice, elle affirmait : "Disons-le sans détours, les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur « Comité central"  (op. cité).

 

Très proche en cela de Rosa Luxemburg, Trotsky, jusqu'en 1917, en tout cas, est aussi des méfiant  envers le jacobinisme des bolcheviques ("les politiques") qu'envers les les économistes et s'en explique dans un pamphlet, où il critique le "substituisme"  de Lénine,  dont les méthodes "tendent à substituer le parti à la classe ouvrière et qui, à l’intérieur du parti lui-même, aboutissent à l’évolution suivante : « l’organisation du parti (un petit comité) commence par se substituer à l’ensemble du parti ; puis le comité central se substitue à l’organisation et finalement un ‘dictateur’ se substitue au comité central ». Contre ce danger, Trotsky proclame fièrement son espoir qu’ « un prolétariat capable d’exercer sa dictature sur la société ne tolérera pas un pouvoir dictatorial »"  (Löwy, 2009).   Löwy cite ici un grand biographe de Trotsky, Isaac Deutscher, qui pense que "ce pamphlet était tout à fait injuste envers Lénine, mais constituait, en revanche – avec une intuition visionnaire –, un miroir fidèle de l’avenir stalinien de l’URSS (pp. 138-140)"  (Löwy, 2009).  Ce parallèle qu'établit Löwy est intéressant, et conduit à la prudence en ce qui concerne les idées rebattues sur un Staline déjà contenu dans Lénine, auxquelles les premiers adversaires de Lénine, déjà, ont permis sans le savoir de contribuer. 

Ce qui est sûr, c'est que Lénine appelle tous ceux qui veulent abattre "l'absolutisme" ("autocratie", "asiatisme"),  à lutter pour "pour les droits du peuple, pour la démocratie" (Lénine, Œuvres, op. cité, t. IV, p. 220), en défendant la "liberté politique" :  droit de réunion, élection d'un parlement, liberté de la presse, etc. et  la soumission sans condition à la majorité à laquelle il appelle, dans les instances du parti, n'est pas autre chose que ce qui est  appliqué dans les régimes dits démocratiques.  A ce stade donc, de l'histoire du bolchevisme,  cette "technique disciplinaire", selon les mots de Michel Foucault (1994 : 65), se défend rationnellement par le fait qu'il faudrait une machine puissante, efficace, pour éliminer "le mécanisme gigantesque de l’État moderne tout puissant" (Lénine, Œuvres, op. cité, t. IV, p. 229). Il n'empêche, la manière dont Trotski, par exemple, ne parle plus que du "Parti" tout court,  en 1904, à de nombreuses reprises dans Nos tâches politiques (Colas, 2019)  est, pour les  anarchistes un signe révélateur d'une inféodation dont ils n'auront de cesse,  en vertu  du principe même d'autoritarisme qui sous-tend la doctrine centralisatrice du parti,  de rappeler le danger liberticide  (cf.  Kropotkine).  Le fonctionnement des comités (komitet) à dominante bolchevique est un exemple, de cette tendance autoritaire très précoce de certains suiveurs de Lénine : cf. la situation à Bakou, plus bas.  C'est le problème des "comitards", que Tony Cliff  traite de manière éclairante : 

"Le « comitard » était ordinairement un personnage plein d'assurance, car il voyait l'énorme influence que l'action du comité exerçait sur les masses ; en règle générale, il n'admettait pas de démocratisme au sein du Parti (...) Les comitards étaient, de diverses manières, des hommes au caractère solide. Ils dévouaient leur vie au mouvement révolutionnaire et se mettaient complètement à la disposition du parti. Ils n'avaient pas de vie en dehors du mouvement. Et parce qu'ils faisaient de grands sacrifices, ils avaient une grande autorité morale. Ils pouvaient toujours exiger des sacrifices des travailleurs de la base, parce qu'ils donnaient un l'exemple eux-mêmes"   (Cliff, 1975, ch. 8).   

Si Lénine s'était certes appuyé sur le comitard pour être ce "révolutionnaire professionnel" (cf. Que faire ?), ce fer de lance du parti, il avait mis ensuite en garde contre la sclérose des comités et de leurs chefs, en réclamant diverses actions :  

"organisez à tout prix, organisez et organisez des centaines de cercles en reléguant tout-à-fait à l'arrière-plan les habituelles sottises (hiérarchiques) des comités. Nous sommes en temps de guerre. Ou de nouvelles organisations militaires, jeunes, fraîches, énergiques, se formeront partout pour accomplir sous tous ses aspects, dans tous les milieux, l'œuvre révolutionnaire de la social-démocratie, ou vous périrez avec le renom de « comitards » nantis de sceaux" 

 

"Il faut seulement recruter des jeunes, plus hardiment et plus largement..." 

 

 (Lénine, Lettre du 11 février 1905 à A. A Bogdanov et S. I Goussiev, 1905)

 "Acceptez-vous des ouvriers au comité ? C'est indispensable, absolument indispensable! Pourquoi ne nous mettez-vous pas en contact direct avec eux ? Pas un seul ouvrier qui écrive dans Vpériod, C'est scandaleux ! Il nous faut à tout prix avoir des dizaines de correspondants ouvriers."  

Lénine, Lettre au comité d'Odessa du 25 mars 1905, Œuvres, op. cité, t. XXXIV, p. 318.    

Cliff, toujours, rapportant les débats au congrès socialiste de 1905, cite Mikhaïlov, affirmant qu'en pratique, les conditions d'entrée dans les comités "pour l'intelligentsia sont très basses, et pour les ouvriers elles sont démesurément élevées",  propos immédiatement appuyés avec enthousiasme par Lénine aux cris de "Très vrai !" contre une majorité de "Faux"    (Cliff, 1975, ch. 8).   

 

Au cours de l'année 1905, quelques mois après le IIIe congrès du PSODR, Lénine publie un autre ouvrage, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, où il souligne l'importance de la préparation à l'insurrection qui, après la révolution de 1905 devenait plus crucial que jamais, pendant que les Mencheviks ne s'appesantissaient pas sur cette question, convaincus que la bourgeoisie libérale allait bientôt prendre le pouvoir.  Que ce soit dans le journal  des Vpériodistes (de Vperiod) ou dans sa Résolution sur l'insurrection armée (mai 1905), il affirme l'urgence d'informer les travailleurs du sens politique et de l'organisation pratique de l'insurrection armée, et ce soulèvement armé a été l'objet de toutes les résolutions de ce IIIe Congrès   (Cliff, 1975, ch. 9)La détermination de l'homme de la Lena  pour la lutte armée, qui n'est pas nouvelle, nous l'avons vu, demeure intacte dans le combat contre l'autocratie :

"L'offensive contre l'ennemi doit être des plus énergiques : l'attaque et non la défense doit devenir le mot d'ordre des masses ; l'extermination implacable de l'ennemi deviendra leur objectif ; l'organisation de combat sera mobile et souple ; les éléments hésitants de l’armée seront entraînés dans la lutte active. Le Parti du prolétariat conscient est tenu de remplir son devoir dans cette grande lutte"   (Lénine,  Les enseignements de l'insurrection de Moscou,  Proletarii [Пролетарій]  n¨2, 29 aout 1906, Œuvres, op. citées, t.XI, p. 178).  

 

veille rev 1905
guerre russo-japonaise, 1904

 

 

 

A la veille de la  révolution de 1905

 

Les mécontentements sociaux sont grandissants. Depuis 1903, la crise des industries métallurgiques a pour conséquence la baisse des salaires, et les grèves tentent à la fois "d'entraver celte baisse et d'interdire les réductions du personnel. Aussi est-ce en 1903 que le docteur Warsar a observé la plus forte proportion de chômeurs : 450 usines ont suspendu leur production, immobilisant 86 832 ouvriers." 

 

Variété, Les grèves de 1895 à 1904 en Russie Journal de la Société Française de Statistique de Paris [JSFS],  tome 47,  1906, p. 216-219)

Variété. Les grèves de 1895 à 1904 en Russie (numdam.org)

L'année suivante, de mai à juillet, le nombre de grèves a explosé, les ouvriers choisissant délibérément l'été, qui empêche les patrons de recruter des paysans occupés aux récoltes et permet de revendiquer avec plus de force des améliorations de salaires et de conditions de travail.  Les paysans eux-mêmes, entre 1900 et 1904, se soulèvent en permanence. On compte 670 révoltes paysannes pendant cette période (Girault et Ferro, 1989).  Du côté des libéraux, le combat politique est autrement plus feutré, on s'inspire de l'expérience révolutionnaire française de 1848 pour organiser des campagnes de banquets, en lieu et place de réunions politiques interdites, pour s'opposer au tsar : "Lors de ces banquets les leaders de la bourgeoisie libérale et de la petite noblesse exposent leurs revendications. Pour la première fois apparaissent à leurs côtés des ouvriers, des représentants des «marxistes légaux» de Strouvé [Struve, NDR] , ainsi que certains mencheviks."   (Léon Trotsky, Avant le 9 janvier, note 1, 1905).  

 

La grande agitation dans les régions frontalières, en plus des problèmes de subsistance, se double de problèmes liés à l'intense politique de russification des territoires conquis, depuis le règne d'Alexandre III. Les travailleurs, en effet, sont le plus souvent d'origine immigrée   (Allemande, Turcs, Persans, etc.) ou autochtones (Polonais, Arméniens, Géorgiens, Azerbaïdjanais, etc.).  "L'accumulation d'ouvriers dans un petit nombre d'usines surpeuplées, la concentration des établissements dans des régions déterminées, la similitude des conditions de travail et de production, l'analogie des salaires, tout prépare l'entente entre les divers groupements ouvriers, tout facilite la cohésion, tout rapproche, tout unit." (Variété..., op. cité).

A Batoum, en Géorgie, mais aussi dans la province de Kalisch, en Pologne, les grèves ont mobilisé à plusieurs reprises "la population ouvrière tout entière" (Variété... op. cité).  Il faut dire aussi que le ministre de l'Intérieur, Viatcheslav Konstantinovitch (von) Plehve, poussé par le gouverneur de Transcaucasie, Grigori Golitsyne (Golicyn), avait eu la très mauvaise idée de confisquer les biens (modestes, c'est plutôt un choix politique) de l'Eglise arménienne, provoquant un soulèvement général, toutes classes sociales confondues.  

A Bakou, par exemple, les travailleurs employés aux tâches les plus dures étaient à 90 % musulmans, alors que les Russes représentaient 60 % des machinistes qualifiés.  Les Russes vivaient avec leur famille le plus souvent, avaient une meilleure éducation, de meilleurs salaires, pendant que les ouvriers étaient le plus souvent seuls et habitaient des sortes de camps provisoires (Variété... op. cité), qui rappellent la situation, ce n'est qu'un exemple, des immigrés maghrébins en France pendant les Trente Glorieuses.  Les ouvriers pouvaient travailler jusqu'à seize heures par jour, pour des salaires de subsistance, "et habitaient des baraquements nauséabonds dans les pires conditions qu'on puisse imaginer. Ces baraquements n'avaient ni eau ni lumière." (Variété... op. cité).  A Tiflis, Bakou, Batoum, Rostov-sur-le-Don, ces ouvriers se révoltent d'abord par eux-mêmes, en réaction à leurs conditions effroyables d'existence, de 1901 à 1903, puis, sous l'influence des premiers sociaux-démocrates russes et géorgiens, au travers des Comités,  "les grèves se politisent, comme le montrent les manifestations des 1er mai 1901, 1902, 1903" (Ter Minassian, 1978).

A Bakou en 1904/1905, l'Organisation arménienne ouvrière sociale démocrate a refusé les mesures du Congrès de Londres du POSDR, en 1903, en particulier le "principe d'une centralisation absolutiste" (Ter Minassian, 1978), dont les frères Šendrikov, révolutionnaires très influents de cette période dans le Caucase, feront l'amère expérience sur le terrain. Contre l'avis des bolcheviks, ils préparent les ouvriers à une grande grève en décembre 1904, et l'Organisation promulgue ses "Revendications générales" : "liberté absolue de convoquer des assemblées d'ouvriers, la liberté de la parole et de la presse", "La liberté d'organiser des Unions, des fonds d'aide mutuelle et des grèves..."convocation immédiate d'une Assemblée Constituante pan-russe des représentants de la population de toute la Russie, sans considération de confession ou de nationalité...", "droit au suffrage universel, direct et égal, par bulletins de vote secrets"  (Keenan, 1962),  sans parler des revendications spécifiques :  journée de travail de huit heures, augmentations de salaire, salaires garantis pendant une maladie ou les arrêts de travail, fin des heures supplémentaires et du travail le dimanche, etc.  

Contre le fédéralisme invoqué par les "spécifistes" de l'Organisation,  le parti, représenté ici par les Komitetčiki (komitetchiki}, répond par une "violente campagne idéologique" (op. cité) affirmant que l'organisation fédéraliste "signifie désorganisation et démoralisation du mouvement ouvrier, nationalisme et séparatisme" (op. cité) , et que l'Organisation arménienne doit demeurer sous la direction du prolétariat russe. Il n'est pas possible de s'étendre ici sur le détail de tous ces combats idéologiques, on se contentera de dire que, du côté arménien, un groupe de marxistes orthodoxes, qui ont appris à l'étranger un marxisme académique, celui de la social-démocratie allemande de Kautsky, celui de Plekhanov, et de l'autre, des anciens partisans des partis révolutionnaires, à la fois nationalistes, socialistes, et radicaux en terme de violence, Dachnak (Daschnak) ou Hentchak (Hintchak), qui, mus par l'agitation ouvrière, "adhèrent au marxisme, mais gardent une sensibilisation à la question nationale" (Ter Minassian, 1978).  

Les événements de Bakou, et plus largement de la Transcaucasie ont influencé l'Asie centrale, mais la situation dans la région transcaspienne, entre mer Caspienne et mer d'Aral,  dans le Turkmenistan, n'était pas du tout la même qu'ailleurs. La population de colons russes  ne se mélangeait pas du tout aux indigènes et l'agitation révolutionnaire sera portée par les ouvriers (cheminots en particulier) en très  grande majorité russes, animée par les exilés actifs politiquement, comme une large population estudiantine, russe elle aussi, envoyés dans des régions périphériques après les troubles des universités à partir des années 1890. Dans le même temps, l'idée d'une nation islamique est portée par les Tatars, mais "les congrès musulmans, qui, à partir de 1904, vont se réunir sous l’impulsion du Tatar Kalidjanin ne comporteront pas de délégation turkestanaise. La seule fois où il y aura un Turkestanais, un homme représentant l’Asie centrale, dans un de ces congrès, c’est au troisième, à Nijni-Novgorod en 1906, et ce sera un Tatar."  (Carrère d'Encausse, 1986).  

La Pologne est de tous les  territoires conquis, celui sans doute où la coercition exercée sur les habitants y a produit les plus grandes révoltes. En confisquant, suite à des insurrections répétées, de grands domaines du royaume, le pouvoir tsariste avait obligé le l'appauvrissement d'un certain nombre de nobles, propriétaires fonciers, qui s'étaient en partie replié sur des métiers intellectuels, sans avoir accès aux administrations, à la magistrature. Cela avait permis l'émergence d'une intelligentsia déclassée, engagée dans des luttes d'indépendance. Les avaient rejoints dans la lutte les déportés de Lituanie, de Biélorussie et d'Ukraine, qui n'avaient plus le droit de revenir sur leur terre natale  (Kiepurska, 1986). Les déboires russes sur le front russo-japonais faisaient naître beaucoup d'espoir de renouveau chez les Polonais et la revue Kuźnica, imprimée clandestinement à Lwów mais rédigée à Varsovie, qui se voulait transpartisane, cristallisa les colères et les revendications à partir de 1904, autour de nombreux débats de société. La même année est créée l'Union progressiste démocratique. Dans le même temps, la crise industrielle met près d'une centaine de milliers d'ouvriers au chômage.  Ce n'est donc pas un hasard si une grève générale finit par se déclencher, à la fin de l'année, où ne combattent pas seulement les ouvriers, mais aussi des travailleurs intellectuels, comme ceux des Unions d'ingénieurs et de cheminots, dont le comité central était "exclusivement composé de travailleurs intellectuels : ingénieurs et cadres" (Kiepurska, 1986).

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Le 15 juillet 1904, un énième attentat a raison de la vie du ministre Plehve, devenu président du Conseil, assassiné par le révolutionnaire Egor Sazonov, sur ordre de Boris Savinkov

et provoque une nouvelle crise au sein du pouvoir tsariste, qui ne répond que par de laborieuses tentatives de donner un nouvel élan de libéralisation du pays. En effet, l'oukaze (ukaz) du 12 décembre 1904  continuait de proclamer "inébranlables" les fondements de son régime absolutiste, tout en annonçant des mesures libérales qui étaient plus un écran de fumée qu'autre chose. Tout cela ne pouvait qu'aboutir à un échec, tant "le gouvernement était désormais incapable de se renouveler et de satisfaire les demandes de changement libéral et constitutionnel, qui provenaient des zemstva et de larges secteurs de l’opinion publique. Seule une révolution victorieuse pouvait venir à bout du dernier bastion de l’absolutisme en Europe" (Cinnella, 1986).

                   

                     

 

 

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