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                       Le livre noir de  

   NAPOLÉON BONAPARTE [ 2 ]

“ L'Idéologie doit changer la face du monde   

 

     

 

                    Audience publique du Directoire

                                   21 novembre 1795

                        Gravure, estampe à l' eau-forte

 

                            H.33.8  x L  51.2 cm

                                1797

                         Alexis Chataignier, graveur

                                         (1772-1817)

        Bibliothèque Nationale de France, BNF, Paris

                                   

préambule

  Les Idéologues (1)

Préambule

Introduction

Condillac

La Décade,  J-B Say et Amaury Duval

Le Conservateur 

Daunou

  Du Directoire  

« nos lois ont remis tout à sa place »

 « Les impôts directs ont atteint leurs limites »

Lucien Bonaparte

 « Il fallait à tout prix que je m'enrichisse »

Le vicomte de Barras

 « Que les faibles se rassurent : ils sont avec les forts  »

Le coup d'État de Brumaire

   Bibliographie 

 

 

 

 

Préambule 

Si une place de choix est réservée ici, à ceux qu'on a appelés Idéologues, avant de poursuivre l'examen du parcours de Napoléon Bonaparte, c'est qu'ils font partie, nous le verrons, aux côtés d'une large représentation de la bourgeoisie robine, dont nous venons de faire connaissance, des artisans, à des degrés divers, à la fois du coup d'État de Brumaire (18 et 19 brumaire an VIII / 9/10 novembre 1799), qui conduira le général Bonaparte aux plus hautes fonctions du pouvoir, mais aussi d'un système idéologique qui va tenter de structurer la société post-révolutionnaire. 

"Il ne s’agit pas d’un simple moment dans l’histoire des idées, ni d’un combat politique d’arrière-garde mais des fondements et de l’histoire de la plupart des sciences humaines, notamment l’économie politique et dans les sciences cognitives : linguistique, sociologie, ethnologie, physiologie, histoire, géographie ; et d’autres encore. Le mouvement des idéologues apparaît comme le principal inspirateur du républicanisme contemporain qui combine à la fois le rôle de l’État et le libéralisme politique et économique."   (Tiran, 2020).

"Quelques savans repoussent le nom d'idéologie, uniquement peut-être parce qu'il est moderne. (...) Quoi qu'il en soit, et sous quelque titre que se présente la science, elle est désormais mise à son rang par tous les hommes qui ont des lumières ; son importance et son étendue ne sauraient être sérieusement contestées. Née en Angleterre il y a deux siècles, et là seulement perfectionnée durant un siècle et demi, depuis cinquante ans elle a fait de grands pas en France ; elle en fait encore aujourd'hui. Base des sciences morales et politiques, principe de l'art de penser, de l'art de parler, de l'art d'écrire, elle s'applique à toute littérature. Son union avec la physique est plus intime encore ; et les calculs mathématiques ne lui sont pas étrangers. Comme elle procède par un examen rigoureux, comme son examen s'étend sur l'universalité des idées humaines, elle affermira les sciences véritables ; et, malgré plusieurs intérêts qui s'y opposent, elle anéantira les prétendues sciences qui sont au-dessous, ou, si l'on veut, au-dessus de la raison ; car ici les termes semblent contraires ; mais les choses sont identiques." 

"Tableau historique de la Littérature française", dans les Œuvres posthumes de Marie-Joseph Chénier, membre de l'Institut.... précédées d'une notice sur Chénier par M. Daunou, membre de l'Institut, Tome III, p. 59, Paris, Guillaume, 1824. 

 "Les deux amis [Cabanis et Destutt de Tracy] semblent n’avoir en tout qu’une même opinion ; ils ne vivent que pour leur ménage et leur chère idéologie, aux progrès de laquelle ils s’intéressent par-dessus tout. L’idéologie, m’ont-ils dit, doit changer la face du monde ; et voilà justement pourquoi ceux qui voudraient que le monde demeurât toujours bête (et pour cause) détestent l’idéologie et les idéologues." 

François-Pierre Maine de Biran, Lettre du 18 août 1802, à l'abbé de Feletz (Charles-Marie Feles Dorimond, C-M Feletz D. / d'Orimond, 1767-1850), citée par Victor Giraud, "Un philosophe méconnu — Maine de Biran", dans la Revue des Deux Mondes, tome 22, 1914, pp. 777)

C'est bien sûr la conception hégémonique qu'ont revêtue la pensée et l'action des Idéologues, imprégnant la bonne société de différents traits combinés du libéralisme économique et de l'élitisme scientifique, qui nous intéressera ici, dans le droit fil de la pensée du théoricien marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) : en effet cette egemonia  est le thème central de ses Cahiers de prison (Quaderni del carcere), recueil de textes écrits dans les geôles fascistes à partir de 1929 et publiés la première fois entre 1948 et 1951.   Ce concept d'hégémonie  a ainsi mis en évidence des réalités capitales de la domination historique des classes économiquement supérieures, par la capacité qu'ont les groupes ou  classes dominantes d'imposer au reste de la société des idées, des pratiques, des modes de vie et de pensée qui favorisent leur maintien au pouvoir.   

Ce faisant, on ne peut passer sous silence, dans le même temps, eu égard à la vérité historique, l'apport indéniable des savants  idéologues à un certain nombre de progrès "positifs"', purement scientifiques qui ont accompagnés, comme les Lumières qui les ont précédés, la première révolution industrielle, en particulier "la modernité d’un esprit interdisciplinaire qui saisit un grand nombre des données de la science : les liens de la théorie et de la pratique, l’importance épistémologique de la production et de la diffusion de la science, le rôle essentiel des signes (langage, écriture) dans le développement des sciences."  (Tiran, 2020).

intro

 

 Introduction 

 

 

Forts de la puissance progressive des sciences pendant la période des Lumières, mais surtout imprégnés d'une autre mentalité, travaillés par une  vision libérale de la société,  un certain nombre de scientifiques, entre 1795 et 1802, vont commencer à rêver d'un projet républicain réalisé au travers d'un "gouvernement de savants" et confronter leurs idéaux au réalisme politique. En 1794, déjà, le comte de Mirabeau (Honoré Gabriel Riqueti, 1749-1791), Talleyrand, ou encore Condorcet avaient proposé l'idée d'un institut issu et animé par des éminences grises, développant la science et l'instruction, mais leurs "plans avaient été rejetés par les Jacobins, qui se méfiaient d'une aristocratie intellectuelle." (Kennedy, 1994).  Le décret sur l'Organisation de l'instruction publique adoptée par la Convention le 3 brumaire an 4 (25 octobre 1795), dite loi Daunou (cf. plus bas), établit un Institut national des sciences et des arts (Collection complète des Lois, Décrets, Ordonnances, Réglemens, Avis du Conseil-d'État, 1788 à 1830, par Jean-Baptiste Duvergier, Tome huitième, Paris, 1835, Titre IV, p. 358 et ss ). Le lendemain, 26 octobre, le changement de régime, appelé Directoire, leur ouvre un chemin particulier, à l'intersection de la politique et de la science, qui leur était jusque-là fermé, le long duquel il ne serait plus possible de "distinguer leurs discours savants de leurs discours politiques (...) Dès lors, les Idéologues se réduisent à un groupe qui, réuni autour de Pierre-Jean-Georges Cabanis et Antoine Destutt de Tracy, a tenté de créer les conditions d'émergence d'une élite.... Avec Garat, Daunou, Ginguené et Chénier" (Chappey, 2001) 

En effet, les principaux tenants l'Idéologie sont à la fois des hommes de l'élite intellectuelle, scientifique,  souvent de premier plan, et des hommes politiques, intégrés aux institutions scientifiques, mais aussi politiques de la Révolution, surtout à partir du Directoire, et un nombre significatif d'entre eux ont connu les geôles de la Terreur. 

institutions   :   Dans tout cet exposé napoléonien, ce terme recouvre les grands corps étatiques établis à leur fondation sur un ou plusieurs ensembles de lois, visant à organiser et à contrôler des domaines sociaux particuliers :  armée, police, éducation, etc. 

 

L'homme de lettres et historien Pierre-Claude-François Daunou (1761-1840), à l'origine de sa loi qui fonde l'Institut de France, en deviendra membre de la seconde classe des Sciences morales et politiques, et est aussi député, élu président du Conseil des Cinq-Cents en 1795  ; Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808) est médecin et physiologiste, membre de la même classe à l'Institut, sera élu au  conseil des Cinq-Cents en 1798 ;  Pierre-Louis Ginguené (Guinguené, 1748-1816) est musicologue, journaliste, il appartient lui aussi à la seconde classe de l'Institut, et devient ministre plénipotentiaire en 1797 ; Volney (Constantin-François Chassebœuf de La Giraudais, 1757-1820, dit) est géographe,  orientaliste, historien,  membre de la seconde classe de l'Institut, député dès 1789 ;  Dominique-Joseph Garat (1749-1833)  est "professeur d'analyse de l'entendement humain" à l'Ecole normale de Paris, membre de la deuxième puis troisième classe de l'Institut (Langue et Littérature françaises),  député en 1789, ministre de la justice en 1792, commissaire à l'Instruction publique, etc. ;  Marie-Joseph Chénier (1764-1811), écrivain, frère d'André, le célèbre poète exécuté en 1794,  fait aussi partie de la troisième classe de l'Institut, et deviendra membre du Conseil des Cinq-Cents et président de la Convention nationale en 1795  ; Destutt de Tracy, philosophe, économiste, membre associé de l'Institut,  avait été nommé par la noblesse député de la Constituante en 1789. 

 

Les Idéologues "ont cherché à créer, au sein de l'Institut national, une communauté intellectuelle homogène capable de jouer un rôle de contre-pouvoir dans l'espace politique... fondée sur la compétence intellectuelle, susceptible de garantir une forme républicaine d'équilibre des pouvoirs, d'assurer la défense des libertés et la réduction des inégalités."  (Chappey, 2001).  

 

S'agissant des libertés individuelles,  il ne faut avoir aucun doute : les Idéologues, on l'a dit, marchent dans les pas des philosophes libéraux des Lumières. Mais c'est la même chose sur le sujet d' un ordre social conservateur et de ses inégalités. 

L'activité philosophique, politique ou économique de ces savants débordent largement du cadre de l'Institut.  Beaucoup d'entre eux fréquentaient depuis bien longtemps le salon de Madame Helvétius (Anne-Catherine de Ligniville d'Autricourt, 1722-1800) devenue veuve du célèbre philosophe en 1771. L'année suivante,  elle s'installe 59, rue d'Auteuil à Paris,  où  ce second salon (dit "la deuxième société d'Auteuil"), verra passer les derniers penseurs vivants des Lumières : d'Alembert, Diderot, d'Holbach, mais aussi nos Idéologues :  Condillac, Destutt de Tracy, Garat, Volney, etc.,  surtout Cabanis, qui héritera même de la maison d'Auteuil au décès de la salonnière.  D'autres, fréquentaient davantage le salon de la romancière britannique Helen Maria Williams, très liée à Jean-Baptiste Say, ceux de Germaine de Stael ou de Sophie de Condorcet et, plus tard (1803), celui de la Princesse de Salm-Dick   (Constance Marie de Théis, puis C. Pipelet de Leury, 1767-1845), "première femme admise parmi les conférenciers du Lycée des arts(Tiran, 2020) On pouvait y croiser, par exemple, J-B Say, Ginguené ou encore Andrieux (cf. plus bas).   

le salon   :  Terme alors anachronique : "Au XVIIIe siècle, le terme « salon » relève de l’architecture. Il désigne une grande salle de réception. Jusqu’à la Révolution, on ne parle que de « cercle » et de « société » pour qualifier cette forme de sociabilité privée, toujours située hors de la cour, dans laquelle la maîtresse de maison accueille des invités choisis avec soin avant leur première venue. Le terme, anachronique aux XVIIe et XVIIIe siècles, désigne donc des lieux variés dont le point commun est une pratique de la convivialité par les élites urbaines."  (Marion Brétéché, "Le salon : un modèle de sociabilité pour les élites européennes ?", article de l'Encyclopédie Numérique d'Histoire de l'Europe (ENHE), Sorbonne Université) 

"Il y a dans Paris un grand nombre de petites sociétés où préside toujours quelque femme qui, dans le déclin de sa beauté, fait briller l’aurore de son esprit."   (Voltaire, Lettre à M. Lefebvre, Œuvres  complètes de Voltaire, Tome 33, Correspondance I, années 1711-1735, p. 292 )

 

Deux groupes libéraux se différentiaient alors sur leur constitution et leurs projets sociétaux, d'un côté les Amis d'Auteuil, de l'autre, le groupe de Coppet. Alors que les premiers se rattachent, dès l'Ancien Régime, au second salon d'Auteuil, de Mme Helvétius, les seconds tiennent plutôt salon chez Mme de Stael,  un peu plus tard, au château de Coppet, en Suisse, où elle s'exila :  Napoléon Bonaparte, irrité en particulier par son premier roman, Delphine,  publié en 1802, qui défend la liberté des femmes dans une société aristocratique, l'avait condamnée l'année suivante à se tenir à plus de 40 lieues (160 km) de Paris.  Les visiteurs de Coppet avaient auparavant, pour certains, fréquenté de longues années le salon de sa mère, Mme Necker, l'épouse du célèbre banquier et ministre Jacques Necker.  Certes, les principaux membres du groupe Coppet sont protestants, les autres, sont plus souvent d'origine catholiques et surtout,  de plus en plus agnostiques ou athées ; certes les partisans de Necker soutiennent l'intervention de l'Etat quand  les autres sont libre-échangistes ; certes les premiers aiment et fréquentent la démocratie américaine quand les autres admirent la monarchie anglaise, mais ils ne se démarquent guère, fondamentalement sur la vision élitiste et inégalitaire de l'ordre social :  cet ingrédient essentiel du capitalisme sera jusqu'aujourd'hui le ciment idéologique, nous le verrons, qui attache tous les courants politiques libéraux européens, du centre mou de la social-démocratie (et même jusqu'à tous les ersatz de "socialisme"), jusqu'à l'extrême-droite, en passant par le centre, ou prétendu tel.  

 

"En raison de leur double qualification en termes de propriété et de culture, les républicains modérés au pouvoir appellent les électeurs au deuxième degré « l’aristocratie des meilleurs ». D’après la Constitution de l’an III, ceux-ci sont réduits aux citoyens qui ont plus de 25 ans et possèdent une propriété d’un revenu égal à 200 jours du travail quoique d’autres lois privent du droit de vote les émigrés, leurs familles ainsi que ceux qui ont servi d’une manière ou d’une autre les opposants à la Révolution .

Si le groupe de Coppet et les Idéologues sont d’accord sur le principe de « l’aristocratie des meilleurs », le terme n’aurait pas le même contenu sociologique. En invoquant la chambre des pairs anglaise, Mme de Staël  souhaite préserver la liberté aristocratique dans une société fondée sur la liberté démocratique. Sur le plan sociologique, sa vision politique impliquerait la restauration de l’influence politique des grands propriétaires terriens dont beaucoup sont des anciens privilégiés par opposition à celle de révolutionnaires dans un climat social post-révolutionnaire. C’est ainsi qu’en restreignant le champ de l’aristocratie des meilleurs au deuxième degré des élections indirectes par les conditions plus restrictives de la propriété, Mme de Staël entend convertir ses amis monarchistes à la république, ce qui n’est pas le cas des Idéologues." (Takeda, 2003)

électeurs   :  "La Constitution de l'an III établit le suffrage censitaire à deux degrés [disposition  préconisée par Condorcet]. Dans ce système, il y a au plus 30 000 électeurs et le pouvoir législatif est confié au Conseil des Cinq Cents et au Conseil des Anciens (250 membres). Le pouvoir exécutif est confié à un Directoire de cinq membres. Le Directoire n'a pas l'initiative des lois."  (Blanc et Tiran, 2003)

 

​Il est clair que le Directoire, suite à la Convention thermidorienne, prépare le régime napoléonien, en creusant profondément le sillon de la révolution bourgeoise le plus délétère pour le bien commun, le message le plus emblématique de ce moment étant sans  doute le célèbre discours du puissant Boissy d'Anglas, du 5 messidor an III :  cf. Gracchus Babeuf.  Cependant, là où un Boissy d'Anglas affirmait en 1795 le principe archi-rebattu d'un gouvernement des "meilleurs", recherchés, comme pour Rœderer,  du côté des "propriétaires",  Cabanis les voyait plutôt du côté des "savants" et "justifie la mise en place des listes de notabilités et l'exclusion du « peuple » hors de la sphère politique." ? (Chappey, 2001).  Le plus drôle, pour le médecin qu'il était, est que les médecins ne seront pas nombreux à figurer sur ces listes ; en cause : les revenus de beaucoup de médecins de province, aux honoraires "faibles et souvent impayées", quand "Corvisart reçoit 20 francs par consultation (à titre de comparaison la journée de travail d’un ouvrier parisien s’élève à 3 francs)", rapporte Jean-François Lemaire dans un "remarquable ouvrage sur la médecine napoléonienne" (Tulard, 2004 / J-F Lemaire, "La médecine napoléonienne, 1993, Editions François Bourin, puis édition refondue et enrichie en 2003, chez Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon )

nombreux  :  « Notons pourtant que certains médecins sont choisis comme maires de villes importantes : Durande à Dijon, Lallemand à Nancy, Marchant à Metz et Moral à Colmar. C’est avec la création de la noblesse d’Empire en 1808 que l’on voit enfin émerger le médecin.

Cinq sont comtes : Cabanis, Bertholet, Porcher de Richebourg, Chaptal et Fourcroy. Les quatre premiers sont sénateurs, le cinquième conseiller d’État. Douze sont barons, à savoir dans l’ordre chronologique : Corvisart qui, faute d’occuper une fonction publique, ne fut pas comte, Desgenettes, Larrey, Ivan, Boyer et Percy, la guerre se mêlant à la vie de cour. Suivent Heurteloup, Dubois, Girardot puis les maires Durande, Marchant et Lallemand dont la promotion fut automatique.

Il y eut de nombreux chevaliers : Portal, écarté par Corvisart du service de l’Empereur, Jean-Joseph Sue, Hallé, Pelletan, Broussonnet, Bourdois et un pharmacien Cadet de Gassicourt.

Ajoutons y les Légions d’honneur. »

 

  (Tulard, 2004)

 

 

Cabanis est issu d'une riche famille de propriétaires et avocats limousins, il deviendra médecin et homme politique. S'opposant à la démocratie directe qui s'était pratiquée en Grèce, qui met "en jeu toutes les passions ignorantes et ennemies de l'ordre", qui livre "à la merci de la plus absurde populace les hommes les plus sages et les plus vertueux", laisse "les personnes et les fortunes dans un état d'inquiétude continuelle", il fait l'éloge, comme de nombreux membres de l'élite républicaine, de la démocratie représentative. Son  "gouvernement sera fort", son exécution des lois "vigoureuse", principalement parce que le peuple n'exercera "aucune fonction publique" : "qu'il ne fasse point de lois, qu'il n'administre point, qu'il ne juge point, comme il le faisoit dans les démocraties anarchiques de l'antiquité ; mais que ses législateurs, ses gouvernans et ses juges soient toujours pris parmi ceux qu'il a désignés.

"Quelques considérations sur l'organisation sociale en général, et particulièrement sur la nouvelle constitution. Par Cabanis... séance du 25 frimaire an 8" (16 décembre 1799), pp. 23-25 .    

 

"Dès lors, le peuple, incapable de jugement politique et soumis aux risques de la tromperie, ne saurait prendre part à la désignation de l'élite, seule apte à contrôler les lieux de la prise de décision politique" (Chappey, 2001).   

 

Point notable dans l'organisation du gouvernement de notre médecin, une instance dénommée 'Tribunat" est posée comme contre-pouvoir au  Corps législatif,  "composé des hommes les plus énergiques et les plus éloquens... chargé  spécialement de pétitionner sans cesse au nom du peuple", qui "aura le droit de faire des appels continuels à l'opinion, de censurer de toutes les manières les actes du Gouvernement, de dénoncer ceux qu'il jugera attentatoires à a constitution, d'accuser et de poursuivre tous les agens exécutifs, de parler et d'imprimer  avec la plus entière indépendance, sans que ses membres puissent être jamais tenus de répondre de leurs discours ou de leurs écrits " ("Quelques considérations...", op. cité, p. 29). Drôle de "magistrature populaire" qui n'est en fait composée que d'une fraction de l'élite, dotée surtout  d'un pouvoir de nuisance tel, qu'on se demande comment cette idée a germé dans l'esprit d'un amoureux de l'ordre et de la paix sociale.  Quant à son avis sir les femmes, Cabanis ne se distingue pas de beaucoup de ses mâles contemporains : "Cabanis ou Moreau de la Sarthe, idéologues ralliés à Bonaparte, reprennent à leur compte les théories élaborées par Pierre Roussel dans le Système physique et moral de la femme (1775) et affirment que les femmes sont naturellement faibles et que leur comportement est déterminé par leur organe reproducteur."  (Fayolle,  2022).

Ce caractère aristocratique n'empêche pas, bien entendu, de forger des idées, des projets d'intérêts communs, et cela est bien sûr valable pour beaucoup de penseurs libéraux, et encore plus pour des hommes comme Cabanis, médecin par vocation, assistant de Corvisart (Jean-Nicolas Corvisart-Desmarets, 1755-1821), titulaire de la chaire de clinique interne à la Faculté de Paris. Ce dernier deviendra une sorte de ministre de la santé du gouvernement le 21 messidor An IX (10 juillet 1801), et plus tard, médecin  de l'empereur Napoléon. Le problème et la très grande différence d'avec les femmes et les hommes plaçant le bien commun au-dessus de tout, c'est que les libéraux font dépendre plus ou moins toute leur action sociale d'une forme économique inégalitaire de gouvernement, qui fera des institutions sociales autant de variables d'ajustement de cette économie, nous y reviendrons souvent. Il n'empêche, la place de Cabanis "est marquée parmi ces réformateurs qu'anime un bel esprit de charité et de solidarité. Dans tous les hôpitaux de France, Cabanis veut une gestion surveillée, l'amélioration des conditions de vie des malades, un régime alimentaire approprié. Il préconise la création de petits hôpitaux, car plus ils sont grands, plus il y a d'abus » ; il voudrait que tout médecin d'un hôpital puisse y former « une école d'après le plan qu'il jugerait le meilleur », et qu'au sortir de l'hôpital, on trouve au malade guéri, un travail qu'il puisse exécuter chez lui plutôt que dans un grand atelier. Si le travail est impossible, les secours à domicile ont des inconvénients dont aucun ne lui échappe, mais ils sont préférables à tous ceux auxquels on a pensé. Il en vient presque au home care, discuté et pratiqué en ces dernières années. Le médecin social qu'est Cabanis s'inscrit donc bien en avance sur son temps et ne doit pas être oublié parmi les précurseurs de cette tendance moderne. Il désire aussi faire disparaître les « inégalités factices de l'état social », régénérer les malfaiteurs, assainir les prisons, favoriser l'adoption des enfants trouvés, et s'associer aux réformes de Pinel en faveur des aliénés."  (Astruc, 1956 ; Cabanis : Observations sur les hôpitaux 1790 ; Vues sur les secours publics, 1798. 

 

De 1796 à 1797,   Antoine Destutt de Tracy fait la lecture à l'Institut National de différents Mémoires.  A l'instar d'autres membres de la noblesse,  Antoine-Louis Claude Destutt de Tracy  (1754-1836), noble écossais de grande fortune, colonel de cavalerie puis député de la noblesse aux Etats généraux, fait partie "des premiers à venir se joindre au Tiers-Etat et dans la célèbre nuit de 4 août 1789, il fut également au premier rang parmi ceux qui se dépouillèrent volontairement de leurs privilèges et de leurs titres au profit d'idées nouvelles." (Georges Barral, Histoire des sciences sous Napoléon Bonaparte, Paris, Nouvelle Librairie Parisienne, Albert Savine Éditeur, 1889,  p. 181).   

 

Le 20 juin 1796, devant la classes des sciences morales et politiques de l'Institut (Macherey, 2008), il propose d'unifier une "science des idées" autour du mot "idéologie", sorte de métas-ciences au carrefour de différentes disciplines de connaissance de l'homme,  psychologie et physiologie, en particulier, dont Destutt attribuera la paternité à Condillac  (Destutt-Tracy, "Projet d'Éléments d'idéologie à l'usage des écoles centrales de la République Française", partie 1,  p.3 , an IX / 1801)  :

"la science de la pensée n'a point encore de nom. On pourroit lui donner celui de psycologie. Condillac y paraissoit disposé. Mais ce mot, qui veut dire science de l'ame,  paroît supposer une connoissance de cet être que sûrement vous ne vous flattez pas de posséder ; et il auroit encore l'inconvénient de faire croire que vous vous occupez de la recherche vague des causes premières, tandis que le but de tous vos travaux est la connoissance des effets et de leurs conséquences pratiques. 

     Je préférerois donc de beaucoup que l’on adoptât le nom d’idéologie, ou sciences des idées. Il est très sage, car il ne suppose rien de ce qui est douteux ou inconnu ; il ne rappelle à l’esprit aucune idée de cause. Son sens est très-clair pour tout le monde, si l’on ne considère que celui du mot français idée ; car chacun sait ce qu’il entend par une idée, quoique peu de gens sachent bien ce que c’est. Il est rigoureusement exact dans cette hypothèse ; car idéologie est la traduction littérale de science des idées. "   (Destutt-Tracy, "Mémoire sur la faculté de penser",  Mémoires de l'Institut National des Sciences et des Arts, pour l'an IV de la République — Sciences morales et politiques — Tome Premier, Paris, Thermidor an VI / août 1798, p.323-324.).   

On cherchera cependant en vain la création par Destutt de Tracy d'une "société des idéologues" que certains ont imaginé de toute pièce : "La société des idéologues est un groupe de penseurs fondé par Antoine Destutt de Tracy" (article Wikipedia, 15 novembre 2024).  La société en question n'a jamais existé, il faudrait parler plutôt d'un ensemble de personnalités du monde scientifique, littéraire ou politique partageant une vision particulière de la société qui a été décrite plus haut, liée à la pensée de l'Idéologie de Condillac et de Destutt de Tracy.  

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         Buste de  Destutt de Tracy

     par le suclpteur David d'Angers

           

             Terre cuite    1837

             Galerie David d'Angers 

                    Angers, France   

 

De même, on peut se demander sur quelles sources se base Philippe Macherey pour affirmer que les Idéologues "se sont eux-mêmes nommés officiellement" ainsi, alors que l'on sait plus sûrement que c'est Bonaparte, premier Consul qui, se retournant contre les partisans de l'idéologie, nous le verrons bientôt, a employé  ce  terme de manière très péjorative :  

"Il y a une classe d’hommes qui depuis dix ans a fait, par le système de méfiance qui la domine, plus de mal à la France que les plus forcenés révolutionnaires. Cette classe se compose de phraseurs et d’Idéologues ; ils ont toujours combattu l’autorité existante... esprits vagues et faux, ils vaudraient un peu mieux s’ils avaient reçu quelques leçons de géométrie...

Napoléon Bonaparte, paroles prononcées devant le Conseil d'Etat le 12 pluviôse an IX / 1er février 1801, rapportées "dans les papiers de Lagarde, eux-mêmes cités par : A. Vandal, L’avènement de Bonaparte, Paris (1902-1907)"  (Kennedy, 1994 : 145)

Il paraît évident que Marx, et Engels quelques dizaines d'années plus tard, ont été influencés par cette genèse de l'"idéologie" et lui ont donné son acception à la fois générale et péjorative, dont il a été question sur la page d'accueil de ce site : 

"Karl Marx a donné au mot “idéologie” le sens de système de pensée qui tend à justifier une forme particulière d’organisation sociale, ou politique, en masquant ses contradictions, ses fondements, ses phénomènes d’exploitation et de domination. Une “idéologie” serait toujours mystificatrice. C’est à propos de Feuerbach, dans La Sainte-Famille, que la définition et l’accusation furent lancées. Karl Marx connaissait bien les travaux des idéologues parce que dans la Sainte-Famille déjà il cite Destutt de Tracy, Dupuis, Volney. À propos du matérialisme mécaniste et sur la bataille contre la métaphysique il cite l’ouvrage de Pierre Georges Cabanis sur Le rapport du physique et du moral de l’homme."  (Tiran, 2020). 

condillac

La Sainte-Famille   :  "Die heilige Familie, oder Kritik der kritischen Kritik, Gegen Bruno Bauer und Konsorten", Frankfurt a. M., Literarische Anstalt (J. Rütten), 1845  : "La Sainte Famille ou critique de la critique critique — Contre Bruno Bauer et consorts", Francfort sur le Main, Institut Littéraire.

Rütten & Loening était un important éditeur allemand fondé à Francfort en 1844. 

 

       

           Condillac 

 

 

Tous les historiens s'accordent pour souligner l'influence profonde qu'a eu sur les Idéologues la philosophie sensualiste du philosophe Étienne Bonnot de Condillac (1715-1780, frère de Gabriel Bonnot de Mably),  développée dans le "Traité des sensations à Madame la Comtesse de Vassé", par M. l'Abbé de Condillac de l'Académie Royale de Berlin, Londres, 2 tomes, 1754. Le philosophe fonde son texte sur une expérience,  imaginée peut-être par Elisabeth Ferrand,  qui pour cet ouvrage l'a " éclairé sur les principes, sur le plan & sur les moindres détails(op. cité, p. 10).    Il s'agit de se mettre à la place d'une statue imaginaire, dont les sens s'ouvriront un à un à l'expérience sensible, cherchant, pour commencer, à reproduire des "opérations de l'entendement dans un homme borné au sens de l'odorat(op. cité, p. 20).  L''auteur avait commencé son livre par un "Avis important au lecteur" et lui demande "de se mettre exactement à la place de la Statue que nous allons observer. Il faut exister avec elle, n'avoir qu'un seul sens, quand elle n'en a qu'un ; n'acquérir que les idées qu'elle acquiert, ne contracter que les habitude qu'elle contracte : en un mot, il faut n'être que ce qu'elle est. Elle ne jugera des choses comme nous, que quand elle aura tous nos sens & toute notre expérience." (op. cité, p. IV).  Il ne s'agit pas de dire ici que l'expérience qu'il propose n'est pas intéressante et même, amusante, mais elle est d'évidence bien artificielle, puisque l'auteur sépare l'expérience sensible de tout ce qui rend une existence humaine complexe et irréductible à une telle situation. Ne parlons même pas du fait que, dotée seulement de l'odorat au début de l'expérience, celle-ci n'aurait, selon le philosophe, "aucune idée de la matière". Démocrite, au Ve siècle avant notre ère,  avait déjà émis l'idée que la matière était constituée d'infimes particules.  Que dire, aussi, de cet instant où la Statue fait l'expérience de la "premiere odeur" sentie, et fait pour la première fois l'expérience du plaisir et de la souffrance, selon que l'odeur est agréable ou pas (op. cité, p. 21). Tout un chacun  fait (heureusement)  l'expérience au quotidien d'odeurs relativement neutres pour l'odorat, qui ne causent ni plaisir ni déplaisir. Une telle remarque aurait changé les déductions des paragraphes suivants, etc.

 

Quelque intérêt qu'on trouve à la théorie sensualiste de Condillac, rien ici ne permet de baser sur elle un système politique particulier. D'ailleurs, Condillac n'a pas écrit de traité politique. Cependant, le philosophe a écrit un vaste ouvrage éducatif de forme  encyclopédique, en 23 volumes, dédié à la formation de l'infant Ferdinand de Bourbon (1751-1802), petit-fils de Louis XIV, qui lui prit neuf années de sa vie (1758-1767), et dans lequel il se livre à des réflexions politiques et sociales. Peu enthousiasmantes, il faut le dire, tant elles sont copies conformes de la littérature libérale de son temps, elles permettent de confirmer la proximité idéologique de Condillac avec  l'élite libérale, idéologue; ou non,  sur le sujet de l'organisation ordonnée et inégalitaire de la société    :  

 

                                                                  "Chapitre II

       Considérations générales sur ce qui fait la force ou la faiblesse d'une république

[L'égalité est le fondement d'une bonne république] : mention de l'auteur dans la marge.

Une république est heureuse lorsque les citoyens obéissent aux magistrats, et que les magistrats respectent les lois. Or elle ne peut s'assurer de cette obéissance et de ce respect, qu'autant que par sa constitution elle confond  l'intérêt particulier avec le bien général ; et elle ne confond l'un avec l'autre, qu'à proportion qu'elle maintient une plus grande égalité entre ses membres. 


  Je ne veux pas parler d'une égalité de fortune, car le cours des choses la détruiroit d'une génération à l'autre. Je n'entends pas non plus que tous les citoyens aient la même part aux honneurs ; puisque cela seroit contradictoire à l'ordre de la société, qui demande que les uns gouvernent et que les autres soient gouvernés. Mais j'entends que tous les citoyens, également protégés par les lois, soient également assurés de ce qu'ils ont chacun en propre, et qu'ils aient également la liberté d'en jouir et d'en disposer. De là il résulte qu'aucun ne pourra nuire, et qu'on ne pourra nuire à aucun."

Œuvres complètes de Condillac, tome XVII, "Cours d'études pour l'instruction du Prince de Parme " Histoire moderne, Tome III, chapitre II, pp. 128-129 , Paris, Imprimerie de Ch. Houel, an. VI, 1798. 

​​

"Une république n'est donc pas heureuse et puissante, précisément parce qu'elle est pauvre : mais elle l'est à proportion que sa pauvreté entretient l'égalité parmi les citoyens ; et que ne souffrant pas qu'il s'élève des familles opulentes, elle exclut le luxe, c'est-à-dire, le désir de jouir de ce dont les autres manquent, et, par conséquent, la manie de chercher des jouissances dans les frivolités, que les riches seuls peuvent se procurer.

Faudroit-il donc détruire tout-à-fait le luxe, et faire de nouveaux partages ? Non sans doute, on le tenteroit inutilement ; un pareil projet seroit même sans fruit, et produiroit de nouveaux malheurs." (op. cité, p. 135). 

Cet extrait résume bien les constants allers-retours des libéraux modérés, qui annoncent déjà la frilosité intellectuelle de la future socio-démocratie, par cette volonté de contenir l'appétit des riches, que leurs excès ne menacent pas l'ordre social, tout en se refusant à attenter à leur liberté de s'enrichir. Condillac partage avec les autres libéraux le  même conviction que les inégalités de richesse entre les citoyens sont inscrit dans un "ordre social" indépassable, qui vaut aussi pour leur rang et leur pouvoir dans la société.  Sa critique du luxe, véritable marotte des privilégiés des Lumières, sujet précédemment abordé, est peu ou prou la même, aussi, nous allons le voir, toujours ce même discours moralisateur  sur le sujet pour le justifier ou  tempérer l'avidité des riches, sans qu'il ne devienne jamais un véritable enjeu politique, de justice sociale : on sait depuis longtemps que ce n'est pas, chez les libéraux, un sujet  politique d'importance et on voit bien ici comment Destutt se débarrasse de la question du partage des richesses d'une simple pichenette : elle est inutile, elle n'apportera que du malheur, passons à autre chose. Ce traitement expéditif d'une question sociale très importante n'est pas digne d'un penseur rationnel, comme prétendait l'être Destutt. Progressivement, les héritiers de cette pensée se débarrasseront de tout son argumentaire poussiéreux et le remplaceront par un autre, tout aussi fallacieux, nous le verrons, mais bien plus efficace et performatif. 

Le goût pour l'égalité, du côté de Condillac, comme pour les autres libéraux, est celui d'une égalité de droits : 

"Cette égalité  seroit tout-à-fait détruite si des privillèges donnoient à quelques uns le droit exclusif de s'occuper d'un commerce ; si des impôts arbitraires ne permettoient pas aux citoyens de savoir ce que le fisc voudra bien leur laisser ; si les publicains étoient autorisés à vexer impunément les peuples ; si l'intrigue, faisant un trafic des emplois, vendoit le droit de s'enrichir par toutes sortes de moyens : en un mot, si le gouvernement enhardissoit l'avidité à tout oser : ce seroit alors le temps des fortunes rapides, et d'une inégalité destructive."  (op. cité, p. 129). 

Vous aurez remarqué que Condillac ne s'inquiète que des aspects économiques du sujet, les privilèges accordés aux uns (emplois, domaines réservés : nous sommes plus de 20 ans avant la révolution française),  l'intervention limitée de l'Etat dans l'économie  ("Laissez faire..."),, la modération des impôts. Le libéral du XVIIIe siècle, on l'a vu, n'a quasiment aucune conscience de ce qu'on appelle les inégalités des chances, de la reproduction des inégalités sociales, qui permettent en particulier de pouvoir exercer ses droits (à l'éducation, à la santé, etc.) de manière plus ou moins efficiente, et c'est tout juste si les auteurs (Adam Smith, par exemple), rappelez-vous, esquissent le sujet au détour d'une phrase. 

Condillac n'échappe pas non plus aux simplifications historiques de  la littérature du XVIIIe siècles qui ont déjà été évoquées. Rousseau lui-même, on l'a vu,  mettait sur le dos de la société dans son ensemble le fait d'avoir abandonné "la manière de vivre simple, uniforme, et solitaire qui nous était prescrite par la nature."  (cf. Critique sociale  : Jean-Jacques Rousseau).  Condillac met de la même manière tous les Romains de la République dans le même sac : 

 

                                                                         "Chapitre II

                       Des effets que le luxe doit produire dans la république romaine..

La vie simple et frugale à laquelle les Romains avoient été forcés pendant plusieurs siècles, paroissoit leur interdire les superfluités dont ils ne connoissoient pas l’usage. Ils aimoient cette simplicité dont ils s’étoient fait une habitude. Elle formoit leur mœurs, elle régloit leur façon de penser, et elle entretenoit dans le gouvernement cette allure uniforme et constante qui en faisoit toute la force.(Œuvres complètes de Condillac, op. cité, Histoire ancienne, tome IX, Livre Huitième, p. 293).

La vision simpliste de l'histoire est encore là assez affligeante, qui font des Romains une seule et grande famille socio-économique. Il y avait de très riches fortunes à Rome sous la République et beaucoup de problèmes sociaux, liés en particulier à l'endettement, nous l'avons vu, comme dans tous les Etats centralisés et à toutes les époques. C'est donc tout un environnement économique inégalitaire qui disparaît ici au profit de formules sans cesse rabâchées par les auteurs. Quand Condillac semble apporter une touche personnelle à l'examen du "luxe", en trois espèces : luxe de magnificence, de commodités ou de frivolités, ce n'est pas pour en tirer des leçons économiques, mais plutôt morales. Ainsi, le luxe des commodités (logement, les meubles, la table, le vêtement, les équipages etc.), qui est dispendieux, a le tort aussi d'intéresser les "moins riches" et même les "pauvres", qui "songent à s’enrichir par toute sorte de moyens", ce qui conduit à une  inévitable corruption des mœurs  (Œuvres complètes de Condillac, op. cité, tome X, Histoire ancienne IV, Des lois, Livre VII, "Considérations sur le despotisme des anciennes monarchies" ). 

Cette  vue moraliste se confirme dans un autre ouvrage, mâtiné d'un souci de la misère, que le fondement de la critique empêche d'analyser de manière plus rationnelle : 

"Que deviennent les mœurs lorsque les principaux citoyens, qu’on prend pour exemple, forcés à être tout-à-la-fois avides et prodigues, ne connoissent que le besoin d’argent, que tout moyen d’en faire est reçu parmi eux, et qu’aucun ne déshonore ? Le luxe fait subsister une multitude d’ouvriers, j’en conviens. Mais faut-il fermer les yeux sur la misère qui se répand dans les campagnes ? Qui donc a plus de droit à la subsistance, est-ce l’artisan des choses de luxe, ou le laboureur ?"    

(Œuvres complètes de Condillac, op. cité, tome IV, Le Commerce et le Gouvernement, 1ere partie, chapitre XXVII, p 286)

Comme chez Locke, Condillac justifie le droit de propriété par le travail des terres effectué par les premiers paysans, de telle sorte que  c'est la culture "qui fonde le droit de propriété des habitans (...) après le contrat passé, l'inégalité naîtra naturellement de l'égalité même, qui étoit auparavant entre les contractants.(op. cité, tome X, Histoire Ancienne, IV, XV).  Comme l'état de nature, ce surgissement ordonné de la culture, de l'ordre social régenté par les lois est totalement farfelu, nous l'avons déjà examiné, et contraire à des réalités historiques de grande ampleur, bien visibles, du moins jusqu'à la révolution industrielle et le développement du capitalisme moderne. C''est par la violence, l'appropriation par la guerre, le vol la prédation, que se sont opérées pendant des millénaires les colossales appropriations  des puissants du monde entier, et nullement par leur travail, et celles-ci, nous le verrons, n'ont pas disparu des Etats "policés", mais se sont invisibilisées, ont revêtu un caractère légal et honorable, "blanchies", si on peut dire, par des législations taillées par les élites à la mesure de leurs pratiques d'appropriation. Réservons le grand prix de la bêtise sur le sujet à Condorcet, qui imaginait, lui, aussi, que la connaissance des sensations, des sentiments, traçait un chemin des plus sûrs vers la connaissance des choses justes ou injustes :  "AINSI, l'analyse de nos sentiments nous fait découvrir, dans le développement de notre faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur, l’origine de nos idées morales, le fondement des vérités générales qui, résultant de ces idées, déterminent les lois immuables, nécessaires, du juste et de l’injuste ;("Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Ouvrage posthume de Condorcet, A Paris, chez Agasse... l'an III [1794-1795] de la République une et indivisible", pp. 251-252)

Il a été  évoqué ailleurs, soit dit en passant, le train de vie de Condillac et de son frère  (cf. De la fin de l'Ancien Régime). 

décade

 

 

La Décade

La Décade philosophique, littéraire et politique paraît pour la première fois (puis tous les dix jours ou "Décadis", d'où son titre)  le 29 avril  1794, au beau milieu de la Terreur, et s'éteindra le 21 septembre 1807.  La revue, tout à fait conforme à la vision sociale des Girondins, a été conçue principalement par le poète et journaliste Sébastien-Roch Nicolas, dit Chamfort (1740-1794), qui avait collaboré en particulier au Courrier de Provence de son ami Mirabeau et se suicidera quelques jours avant la naissance de la revue, et P-L  Ginguené, qui a  été  rédacteur dans Le Moniteur universel, Le Mercure de France, ou encore La Gazette, des Deux-Ponts, mais aussi directeur de La feuille villageoise, à destination des paysans, et qui sera nommé à la direction générale de l'Instruction publique.  Puis, différents collaborateurs se joindront au projet, en particulier François-Guillaume-Jean-Stanislas Andrieux (1759-1833), qui avait collaboré aussi au Mercure et au Moniteur, sera fait membre de l'Institut en 1797 et du Conseil des Cinq-Cents l'année suivante  ;  Joachim Lebreton (Le Breton, 1760-1819), membre de l'Institut, d'abord dans la classe des sciences morales et politiques en 1795, chef du Bureau des musées, qui  avait  écrit notamment  La Logique adaptée à la rhétorique, en 1788 et un Journal de l'Eglise Constitutionnelle de France, en 1792 ; Charles-Alexandre-Amaury Pineux, dit Amaury Duval (1760-1838), nommé diplomate à Naples puis à Rome,  entre 1789 et 1793, historien, sous-chef puis chef au Bureau des Musées  ;  ou encore, et pas des moindres, celui qui, à vingt-six ans, n'est pas encore devenu le célèbre économiste libéral que l'on connaît, Jean-Baptiste Say, choisi pour être le directeur , sorte de rédacteur en chef, avant la lettre, de la revue  (Blanc et Tiran, 2003 ; Tiran, 2020),   

 

Jean-Baptiste Say  (1767-1832), est héritier d'une famille de maîtres couturiers d'origine génevoise, mais son père Jean-Estienne, négociant en soieries à Lyon, se reconvertira dans la banque, à Paris, après des déboires financiers, où son activité d'agent de changes le fera accéder à la fortune,  sa famille finissant même par devenir "une des plus grandes dynasties bourgeoises de France. Au bout de quatre années, il sera appelé à faire partie du comité chargé de surveiller la délivrance des assignats.(Tiran, 2014).  Jean-Baptiste naît à Lyon, dans le très chic quartier du quai Saint-Clair (aujourd'hui quai André-Lassagne), quartier d'affaires lyonnais. Ses premières années ne manquent pas d'originalité, grâce à un père très présent dans l'éducation de son fils et à la mentalité très proche de celle des Idéologues. Son fils rapporte qu'il "profitait des moments de loisir que lui laissait son commerce pour me mener à des leçons de physique expérimentale que donnait à l’oratoire le père Lefèvre oratorien. Je pris goût à cette séance et les notions que je commençais à puiser dans ces leçons m’ont été utiles depuis soit dans mes travaux manufacturiers soit en me fournissant des comparaisons propres à rendre mes idées plus sensibles."  (J-B Say, Manuscrits A, Bibliothèque Nationale, in op. cité). A neuf ans, on le met en pension tenue "par un Italien nommé Giro et un abbé nommé Gorati", peu orthodoxes : "Leur plan rejetait quelques-unes des pratiques suivies dans les collèges en général (...) leur entreprise en conséquence eut les persécutions à essuyer de la part de l’archevêque de Lyon." (op. cité).

   

La famille déménage en 1782 à Paris, et il devient apprenti  pendant plusieurs années, dans la maison Laval et Wilfelsheim, puis dans celle de Louis Julien ; commis chez un négociant anglais en 1786, dans le commerce des Antilles et des Indes, avant de partir se perfectionner aux pratiques commerciales en Angleterre. De retour, en 1787,  il deviendra secrétaire de l'administrateur gérant d'une compagnie d'assurance à vie,  Etienne Clavière (1735-1793), vieille connaissance d'affaires de son père, principal théoricien des Girondins en matière financière, passé comme lui au Comité des assignats, deviendra ministre des Finances en 1792. Soupçonné de malversations, il sera mis en procès et se suicidera dans la  prison de la Conciergerie le 8 juin 1793.  De famille protestante, comme celle de Say, génevois comme son grand-père, il lui avait fait connaître en particulier La Richesse des Nations d'Adam Smith, que Clavière "étudiait fréquemment(op. cité). Après un passage à la Garde Nationale, en 1789 (il fait partie, sans surprise du groupe des Girondins), Say devient employé administratif au Courrier de Provence, (journal de Mirabeau) l'année d'après. Il se porte volontaire pour défendre la Champagne, envahie en 1792, se marie l'année suivante avec Julie Gourdel-Deloches, catholique, fille d'un ancien avocat aux Conseils du roi, mais vraisemblablement sans cérémonie religieuse et sans contrat de mariage  (Blanc, 2002, Tiran, 2014).  Peu après, les époux envisagent "de créer une école aux méthodes modernes d’éducation" (Tiran, 2014)., alors que son père subissait un nouveau (et sévère) revers financier à cause de la chute des assignats. Sa position au comité sur les émissions jeta la suspicion sur ses pratiques, mais une enquête le blanchira totalement.  Le projet des époux Say ne se fera pas, car Chamfort, Ginguené et Andrieux proposera à Jean-Baptiste  de collaborer au projet de la Décade. On ne doit pas s'étonner du parcours professionnel peu cohérent de Say, il semble avoir choisi la voie des affaires par respect paternel, "mais ses goûts le portaient vers la littérature le théâtre et la poésie." (Tiran, 2014). 

Clavière   :  "Clavière   :  "Clavière accusait ouvertement certains banquiers, in primis le banquier hollandais Hope, d’être parmi les principaux responsables de la chute des assignats et de la fuite des capitaux, surtout en numéraire, en dehors de la France. (...)  Pourtant, Clavière, genevois comme Necker, avait pris part à des opérations financières qui ne furent pas toujours irréprochables dans les années 1780, dans la Compagnie des Eaux ainsi que dans les rentes viagères."  (Valmori, 2017). 

 

Comme d'autres Idéologues, il témoigne d'un changement d'époque, de mentalité, qui cherche à se tourner vers l'avenir, le progrès scientifique et technique, beaucoup plus que vers un passé historique ou littéraire. Pourtant, nous allons le voir, beaucoup de traits le rattachent aux premiers libéraux,  par une mentalité  teintée de mépris  social, qui fait des élites les prescripteurs de la bonne morale du peuple, et, malgré sa critique des anciens, Say alimente aussi sa réflexion des conceptions très simplistes de l'histoire des peuples antiques, ici le petit peuple de Rome, que Say caricature en éternels  et insouciants fêtards, quand la tentation des modernes reste toujours celle de la paresse et des plaisirs faciles : nous connaissons maintenant bien les refrains de morale sans cesse adressés par les libéraux au  peuple, qui s'érigent souvent en gardiens des bonnes mœurs. Pour illustrer tout ce qui vient d'être dit, citons un long passage très instructif de Say dans la Décade, qui nous apprendra bien plus sur sa vision de la société qu'un long traité. Cependant, comme son discours est une réponse à un autre Idéologue, Amaury Duval, alias Polyscope, commençons par résumer le point de vue de ce dernier, exprimé dans un billet intitulé "Polyscope aux Auteurs de la Décade : Projet d'un théâtre pour le Peuple(Décade Philosophique..., op. cité, N° 68, du 10 mars 1796 / 20 ventôse an IV, section, Instruction Publique ). Ce projet se place "dans la mouvance du grand élan pour « régénérer les Français » et fortifier « l'esprit public », caractéristique du Directoire."   (Josiane Boulad Ayoub, de l'Université du Québec à Montréal, "Les drames qui convenaient à des sujets ne sont plus bons pour des citoyens"*, article de la Revue ESSE). 

 

Polyscope souhaite démocratiser l'instruction  : "Le peuple a le plus grand besoin d’instruction; voilà ce que tout le monde s’accorde à dire. Mais ce n’est pas assez de fonder des écoles publiques où nos enfants iront apprendre les lettres et les sciences; je veux aussi des écoles pour les grands enfans ; pour ceux à qui leur fortune ou les circonstances n’ont pas permis d’acquérir les principes de la morale et de la politique. Or, où pourront-ils mieux s’en instruire que dans les théâtres ? C’est là qu’on les attirera par l’appas du plaisir" ​C'est par des méthodes divertissantes qu'il veut faire acquérir "les principes de la morale et de la politique" en allant au théâtre, qui, comme d'autres lieux d'arts ou de spectacles, ne seraient plus réservés aux privilégiés. Par ailleurs, comme J-B Say, nous le verrons plus loin, il cherche à remplacer la culture entretenue par la monarchie par une nouvelle culture inspirée des ses conceptions républicaines : "On nous offre toujours des pères ou des tuteurs dupés, des soubrettes complaisantes, des valets qu’on avilit, qu’on bat, dont l’unique métier paraît être de voler et de faire rire (...)  Les drames qui convenaient à des sujets ne sont plus bons pour des citoyens. Si le peuple doit avoir un théâtre, iI lui faut aussi des pièces."  ("Polyscope aux Auteurs..." op. cité).

 

Maintenant, quelle forme prendra cette culture régénérée qu'Amaury Duval appelle de ses vœux ?  Polyscope ne parlera ni de connaissances, ni du goût des arts, mais de toutes sortes de méthodes pour imprégner les esprits d'une morale nouvelle, républicaine, appelée à chasser  la morale ancienne et monarchique. Dans son "théâtre moral et philosophique", il veut pour le peuple "des tragédies où il puisse observer tous les ressorts que fait jouer l’ambition, la plus tyrannique passion de l’homme, après l’amour ; où on lui apprenne comment un citoyen adroit, à qui sa richesse donne trop d’influence dans une république, peut, comme César, s’emparer par degrés de l’esprit de la multitude et bientôt renverser un gouvernement libre ; des tragédies où il assiste aux délibérations des gouvernans, sur la meilleure méthode d’administrer l’État ; où on lui retrace les grandes actions des braves qui ne sont plus, et des caractères fermes, héroïques, et de grandes passions, de grandes vertus, de grandes fautes, de grands supplices."

Il en va de même avec les pièces comiques où il veut que le peuple aille " non pas sourire, mais bien franchement rire, rire aux éclats des mille et un ridicules de chaque classe de la société ; où on lui dénonce les friponneries de certains officiers publics, la morgue de quelques autres, l’audace de ces présomptueux qui sans véritables talents, voudraient s’élever au-dessus de leurs concitoyens ; où l’on peigne bien fidèlement et les charlatans, et les intrigants, et les nouveaux Alcibiade et les Aspasie du jour.(op. cité).

 

 Polyscope est donc prêt, dès qu'on lui laissera la latitude de le faire, de transformer tout le théâtre en arène politique, de conditionner le système culturel public à toutes sortes d'impératifs moraux, pour le rendre conforme  à son idéal républicain et éradiquer du mieux possible la culture du régime absolutiste. 

"Croit-on avoir fait une pièce patriotique, parce que l’on aura intercalé avec effort dans quelques scènes, de longues tirades en faveur de la république ? Parce que tous les acteurs (froids comme quand ils chantent par ordre des airs civiques) seront obligés de crier l’un après l’autre : vive la liberté ! – Eh ! Prouvez dans vos pièces, non par des phrases, mais par des faits, que le gouvernement où l’homme peut le mieux développer toutes ses facultés, le mieux employer sa vie, est le gouvernement républicain. Que ce principe de toute vérité, sorte du sujet même; qu’il en soit une conséquence certaine, indisputable.

 

Quoi! Ne serait-il point de poètes dignes de travailler pour le peuple, capables de composer de bonnes et nombreuses pièces nationales ? Oh ! J’en connais plus d’un . (...) Répandez dans vos pièces, les sentiments honnêtes et patriotiques qui sont dans vos âmes : écrivez, non pour plaire au gouvernement, mais pour l’utilité de vos concitoyens, et pour la gloire."  (op. cité).

Les Idéologues, en particulier  Duval et Ginguené, ont obtenu une place de choix dans les institutions du Directoire. "C’est donc le réseau de La Décade, réseau en partie breton, qui préside aux destinées de l’Instruction publique.(Chaudonneret, 2013).  Acteurs  de l'organisation muséale, mais aussi des fêtes,  les Idéologues participent au Bureau des Musées et Fêtes nationales, "ce qui signifie bien que les fêtes ont le même enjeu que les musées. Avec François de Neufchâteau [membre du Directoire 1797-98], c’est un véritable système qui se met en place, « le système morale de nos Fêtes » ; sept fêtes nationales par an sont instaurées (fête de la fondation de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l’Agriculture, de la Liberté, des Vieillards).(op. cité). Ce programme idéologique est clairement affiché dans une circulaire du ministre de l'Intérieur, Pierre Bénézech, affirmant : "Une pensée philosophique a présidé à l’ordonnance du système des Fêtes. Elles sont politiques ou morales. Les premières ont pour but de rappeler à l’universalité des citoyens, par des images imposantes, le sentiment de leur dignité, de leurs droits et de leurs devoirs ; ou de solenniser les époques mémorables, et les grands souvenirs des triomphes de la République.

 

"Le Ministre de l'Intérieur, Aux Administrations centrales et municipales...", circulaire du 17 Ventôse, an 7 / 7 mars 1799], dans le "Recueil des Lettres circulaires, Instructions, Programmes, Discours, et autres Actes publics Émanés du C.en (Citoyen) François (de Neufchâteau... Tome II", p. 106-107), Paris, Imprimerie de la République, an VIII,)

De ce même système participent tous les comptes-rendus détaillés des cérémonies, des larges discours, à chaque ouverture d'une école centrale, mais aussi des distributions de prix, précédées ensuite d'examens publics, toujours ce gouvernement des "meilleurs", "qui tournait la page sur ce que la Montagne avait retenu de la théorie rousseauiste de la souveraineté populaire" soutenue aussi par "les nombreux articles de La Décade discutant des bienfaits de l’émulation comme moyen d’éducation"  (Boulad-Ayoub, 2001).

 

Nous voyons donc, au fur et à mesure, combien la vision sociétale des Idéologues, qui se targuent d'apporter un nouveau souffle à la société, est en réalité truffée de vieilles recettes morales, idéologiques, remontant pour certaines à la haute antiquité, en l'occurrence, ici, la "Fête de la Jeunesse" : "L'idée d'une Fête de la Jeunesse est empruntée des Républiques anciennes. Les Athéniens célébraient  aussi au printemps leur Éphébées, qui n'étaient pas autre chose que la Fête des jeunes gens, lesquels étaient admis à prêter alors le serment de vivre et de mourir pour la patrie.(Le Ministre... op. cité).  C'est dans ce cadre qu'avait été organisée l' "Entrée triomphale des objets de sciences et d'arts recueillis en Italie", dont nous avons déjà parlé, et qui sous-entend  l'adhésion des Idéologues aux pratiques (très ancienne aussi) de prédation de guerre.  Etc, etc, 

 

La lecture de la Décade nous offre donc un beau panorama d'un programme d'embrigadement du citoyen, qui fera de lui un bon petit soldat d'une République que les élites ont façonné de toutes pièces à leur avantage.  

 

Revenons maintenant à la réponse que Say, alias Boniface Veridick, fera à Polyscope,  tout aussi chargée de préoccupations morales  et  de maintien de l'ordre social  : 

 

"Au nom de la patrie, cultivons la terre, perfectionnons les arts utiles, tenons une conduite rangée, et allons rarement, très-rarement au spectacle. Vous avez beau dire, l'instruction qu'on y trouve ne paye pas le tems qu'on y perd, et je pense, moi, que depuis la révolution, le goût s'en est beaucoup trop répandu chez toutes les classes du peuple (...) Il n'est pas jusqu'à une pauvre domestique que j'avais tirée des champs dans l'espérance que sa conduite en serait plus simple et plus unie, qui ne se soit dissipée au point qu'elle n'était pas contente si elle n'allait pas à l'Opéra deux fois par décade ; tellement que lui voyant ce goût décidé pour Les arts, et m'apercevant d'ailleurs que ma cuisine était faite négligemment, et ma chambre plus mal-propre que jadis sa basse-cour, j'ai été obligé de la prier d'aller chercher du service chez Armide ou chez Iphigénie."  

        Vous dites, mon cher Polyscope, que ce n’est point assez des écoles où l’on instruira nos enfans ; qu’il en faut encore pour les grands enfans, pour ceux à qui leur fortune ou les circonstances n’ont pas permis d’apprendre les principes de la morale et de la politique. — Distinguons, précisons nos idées. Il y a beaucoup de grands ignorans sans doute; il y a beaucoup d’éducations négligées ; les trois quarts des habitans de nos pays, soit-disant policés, ne savent ni lire, ni écrire, j’en conviens ; mais, quelle est l’instruction qu’il leur faut ? II me semble que c’est d’abord celle qui les rendra plus habiles dans leur profession quelle qu’elle soit ; plus ils feront d’ouvrage, plus leur ouvrage sera parfait, et plus ils seront à leur aise eux et leur famille, plus la patrie s’enrichira de leurs travaux. [Même avis chez Condorcet, et les Encyclopédistes, on l'a vu, d'une école rudimentaire pour le peuple et une autre plus savante pour les élites].  Et où apprendront-ils cela ? Chez eux, s’ils sont assidus et laborieux, et point du tout au spectacle. — Il faut ensuite qu’ils sachent écrire et compter pour tenir en ordre leurs petites affaires, et savoir, au besoin, écrire une lettre ou dresser un mémoire. Assurément, le spectacle ne leur enseignera point ces choses-là. 

(...)     

Préférez à tous la vie casanière (I). Que fait-on au-dehors ?  On se dissipe, on dépense, on gagne des maladies, on amasse la mauvaise humeur ; et pendant que le talent se rouille, et que l'argent s'en va, l'enfant pleure dans son berceau, et la maman reste accablée de peines et de soucis. Trouvez vos plaisirs auprès de ces êtres intéressans ; ils vous enseigneront la vraie morale, et leurs caresses feront votre bonheur.

   Où nos concitoyens apprendront-ils la politique, ajoutez-vous ? Mais quels sont les talents politiques nécessaires aux quatre-vingt-dix-neuf centièmes de la nation ? C’est de faire, une fois tous les ans, de bons choix d’électeurs : hé ! Qu’ils choisissent autour d’eux des hommes de bon sens, de probité, amis du gouvernement républicain, je ne leur en demande pas davantage ;"

"(I). Je ne prétends pas dire qu'on doive passer sa vie dans sa hutte, comme les Hottentots. On est chez soi par-tout où l'on est en famille ; et ce n'est pas mener une vie désordonnée, que d'aller à la promenade et de respirer à la campagne les beaux jours du printemps."

[…] A quoi donc les théâtres sont-ils bons ? A répandre le bon goût dans les arts et la littérature, et à adoucir les mœurs. Nous devons en conserver, comme nous faisons des statuaires et des peintres, pour embellir notre pays et l’imagination de ses habitans. Nous devons encourager les uns et les autres à nous offrir des objets dignes de la majesté d’un grand peuple, et capable de lui faire aimer ses loix et sa patrie ; et en cela, mon cher Polyscope, nous sommes entièrement d’accord ; mais que notre gouvernement ne soit jamais directeur de troupe ; point de théâtres nationaux, point de théâtres pour le peuple. 

 

Ces cirques, ces spectacles populaires étaient bons chez les anciens, où une classe nombreuse de citoyens désœuvrés, sur-tout dans les villes, tenait à mépris l'exercice des arts utiles, et lorsqu'elle n'avait pas les armes à la main, ne savait que cabaler dans les places publiques, consommer, par des distributions gratuites, le blé des provinces conquises, et promener son oisiveté dans les fêtes que lui donnaient des magistrats jaloux de capter sa faveur.  C'étaient de vrais nobles que ces gens-là ; quelquefois fort gueux à la vérité, mais c'étaient des nobles ; et les esclaves, la classe laborieuse de la société, formaient le tiers-état. Chez nous, ce doit être toute autre chose : perdons l'envie et l'espoir de faire de nos concitoyens un peuple de Grecs ou de Romains. Nous pouvons être beaucoup mieux que cela. Les mœurs modernes, notre position plus septentrionale, la grandeur de nos états, leur civilisation à-peu-près égale, et la nature de leurs relations entre eux, l'invention de l'imprimerie, les progrès des sciences, de la navigation, du commerce et des postes, tout nous fait une loi de ne point copier servilement les anciens ; d'être nous-mêmes, d'atteindre le seul degré de perfectionnement et de  bonheur dont nous sommes susceptibles." 

"MÉLANGES — Boniface Véridick [pseudonyme de J-B Say pour cet article - mais il  a utilisé S, et JBS, aussi, dans la Décade, cf. Tiran, 2014] à  Polyscope [pseudonyme d'Amaury Duval], sur son projet de théâtre pour le peuple", en réaction à un article de ce dernier, La Décade N° 70,  10 Germinal, an 4 / 30 mars 1796, pp. 39 et ss.). 

les anciens   :  Volney est encore plus sévère contre  "le système d'éducation qui prévaut en Europe depuis un siècle et demi : ce sont ces livres classiques si vantés, ces poëtes, ces orateurs, ces historiens, qui, mis sans discernement aux mains de la jeunesse, l'ont imbue de leurs principes ou de leurs sentimens (...)  On le voit, cet enthousiasme, au commencement du siècle, se manifester par une  admiration de la littérature et des arts anciens, portée jusqu'au ridicule (...) en sorte que nous n’avons fait que changer d’idoles, et que substituer un culte nouveau au culte de nos aïeux. Nous leur reprochons l’adoration superstitieuse des Juifs, et nous sommes tombés dans une adoration non moins superstitieuse des Romains et des Grecs ; nos ancêtres juraient par Jérusalem et la Bible, et une secte nouvelle [les jacobins, NDR]  a juré par Sparte, Athènes et Tite-Live.  Ce qu’il y a de bizarre dans ce nouveau genre de religion, c’est que ses apôtres n’ont pas même eu une juste idée de la doctrine qu’ils prêchent, et que les modèles qu’ils nous ont proposés sont diamétralement contraires à leur énoncé ou à leur intention ; ils nous ont vanté la liberté, l’esprit d’égalité de Rome et de la Grèce, et ils ont oublié qu’à Sparte une aristocratie de trente mille nobles tenait sous un joug affreux deux cent mille serfs ; que pour empêcher la trop grande population de ce genre de nègres, les jeunes Lacédémoniens allaient la nuit à la chasse des Ilotes, comme de bêtes fauves ; qu'à Athènes, ce sanctuaire de toute liberté, il y avait quatre têtes esclaves pour une tête libre ;"

(C.- F. Volney, "Leçons d'Histoire prononcées à l'Ecole Normale, en l'an III de la République Française"...  A Paris, Chez J. A. Brosson, an VIII,   pp. 230 - 233)   

Les exemples ne manquent pas, cependant, qui montrent que les Idéologues, tout en critiquant d'abusives interprétations,  avaient la même vénération pour la culture gréco-latine que les autres intellectuels de leur époque et donnaient largement les œuvres antiques en exemple, toutes sensibilités politiques confondues.

 

"La Décade publiera régulièrement des articles signés par les professeurs des Écoles centrales, puis, durant la bataille pour leur défense, des lettres ou encore des travaux primés de ses élèves. Ces travaux imprimés sont le plus souvent du reste, des compositions sur l’Antiquité, en vue de démontrer aux détracteurs des Écoles centrales qu’on y pratiquait, aussi bien que dans les anciens collèges, la culture des lettres grecques et latines."   (Boulad-Ayoub, 2001)   

 

Et déjà, J-B Say, faisant la liste des améliorations nécessaires à ses yeux pour parvenir à "cet état de perfectionnement moderne , tel que la France, par exemple",  énoncera largement (comme beaucoup d'autres intellectuels de cette époque) beaucoup de dispositions touchant l'économie : agriculture et industrie "dans la plus brillante activité", "des ports de mer remplis de navires", "des marchés propres et bien approvisionnés", une propriété pour les laboureurs et les artisans. Il veut "que dans chaque ménage, des ustensiles commodes et bien tenus, des habits de bonne étoffe, et du linge bien blanc, indiquent par-tout, non pas l'opulence, mais l'aisance.(op. cité, p. 42).   Il émet aussi le désir "que chacun sache lire, et ait sans son armoire, au moins quelques volumes, pour s'éclaircir sur les procédés des arts, et aussi quelques journaux, pour n'être pas étranger aux intérêts de sa patrie... Je veux, en un mot, que dans cette grande république, il n'y ait pas un fainéant, dont l'existence improductive soit un fardeau pour la société, pas un misérable qui puisse se plaindre de n'avoir pu, avec du travail et de la bonne conduite, gagner une subsistance facile, et mener une vie que les Anglais appelleraient comfortable. (...)  Vous croyez que parce que j'ai mal parlé de votre spectacle, je n'aime pas les spectacles ; ma première lettre vous convaincra du contraire. Pour cette fois-ci, j'ai voulu prouver qu'un théâtre national, un théâtre pour le peuple, serait peu ou point utile, pour la morale, et je n'ai pas cru nécessaire de dire combien il serait inconvenant d'y songer, au moment où la nation est obérée par les frais d'une guerre terrible.  (op. cité, p. 42-44). 

On ne trouvera pas grand monde pour refuser aujourd'hui comme hier la vie comfortable que le libéralisme économique a permis de développer, en Europe, puis dans le monde, pour une grande partie des citoyens, mais, on le voit ici, comme on l'a vu dans les études des premiers textes du libéralisme, ce projet de société se fonde tout entier sur la bonne marche du commerce, du libre-échange des biens de consommation, et partant, de la capacité des uns et des autres d'y accéder ou non. Comme Smith et tous les autres économistes libéraux avant lui et après lui, il n'établit pas en amont les besoins humains en général, pour décider ensuite le type d'organisation économique le mieux adapté à répondre à ces besoins, il fait exactement le contraire. Il libère davantage des forces, des relations qui, par nature, puisque l'économie se fonde toujours sur la capacité à obtenir de l'argent ou à le multiplier, obère plus ou moins, et avant tout, le bien-être de tous ceux qui n'en font pas commerce et qui ne vivent que d'un salaire de subsistance ou même un peu au-dessus.  

Nous avons déjà vu que les théoriciens du libéralisme ou leurs précurseurs, aux XVIIe et XVIIIe siècle, ne s'intéressent pas le moins du monde aux inéquités  sociales, en premier lieu les pénibilités ouvrières nées, en particulier, de la division du travail. Les Idéologues, fervents libéraux eux aussi, n'ont donc aucune raison de s'en préoccuper davantage. Le libéral se fixe un objectif de bonheur général  sans se préoccuper du coût de souffrances et de vies humaines nécessaire pour y parvenir. Il voudrait que le plus grand nombre y parvienne, tout en sachant qu'une partie non négligeable de la population ne l'atteindra jamais.  En effet, puisque cette vie comfortable est conditionnée par une réussite économique individuelle, il accepte, que son système produise à la fois des riches et des pauvres. Et ne parlons pas de tout le désastre écologique qui s'en suivra de ce système productiviste et consumériste, mais, de cela, peu de monde en aura conscience et en prendra la mesure avant longtemps.

 

Les Idéologues  suivent de près les travaux de la Commission des Onze, chargée de rédiger la Constitution et sont invités à l'Assemblée pour partager leurs vues (Blanc et Tiran, 2003)Say, Ginguené, Andrieux et encore plus Duval, rédigent des articles importants sur ce sujet dans la Décade. Duval adresse même un plan entier de constitution à la Commission. Say propose un préambule de la Constitution qui met en avant deux grands piliers de la révolution bourgeoise, liberté et propriété, et qui ne mentionne pas l'égalité : 

"Le peuple français voulant assurer à chacun des individus qui le composent, la tranquillité, la sûreté de sa personne et de sa propriété, et la liberté compatible avec une grande association, a arrêté d’organiser son gouvernement ainsi qu’il suit"  (Say, La Décade philosophique..., op. cité,  20 Messidor an 3 / 8 juillet 1795).   

"Pour que la Constitution soit valable, elle devrait, selon Jean-Baptiste Say et les autres rédacteurs de la Décade, atteindre trois objectifs principaux : amener au pouvoir l'élite de la nation, éviter de favoriser les émotions populaires, la flambée des passions, les votes d'enthousiasme, prévenir les conflits entre les divers pouvoirs." (Blanc et Tiran, 2003).   

Nous avons donc là  des pourfendeurs des privilèges, des défenseurs de la représentation politique, pour certains jamais élus par le peuple (Say, Andrieux, Ginguené, Duval etc.)  nommés à des positions privilégiées par d'autres agents de l'Etat et qui obtiennent le pouvoir de participer à l'élaboration d'une législation qui donne des privilèges à une toute petite portion de gens nés sous une bonne étoile. 

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Le Conservateur

          

Trois jours avant le premier coup d'Etat du Directoire contre les royalistes qui avaient une majorité au Conseil des Cinq-Cents, le 18 fructidor an 5 (4 septembre 1797),  plusieurs savants se réunissent par la création, le vendredi 1er septembre 1797 ("Quintidi 15 Fructidor, an V")  du premier numéro du quotidien Le Conservateur, Journal politique, philosophique et littéraire par les citoyens Garat, Daunou, Chénier." Le Prospectus qui avait fait la publicité pour annoncer au mois d'août le lancement du nouveau journal évoquait quant à lui, mais sans la nommer, une équipe plus élargie  : "Par les citoyens Garat, Daunou, Chénier, etc."   Le Conservateur sera imprimé jusqu'au 20 juillet 1798 (2 thermidor an VI) et analyse la politique française et européenne. 

​Les articles philosophiques ou scientifiques peu nombreux et très généraux du Conservateur  ne nous serons pas d'une grande utilité, ici, mais notons tout de même le soutien répété du journal à Bonaparte, dès son tout premier numéro, qui annonce clairement avoir trouvé un bras armé pour mener son combat, et  la ferveur d'un Cabanis, autour d'une sorte d'une science totale, de progrès unissant les connaissances, les arts et la politique pour le bonheur du monde, que les Idéologues chercheront à construire après le coup d'état de Brumaire  et la venue au pouvoir de Bonaparte Premier Consul :

"L'armée d'Italie, qui a su vaincre, saura utiliser ses victoires. L'homme de génie, qui commande si dignement cette armée de héros, ne reculera point devant sa destinée. Sourd aux clameurs contemporaines, il se placera, dans le passé, parmi ces guerriers libérateurs dont les exploits bienfaisans ont illustré la Grèce antique ; il se placera dans l'avenir qui est juste parce qu'il n'est point jaloux ; et, plein d'une forte conscience de gloire, il confiera le nom de Buonaparte à la postérité qui l'attend."   (M. J [Marie-Joseph] Chénier,  "Le Conservateur...", op. cité, N¨° 1er, p. 7)

"On a reproché à l'armée d'Italie et à Buonaparte, d'avoir violé le droit des gens envers Venise ! Rappelez-vous la conduite de son gouvernement, et jugez cette accusation ! Au moment de la semaine-sainte, ce gouvernement met à profit la superstition de ses sujets ; 40 mille paysans sont armés ; 10 régimens d'esclavons marchent ; des prêtres, le crucifix à la main, forment de nouvelles croisades qu'ils remplissent de leurs fureurs sacrilèges. Vérone est assiégée ; 400 français y sont massacrés ; le corsaire français, le Libérateur de l'Italie, est coulé à fond ; son équipage, qui se sauve à la nage est taillé en pièces : en falloit-il tant pour justifier les actes vengeurs de Buonaparte envers cette aristocratie perfide ?" ("M. G" [?],  dans "Le Conservateur...", op. cité, N¨° 14, p. 111).  

 

"Ainsi les sciences, et sur-tout les arts, ont eu la première influence sur la culture de la raison : mais la raison perfectionnée a répandu sur les unes et les autres une vive lumière, qui n 'en a pas seulement rendu les méthodes plus sures, mais qui, de plus, en a multiplié les moyens, agrandi les opérations, augmenté les effets. Par elle, et par elle seule, ont été découverts ces principes invariables de la morale, tirés des besoins et des facultés de l'homme ; principes féconds sur lesquels se fondent les droits des peuples, et qui donnent à la vertu de solides bases, sans le secours des fables ridicules et corruptrices par lesquelles on a prétendu si long-temps la fortifier ou l'épurer.(Cabanis, dans Le Conservateur..., op. cité,  N° 30, Nonidi 9 Vendémiaire, an VI / Samedi 30 septembre 1797 p. 236).  

"Pour offrir des esquisses un peu complettes, il nous faudroit pouvoir embrasser d'un seul coup d'œil tout le monde savant ; mais les bornes  et le caractère de notre journal nous laissent bien peu d'espace ; à peine, semble-t-il nous en rester pour indiquer sommairement les pas nouveaux que les science et la raison ont fait chaque jour en France, au milieu même des fureurs et des convulsions révolutionnaires. Cependant nous jetterons encore, de temps en temps, quelques regards chez nos voisins ; nous épierons les utiles découvertes qui peuvent s'y faire plus à loisir ; nous y suivrons, sur-tout, les progrès de cet esprit philosophique, au moyen duquel les Français ont renversé toutes les superstitions, secoué toutes les tyrannies, et qui doit, par degrés, éclairer et affranchir enfin l'univers."  (op. cité, p. 238).  

On peut légitimement partager avec les Idéologues, la plupart agnostiques, leur sentiment de victoire de la rationalité contre la religion, en particulier, mais leur foi absolue en une nouvelle religion du progrès se double, nous l'avons vu, d'un sentiment de supériorité intellectuelle qui les aveugle, convaincus d'avoir dépassé toutes les croyances, et surtout, d'être les détenteurs et les dispensateurs d'une vérité universelle qui justifie, dès 1796, les guerres de conquête du jeune général Buonaparte, et la poursuite de la colonisation.  

daunou

 

            Daunou  

P-C-F.  Daunou, oratorien remarqué, président du Conseil des Cinq-Cents à 34 ans, s'intéresse depuis longtemps à la réforme de l'enseignement : En 1789, il écrit ses Lettres sur l'éducation, quatre lettres parues dans le Journal Encyclopédique ou Universel dédié à son Altesse Sérénissime Mgr le duc de Bouillon le 1er, 15 octobre, 1er novembre 1789 et 15 janvier 1790. Les idées qu'il y développe seront enrichies et formeront son Plan d'éducation présenté à l'Assemblée Nationale au nom des instituteurs publics de l'Oratoire (Paris, chez Volland, 1790), publié de manière anonyme. Le projet d'Instruction publique de Daunou ressemble sur le principe à celle de Condorcet (cf. Libéralisme, France, 3   : « La balance des richesses ») :  D'un côté, deux petites classes d'école primaire où on apprend des rudiments de savoir (lire, écrire, compter)  à la majorité des plus humbles, de l'autre, une ou deux classes payantes (4 livres annuelles pour la 3e, 8 livres pour la 4e), pour ceux qui sont appelés à un destin plus glorieux, rendue gratuite seulement pour quelques sujets exceptionnels d'extraction modeste :  

"L'Education nationale existera pour la vertu et pour la patrie : elle tendra constamment à rendre les hommes meilleurs et la nation plus heureuse. Cependant, parmi les connoissances humaines qui, se dirigeant vers ces fins essentielles, se placeront au nombre des objets de l'enseignement public, il y en a de deux espèces. Les unes sont des besoins individuels ; il importe à chaque citoyen d'en être imbu : les autres ne sont que des besoins nationaux, il suffit qu'elles existent dans quelques membres de la société. Les premières ne sauroient être trop rapprochées de tous les citoyens ; les secondes doivent s'éloigner progressivement, devenir plus difficilement accessibles, en raison du nombre plus ou moins grand des individus que l'intérêt social appelle à les acquérir.

      On a songé quelquefois à écarter de toutes lumières, une portion considérable de la nation. Les législateurs d'un peuple libre détesteront cette politique de la tyrannie, et ne croiront pas aux avantages de l'ignorance. Tous les Français sauront lire, écrire, calculer ; ils étudieront, dès l'enfance, les principes de la constitution nationale. Ce sont là des dettes sacrées de la nation envers ses membres.

          Les élémens de l'agriculture et du commerce, ceux de la grammaire française et de la géographie, l'histoire nationale, les annales grecques et romaines, qui souvent sont les annales du patriotisme, les principes de ces sciences philosophiques à qui notre siècle devra sa gloire, sa liberté et ses lois ; la morale et les fondemens de l'état social, les belles-lettres par qui les grands empires sont environnés d'une utile splendeur, des écoles de médecine, de théologie, de jurisprudence ; tel est le système graduel d'études publiques, qui proposé aux jeunes citoyens  en état de contribuer aux dépenses qu'il entraîne, ne seroit gratuitement offert qu'à un petit nombre de talens peu fortunés."   (Pierre Daunou, "Plan d'Education...", op. cité, pp. 2-4).

 

On fera remarquer que ce système sanctuarise les inégalités sociales au sein d'une même école primaire et fait de la géographie un marqueur de division sociale,  puisque chaque classe d'instruction correspondra (sauf l'exception des  pauvres méritants) à une classe sociale plus ou moins élevée économiquement :  Deux premières classes  gratuites d'enseignement élémentaire dans les campagnes,  deux autres majoritairement payantes : une troisième dans les chefs-lieux de canton  "où l'on enseignera les élémens de l'histoire naturelle, de l'agriculture et du commerce"  et une quatrième dans les chefs-lieux de district  "destinée à l'étude de la grammaire française, de la géographie et de la physique élémentaire.".  

On notera, dans le projet d'Education nationale de Daunou,  la persistance de la religion, de la théologie, comme  piliers et remparts moraux de l'école. Affirmant déjà dans ses Lettres... (op. cité) que "l’éducation la plus solidement chrétienne ne peut manquer d’être la plus philosophique et la plus sociale", il intègre l'étude de la religion à la formation de trois ans des instituteurs et institutrices des écoles.  Dans son Plan... (op. cité), il opposera  l'étude des langues anciennes, devenue "d'une utilité secondaire" à l'étude religieuse, au "rang distingué" qui "sera toujours dû à la religion." (op. cité, p. 4).  Pourtant, étonnamment, la discipline religieuse n'est jamais citée dans le détail des matières étudiées, ni au primaire ni au collège,  réservée au  temps dominical (catéchisme, messe). Daunou exprime sans doute par là sa préoccupation de laïciser l'école progressivement, qu'il dévoilera plus tard de manière plus ouverte,  en affirmant prendre soin d'éviter "des résistances et des dissensions nouvelles par des dispositions inconciliables avec l'état présent des habitudes publiques.(Rapport Daunou du 22 décembre 1831)

​Par ailleurs, quelle surprise d'apprendre le temps d'instruction quotidien si limité réservé par Daunou : une heure le matin et une heure le soir pour les trois premières classes, à peine plus pour la quatrième : deux fois une heure trente !  De plus, les cours n'ont pas lieu les mardis, jeudis (et dimanche) pour les deux premières classes, par exemple, ce qui réduit le temps d'éducation à  peau de chagrin. C'est à peine mieux dans les classes supérieures, où les "congés" se réduisent aux temps étudiés du mardi et jeudi matin. A noter cependant que les "congés scolaires" tels que nous l'entendons, sur une longue durée, n'existent pas encore. 

"Dans l'ancien système d'éducation publique, on retient, durant cinq ou six heures de la journée, des enfants de six à dix ans, réunis quelquefois au nombre de quarante, en des écoles peu spacieuses et peu aérées. Il est inutile d'observer combien cette méthode contrarie dangereusement la nature, combien elle est funeste à la santé des élèves, combien elle rend l'étude odieuse. "  (Daunou, Plan..., op. cité, p. 10).

Les inégalités se creusent davantage au collège, divisé en trois classes inférieures et trois classes supérieures, pour un coût annuel respectif de 12 livres et 18 livres  (un quota de 20 élèves par département sera exempté de ces frais).   On y étudie les langues française, latine et grecque, selon les niveaux, ainsi que l'histoire française, latine et grecque. Le temps d'enseignement augmente un peu, deux heures le matin et pareil "le soir",  à l'exception, encore, du mardi et du jeudi matin, auquel il faut ajouter "plusieurs exercices militaires par semaine" pour les pensionnaires (tous en "uniforme national complet", p. 26), en plus des heures d'étude, semble-t-il.  A noter que l'élève passe un examen pour obtenir le droit d'accéder à la classe supérieure. 

Un temps égal à celui des collèges pour les écoles "de Théologie, de Droit, de Médecine, etc."  et l'auteur nous informe des frais de scolarité annuels de cette dernière, 30 livres (avec un quota de dix "étudians en chaque faculté"  qui en sont exemptés). Plus généralement, toutes les exemptions de "contribution" scolaire "ne seront jamais accordées qu'aux élèves dont les parens ne paieront pas une contribution directe  égale à la valeur locale de dix journées de travail." (Pierre Daunou, "Plan d'Education...", op. cité, p. 31). 

 S'agissant du "sexe que la constitution de l''Etat n'appelle point à l'exercice des droits politiques, mais que la nature et nos mœurs ont destiné à une grande influence sociale", l'Oratorien ne se démarque pas de la plupart de ses contemporains, encore très imprégnés de la culture patriarcale  :"Les familles ne sont-elles pas les principales ou presque les seules écoles essentiellement consacrées à l'enseignement de ces devoirs domestiques, de ces vertus conjugales et maternelles qui composent la morale des citoyennes ? Bornons à un très petit nombre d'années et d'objets l'instruction publique des filles : leurs mères y suppléeront avec zèle, et remercieront la loi de ne les avoir exemptées de leur obligation la plus douce."   (op. cité, p. 6).  

peu aérées   :  Comme l'écrivain Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), un peu avant lui, Daunou souhaitera (dans la première de ses Lettres... op. cité), une école intégrée à la nature. Par ailleurs,    "Tout châtiment corporel consistant à frapper les enfans sera banni de toute école publique de France." (Daunou,  Plan...., op. cité, p. 11)   

pensionnaires   :  "Il y aura dans chaque pensionnat quinze places gratuites, à la nomination de l'assemblée de département.(Daunou,  Plan...., op. cité, p. 25)   

écoles   :  "On n'admettra dans ces écoles aucune élève âgée de plus de 12 ans" (Daunou,  Plan...., op. cité, p. 34)   

 

 

L'ancien professeur de théologie sera élu le 23 avril 1795 membre de la Commission des Onze, chargée de la rédaction de la Constitution de l'an III (4 floréal / 23 avril 1795 ), que nous examinerons ailleurs. Rappelons seulement ici que la constitution de l'an III porte "des atteintes non négligeables à la démocratie. En témoigne d'emblée la Déclaration des droits et des devoirs de l'homme et du citoyen dont l'objectif n'est assurément plus de réaliser le bonheur commun. Ni droit au travail, ni droit à l'assistance, ni a fortiori droit à l'insurrection. Il n'est pas davantage question de conserver les droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Quoique reprenant à son compte plusieurs des dispositions de la Déclaration fondatrice de 1789, le nouveau texte élimine son article plus significatif, l'article 1er selon lequel « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Sont ainsi autorisées des entorses à l'égalité politique. De fait, la constitution met en place une démocratie capacitaire destinée à conjurer le retour aux affaires des « vandales »." (Morabito, 1996).  Quelques mois plus tard, il entre au Comité de Salut Public (1er septembre 1795). 

Issu de la Constitution de l'an III, le  "Décret sur l'organisation de l'instruction publique" est prononcé le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795, dit "loi Daunou"). Il  mettait fin à la scolarité obligatoire (pour un minimum de trois ans) prévue par le décret du Montagnard Bouquier, du 29 frimaire an II (19 décembre 1793), mais aussi à la gratuité scolaire pour trois-quarts des élèves, à l'exception des indigents (Collection complète des Lois... op. citéDécret sur l'organisation...  p. 357, Titre Ier, 8-9).  Les collèges de son "Plan..." (op. cité) prennent le nom d'écoles centrales, par lesquelles il applique la philosophie sensualiste de Condillac, dans un but idéologique bien particulier  : 

"D’abord, à partir de douze ans, on commence par un cours de dessin destiné à éduquer la vue. Puis on passe à l’histoire naturelle, science de l’observation et de la classification, et aux langues anciennes. Une deuxième section, à partir de quatorze ans, est consacrée à l’étude des mathématiques d’une part, de la physique et de la chimie expérimentales d’autre part. Enfin, une troisième section, à partir de seize ans, est consacrée à la grammaire générale, puis aux belles lettres, à l’histoire philosophique, enfin à la législation. (...)  Il s’agit bien d’un plan d’éducation reproduisant en miniature, à l’échelle de chaque individu, une véritable histoire naturelle des idées, adaptée aux besoins d’une république commerciale. Mener pas à pas les enfants vers les idées de gouvernement représentatif et de séparation des pouvoirs, à travers la réforme de l’éducation et du langage, constitue l’horizon des élites au pouvoir."  (Vincent, 2022).

Le niveau universitaire est réservé aux "Ecoles spéciales" (Titre III du Décret), qui prendront plus tard le nom de "Grandes Ecoles", dont certaines seront réservées en théorie "pour les sourds-muets et aux aveugles-nés" (Décret sur l'organisation..., op. cité, Titre III, article 2)..  On notera ici des confusions fréquentes qui placent la création de certaines grandes écoles dans le cadre de la loi Daunou : "École normale, École centrale, École polytechnique, Conservatoire des arts et métiers, Muséum...(Tiran, 2020),  établissements dont on ne trouvera aucune mention dans ladite loi. Rappelons qu'on ne doit pas confondre l'école centrale de Daunou, équivalent des anciens collèges, avec la grande école du même nom.  Par ailleurs, les projets et expériences d'écoles destinées à former des instituteurs, finalement appelées "écoles normales", sont bien antérieures à la loi Daunou et l'institution de l'Ecole Normale que nous connaissons ne sera parachevée que sous le Premier Empire (1806-1808).  A ce sujet, celle instituée par décret le 9 brumaire an 3 (30 octobre 1794) est souvent appelée, par erreur encore, Ecole Normale Supérieure, alors que son appellation "Ecole normale", ne se différencie pas, dans la loi,  des appellations précédentes : Le décret susdit établit une "Ecole normale de Paris", et "des Ecoles normales secondes", établies "sur toute la surface de la République" (Collection complète des Lois... op. cité, "Décret relatif à l'établissement des écoles normales", p 307). L'Ecole Centrale des Travaux Publics est créée en 1794 et devient Ecole Polytechnique par la loi du 15 fructidor an III (1er septembre 1795),  et "Centrale Paris" ne sera fondée qu'en 1829.   Enfin, ledit Conservatoire a, quant à lui, été fondé en 1794 et le Museum d'Histoire Naturelle, un an auparavant.  Daunou précisera d'ailleurs que différentes Ecoles spéciales ne sont pas concernées par la loi et "seront maintenues telles qu’elles existent, ou établies par des décrets particuliers.(Décret sur l'organisation..., op. cité, Titre III, article 4).  En effet, trois jours avant la loi Daunou, était prononcé un "Décret concernant les écoles de services publics", du 30 vendémiaire an 4 (22 octobre 1795), sur la base d'un rapport du chimiste et homme d'État Antoine-François Fourcroy (1755-1809), touchant en particulier, et en détail à l'organisation des "grandes écoles",  l'Ecole polytechnique (Titre II), les écoles d'artillerie (Titre III), des ingénieurs militaires (Titre IV), des ponts-et-chaussées (Titre V),  des géographes (Titre VII),  des ingénieurs de vaisseaux (Titre VIII),  de navigation (Titre IX), et enfin, au Titre X,  de marine  (Collection complète des Lois... op. citéDécret concernant... op. cité,  pp. 338 et ss). 


L'historien de l'éducation Dominique Julia parlera à propos de la loi Daunou d'un renoncement au "grand rêve d'éduquer un peuple entier(Julia, 1981),   tandis que du côté du très  libéral Institut Coppet, le député boulonnais ne reçoit que des louanges :  "Dans ce premier article, c’est à cette vie passionnante, toute consacrée à la défense des libertés, que nous nous intéresserons. Dans le suivant, qui paraîtra le mois prochain, sera évoqué son combat, très actuel, contre l’excès d’impôt, qualifié par Daunou de « brigandage contre les propriétés »"  (Gérard Minart, "Pierre Daunou, un libéral modéré au temps du fanatisme", 24 janvier 2014). L'auteur, ancien journaliste de la Voix du Nord (que l'article fait passer pour un "historien des idées") est l'auteur de "Pierre Daunou — l'anti-Robespierre — De la Révolution à l'Empire —L'itinéraire d'un juste (1761-1840)", Editions Privat, 2001). 

Plus intéressant, de notre point de vue,  est le système d'organisation de l'enseignement "auquel s'est pratiquement toujours référé Daunou jusqu'en 1831" (Grevet, 1996).  Inspirée de L'esprit des Lois de Montesquieu (1748), sa pensée politique "se nourrissait d'une défiance insurmontable pour tout ce qui pouvait représenter un risque de despotisme politique ou intellectuel. D'où cette méfiance à l'égard de l'institution universitaire dénoncée sans ambages dans le rapport de décembre 1831. Déjà en 1793, Daunou s'était montré particulièrement hostile à la société nationale des sciences et des arts imaginée par Condorcet. Celle-ci, chargée de régir tout le système d'instruction publique, préfigurait en quelque sorte la création napoléonienne. Pour Daunou, une telle « corporation de lettrés » ferait toujours planer la menace d'une intolérance intellectuelle en dictant unilatéralement « la pensée publique »."  (op. cité).  

La chose prête à sourire, de la part de celui qui a fondé des écoles de la République sur des bases libérales ou sensualistes, propres à contenter les buts de sa propre famille idéologique et non le bien commun. 

directoire-nos lois

défense des libertés    cf. en particulier "Essai sur les garanties individuelles que réclame l'État actuel de la société" par P.C.F. Daunou, membre de l'Institut, Paris, chez Foulon et Comp., 1819. 

 

Du Directoire :

nos lois ont remis tout à sa place

Le Directoire n’est pas seulement créateur, réformateur et victorieux. Depuis plus de vingt ans, les chercheurs réévaluent  son histoire. IIs montrent que la République directoriale n’est pas faite que de coups d’État et qu’elle est aussi un laboratoire d’idées politiques. Les néo-jacobins et les révisionnistes, entre autres, imaginent, chacun de leur côté, une république nouvelle”​   

 

Jean-Paul Bertaud, "Napoléon et les Français", chapitre 1, "La glaciation démocratique", Editions Armand Colin, 2014, pp. 16-57. 

 

 

​​​Rappelons quelques points importants reliés aux préoccupations premières des élites bourgeoises, remontées contre ce qu'on a appelé le second Directoire, après le 18 fructidor an V : l'installation durable et définitive de la bourgeoisie libérale au pouvoir ; la "régénération" du pays au travers de leur vision d'un l'ordre social inégalitaire, de la défense de la sûreté, de la propriété et de la liberté individuelles.  Voilà ce qui motive en premier lieu leur combat politique, nous l'avons vu, et non les droits sociaux, avant eux  déjà "abandonnés, au profit d’une Déclaration des devoirs",  ou le fait que les "organisations sans-culottes et jacobines ont été supprimées après les journées de la faim du printemps 1795" (Bianchi, 2004). Certes, la situation financière est d'abord "marquée par une inflation galopante" (op. cité), qui abîme surtout les plus pauvres, mais c'est la déflation, ensuite, qui lèse les petits rentiers, les fonctionnaires ou les petits porteurs de papier-monnaie  (Suratteau, 1976),  clientèle de choix pour  les  libéraux de tout poil.  

Résumons la situation qui pousse les oppositions "révolutionnaires" à fomenter le coup d'État de brumaire, et plus encore, à le précipiter : 

​​- L'expérience nouvelle en France, d'une forme de système bicaméral problématique où, face à l'exécutif du Directoire, les chambres législatives (Conseil des anciens et Conseil des Cinq-cents) "ne peuvent dissoudre les assemblées et ne peuvent être renversés, pas plus que leurs six ministres, qui ne sont responsables que devant eux. En cas de divergence politique, il n’y a d’autre recours que le coup de force."   (Bianchi, 2004). 

-   La menace contre-révolutionnaire, avec d'importants foyers royalistes actifs dans différents départements, ravivée par le coup d'état royaliste manqué du 18 fructidor an  V (5 septembre 1797), encouragé par le succès des royalistes aux élections de germinal (avril), invalidées, comme le seront celles d'avril 1798, par la loi du 22 floréal an VI / 11 mai 1798. Les élections seront suivies d'actions répressives en tout genre contre les conspirateurs et la galaxie monarchiste : Elimination de 42 titres de la presse royaliste ; (Bianchi, 2004), invalidation, destitutions de députés et de beaucoup d'autres serviteurs de l'Etat, épuration générale discriminant souvent à l'aveugle les "ennemis de la République", au simple prétexte qu'ils sont "des opposants au gouvernement"   (Suratteau, 1976) :  Cet arbitraire, qui menace la sûreté et les libertés, fait aussi partie de l'urgence, de changer de régime pour les comploteurs de Brumaire.  Ce qui ne doit pas faire oublier que, bien avant le retour de Bonaparte, "le Directoire gagne, bien avant le retour de Bonaparte le 17 vendémiaire an VIII (9 octobre 1799), des victoires décisives sur la révolte royaliste du Sud-Ouest et sur la coalition étrangère. (Bertaud, "Napoléon...", op. cité).   et que le Corse, une fois au pouvoir, mettra beaucoup de temps à contenir à son tour les efforts déployés en tout sens par les royalistes pour le déstabiliser.

 

-  Depuis l'été 1799, de nouveaux signaux négatifs avaient été envoyés aux farouches "défenseurs de la liberté et de la propriété",  avec l'emprunt forcé de cent millions levé "sur la classe aisée des citoyens", une forme déguisée d'un impôt sur les riches voté le 9 messidor an 7 (27 juin 1799, mais promulguée le 19 thermidor / 6 août),  la loi sur les otages, adoptée le 24 messidor (12 juillet), ou encore la banqueroute des deux tiers, le 30 septembre : 

"Des impôts spoliateurs ont ébranlé la propriété ; la loi des otages a détruit la sûreté personnelle ; la guerre civile s’est allumée et embrase une partie de la République ; une portion nombreuse de l’armée des Français est poussée au désespoir ; la circulation des subsistances est arrêtée."  (Michel Regnaud de Saint-Jean d'Angély et Pierre-Louis Rœderer, "Un Français aux Français", Fonds Rœderer  [op. cité],  29AP/18, Mémoires de Pierre-Louis Rœderer, manuscrits, notes). 

Emprunt forcé :  "La loi du 10 messidor [an VII, 22 août 1799, NDR] prévoit que les appelés seront d’abord organisés en bataillons avant d’être incorporés et que, pour habiller, équiper et armer les conscrits de ces bataillons, un emprunt de cent millions sera souscrit par les seuls citoyens aisés ; il s’agit en fait d’un emprunt forcé." (Crépin, 2011).

 

"A titre d’indice, on notera qu’Ouvrard fut taxé à 50 000 F...cotisation énorme tout en étant sans doute encore faible par rapport au capital réellement possédé par le contribuable forcé."   (Bergeron, 1974). 

"L’anecdote suivante courut sur le spéculateur Collot ...Taxé à 600 000 francs, il en aurait offert 50 000 ; l’administration les aurait refusés : « Le fournisseur a ainsi terminé la discussion : Vous n’en voulez pas, vous n’aurez rien ; adieu."  (Vandal "Les Causes... op. cité, III, II). 

Lois des otages   :  "Loi sur la répression du brigandage et des assassinats dans l'intérieur", dite "loi des otages". Elle est adoptée par les Conseils des 11 et 12 juillet 1799 (23-24 Messidor an VII), et prévoit que les administrations des départements troublés par des assassinats politiques ou des émeutes pourraient arrêter comme otages les nobles, les parents d'émigrés et les ascendants des présumés coupables.  

Banqueroute des deux tiers : Dominique Ramel ministre des finances du Directoire fait voter La loi de Finances du 30 septembre 1797   (9 vendémiaire an VI), décrète au Titre XIV - Dette publique, article XCVIII (98) : "Chaque inscription au grand-livre de la dette publique, tant perpétuelle que viagère, liquidée ou à liquider, sera remboursée, pour les deux tiers, de la manière établie ci-après..."  

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L'emprunt forcé, et plus généralement tous les impôts sur les riches, est un très bon exemple qui permet d'approcher les rouages qui font fonctionner le capitalisme et qui sont, par la nature même de ce système économique, des outils de domination des riches sur les pauvres.  Premièrement, les lois elles-mêmes, conçues par une armada de hauts serviteurs de l'Etat, vont progressivement permettre aux plus aisés de diminuer de manière très conséquente leur contribution financière à l'impôt, nous le verrons,  mais à la Révolution, l'institution balbutie encore ; elle est mal outillée et c'est plutôt la défaillance des lois et de son contrôle qui permet alors aux plus aisés toutes sortes d'échappatoires. Notez cependant que, malgré (grâce à ?) l'arsenal législatif appelé à être de plus en plus lourd et complexe, ces échappatoires, de formes très diverses, se sont elles aussi multipliées, nous le verrons. En 1793 (puis en 1795 et 1799), quand la Convention Nationale vote un "Emprunt forcé sur le riche", c'est la première fois qu'est voté en France un impôt progressif (mais à titre exceptionnel) sur les revenus, et sur la base d'une déclaration.

"Et cependant, cette loi concernant l’emprunt forcé ne fut pas obéie. Les riches ne payèrent pas. L’emprunt coûta immensément, mais comment le prélever sur les riches qui ne voulaient pas payer ? La saisie ? La vente ? Mais cela demandait tout un mécanisme, et il y avait déjà tant de biens nationaux mis en vente ! Matériellement, l’emprunt fut un insuccès. Mais comme l’intention des Montagnards avancés était aussi de préparer les esprits à l’idée d’égalisation des fortunes, et de lui faire faire un pas en avant, — sous ce rapport ils atteignirent leur but.

Plus tard, même après la réaction thermidorienne, le Directoire eut aussi recours, à deux reprises, au même moyen, — en 1795 et en 1799. L’idée du superflu et du nécessaire avait fait son chemin. Et l’on sait que l’impôt progressif devint le programme de la démocratie pendant le siècle qui suivit la Révolution. Il fut même appliqué dans plusieurs États, mais dans des proportions beaucoup plus modérés — si modérées qu’il n’en resta plus que le nom."

Pierre Kropotkine, "La Grande Révolution, 1789-1793" chapitre XVII, La Révolution populaire — L'Impôt forcé, p. 527, Paris, P-V Stock Éditeur, 1909

En plus de la loi, ou de l'absence de lois qui lui permettent "l'optimisation fiscale" de ses revenus, comme on dira plus tard,  les défenseurs d'un enrichissement libre, sans limite, renversent les rôles et se posent en victimes injustement mis en cause.  Certains arguments sont classiques, comme le fait que du temps de l'absolutisme, les inégalités étaient réelles (surtout celles qui touchaient  les bourgeois), alors que la Révolution, elle a produit des lois qui (savourons la formule)  "ont remis tout à sa place". Magique, non ?  C'est en tout cas ce que pense le député de la Vienne Jacques-Antoine Creuzé-Latouche (1749-1800), qui a été Président des deux Conseils du Directoire  entre 1796 et 1798 : 

"La haine envers les richesses a été légitime lorsque les richesses n’étoient accumulées que par des faveurs et des priviléges injustes ; et qu'elles servoient en même-temps à acheter des priviléges contre les intérêts de la patrie, et à les perpétuer contre la liberté des citoyens. 

     Mais maintenant que notre constitution et nos lois ont remis tout à sa place ; maintenant que nous avons fondé notre nouvel ordre social sur l’égalité des droits, et sur un respect égal pour toutes les propriétés ; retrancher les possesseurs des richesses du grand corps du peuple, est une violation du pacte."  

"Réflexions de Creuzé-Latouche, membre du Conseil des Cinq-Cents, sur les finances en général, Et particulièrement sur la subvention extraordinaire établie par les lois des 10 messidor, 19 thermidor et 6 fructidor, sous le nom d'emprunt forcé : 11 brumaire an 8, Paris, Baudouin, Imprimeur...Brumaire an VIII", p. 10

​D'autres arguments feront long feu et bien des défenseurs de la liberté illimitée de s'enrichir, au XXIe siècle, ne se privent pas de les rappeler au moment opportun, comme ceux qu'ils brandissent pour agiter le spectre du chômage, de la destruction de l'emploi, (et, partant, de la dégradation de l'économie). 

Ainsi, Denis Lemaréchal,  manufacturier, négociant en épingles et notable, à Rugles, qui, sommé de payer 15.730 francs, envoie un long mémoire de réclamation, le 3 brumaire an 8 (25 octobre 1799)  au nom de cette "injustice criante", lui qui "se voyait au bord de la faillite, menacé de se retrouver sans ressources avec une femme et huit enfants et risquant de mettre ses ouvriers au chômage." (Goudeau, 2012). 

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 Du Directoire : 

“ Les impôts directs ont atteint leurs limites. ”

Sondons une nouvelle fois les bourgeois révolutionnaires, au travers de disputes fiscales trop peu sexy pour les manuels d'histoire, mais qui sont très importantes pour éclairer un des nombreux mécanismes dont les élites ont commencé à se doter à l'aube du capitalisme moderne. Les premières années révolutionnaires s'étaient attaquées aux très nombreux impôts indirects de l'Ancien Régime, tant décriés par le peuple pour leurs injustices : "D’une extrême sensibilité à la contrainte et à l’arbitraire, soucieux de faire de la contribution une véritable manifestation de l’autonomie et de la liberté du citoyen, les révolutionnaires (et 1792 ne fait sur ce point que prolonger 1789) ont cru possible d’établir un système fiscal dans lequel administration professionnelle et impôts indirects n’auraient plus qu’un rôle résiduel." (Chanel, 2006). 

C'est par l'impôt sur le sel, héritier symbolique de la gabelle tant honnie du peuple, qu'il faut commencer, car c'est autour de lui que va se construire le projet des réformateurs, même s'il faut noter que le ministre des Finances (1796-1799), le robin Dominique-Vincent Ramel (dit Ramel de Nogaret, 1760-1829),  beau-fils de l'éditeur Placide-Joseph Panckoucke, avait déjà émis l'idée de recourir aux impôts indirects dès le 29 frimaire an IV / 20 décembre 1795  (op. cité).   A partir du 18 ventôse an V (8 mars 1797), plusieurs projets d'une taxe unique du sel  à l'extraction des marais salants, mais aussi de droits sur le tabac, voient le jour, sans succès, pour répondre au déficit des caisses publiques estimé à 45 millions de francs. Le 15 fructidor (1er septembre), le député des Cinq-Cents Jean Bérenger (1767-1850) appelle à renouveler la commission des Finances, en cause "l’embarras dans lequel se trouvent les membres qui la composent, ainsi que sur leur aversion pour l’établissement des impôts indirects."   (Le Rédacteur [Journal officiel du Directoire, 1795-1800], 17 fructidor an V, p.4, cité par Chanel, 2006).  "La secte des économistes" (les physiocrates) était  montée au créneau pour dénoncer la nouvelle gabelle, en particulier le député du Loiret au Conseil des Anciens Pierre Samuel Dupont de Nemours (1739-1817) et même le frère de Napoléon, Lucien Bonaparte (1775-1840)  :

lucien

 

"...j'ai relu attentivement et comparé à notre système politique tout ce que l'on débite ou imprime depuis quelques mois, sur l'utilité d'imposer les objets de première nécessité.... les principes adoptés par la commission des finances m'ont paru contraire à la constitution, destructifs du bien-être du peuple, peu favorable au trésor public, et avantageux pour les seuls spéculateurs. (...) 

(...) D'un autre côté on a repoussé comme une idée vandale et révolutionnaire, la vieille opinion de taxer les jouissances de la fainéantise et de l'opulence : c'étoit en dernière analyse appeler une taxe sur le pain, et décréter l'inviolabilité du luxe. Ces idées qu'on n'auroit pas même osé répandre sous les monarchies, dans le temps de leur plus grande impudeur, ont été jetées sous un gouvernement démocratique, père de toutes les idées populaires et libérales. (...) La véritable popularité ne consiste-t-elle plus à suivre les principes de la charte constitutionnelle ?... Or, ces principes veulent que les contributions pèsent proportionnellement sur ceux qui possèdent..." 

("Corps Législatif — Conseil des Cinq-Cents — Opinion de Lucien Bonaparte sur l’impôt du sel — Séance du 14 pluviôse an 7", p. 12.) 

Passé par les Montagnards, l'ancien ami des Jacobins possède des cordes sensibles du côté de l'égalité, mais il ne faut pas s'y tromper.  Plusieurs ingrédients du discours rappellent ceux des chantres libéraux du bonheur du peuple, des très nombreux pourfendeurs moralistes de l'opulence et du luxe :  Des mots creux, nous le verrons bientôt. Commençons par ce que nous savons déjà. Le député du Liamone (depuis 1798, en Corse), pense que "Toute société se compose d’individus propriétaires et d’autres qui ne le sont pas" (L. Bonaparte, Memorandum du 14 septembre 1799, cité par Bourdon, 2009).   

Petit à petit, nous voyons se dessiner chez Lucien cette vision des "meilleurs" partagée par l'ensemble des élites libérales d'alors, en particulier nos Idéologues, nous l'avons vu, d'une société où ce sont eux seuls qui peuvent occuper les plus hautes fonctions, mais ici, contrairement à d'autres projets plus conservateurs, Lucien propose un suffrage certes indirect, mais sans condition de cens, donc sans distinction de fortune. 

"le suffrage universel indirect ne serait pas démocratique puisque tous les électeurs ne votent pas. Il manifesterait un élitisme politique, favoriserait les notables dont il refléterait les aspirations profondes (...)  l’électorat par degrés introduit bien une condition de capacité qui n’est certes pas liée à l’âge ou à la fortune, mais, aux « lumières » ou aux « qualités spéciales » que sont censés avoir les grands électeurs ou qu’est réputé leur procurer le filtre qui les font être ce qu’ils sont : avoir été élu"  (Daugeron, 2013).  

Revenons à la taxe du sel, dont plusieurs projets sont encore déposés sans succès, alors que les députés acceptent d'appliquer le même principe de la taxe indirecte sur d'autres produits :  un impôt sur le "timbre (13 brumaire), le relèvement des droits sur les tabacs (22 brumaire), la réforme de la contribution foncière (3 frimaire), la création de la contribution des portes et fenêtres (5 frimaire) et le rétablissement des octrois (11 frimaire).(Chanel, 2006).  Clairement, les débats sur la taxe du sel s'occupent de calmer l'opinion générale, longtemps épidermique sur le sujet de la gabelle, et non sur le principe injuste des impôts indirects.  

 

Les vifs  débats continuent ensuite et l'argumentation favorable aux impôts indirects appuie sur l'argument que la  "persistance d’un déficit peut être une menace plus grave pour la nation que les modes de levée de l’impôt. Il est donc urgent de couvrir le déficit. Toutes les économies possibles ont été faites ou seront trop longues à produire leurs effets. Il faut donc augmenter les recettes. Les produits du domaine, la vente des biens nationaux, ne suffiront pas aux besoins. Il faut donc créer des impôts. Les impôts directs ont atteint leurs limites. Il faut donc recourir aux impôts indirects. Parmi les impôts indirects, les droits sur les consommations, et particulièrement la taxe sur le sel à l’extraction, sont à la fois les plus productifs et les moins vexatoires.(op. cité).  

Argumentaire toujours aussi bien rôdé par les ultra-libéraux de nos jours, pensons seulement au  totem des 3 %  de déficit à ne pas dépasser prévu par les traités de l'Union Européenne, et au-delà, à tous les spectres agités par les ploutocrates au nom de la rentabilité, de la compétitivité, de la faillite économique en général, pour ne jamais desserrer leur étau sur les classes fragiles de la population. Pour cette raison, l'impôt indirect, lui,  a tout pour plaire aux gouvernants : il ne fait pas de distinction entre riches et pauvres,  il s'applique à des biens produits en très grand nombre,  rapporte donc beaucoup et il est simple à mettre en  œuvre.  Et ce n'est pas fini. L'impôt indirect est pour ainsi dire invisible : "L’impôt est donc levé sans contact avec les contribuables, qui ne le supportent qu’indirectement par la majoration du prix de vente du sel.(Chanel, 2006)..  Puisque les contribuables ne rechignent pas à le payer, qu'ils le payent  "volontairement", les partisans de l'impôt  "le définissent comme un impôt « volontaire », et glissent de là à l’idée qu’il répond à un vœu du contribuable. Il y a bien consentement, même s’il est tacite. La conséquence est vite tirée : si l’impôt consenti est l’impôt qui se lève facilement, alors l’impôt n’a besoin que d’être commode et insensible pour être légitime."   (op. cité).

Encore une fois, on voit que l'argumentation utilisée pour appliquer les nouvelles méthodes économiques sont socialement injustes, indigentes et trompeuses. Nous touchons là à un point important de la mutation de la ploutocratie en cours du capitalisme moderne. Les élites bourgeoises libérales des XVIIe et XVIIIe siècles ont petit à petit travaillé de nouvelles méthodes politiques et économiques qui vont leur permettre d'asseoir leur domination. Contrairement à tous les gouvernants absolutistes et despotiques,  les gouvernements dits démocratiques ont progressivement théorisé et mis en place un système économique inégalitaire d'une redoutable efficacité, qui a permis (et qui permet toujours), d'imposer leur pouvoir non plus par la force (en conservant cependant la haute main sur les organes coercitifs de l'Etat), mais par toutes sortes d'instruments politiques et économiques  de plus en plus invisibles, de plus en plus sophistiqués et complexes, formant un vaste système qui rendra la lutte contre le capitalisme très difficile, sans avoir nullement besoin de déployer (en permanence, du moins) une violence d'Etat pour alimenter, défendre et faire perdurer son système.  

S'agissant de l'impôt indirect, toujours  dans les débats de 1799 sur la taxe du sel, on fait du contribuable le grand gagnant d'une telle opération, on met en avant sa liberté qui est assurée "lorsqu’il n’est pas concerné par l’opération d’imposition, qui doit s’opérer en amont par le biais d’une administration professionnelle spécialisée. Lever l’impôt, payer l’impôt, cessent d’être des actes politiques, pour ne plus relever que de la seule technique."  (op. cité).   Le travestissement du concept de liberté et d'égalité est une des plus grandes entourloupes du capitalisme, nous ne cesserons de le montrer, et ce dès le départ, rappelons-nous, avec les chantres du libéralisme et sa conception d'un nouvel ordre économique. Souvenons-nous de  l'appel vibrant d'Adam Smith aux bouchers, aux marchands de bière et aux boulangers de ne pas être bienveillants mais égoïstes, faisant de la recherche des  intérêts économiques de chacun, un gage de prospérité pour tous. Premièrement, les commerçants n'ont pas attendu l'économiste écossais pour penser égoïstement, la littérature la plus ancienne regorge de récriminations envers l'égoïsme er l'avidité des marchands, de la Chine à la Grèce, et, beaucoup plus proches de Smith, de tous ceux qui spéculaient sur le blé, par exemple. Deuxièmement, comment imaginer un instant que la liberté des uns de s'enrichir va finir par s'accorder avec celles de tous ceux qui en seront empêchés, au premier rang desquels on trouve la partie de la population qui ne fait pas de commerce et/ou qui occupe des positions subalternes dans la société.  

 

Revenons maintenant au débat de la taxe sur le sel, qui finit par aborder la question du consentement à l'impôt, vite débarrassée de ce qui insupporte le libéral au plus haut point, à savoir les velléités du peuple à croire dans sa capacité à apporter sa contribution à l'organisation de la société, à prendre part aux décisions utiles à la cité,  alors qu'il a besoin, selon lui, d'être éclairé pour son ignorance et ses erreurs, et dirigé par des représentants qui connaissent mieux que lui où est son véritable bonheur : on connaît la musique.  Et ce n'est pas un hasard, bien sûr, si on retrouve là nos idéologues, avec Cabanis, refusant d'admettre que le peuple pourrait avoir d'autres projets à présenter que celui de ses représentants éminents : 

"Je commence par nier que la nation lui en préfère d’autres ; l’opinion publique ne nous a rien exprimé de tel, à beaucoup près. Mais quel sens veut-on attacher à ce mot impopulaire ? À la longue, n’en doutez-pas, il n’y a d’impopulaire que ce qui est nuisible au peuple ; il n’y a de populaire que ce qui lui est utile : et le peuple lui-même ne tarde pas à mettre une assez grande différence entre ceux qui ont combattu, et ceux qui ont flatté ses préjugés et ses erreurs. Il vous a délégué sa puissance ; il vous a chargés d’être les organes de ses volontés souveraines : mais il veut voir en vous les dignes représentants de la sagesse publique ; et ce n’est pas d’avoir soutenu ce qu’il pense, mais d’avoir recherché ce qu’il doit vouloir pour son avantage, qu’il vous tiendra compte dans ses bénédictions."  

​"Opinion de Cabanis sur l’impôt du sel à l’extraction, fructidor an VI"

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 Pendant l'automne 1799, l'opposition jacobine à la taxe va se construire, enfin, autour de son inégale répartition, jusque-là marginale dans les discussions  :

"La proposition est assez simple. Dès lors que la consommation du sel est à peu près la même pour tout individu, quelle que soit sa fortune, le poids de l’impôt pèsera relativement plus sur le pauvre que sur le riche. On en rajoute même dans la dégressivité. Le riche luxueux trouve dans les épices des condiments autrement plus raffinés pour relever ses plats, alors que le sel est le seul assaisonnement du pauvre qui, rude à la tâche, en fait une forte consommation.(Chanel, 2006).

 

L'argument de l'égalité s'avérant inefficace pour les partisans de la taxe, ces derniers argumentèrent plus finement en admettant l'iniquité de l'impôt tout en s'en prévalant :

"La taxe sur le sel doit précisément permettre d’atteindre les revenus échappant aux autres formes d’imposition. Il s’agit de compléter l’imposition du riche par l’imposition du pauvre. Ainsi, une meilleure égalité dans la répartition de la charge fiscale est obtenue, non pas tant au niveau de l’impôt sur le sel, mais au niveau global."   (Chanel, 2006).  

En réalité, c'était là  "admettre une inégalité fiscale certaine (dans la taxation du sel) au nom d’une égalité d’ensemble très hypothétique."   (op. cité).

Nous le disons et nous le démontrons depuis le début, à propos du capitalisme moderne. Celui-ci est fondé au départ sur des idées libérales construites très souvent sur des arguments très pauvres, fallacieux et trompeurs. Très grossiers pour commencer, on l'a vu, ils vont s'affiner et se complexifier par des théories économiques de plus en plus déconnectées de l'ensemble des réalités sociales, et créer un système sophistiqué de justification hors de portée du quidam. Et on le voit encore ici, où la tromperie, qui n'est pas encore bien déguisée, maquillée par des outils de mathématiques sophistiquées, commence déjà à embrouiller les esprits, à se faire accepter par une rhétorique parfois jésuitique,  toujours captieuse.  Tel est, une fois encore, le dernier argument utilisé dans le temps législatif qui nous occupe, et qui fera son chemin dans les esprits, consistant à prétendre "qu’une inégalité initiale apparente est en fait, après un temps d’adaptation, corrigée par le jeu des mécanismes économiques : le prix du blé et les salaires augmentent, et les paysans et ouvriers reportent ainsi sur les riches le fardeau de l’impôt sur le sel.(Chanel, 2006).  Un certain nombre de députés ne furent pourtant pas dupes de ces arguties et dénoncèrent cette simplification des "rapports de force existant entre pauvres et riches(op. cité). 

​"Prenez-y garde, mes collègues ; les ennemis de la tranquillité désirent que cet impôt soit rétabli.... Qu'est devenue, s'écriroient-ils, cette égalité dont on berçoit le peuple ? Le pauvre, sur tout, devoit être épargné ; on ne devoit  plus contribuer aux besoins de l'Etat qu'en proportion de ses facultés, & voilà que celui qui a le moins paie le plus ! On crioit contre l'aristocratie, & on la rétablit  ! 

(...)

Ai-je besoin de réfuter une objection qui, dans l’Ancien Régime, était le motif ou le prétexte des impôts qui accablaient la classe indigente, et que l’on ne répétera sûrement pas sous un gouvernement libre...? “Qu’importe, disait-on, que la classe la moins fortunée soit imposée ; le prix de la main-d’œuvre augmente en proportion de ce que l’on exige d’elle...” Les fourbes...! Que ne faisaient-ils donc une loi qui contraignît le riche à donner de l’ouvrage à celui qui en attend ses moyens de subsistance... et qui fixât le minimum de la journée de travail" 

Charles-Ambroise Bertrand de L'Hodiesnière (1756-1819), "Opinion de Bertrand (du Calvados) contre le système des impôts indirects, et notamment contre la proposition d’assujettir le sel à un impôt", séance du 11 pluviôse an 7, p. 11.

 

Profitons-en ici pour reproduire l'extrait original tiré de la très longue lettre, dite "Lettre sur les spectacles" que Rousseau a adressée à D'Alembert, entre février et mars 1758 (édition originale à Amsterdam, chez Marc-Michel Rey, 1758), que Bertrand cite (mais de manière tronquée) à l'appui de sa démonstration  :

"Il en est de ceci* comme des impôts sur le bled, sur le vin, sur le vin, sur le sel, sur toute chose nécessaire à la vie, qui ont un air de justice au premier coup-d’œil, & sont au fond très-iniques : car le pauvre qui ne peut dépenser que pour son nécessaire est forcé de jetter les trois quarts de ce qu’il dépense en impôts, tandis, que ce même nécessaire n’étant que la moindre partie de la dépense du riche l’impôt lui est presque insensible (q). De cette maniere, celui qui a peu paye beaucoup & celui qui a beaucoup paye peu ; je ne vois pas quelle grande justice on trouve à cela."

"(q) Voila pourquoi les imposteurs de Bodin & autres fripons publics établissent toujours leurs monopoles sur les choses nécessaires à la vie, afin d’affamer doucement le peuple, sans que le riche en murmure. Si le moindre objet de luxe ou de faste étoit attaqué, tout seroit perdu ; mais, pourvu que les grands soient contens, qu’importe que le peuple vive ?"

* Rousseau désigne sa démonstration précédente, toujours sur les problèmes de richesse et de pauvreté, concernant cette fois les prix des places de théâtre, cf. Lettre à Mr D'Alembert    texte numérisé  ou ouvrage numérisé

J. J. Rousseau, Citoyen de Genève, à Mr. D'Alembert, De l’Académie Françoise, de l’Académie Royale des Sciences de Paris, de celle de Prusse, de la Société Royale de Londres, de l’Académie Royale des Belles-Lettres de Suede, & de l’Institut de Bologne : Sur son Article GENÈVE, Dans le VIIme. Volume de l’Encyclopédie, et particulierement, Sur le Projet d’établir un  Théâtre de Comédie en cette Ville... Amsterdam, Chez Marc Michel Rey, MDCCLVIII. 

Cf. "Collection complète des Œuvres de J-J Rousseau, Citoyen de Geneve", Genève [Société typographique] : [puis : Barde et Manget], 1782-1789, Volume 6, Mélanges, tome premier,  Lettre à D'Alembert, p. 570. 

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directoire/à tout prix

 

En 1799 toujours, après Brumaire et son accession au pouvoir,  Bonaparte remplace Ramel par un homme qui aura toute sa confiance,  Martin Michel Charles Gaudin  (1756-1841), et qu'il fera duc de Gaëte en 1809,  ministre très friand (mais quel riche ne le serait pas ?) du principe de la taxe indirecte : enregistrement, timbre, douanes,  carte à jouer, métaux précieux, tabac, sel, boissons, etc., le ministre attaque le porte-monnaie du pauvre à la manière d'un habile kleptomane et peut ensuite affirmer avec fierté : "la France offre l'exemple unique, parmi les grands Etats, d'une recette de plus de 800 millions qui se fait régulièrement, sans qu'il soit besoin d'avoir recours à aucun signe fictif" (Rapport sur l'Administration des Finances, 1808).  Et hop ! Gaudin reçoit un super bonus annuel de 100.000 francs en plus de son "traitement" (salaire). Amusons-nous à suivre sa progression de carrière, comme un exemple de ces nombreux  privilégiés  qui ont prospéré entre la fin de l'Ancien Régime et le règne de Napoléon :  

-  1792-1795  :  15.000 livres par an comme Commissaire de la Trésorerie Nationale.

     En fin 1792, il acquiert un bien national à Vic-sur-Aisne, près de Soissons, où il se

     retire en en juin 1795, pouvant y vivre des revenus qu'elle rapporte. 

-   avril 1798 :  Gaudin accepte  le poste de commissaire général des Postes,  pour

     8000 francs par an. 

-  à partir du Consulat, puis l'Empire, c'est le jackpot comme pour tous ses congénères. Ministre des Finances entre 1799 et 1815, son traitement annuel passe de 80.000 F en 1801 à... 160.000 F en 1811 ! Pour le principal, bien sûr. A cela s'ajoute 40.000 F de frais de maison, de substantielles indemnités pour diverses missions en Europe, et quand il devient grand-aigle de la Légion d'honneur, c'est 125.000 F de rente qui tombe, en Westphalie et Hanovre !  (Antonetti, 2007)  Et puis allez, encore des petits cadeaux par-ci par-là, aux frais du contribuable, quand le bien aimé ministre cherche à acheter la propriété de La Loge Tristan, dans l'Aisne, que le vendeur réclame un paiement comptant et qu'il écrit à Napoléon pour lui demander un prêt. L'empereur, grand prince lui répond :

"« Je dois tant à votre bonne administration, qu’il est tout simple que je vienne à votre secours dans cette circonstance. J’ordonne donc […] à M. BÉRENGER de vous remettre trois cent mille francs sur les fonds qui appartiennent à la Grande Armée. Je régulariserai cela sur la Liste civile. Voyez-y une preuve de ma satisfaction de vos services. » En publiant cette lettre dans ses Mémoires, GAUDIN ne se rendit pas compte qu’il dévoilait naïvement le vice fondamental des finances impériales, où coexistaient « finances ordinaires » et « finances extraordinaires »."  

 (Antonetti, 2007). 

 

    Du Directoire : 

Il fallait à tout prix que je m'enrichisse

Un des moyens souvent utilisés par les systèmes ploutocratiques dans l'histoire est l'association,  la coopération  plus ou moins pérenne entre les différents groupes qui en assurent le pouvoir, dans des buts d'accroissement de puissance et de richesse.  S'agissant du Directoire, explorons le sujet au travers de la fourniture des armées, progressivement remise à l'entreprise privée, entre 1792 et 1796 : "Toute une classe d’hommes d’affaires s’est en quelques années élevée et enrichie grâce à un autre besoin classique de l’État : la fourniture des armées, dépourvues d’intendance et de moyens logistiques. Les fournisseurs ont pu devenir des faiseurs de services quand une réussite particulièrement brillante leur conférait des ressources ou une étendue de crédit personnel suffisantes pour contribuer au soutien du Trésor." (Bergeron, 1974).  Il faut dire que l'activité de fournisseur permettait à ce dernier, sauf accident, un enrichissement mobilier et foncier très rapide et propulsait les intéressés, souvent issus de la petite-bourgeoisie, une ascension fulgurante vers les plus hautes strates de la société (op. cité).  

Partie en guerre contre l'Europe à partir de 1792, la France fait face à une demande colossale de fournitures aux armées, et l'Etat se voit forcé "de sous-traiter le ravitaillement des armées avec des compagnies privées, dont le principal objectif est de s’enrichir le plus rapidement possible."  (Pinaud, 2017).  Il y a l'armée du Nord, celle des Alpes, d'Italie, des Pyrénées, des côtes de l'Océan, de l'Intérieur, de l'Ouest, etc.,  et tous les soldats qui les constituent ont besoin d'armes, de poudre, de chaussures, de vêtements, d'équipement, de nourriture, etc. Les ministres désignent les fournisseurs attitrés,  appelés munitionnaires, et comme il n'existe pas encore de lobbyistes professionnels qui campent au sein même des institutions "démocratiques", c'est un réseau d'intermédiaires qu'il faut posséder pour obtenir les précieux sésames. Le personnage du Directoire le plus emblématique sur le sujet est sans doute Paul-François-Jean-Nicolas, vicomte de Barras, (1755-1829), directeur de la République le 1er novembre 1795, pour un traitement de nabab "de 150.000 francs par an. Pour se constituer un patrimoine, il procède suivant le principe dit de « de la boule de neige », c’est-à-dire qu’il achète à bas prix un bien et le revend avec une solide plus-value. Il réinvestit cette vente dans un nouveau bien et ainsi de suite. En la matière, il se conduit en véritable spéculateur foncier. La période qui s’étend de 1791 à 1799 est propice au marché immobilier, tant à Paris qu’en province, la dépréciation de l’assignat papier et la dévaluation de la monnaie permettant de fructueuses affaires." (Pinaud, 2017).  

Dès le siège de Toulon, en 1793, Barras apprend à connaitre de près le monde des grands munitionnaires. Précisons par ailleurs qu'après le siège, il nomma Bonaparte général de brigade, avec une solde de 15.000 livres annuelles, et logement de fonction : le Château Salé, près d'Antibes (image ci-dessous, avec la famille du général Reille, propriétaire des lieux en 1910).  Ainsi, à peine débarqué de Corse, en 1794, le très jeune général commence sa vie de château avec sa famille. Il sera ensuite fait général de l'Intérieur après Vendémiaire,

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Bonaparte n'a probablement pas voulu se sentir l'obligé perpétuel de Barras, ce qui a été une des raisons, plus tard, de l'éviction de ce dernier du pouvoir.  Commissaire politique de la révolution en mission, comme Augustin de Robespierre (1763-1794), frère cadet de l'Incorruptible, ou  Jean François Ricord (1759-1818), Barras appuie avec eux le grand fournisseur Emmanuel Haller dès 1792, qui devient directeur des charrois de l'armée d'Italie, jusqu'à obtenir le monopole des approvisionnements de cette armée en 1794.  Haller avait construit depuis longtemps un solide réseau d'influence (Pinaud, 2017). Connaissant de près le ministre Calonne, ce dernier lui avait confié, un peu avant son renvoi, en 1786, ainsi qu'au banquier Jean-Barthélémy Le Couteulx (1746-1818, cf. plus bas), de mettre un terme à la spéculation sur les actions de la Nouvelle Compagnie des Indes  (Zylberberg, 2001).  ​​Pierre-Joseph Cambon (1756-1820),  à la suite de la chute de Robespierre, après le 8 thermidor an II (26 juillet 1794), alors membre du Comité de salut public, aura beau jeu de dénoncer Haller, alors qu'il "cache les agissements de sa famille qui fait, elle, la fourniture de l’armée des Pyrénées !"  (Pinaud, 2017). A la manière d'un Talleyrand, Haller réussit à servir nombre de pouvoirs successifs :  "Calonne, Loménie de Brienne, Robespierre, Barras et enfin Bonaparte. En échange de ses puissantes protections, il a su ouvrir ses caisses sans compter aux hommes politiques. Barras, comme ses prédécesseurs, a touché le prix de sa protection."  (Pinaud, 2017). On retrouve ici Barras, qui protège aussi un autre munitionnaire, Antoine-Romain Hamelin (déjà introduit, cf. Napoléon, I),  qui "part en Italie comme chargé de percevoir les contributions de guerre. Il accepte un pot-de-vin de 200 000 francs de son collègue Collot. Il gagne plus de 500 000 francs sur la confiscation des impôts du duché de Modène. Protégé par Barras, il obtient de nombreux contrats de fournitures. En échange, il fait passer à son protecteur 150 000 francs de dessous de table*."  (op. cité).    Collot, dont nous avons eu déjà un aperçu de la cupidité (cf. Napoléon, I),   fait ainsi partie "des grandes compagnies qui avaient, depuis 1796, assuré leur service dans des conditions très onéreuses pour l’État, très fâcheuses pour les armées, et très profitables pour elles-mêmes : Collot et Caillard, Flachat, Haller, Bodin… La suite est prise par les compagnies Antonini, et Amiel et Valette."  (Bergeron, 1974).  ​​ 

* L'auteur se trompe cependant en attribuant tous ces faits à Edouard Hamelin, fils d'Antoine-Romain, qui naît le 20 juillet 1797,  à l'époque des évènements concernés. 

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                                                              Barras

                              Membre du Directoire Exécutif...

   

   Estampe du graveur  François Bonneville

                 (1755 - 1844)                 

                       vers  1795-1799           26.6  x   18.4 cm 

                                          Musée Carnavalet

                                                   G. 31925

                                           Paris      France

                                               

En m’élançant dans l’arène révolutionnaire, mon seul but, mon unique espérance était de réparer les brèches considérables faites à ma fortune. Je connaissais le peuple, je savais que cette fourmilière se mène avec des mots dont ceux qui l’éblouissent font de l’or et des châteaux. Diverses circonstances m’avaient ruiné. Il fallait à tout prix que je m’enrichisse : de l’or, me disais-je, c’est le premier bien de la machine animée, l’homme qui le possède peut prétendre à tout ; le malheur et le chagrin ne peuvent l'atteindre. 

"Notes" de Barras"*, dans  Charles Doris,  "Amours et Aventures du Vicomte de Barras,  ex-membre du Directoire exécutif, avec Mesdames Joséphine de B***, Tallien, la douairière du Baillet, Mlle Sophie Arnoult, etc. etc....Tome troisième.  A Paris, chez Germain Mathiot, libraire... 1817", pp. 62-63. 

* Pierre-François Pinaud (Pinaud, 2017) prétend que ce texte provient des Mémoires de Barras : nous n'en avons trouvé trace dans aucun des 4 volumes numérisés de l'œuvre,  publiée par Victor Duruy, à la Librairie Hachette et Cie, en 1895 et1896 

 

 Le 30 juin 1798 (5 prairial an VI), une des plus grosses fortunes du moment, le banquier et munitionnaire Gabriel Julien Ouvrard (1770-1846), fils d'un important fabricant de papier, obtient  du Directoire, par l'entremise de Barras, auprès de l'amiral Etienne-Eustache Bruix (1759-1805), le marché des vivres de la Marine, un contrat de 64 millions francs or, avant d'obtenir celui de l'armée d'Italie, pour 48 millions. On ne saura jamais la hauteur de la "substantielle commission" reçue par le Directeur Barras, mais on sait qu'à "cette magnifique commission, Ouvrard ajoute le don d’un hôtel rue de Babylone. Le directeur revend cette demeure le 16 février 1799 pour 50 000 francs à une de ses relations, Thérésa Cabarrus-Tallien. En se rendant indispensable au Trésor public, Ouvrard s’impose comme le principal financier du régime, et ce avec l’amicale complicité de Barras."   (Pinaud, 2017). 

L'amiral Bruix aura aussi immensément enrichi l'homme d'affaires, mais il "mourut dans un état de détresse qui allait, malgré tout l’entourage du luxe, jusqu’à manquer d’argent pour acheter du bois. Il faut rendre justice à qui il appartient : Ouvrard lui devait une grande partie de sa fortune ; apprenant sa position, il envoya la veille de sa mort cinq cents louis en or à madame de Bruix. Ce n’était sûrement pas la centième partie de ce que l’amiral lui avait laissé gagner, mais il était mourant et disgracié et ce trait fait honneur à Ouvrard"  (Comtesse de Boigne, Récits d’une tante : mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond. Tome 1 : du règne de Louis XVI à 1820, Paris, Émile Paul Frères, 1921, p. 204.)           

 

La recette du succès de ce grand capitaine d'entreprises ?  Une naissance très profitable, un grand talent à manier un des outils les plus injustes, inégalitaires et parfois criminels du capitalisme : la spéculation, et enfin, la tromperie, le vol, la manipulation de l'Etat (donc de la société entière), encore une fois, que résume l'historien des entreprises Gaston-Breton : "les armées ne s’y entendent guère en comptabilité et la fraude sur la qualité est systématique. A ce jeu-là, Ouvrard devient très vite imbattable."   (Tristan Gaston-Breton, "Gabriel Ouvrard, le financier de Napoléon Ier", article de History & Business, 17 juin 2021).  

Depuis 1794, Ouvrard était déjà munitionnaire de la flotte espagnole qui mouillait à Brest. On ne va pas détailler ici ce qui ressemble à une véritable holding, avec participations diverses dans différentes sociétés, maisons de commerce parisiennes, associations de banquiers ou autres fournisseurs, tels les frères Michel pour les fournitures militaires ou Ignace Joseph Vanlerberghe (1758-1819), originaire de Douai, d'une famille de négociants en blé,  qui avait subi les foudres d'une émeute  dans cette même ville le 27 juillet 1789, accusé d'accaparement de grains, et alors qu'il avait importé vers Dunkerque une volumineuse quantité de blé étranger.  Heureusement pour lui, c'est son collègue Louis-François-Joseph Nicolon qu'on pendit près d'un an et demie après, le 17 mars 1791, pour les mêmes faits d'accaparement  (Cerisier, 2008 ; Bruyère-Ostells, 2024).  La grande fortune d'un autre négociant de Douai en blés, Jean-Baptiste Paulée (1754-1832), associé de Vanlerberghe,  devenu fournisseur des armées et son enrichissement était tel qu'il avait pu, entre 1798 et 1803, acquérir très probablement un nombre colossal de biens dans le cadre de la vente des biens nationaux, là encore, nous le verrons ailleurs, au moyen de grenouillages, en utilisant des hommes de paille dans les adjudications : 153 biens recensés au nom des frères Claro (douaisiens, actionnaires de sociétés) et d'autres au nom de membres de sa famille, sa femme surtout, Marie-Barbe Dervaux (De Oliveira, 2011). 

     Revenons maintenant à Ouvrard, devenu le compagnon d'une des Merveilleuses (cf. Ie partie) les plus influentes du Directoire, Thérésa ou Thérésia Cabarrus (1773-1835), fille d'un richissime financier, qui avait été la compagne de Tallien, puis de Barras, ce dernier étant devenu ensuite l'amant de la très influente Joséphine de Beauharnais.  C'est donc peu de dire qu'Ouvrard était parvenu à se fixer au cœur même du vaste système politico-financier du Directoire.  On ne trouvera malheureusement pas une seule fois son nom cité dans les Mémoires de Barras (c'est dire les précautions prises par le vicomte pour occulter ses affaires peu reluisantes), ni les autres noms de ceux avec qui il a traficoté, et encore moins les détails de toutes ses manigances. De plus, il "a pris bien garde de faire disparaître dans ses papiers personnels toutes les traces de ses spéculations financières. (Pinaud, 2017).   

Parfois, malgré le pouvoir de plus en plus étendu de Bonaparte en Italie, permis par ses victoires, ce dernier découvrit que certains fournisseurs avaient des appuis politiques trop puissants pour être soumis à son contrôle. C'est le cas de la compagnie Flachat, Laporte et Castelin, dirigée par Victor Flachat et François Laporte (alias Delaporte), ancien député du Haut-Rhin proche du Directeur Reubell (Rewbell) et de Fouché  (Stokle, 2020).   Dotée de succursales en France ou en Italie,  Flachat et Cie formait depuis le début de la Révolution une nébuleuse financière tissée par des entreprises de fourniture et des banques, où l'on retrouve encore l'importance de Balbi.  Chargée un temps de la  fourniture des vivres-pains en février 1796, elle centralisait quelques mois plus tard les contributions levées pour les soldats de Toscane au nom du Trésor public. Forte de son pouvoir, elle reçut même du Directoire le droit de s'emparer, à Livourne, des saisies de bijoux, d'or et de marchandises qui auraient dû revenir à l'Armée d'Italie. Finalement, Bonaparte réussit à obtenir du ministre des Finances Ramel la rupture de son contrat en novembre 1796, mais les marchandises avaient été vendues et un conseil de guerre à Brescia relaxa les trois co-accusés, bien protégés par Paris  (Candela, 2011).  Ramel lui-même a de gros intérêts dans les affaires de fournitures. En épousant Ange-Pauline-Charlotte Panckoucke, les intérêts de son beau-père deviennent les siens, ce dernier étant associé à la banque Bontemps-Mallet. C'est la raison pour laquelle il dénonce (tout en prétendant le faire au nom de la Terreur et de l'orthodoxie financière)  les contrats passés entre Paulée et un autre grand fournisseur aux armées, le belge  Edouard de Walckiers (Walkiers, vicomte Joseph Edouard Sébastien de W., 1758-1837), marié à une héritière de la banque Nettine, alors le plus important établissement bancaire des Pays-Bas autrichiens, et qui, avant la révolution française, avait participé activement, avec beaucoup d'autres, aux trafics de l'or et des piastres. Et encore une fois, nous retrouvons Barras qui, en commissaire chargé de surveiller les activités de Paulée pour l'Armée du Nord,  avait fait la connaissance de Walckiers en avril 1794 (qui opérait depuis Bruxelles et Gand), et avait scellé par la suite, avec Ramel, une alliance secrète  entre sa compagnie et celles de Paulée et Panckoucke   (Pinaud, 2017 ; cf. aussi De Waresquiel, 2014). 

On évoquera enfin, la collusion, encore une fois,  entre intérêts publics et privés dans le cas de la compagnie de Jean-Baptiste Ouin, ancien chef de division à la guerre, gros fournisseur de transport, manutention, vivres, pain, viandes et fourrages en l'an VI, associé à l'ancien adjoint du ministre de la Guerre, Gauthier, Deforgues, ancien ministre des Affaires étrangères, Fauchet, ancien ministre plénipotentiaire, etc., mais aussi des administrateurs en fonctions, des hôpitaux ou des subsistances militaires, ou des munitionnaires comme Caillard ou Maurin, "mais surtout, Fouché et Tallien en personne." (Bergeron, 1974). 

Arrêtons là cette vue d'ensemble d'une toile visiblement gigantesque, très ramifiée de délinquants en col blanc, faiseurs de richesses qui,  dans les systèmes capitalistes et ploutocratiques en général, n'ont jamais cessé de profiter à tous ceux qui avaient une place de choix sur l'échiquier  économique et social, au détriment très  largement du bien commun.    

Mallet   :   "Louis-George Tin, le président du Cran, accuse notamment le Crédit suisse, la Banque de France, l'ancienne banque Mallet et plusieurs familles bordelaises d'avoir «joué un rôle central dans la traite négrière». «C'est le travail des esclaves qui a permis de constituer la Banque de France et c'est la Banque de France qui a permis de constituer la France», affirme-t-il."

 

 "Esclavage : le Cran demande réparation à des banques et familles bordelaises", article du journal Le Parisien, 10 mai 2014. ​​

brumaire

 

  “ Que les faibles se rassurent : ils sont avec les forts  ”

              Le coup d'État de Brumaire

            (18 brumaire an VIII / 9 novembre 1799)

Pour la  préparation de Brumaire, jusqu'à l'installation du nouveau pouvoir, continuons de visiter les coulisses de l'histoire. Pourquoi ?  Deux raisons principales à cela.  D'abord, pour montrer au plus près de la réalité, que le pouvoir continue de s'exercer très loin du peuple en ce début de l'an VIII "de la République une et indivisible", ensuite, pour constater que ce pouvoir est fait de beaucoup de la matière archaïque qui a produit les plus anciennes dominations :  luttes d'influence des élites ; manipulations réciproques ; tractations en tout genre entre les puissants, très discrètes ou secrètes ; manipulation des corps constitutifs du pouvoir : assemblées, gouvernement, armée ;  corruption, etc...

"Le 18 Brumaire ne fut connu que de la cent millième partie de la France ! Les artisans, les bourgeois, les campagnards se soucient peu de qui les gouverne ; ils veulent du repos, peu d’impôts, de la sûreté ; c’est là ce qui les occupe ; le reste est ignoré d’eux ou bientôt oublié.(Lucien Bonaparte, Lettre à sa sœur Élisa du 18 Brumaire an 9 / 9 novembre 1800, Archives d'Élisa, Princesse Bacciochi, Grande-Duchesse de Toscane (1777-1820), et de ses descendants,  Archives Nationales, 400 AP [Archives Privées] 19). 

Lucien s'était rapproché de Sieyès après son entrée au Directoire, le 16 mai  à la place de l'avocat alsacien Jean-François Reubell (Rewbel, 1747-1807). Il partage avec l'ancien ecclésiastique la vision réformiste de l'Etat et "participe aux réunions qui conduisent à la préparation d’un coup de force parlementaire." (Boudon, 2009). Il sondera plus tard les intentions du général Barthélémy Catherine Joubert (1769-1799), qui tombe malheureusement le 15 août à la bataille de Novi, en Italie, contre les Russes, puis celles du général Jean-Baptiste Jourdan (1762-1833). D'autres conspirateurs étaient aussi au travail : Regnaud  avait permis d'établir un lien entre Sieyès et le général Lazard Hoche (1768-1797), "qu'il fréquente assidûment à compter de l'an III" (Ayad-Bergounioux, 2014). Ce dernier était aussi pressenti par Rœderer qui s'entretient souvent avec Boulay, par correspondance, sur le rétablissement de "l'ordre républicain" (op. cité). En plus de Hoche, Rœderer avait aussi pensé à Joubert, ou, dans une moindre mesure, au général Jean Victor Marie Moreau (1763-1813) qui, comme les autres, était en lice pour devenir "l'épée" de la République. Mais Hoche succombera de la tuberculose, et Moreau devra finalement céder à la volonté générale :  La popularité éclatante de Bonaparte, après son débarquement à Fréjus le 9 octobre 1799, ne donnait plus trop de choix aux conjurés, quand bien même tous se méfiaient (comme bien d'autres) des aspirations autocratiques du récent vainqueur d'Aboukir.   

Comme au sujet des généraux, les principaux acteurs  participent pour des intérêts divers à l'écriture de la partition :  

"Talleyrand et moi fûmes les deux intermédiaires qui négocièrent entre Sieyès et Bonaparte. Tous les yeux étaient ouverts sur l’un ou sur l’autre. Nous nous étions interdit toute entrevue particulière […]. Talleyrand était l’intermédiaire qui concertait les démarches à faire et la conduite à tenir. Je fus chargé de négocier les conditions politiques d’un arrangement"  (Rœderer, Fonds Rœderer, 29AP/8,  Divers XVIIe-XIXe, Archives Nationales).  

Différentes réunions ont lieu chez Sieyès les quinze premiers jours de vendémiaire et on discute du visage que prendra la nouvelle organisation politique : "Les principaux changements étaient la création de trois consuls élus pour dix ans, celle d'un sénat nommé à vie, et l'établissement du suffrage universel à plusieurs degrés."

"Révolution de brumaire ou Relation des principaux événements des journées des 18 et 19 brumaire, par Lucien Bonaparte, prince de Canino ;  Suivie d’une notice nécrologique sur ce Prince et d’une Ode intitulée l’Amérique, extraite du Recueil de ses Poésies posthumes...Paris, Charpentier, éditeur-libraire...1845 p. 17),

Pour faire adopter ces mesures, ils devaient agir via le Conseil des Anciens, qui leur était acquis, en l'éloignant de Paris, en l'isolant pour qu'il puisse voter les réformes, en évitant aussi les faubourgs  "où tout était prêt pour une émeute" (op. cité, p. 16).  Les conjurés disaient défendre la légalité en s'appuyant sur trois articles de la constitution qui permettaient "dans les cas urgens, le droit de transférer le corps législatif et le gouvernement hors de Paris(op. cité, p. 15). Le problème restait de faire accepter "la translation"  du Conseil des Cinq-Cents, sans parler de  l'indécision des uns, tel Barras, l'opposition des autres, tel un président de Directoire comme Gohier, et plus encore d'un certain nombre de généraux hostiles : Jean-Baptiste-Jules Bernadotte (1763-1844), qui sera fait Maréchal d'Empire par Napoléon (1804), avant de devenir  roi de Suède et de Norvège ; Charles Pierre François Augereau (1757-1816), fait maréchal d'Empire et Duc de Castiglione (1808) ;  Jean Maximilien Lamarque (1770-1832),  élevé en 1809 à la dignité de grand-officier de la Légion d'honneur par Napoléon, qui le fera baron d'Empire en 1810 :  on peut déjà soupeser le poids idéologique de leur opposition à Bonaparte, à l'aune de leur ambition ou/et de leur cupidité, que Napoléon, par sa politique ploutocratique, entretiendra, fera croître en récompensant grassement les élites à son service ou fermant les yeux sur leurs rapines. Dès le début, il sait tisser autour de sa personne un réseau de plus en plus étendu et puissant d'hommes divers mais partageant avec lui un goût immodéré de luxe et de richesse.    

Le vingt-trois octobre (1er Brumaire), Lucien Bonaparte est élu président des Cinq-Cents, et cette nomination tombe à pic, car si le Conseil des Anciens était acquis aux conjurés, l'autre assemblée posait plus de problèmes. Sans compter qu'étaient désignés en même temps cinq inspecteurs de salle, sorte de police de l'assemblée : tous acquis aux idées réformistes, quelle chance, là encore.  D'autres manigances n'ont pas eu le même succès. En effet, le député Claude Ambroise Régnier (1746-1814), député de la Meurthe au Conseil des Anciens, qui sera fait duc de Massa  en 1809,  avait eu l'idée de préparer des cartes d'admission pour les nouvelles salles, "et de ne pas en envoyer à une vingtaine des députés les plus exaltés" (Lucien B., op. cité, p. 19). Sieyès appuya la proposition mais elle "fut combattue par plusieurs d'entre nous"   (op. cité)

Le retour de Bonaparte en France, le 17 vendémiaire (9 octobre), à Fréjus, provoqua une émotion largement populaire : 

"Oui, il a débarqué près de Fréjus, avec Berthier, Lannes, Marmont, Monge, Berthollet, avec d’autres fidèles, ayant prévenu l’appel des directeurs et quitté l’Égypte depuis quarante-sept jours, ayant échappé aux périls de mer et aux flottes anglaises. Les gens de la côte, pour le voir plus tôt, se sont jetés à l’abordage de son bâtiment, au mépris des lois sanitaires, et lui ont ainsi fourni prétexte pour se dispenser de la quarantaine ; il est maintenant sur la route de Paris, il approche, il vient, soulevant sur son passage une traînée d’acclamations. Voilà ce que l’on commence à se répéter dans Paris le soir du 21 vendémiaire-13 octobre. Le lendemain matin, la nouvelle se précise, s’affirme, devient certitude, et l’enthousiasme éclate formidable."  (Albert Vandal, "Les Causes directes du dix-huit brumaire", Revue des Deux Mondes, 4e période, tome 159, 1900, pp. 5-32)

C'est Lucien Bonaparte qui a organisé  la première rencontre entre "celui que trente millions d'hommes accueillaient comme leur sauveur (L. Bonaparte, op. cité, p. 28) et Sieyès, le 1er novembre (10 Brumaire) 1799, à laquelle il assista. Sieyès voulait aller vite, présenter une nouvelle constitution au peuple, mais le Napoléon d'avant Brumaire voulait paraître très républicain et parlait de mettre en place un gouvernement provisoire, d'une commission législative chargée de préparer une "constitution raisonnable" qui sera proposée "à la votation du peuple",  car ajouta-t-il, "je ne voudrai jamais rien qui ne soit librement discuté et approuvé par une votation universelle bien constatée."   (op. cité, p. 60-61),

Nous avons là un moment exceptionnel d'élan démocratique dans la vie de Napoléon, seulement en paroles, qui plus est. 

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               Débarquement de Bonaparte à Fréjus 

 

                                  lithographie

               

   dessin de  François Grenier de Saint-Martin (1793-1867)

                 lithographie  de  Charles Motte (1784-1836)

                                                             

                         Archives départementales du Var

                                 106 FI 34 

 

                 

De plus en plus de visites se succédèrent chez Bonaparte, rue Chantereine  (rebaptisée rue des Victoires après le retour du général de la campagne d'Italie), tant de militaires que de scientifiques. Les conjurés tombèrent d'accord sur "la translation du corps législatif" au Palais de Saint-Cloud, aux abords de Paris. Sieyès eut l'idée de proposer que le Conseil des Anciens confère à Bonaparte, par décret spécial,  le commandement "de toutes les forces militaires de Paris et ses environs, ainsi que la garde législative et directoriale. C'était sans doute ajouter à la lettre de la Constitution : les articles 102, 105 et 104 ne parlaient pas d'un commandement extraordinaire ; mais l'esprit de ces articles semblaient autoriser ce que la lettre ne disait pas (...) Quand même nous eussions jugé ces conséquences hasardées, nous n'en eussions pas moins agi comme nous l'avons fait, car le moyen de faire une révolution sans sortir de l'ordre légal est encore à trouver."  (Lucien B., op. cité, p. 43-44).  On pourrait donner raison au futur prince de Canino, si la nature de ladite révolution était la même pour tous. Ce n'était déjà pas le cas au moment de Brumaire, qui avait vu différents projets de société être défendus depuis la fin de l'Ancien Régime, et c'était encore moins le cas pour la révolution napoléonienne, qui, nous le verrons,  entraînera la société passablement loin des premiers idéaux révolutionnaires. 

Derrière Bonaparte se tenaient prêts les hommes d'une nouvelle donne, que Lucien voit comme une pluralité d'expressions que son frère va unifier  : "Les diverses nuances d'opinion qui se partageaient la capitale venaient, comme par magie, se confondre dans un seul homme. Talleyrand, Rœderer, Fouché, le géomètre Laplace, partis de différents points de circonférence, venaient aboutir au même centre."   (Lucien B., op. cité, p. 45). Vous aurez reconnu au moins deux des personnalités qui, derrière leurs "nuances d'opinion", partagent une même vision d'un ordre social  plus ou moins inégalitaire et injuste. 

Différents banquiers ont participé à financer le coup d'Etat de Brumaire. Selon Achille Dauphin-Meunier (1906-1984, "La Banque de France", Paris, Gallimard, 1936, p.20), les plus grands actionnaires de la future Banque de France, dont nous reparlerons plus loin, ont été les plus gros soutiens financiers de Brumaire, principalement Jean-Frédéric Perregaux (1744-1808), associé tardivement à Jacque Laffite, en 1806. Dauphin-Meunier affirmera aussi que Perregaux et Le Coulteux avaient engagé des fonds pour financer le projet avant même le retour de la campagne d'Egypte de Bonaparte.  Albert Vandal  (mais aussi Dauphin-Meunier) compilant les différentes informations des journaux de l'époque sur le sujet, en conclut que "Deux millions de francs ont été apportés avant trois heures au Trésor public et deux autres promis pour demain du matin", le 19 brumaire, (A. Vandal, "L'avènement de Bonaparte", I. La Genèse du Consulat - Brumaire - La Constitution de l'an VIII,  p.334,  Librairie Plon, 1902 ; Dauphin-Meunier, op. cité, p. 19). ​ Il est possible que d'autres financements au projet aient été apportés par des munitionnaires. Certains témoignages avancent, en effet, que Collot aurait avancé 500.000 francs, ou Michel jeune deux, puis six millions  (Bergeron, 1974).

A propos des banquiers, un "Citoyen zélé"  s'étonnait du fait qu'il y avait dans la liste des "Commissionnaires  pour la rédaction des Cahiers"  trop de négociants, de financiers, ou encore de banquiers ("Le Couteux" [Le Couteulx] et "Tassin", par exemple, cf. plus loin) :  

"Les banquiers ne sont pas moins dangereux ; usuriers du Commerce, vampires de l’État... ils s'enrichissent de la pauvreté du Trésor-Royal, & de la détresse de la Nation. Sous le ministère de l'Abbé Terray, on en a vu faire des fortunes scandaleuses & immorales : on les a vus depuis faciliter  les emprunts perfides qui ont creusé l’abîme qu'il s'agit de combler ; ce sont eux enfin qui ont multiplié ces funestes services par lesquels ont été dévorés, par anticipation, les revenus de l’État ; qui ont commencé cet agiotage pervers & infidèle, lequel a gangréné tout d'un coup la Capitale, & fait plus de mal à la France que dix années d'une guerre malheureuse."  

"Avis intéressant à MM. les Electeurs du Tiers-État de la Ville de Paris ; avec la liste des Commissaires pour la rédaction des Cahiers" pp 7, 3  ("s.l. n.d." : sans lieu ni date

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   La sagesse fixe la fortune 

​​

 Jeton commémoratif en argent

 de la Caisse des Comptes Courants

 11 Messidor an 4 / 29 juin 1796

 Rambert Dumarest,  (1750 -1806),

médailleur (graveur en médailles)

           Ø   3,5 cm       23, 41 g

        Paris, Musée Carnavalet, NJ1834

Sur l'avers : Minerve, la Sagesse à gauche, la Fortune à droite déversant une corne d'abondance dans un coffre.

Sur le revers :    Mains jointes, corne d'abondance et caducée en sautoir

 

Caisse des Comptes Courants  :    Banque fondée en juin 1796 qui fusionnera avec la Banque de France en 1800, fondée par contrat du 11 messidor an IV (28 juin 1796) entre le banquier et négociant Augustin Monneron et le négociant Jean Godard , qui fera de son hôtel Massiac (un bien d'émigré), place des Victoires à Paris, le siège de la nouvelle banque (Bergeron, 1974).  Parmi la kyrielle d'actionnaires, souscripteurs progressivement de la nouvelle banque, citons : 

- Le génevois Isaac Panchaud (1737-1789), député du Tiers de Romorantin en 1789, un des plus grands financiers de la fin du XVIIIe siècle, proche du député banquier Laborde de Méréville et de Mirabeau. Le projet de Laborde d'une banque d'actionnaires privés échoue devant la méfiance des députés et ministres envers les banquiers en général depuis le système de Law, mais aussi de ce fils d'ancien banquier de Louis XV, dont ils soupçonnaient que le projet visait à "promouvoir ses intérêts comme ceux de ses commanditaires."  et que, "derrière Laborde Méréville, se cachaient des hommes d’affaires prêts à profiter de la faiblesse de la Caisse d’Escompte pour la remplacer."   (Valmori, 2017)    

-  Joseph François Augustin Monneron (1756-1826), banquier et négociant de Nouvelle-Orléans, est ici associé à un autre négociant Jean Godard. La famille Monneron est une dynastie d'armateurs qui commence son histoire avec l'ardéchois Antoine-Claude Monneron (1703-1791) , contrôleur général des fermes du roi qui siège comme avocat au parlement de Provence,  plus tard receveur du grenier à sel d’Antibes, qui fera sa fortune et son état de banquier et qui le lie aux "familles les plus puissantes d’Annonay, Chomel de Jarnieu, Montgolfier, Seguin, Desgrand et Boissy-d’Anglas (Klein, 2015),  mais aussi, par alliance matrimoniale, à la famille de Joseph-François Dupleix, dont le père sera commissaire général de la Compagnie des Indes, ce qui jouera un rôle déterminant dans la carrière d'armateurs des frères Monneron, dont trois s'installeront comme planteurs, armateurs et négociants à l'Île de France (op. cité), qui sera rebaptisée "Île Maurice", dans l'archipel des Mascareignes. Par ailleurs, Ange Monneron finira par diriger la ferme des Tabacs, qui servira "de relais bancaire parisien à Pondichéry.(op. cité). Là encore, comme dans beaucoup d'autres secteurs capitalistiques privés de l'époque, on notera la grande perméabilité entre intérêts publics et privés.

Il semble que Louis Monneron, quant à lui, doit en partie sa considérable fortune comme commissionnaire de l'Ardéchois à sa participation dans les armements d'Isaac Panchaud.  Ses activités témoignent de manière édifiante le gouffre existant entre la vie de beaucoup d'hommes et de femmes du peuple, gagnant à peine leur subsistance à la sueur de leur front, selon la formule consacrée, et ceux qui, jonglant avec toutes sortes de pratiques, de techniques économiques plus ou moins licites, passent leur temps à obtenir de l'argent pour monter coup sur coup des opérations financières, à perdre ici 12.823 livres en 1777 avec Panchaud, pour en gagner bien davantage ailleurs : 71.000 roupies sur une cargaison de toiles pour l'Île de France, et encore d'autres sommes au moyen d'un navire danois, qui chargera à Djedda une importante cargaison de café de Moka, qu'il revendra à Calcutta par l'intermédiaire de la maison juive Lewis Da Costa. A Djedda, toujours, il convainc un négociant Ibrahim Gillany, "à lui verser la somme de 18 000 écus d’Empire tirés sur une lettre de change d’une compagnie de marchands chrétiens ottomans installés au Caire, Magallon, Noël Ollive & Co (Klein, 2015), montant par lequel, associé à Da Costa, il se lancera dans "une nouvelle spéculation sur les grains entre Madras et Calcutta, ravitaillant les loges britanniques alors en guerre avec la France." (op. cité),  Ou encore, "Ange Monneron tire des traites sur son frère Augustin... qui vient de s’établir comme banquier à Paris. Celui-ci les négocie à Madras avec une perte qui ne dépasse pas 21 % (alors qu’Ange escompte à près de 50 % de pertes à Pondichéry) ; en échange, il remet à son frère des lettres de change sur le Trésor de la Colonie perdant 45 %. La différence profite ainsi à la Caisse des Indes gérée par Ange Monneron." (op. cité), etc. etc. Au final, la "guerre d’Indépendance américaine fut cependant pour eux l’occasion d’amasser une fortune considérable que Louis Monneron estime s’élever, sans forfanterie, à près de 15 millions de livres. C’est l’une des plus grandes fortunes de son temps.(op. cité

Augustin a dirigé la Caisse depuis sa création et causera le scandale Monneron, après avoir disparu en emportant 2.500.000 francs, tout en laissant une note reconnaissant son état de débiteur envers la Caisse. Il sera remplacé par Martin Garat, qui signera à la fois les billets de la Caisse, puis de la Banque de France, jusqu'à sa mort, qu'on appellera "fafiots garatés"  (Notice biographique, Fondation Napoléon, Napoleon.org)   

  "On invente les billets de banque, le bagne les appelle des fafiots garatés du nom de Garat, le caissier qui les signe."   

Honoré de Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes (1847), quatrième partie, p. 29, dans  Œuvres complètes de H. de Balzac, La Comédie humaine, dix-huitième volume, Paris, Alexandre Houssiaux, Editeur, 1855

Citons aussi J-B Le Couteulx, Perregaux, Pierre-Laurent Hainguerlot (1761-1841), ami de Jérôme Bonaparte. Hainguerlot sera  "compromis dans une affaire de marché de fournitures en 1797 et sauvé par Fouché." (Fondation Napoléon, Napoleonica, les archives) ; Pierre Léon Basterrèche (1762-1827), banquier agioteur originaire de Bayonne, qui administrera la Caisse ; le lyonnais Joseph Fulchiron (1744-1831) ; Jacques-Rose Récamier (1751-1830), qui épousera en 1793 la dénommée Juliette, dite Madame Récamier, (seulement de manière légale car elle était en fait sa fille),  deviendra administrateur de la banque et fondera en 1798, avec le banquier Alexandre Barillon, une banque appelée Syndicat du Commerce ;  Charles-Marie Doyen (1756-1831),  agent de change, député ; Médard Desprez (1764-1832), banquier, administrateur de la Caisse, lui aussi, qui deviendra régent de la Banque de France ; Georges-Antoine Ricard (1738-1811), négociant, fera lui aussi partie des premiers régents de la future Banque de France. 

 

Au lever du jour, le 18 brumaire, Bonaparte accueille devant son domicile des régiments militaires et des officiers (en particulier le gouverneur militaire de Paris, François Joseph Lefebvre), qui ont été convoqués la veille , à qui le général tient un discours.  Il passe ensuite ses troupes en revue dans le jardin des Tuileries et fait publier deux proclamations, placardées dans tout Paris. dans lesquelles il rappelle les conditions exceptionnelles du "danger imminent" qui a poussé le Conseil des Anciens à le nommer pour défendre "la sûreté de la représentation nationale" et à décider sa translation temporaire. Devant une foule d'officiers et de soldats, il adresse haut et fort  à Bottot, le secrétaire de Barras, une harangue qui, en réalité servait surtout à convaincre de son rôle de "messie botté" qu'aurait annoncé Robespierre (dixit les historiens qui ne citent jamais de source originale) : 

"Qu’avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ; je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ; je vous ai laissé les millions de l’Italie, et j’ai trouvé partout des lois spoliatrices et la misère. Qu’avez-vous fait de cent mille François que je connoissois tous, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts. Cet état de choses ne peut durer ; avant trois ans il nous mèneroit au despotisme : mais nous voulons la république, la république assise sur les bases de l’égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique, etc."   

(N. Bonaparte, cité par Chateaubriand, Œuvres Complètes, tome VII, "Mélanges politiques — Polémique", Paris, Garnier Frères Éditeurs, 1861, p. 28.

Fouché, ministre de la police générale, fait publier, lui aussi, une proclamation alarmiste : "La république était menacée d'une dissolution prochaine... Les événements sont enfin préparés pour notre bonheur et celui de la postérité... Que les faibles se rassurent : ils sont avec les forts..."   (cité par Lucien Bonaparte, op. cité, p. 90)

La démission de Barras est actée au Palais du Luxembourg, rédigée par Talleyrand et Rœderer  (Vandal, op. cité, p. 302), et elle avait été précédée de celle de deux autres Directeurs favorables au coup d'Etat, Sieyès et  Ducos, tandis que Louis-Jérôme Gohier (1746-1830) et Jean-François Moulin (1752-1810)  avaient refusée la leur et étaient surveillés par le général Moreau.   Avec Talleyrand,  Rœderer  avait activement négocié le coup d'Etat de Brumaire, par la démission de Barras et l'effacement de Sieyès au gouvernement du Consulat, qui avait tant ennuyé Bonaparte avec ses idées de "Grand Electeur" au sommet d'un pouvoir que Bonaparte n'avait aucune envie de partager. Et l'historien Henri Guillemin de raconter comment, d'autorité, Bonaparte rejette cette idée "royaliste" en répétant à l'envi, encore une fois, qu'il est Républicain. Talleyrand achète chère la démission de Barras (tout en prélevant pour lui-même un ou deux millions, semble-t-il), et s'agissant de Sieyès, qui prenait de l'âge, on achète son effacement au profit de Napoléon par la propriété du château de Crosne, "estimé 480.000 francs" de l'époque, aux frais de l'Etat. Mieux, Bonaparte aurait conduit Sieyès dans une pièce où trônait une armoire contenant  les "fonds secrets du territoire". Bonaparte ouvre l'armoire, remplie en particulier de pièces d'or, et dit à Sieyès de se servir, ce que ce dernier fait, sans se faire prier, remplissant ses poches, raconte Henri Guillemin, attrapant plusieurs sacoches d'argent au passage  (Henri Guillemin, Les Dossiers de l'Histoire : "Napoléon, Un caïd respectueux", 23 mars 1968, Radio Télévision Suisse / RTS,  réalisation Maurice Huelin, 28 mn 30).  

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"En récompense de sa docilité à laisser tomber le timon des affaires dans les mains du général-consul, on lui décerna la terre de Crosne, don magnifique d'un million, outre vingt-cinq mille livres de rentes comme sénateur, et indépendamment de son pot-de-vin directorial de six cent mille francs, qu'il appelait sa poire pour la soif. Déconsidéré dès-lors et anéanti dans de mystérieuses sensualités, il fut annullé politiquement." 

"Mémoires de Joseph Fouché,  Duc d'Otrante, Ministre de la Police générale —  A Paris, chez Le Rouge, Libraire... 1824", p. 166

De son côté, Emmanuel-Auguste-Dieudonné, comte de Las Cases (1766-1842), racontera dans son "Memorial de Sainte-Hélène...", à travers le témoignage de Napoléon, que Roger Ducos reçut aussi sa part, que Sieyès lui envoya : "bref, dit l’Empereur, il s’adjugea six cent mille francs, et n’en envoya que deux cent mille au pauvre Ducos, qui, revenu des premières émotions, voulait absolument reviser ce compte et lui chercher querelle. Tous les deux revenaient à chaque instant, à ce sujet, à leur troisième collègue pour qu’il les mît d’accord, mais celui-ci répondait toujours : « Arrangez-vous entre vous ; soyez surtout silencieux ; car si le bruit remontait jusqu’à moi., il vous faudrait abandonner le tout »" 

 

Las Cases, "Memorial de Sainte-Hélène, ou Journal où se trouve consigné, jour par jour, ce qu'a dit et fait Napoléon durant dix-huit mois", 9 volumes, Imprimerie Lebègue, 1823 ; cité dans l'édition d'Ernest Bourdin : "Mémorial de Sainte-Hélène, par le Cte de Las Cases : suivi de Napoléon dans l'exil par MM  O'Méara et Antomarchi, et de l'Historique de la translation des restes mortels de l'Empereur Napoléon aux Invalides", Tome premier,  Paris, 1842,  p. 776).

Dans la nuit du 18 au 19, les conjurés tiennent conseil et formalisent les derniers préparatifs. On y parle, en particulier, de la constitution d'un Consulat provisoire dirigé par trois consuls. Un certain nombre d'Idéologues et de robins, sont présents : Cabanis, Boulay, Regnier, etc.  

Aux Cinq-Cents, à l'Orangerie de Saint-Cloud, le 19 brumaire, on aborde très vite la question d'une nouvelle constitution. Les jacobins, affaiblis par l'absence de généraux opposés au coup d'Etat, comme Augereau ou Jourdan, mais aussi par le renoncement de du maréchal Jean-Baptiste-Jules Bernadotte (1763-1844) à défendre le Directoire,  parviennent tout de même "à obtenir une nouvelle prestation de serment des députés en faveur de la constitution de l'an III."  (Boudon, 2009). Mais bientôt, les débats sont rapidement interrompus par la lecture d'une lettre tout juste transmise au Conseil, par laquelle Barras avait annoncé sa démission du Directoire, ayant bien pris soin de souffler la solution du problème aux députés : "La gloire qui accompagne le retour du guerrier illustre, à qui j'ai eu l'honneur d'ouvrir le chemin, les marques de confiance que lui donne le corps législatif, et le décret de représentation nationale, m'ont convaincu que, quel que soit le poste où m'appelle désormais l'intérêt public, les périls de la liberté sont surmontés et les intérêts des armées garantis."  (cité par Lucien Bonaparte, op. cité, p.105).  

           

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Exit libertè a la Francois !—or—Buonaparte closing the Farce of Egalitè, at St. Cloud near Paris Novr. 10 th. 1799

   Caricature de James Gillray (1756-1815)

               

 Londres, H. Humphrey,  21 novembre 1799

                                                             

   Bibliothèque du Congrès américain

        Washington, Etats-Unis

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Après le tohu-bohu aux Cinq-Cents, où pleuvaient sur Bonaparte, de plus en plus défait, de l'avis de tous les observateurs, les accusations de tyran, de dictateur, de Cromwell, de César, de Hors la loi, etc., le général prend la parole. Il évoque les projets d'attentats contre la République, on lui demande des noms et cite Barras et Moulins. "Au milieu de cette houle, Bonaparte continue de discourir, sans que ses paroles portent. Comme il se sent décidément mauvais, il devient violent, outre ses effets, recourt aux pires procédés. Il cherche à faire peur, à s'environner de foudres et d'éclairs." (Vandal, op. cité, p. 370).  Bonaparte ne trouve plus de solution pour se sortir de ce très mauvais pas et a la très mauvaise idée d'apparaître dans l'enceinte du Conseil entouré de militaires et produit une consternation et une vive hostilité de certains ("Plusieurs bras lèvent des poignards et le menacent", écrit Lucien)  qui confirment les craintes de beaucoup de députés d'une dictature annoncée.  Lucien, président des Cinq-Cents, défendra son frère dans l'enceinte législative, mais surtout au dehors, grâce au soutien du gouverneur Lefebvre, à la tête d'une vingtaine d'hommes, qui l'extraient vers l'extérieur, où l'attend Napoléon,  Il ne retourne donc pas à son fauteuil pour attendre un vote très probablement contre le général Bonaparte, et prétexte  les "menaces" et les "violences"  pour échapper à la sanction de la représentation nationale  : "Lorsqu'une partie de l'assemblée était en butte aux menaces et aux violences, c'était bien le cas d'user de mon droit(op. cité, p.121)Fort de ce "droit", c'est vers la force qu'il va, en réalité, se tourner pour assurer la réussite de ce coup d'Etat, qui était à deux doigts d'échouer, changeant alors le cours de l'histoire et évitant, entre autres, les millions de morts sur les champs de bataille napoléoniens.  Pour s'assurer le concours de l'armée, Lucien doit, selon la  logique même de cette prise de pouvoir, exagérer cette fois de manière outrageusement dramatique le péril que court la république, au point d'émailler de mensonges le récit des évènements des dernières heures  :

"Citoyens, le président du conseil des Cinq-Cents vous déclare que l'immense majorité de ce Conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants à stylets qui assiégent la tribune, présentent la mort à leurs collègues, et enlèvent les délibérations les plus affreuses.

     Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par l'Angleterre, se sont mis en rebellion contre le Conseil des Anciens, et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l'exécution de son décret (...)

      Je vous déclare que ce petit nombre de furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi par leurs attentats contre la liberté de ce Conseil. Au nom de ce peuple qui, depuis tant d'années, est le jouet de ces misérables enfans de la terreur, je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants, afin que, délivrée des stylets par les baïonettes, elle puisse délibérer sur le sort de la République.

   Général, et vous soldats, et vous citoyens, vous ne reconnoîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se rendre auprès de moi. Quant à ceux qui resteroient dans l'Orangerie, que la force les expulse ! .... ces brigands ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard...   Que ce titre leur reste ; qu'il les suive par-tout ;"   

"Discours de Lucien Bonaparte, Président du Conseil des Cinq-Cents, aux troupes, Au milieu de la cour du palais de Saint-Cloud, le 19 brumaire an 8" dans "dans "Discours de Lucien Bonaparte, Président du Conseil des Cinq-Cents, prononcés au palais de Saint-Cloud, à la séance du 19 brumaire an 8,  pp. 3-4. 

C'est ainsi que les "représentants du poignard", tout particulièrement, ont été inventés pour fournir un prétexte tout trouvé au président de se placer sous la protection des représentants de la force et de la coercition légales, en particulier les dragons du colonel Horace François Bastien Sébastiani de La Porta (1771-1851), un officier Corse fidèle de Bonaparte. L'assemblée est donc dissoute de force et, après sommation, par le général Murat, elle se disperse un peu partout. Jusque-là, nous n'avons pas commenté le récit de Lucien, qui se tient historiquement. Mais l'épisode des poignards fait entrer Lucien et Napoléon dans la longue histoire des menteurs, des affabulateurs qui ont construit à leur profit un récit mythologique pour parvenir au pouvoir, avant d'en construire un autre pour s'y maintenir.  Le lendemain même des évènements, un des députés présents la veille à Saint-Cloud, Riffard Saint-Martin, après avoir pris connaissance du procès-verbal de la séance, notera dans son journal :

"Mais quant au fait des poignards, des pistolets, je puis bien assurer qu'il est faux ; j'étais avec mon collègue Bolliond à 4 pas de Bonaparte ; et non seulement ni lui ni moi n’aperçûmes aucune arme dans les mains des vociférateurs, mais il n’est aucun des membres qui se trouvaient à portée de bien voir, qui ne rende le même témoignage. (...) Il est bien à présumer que parmi les membres qui s’élancèrent vers Bonaparte, il y en avait d’armés ; bien certainement Grandmaison l’était, car après la scène, il montra son pistolet à Lucien président, mais si lui ou d’autres eussent voulu faire usage de leurs armes pour tuer le général commandant, cela leur eût été bien aisé, car il s’écoula un assez long intervalle entre les vociférations et menaces et l’arrivée des grenadiers au milieu desquels le commandant sortit de la salle.

Journal de François-Jérôme Riffard Saint-Martin (1744-1814),  Archives Nationales AN 139 AP (Archives Privées) 7 dites "Papiers Rampon", du nom du beau-fils de Riffard, le général Antoine-Guillaume Rampon (1759-1842), qui avait épousé sa fille. 

Dès 1814, le journaliste royaliste Jean-Pierre Gallais  (1756-1820) dénonçait ce mensonge dans le premier volume de son ouvrage : "Histoire du dix-huit brumaire et de Buonaparte, suivie de pièces justificatives... Paris, chez L.G. Michaud, Imprimeur du Roi" (cf. pp-91-93 ; deux autres volumes seront édités en 1815). La Restauration avait commencé, les langues pouvaient se délier :  "Courageux de dévoiler une vérité, à laquelle Alphonse Aulard* donnera un fondement historique à la fin du siècle, mais nullement téméraire au point de l’exposer durant le règne de Napoléon, Gallais par son histoire, révèle à sa manière, l’entrée dans la mythologie de toute l’historiographie se rapportant à Napoléon, à partir de 1814." (Serna, 2001)

A. Aulard, "Bonaparte et les Poignards des Cinq-Cents", article de La Révolution Française, tome 27, 11e année, n° 2, 1894, p. 113-127.

"Napoléon est une véritable mystification nationale. Le tyran est présenté comme un héros, l'auteur d'un coup d'Etat serait le chantre de la liberté, et en mettant un terme à la Révolution, il l'aurait en fait 'accompli…"  (Louis-Gorges Tin, cité par Véronique Radier, Le procès de Napoléon : est-il un criminel contre l'humanité ?,  article de L'Obs, n° 2768, Faut-il déboulonner nos Grands Hommes ?, 23 novembre 2017).

 

napoleon bonaparte-19 brumaire1799-conseil des cinq-cents.jpg

 

Napoléon au Conseil des Cinq-Cents à l'Orangerie de Saint- Cloud, le 19 brumaire An VIII (10 novembre 1799) 

 

                  estampe à l'eau-forte

             Gravure de Jean Duplessi-Bertaux

                          (1747-1818)

                 édition de  1801-1802

15e planche tirée des "Principales Journées de la Révolution", série de 12 planches (1798), puis 15 planches (1800), gravées d'après les dessins du dessinateur et peintre Charles Monnet (1732-1819) par les graveurs Duplessi-Bertaux, Antoine-Jean Duclos (1742-1795)  et Isidore Stanislas Helman (1743-1836).

​                   29,5 x L. 49,4 cm 

​                   Musée Carnavalet, 

                 Paris, France

napoleon bonaparte-caricature crocodile-conseil des cinq cents-nov 1799.jpg

 

               The Corsican Crocodile

        dissolving the Council of frogs !!!

 

                  Eau-forte aquarellée

                             Anonyme anglais

                       

                 scène de novembre 1799

   Caricature de Napoléon, en crocodile botté et couronné, terrorisant les députés des Cinq-cents, en grenouilles au bonnet phrygien et cape rouge. Notez la grenouille et son arme dérisoire, qui évoque l'affaire des poignards pendant le coup d'état de Brumaire.   

​                   30,1 x L. 45,00 cm 

​                 Fondation Dosne-Thiers

             Institut de France

          Collection Frédéric Masson

                   Paris, France

 

Reprenons maintenant le fil des évènements. Un peu avant 19 h, le Conseil des Anciens, qui avait quant à lui siégé de son côté et avait adopté les réformes de Sieyès (création de trois consuls élus pour dix ans, un sénat nommé à vie et un suffrage universel à plusieurs degrés), prend acte de la vacance du Directoire, de la dispersion des membres du Conseil des Cinq-Cents et se prononce sur une "commission exécutive provisoire" composée de trois personnes. Pour continuer leur simulacre de respect de la légalité, les quelques soixantaine de députés n'ayant pas quitté les Cinq-Cents, réunis vers 21 h,  entérinent les décisions des Anciens de confier le pouvoir à Bonaparte, Sieyès et Ducos. Et Lucien de prononcer deux discours qui continuent d'alimenter le nouveau récit des vainqueurs, au lyrisme frisant le ridicule :

​​​"Ce matin des assassins revêtus de la toge ont fait retentir ces voûtes des cris de la rage et des accens de la fureur… Votre courage, celui des soldats de la patrie les ont arrêtés ; à cette heure leur règne est passé. Mais achevons de peindre au monde épouvanté la hideuse physionomie de ces enfans de la terreur. Ce qui se dit dans cette nuit du 19 brumaire, au milieu de cette enceinte, sera répété par les siècles. (...) La France, les armées, l'Europe, l'Afrique et l'Asie nous contemplent... Si nous étions foibles aujourd'hui, nous serions les plus lâches des hommes : quant à moi, j'ai rougi de porter plus long-temps la toge, lorsque les clameurs et les poignards de quelques factieux étouffoient dans cette enceinte les cris de trente millions d'hommes qui demandent la paix ;"  ("Discours sur la situation de la République, prononcé dans le Conseil des Cinq-Cents, à la séance de la nuit, tenue à Saint-Cloud par le Corps législatif le 19 brumaire an 8" dans "Discours de Lucien Bonaparte...", op. cité, p.7, 10-11).  

napoleon-bonaparte-affiche 19 brumaire 1799.jpg

 

                      Proclamation

                 du Général en chef

                          Bonaparte

Le 19 Brumaire, onze heures du soir

                        Affiche imprimée 

                             1799

             H  53 x L. 42  cm 

​                  Centre historique

                     des

          Archives Nationales                                  AE/II/1895

Témoignage instructif de Bonaparte, tout juste installé au pouvoir, et qui commence en famille sa relation avec le peuple par une réécriture de l'histoire, une propagande mensongère qui affirme que "Tous les partis sont venus à moi", ou encore que "vingt assassins se précipitent  sur moi et cherchent ma poitrine". 

 

 

Au soir du 19 brumaire, l'Idéologue Cabanis, député de la Seine au Conseil des Cinq-Cents, prononce un discours aux députés appuyant le coup de force de Bonaparte, et qui se termine par ces mots "J'appuie le projet." Celui d'une nouvelle constitution, dont il va défendre la justification en analysant tous les "vices" que présente, à ses yeux, celle qui est toujours en cours, et qui date de l'an III.  

Dans le droit fil de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, mais aussi de beaucoup de libéraux avant elle et après elle, notre sage médecin porte une vision prétendument eudémoniste de la politique : 

"Votre véritable mission, citoyens représentans, est de rendre heureux ce peuple magnanime pour lequel vous stipulez. Tant qu'il n'est pas heureux, il peut se croire, et il est réellement en droit d'élever la voix contre vous. Et, en effet, le bonheur qui, en dernier terme, est le but de tous les efforts individuels, n'est-il pas aussi celui de l'organisation sociale et des lois ?  Les constitutions et les législations sont-elles autre chose que des moyens pour y atteindre ? moyens plus ou moins sûrs, suivant qu'ils sont plus ou moins habilement appropriés à la nature de l'homme, aux circonstances locales, à l'état des esprits. Le systême républicain et la liberté elle-même ne doivent pas être considérés que comme les moyens de bonheur : mais ceux-là sont indispensables, puisque hors de la République la liberté ne sauroit se conserver pure, et que sans liberté, il est impossible de rendre heureux des êtres qui font usage de leur raison."  

"Discours prononcé par Cabanis, A la suite du rapport de la Commission des sept*. Séance extraordinaire du 19 brumaire an 8", p. 2.  

 Commission sur l’organisation du gouvernement, composée selon les périodes de la révolution d'un nombre différent de membres, ex : "Commission des Seize"  puis "C. des Sept" et  "C. des Onze", entre 1794 et 1795. 

Le discours de Cabanis permet de circonscrire la forme de société attendue pour atteindre les buts eudémoniques fixés  : 

"Non, le peuple n'est pas libre et heureux là où des  milliers de lois produites par le désordre des événements, tiennent la hache toujours suspendue sur toutes les têtes, ébranlent ou menacent toutes les propriétés ; où les talens, les vertus, les richesses deviennent tôt ou tard des titres de proscription ; où l'industrie ne trouve presque plus d'aliment à cause de la fuite des capitaux, presque plus d'encouragement à cause de l'effroi des consommateurs ; enfin où les lois et le gouvernement lui-même sont dans un état continuel d'instabilité, qui ne présente nulle garantie solide aux citoyens, nourrit l'inquiétude et les alarmes dans toutes les imaginations."  (Cabanis, Discours... op. cité, p.3)

 

Ici, je ne peux m'empêcher de faire un parallèle où, pour la seconde fois, dans la Ve République française, un gouvernement a été renversé, ce 5 décembre 2024, et où l'écrasante majorité des personnalités du monde politico-économique interrogées dans les grands médias à ce sujet tiennent en substance le même discours sur le désordre, la catastrophe économique d'un pays privé d'une direction politique solide et stable. et non des besoins profonds et très empêchés d'une vie bonne, qui assurent à tous une bonne éducation, une bonne nourriture, un bon logement, ou encore une bonne santé physique et psychique. 

Cabanis rend ensuite hommage aux "auteurs de la Constitution de l'an 3".  "Les bases en sont excellentes ", admet-il, mais elle possède trop de "faiblesses" et de "vices", avec des élections interminables, des nominations perpétuelles et nombreuses tous les ans, des menaces sur la liberté publique "sans que les jugemens en soient eux-mêmes plus indépendans", mais aussi "un système  administration  fatigant, inquisitorial, tyrannique", "de mauvaises lois de finance", des "dilapidations",  et cet "ensemble d'institutions sociales vigoureuses" (op. cité, p. 6), ressemble fort à ce que les libéraux attendent depuis longtemps, non pour pour assurer en premier lieu le bien-être du peuple, mais plutôt  la liberté  des plus aisés à prospérer sans entrave : "Mais ce ne sont pas seulement les fonctionnaires publics ou les hommes les plus éclairés dont les regards suivent la marche des affaires avec une particulière attention ; c'est le peuple lui-même, c'est le peuple tout entier qui reconnoît et signale les vices de ses lois et de son gouvernement ;" :   On le voit bien ici ; même quand Cabanis prétend qu'il ne s'agit pas seulement d'économie, il ne met pas en balance d'autres domaines du bien-être, mais le fait que tous ces vices  qui affectent les faiseurs de richesse touchent par voie de conséquence tous les autres. Nous retombons sur une rhétorique libérale plus que jamais d'actualité.

Pourtant, notre médecin assure bientôt que, contrairement à la plupart de membres du Conseil qui évoquent "le peuple" à tout bout de champ et "qui connoissent bien mal ses opinions, ses sentimens, ses vœux véritables", lui peut "en parler avec plus de connoissance de cause ; je la vois cette classe respectable, ou dans sa chaumière, ou dans son quatrième étage : et je puis attester avec vérité que nulle part l'horreur des lois prétendues populaires ne se manifeste avec plus d'énergie ; que nulle part ne se forme des vœux plus ardens pour le retour à un système de justice et de sécurité, que le peuple sait bien maintenant être seul capable de faire jouir tous les citoyens de la richesse de quelques uns, et de faire circuler l'aisance dans toutes les parties du corps social." (op. cité, p. 7),

La prose de notre bon médecin, s'il faut en croire son respect porté à la classe ouvrière, est encore truffée de vieux poncifs libéraux  : Laissez faire, laissez-passer, le libre marché  va assurer partout la prospérité, la fortune de quelques uns va ruisseler sur tous les autres... Et toujours pas un seul mot sur  l'éducation, le logement ou... la santé, par exemple.  "La liberté" est très souvent citée, "l'égalité" n'a presqu'aucune place : 17 occurrences pour la première, 2, pour la seconde,  pour dix pages de texte.  

Il y a révolutionnaire et révolutionnaire.  Et le discours de Cabanis indique très clairement, une fois encore, de quel bois se chauffent les Idéologues. Pour certains historiens, les Idéologues attendraient "la mise en place de meilleures lois, mais aussi l'amélioration des condition de vie des individus et des populations (à travers, par exemple, une politique de l'habitat et de la gestion urbaine)."   (Chappey, 2001).  C'est bien beau, mais encore faudrait-il le démontrer. Tous les textes étudiés ici relatifs au courant de l'Idéologie démontrent plutôt un grand vide s'agissant de l'amélioration concrète des conditions sociales, contre une foule de convictions et de recommandations sur l'amélioration du commerce, de la sûreté publique et de la sauvegarde de la propriété.   

biblio

                                                                   

 

 

 

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ZYLBERBERG Michel, 2001,"Capitalisme et catholicisme dans la France moderne — La dynastie Le Couteulx", Éditions de la Sorbonne, 

Chapitre IX. "Un long adieu aux affaires",

Chapitre VIII, "Faire de la politique"

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