NAPOLÉON BONAPARTE [3]
“ Messieurs, nous avons un maître ”
Portalis :
« Aujourd'hui, la France respire »
Pilori-Phrénologie (série)
N°9 Bonaparte-le-Corse
Estampe collée sur montage, lithographie coloriée
Achille Belloguet, dessinateur, lithographe
(1833-1884)
après 1870
H 50. 2 x L. 32.8 cm
Musée Carnavalet
Paris, France
“ II faut mettre de la confiture autour des paroles ”
La constitution de l'an VIII
Après le coup d'Etat militaire du 18 brumaire de l'an VIII (9 novembre 1799) de Napoléon Bonaparte, Sieyès affirmait : "Messieurs, nous avons un maître ; ce jeune homme sait tout, peut tout et veut tout." (Jules François Félix Husson, dit Champfleury, "Le Réalisme", Paris, Michel Lévy Frères, 1857, p. 305. Le banquier Jacques Necker, au même moment, dans une lettre adressée à sa fille, Germaine de Staël, la rassurait en ces termes : "Le nouveau régime garantira les droits des possédants" (Henri Guillemin. "Napoléon (5), Brumaire », Radio Télévision Suisse francophone, RTS, 13 mars 1968). Il ne se trompait pas. Les 70 articles de la "Constitution de l'an VIII de la République" qu'il rédige, feront dire à Karl Marx que cette dernière est "l’enveloppe politique de la domination économique bourgeoise".
Quelques jours après le 19 brumaire, Rœderer fut convoqué avec Volney pour recevoir les remerciements personnels de Bonaparte pour leur soutien du projet de Brumaire. Il apprit de Talleyrand que Bonaparte avait le projet de lui faire un cadeau : "Il avait reçu de Milan une botte d'or sur laquelle était peinte en émail la fédération de Milan. C'était, disait-on, un chef d'œuvre ; il avait ordonné qu'on l'entourât de 20,000 fr. de diamants. Je fus blessé de cette idée. Je trouvais qu'il y avait ou de l'orgueil de souverain, qui croyait honorer un sujet par des présents, ou de la vanité d'homme privé, qui voulait s'affranchir de toute reconnaissance par un honoraire, et en user avec moi comme on en use avec son avocat et son médecin."
"Œuvres du Comte P. L. Roederer, Pair de France, Membre de l'Institut, etc. etc., publiées par son fils le Baron A. M. Rœderer, ancien pair de France... Tome troisième. Paris, Typographie de Firmin Didot Frères... M DCCC LIV" (1854), p. 302.
La commission attachée aux deux Conseils commença de travailler sur la nouvelle constitution "immédiatement après la formation du consulat provisoire", précise Rœderer ("Œuvres du Comte...", op. cité, p. 303). Ce dernier, qui dînait presque tous les soirs avec le consul, faisait l'intermédiaire entre Sieyès et Bonaparte, qui échangèrent de plus en plus de travaux durant environ un mois. Différents éléments d'information révélés en particulier par les journaux de l'époque (Diplomate surtout, mais aussi le Moniteur universel) montrent que plusieurs dispositions émanant des différents projets de Daunou ont été discutées et pour certaines, intégrées à la constitution définitive (Bloquet, 2016). Pour l'essentiel, celle-ci s'élabore dans des bureaux particuliers, comme on vient de le voir, s'affranchissant déjà de la loi du 19 brumaire, qui était davantage conforme à l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : "La Constitution de l’an VIII, à l’inverse des trois précédentes, aurait dû être discutée et votée successivement par deux assemblées : elle ne le fut pas et tout se fit dans les réunions officieuses." (Jean Bourdon, 1889-1974, "La Constitution de l’an VIII", Carrère Editeur, Rodez, 1942, p. 14).
Peu nous importe ici le travail précis de l'historien (Bloquet, 2016) sur la patiente élaboration de la Constitution de l'an VIII du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799), ou ses développements tortueux sur la dialectique mécaniste qui a animé, à différents degrés, les concepteurs de ce socle législatif (Menichetti, 2013), car tout cela (et en dépit du respect que l'on doit à tout les travaux de vérité historique) ne fait pas apparaître clairement le pouvoir réel que va pouvoir exercer sur ces fondements le consul Bonaparte. Ce dernier aurait d'ailleurs affirmé qu'une constitution se devait d'être "courte et obscure". Ainsi, les "lacunes et les imprécisions du texte constitutionnel relèvent donc d’une volonté délibérée du Premier consul. Gardien de la constitution, le Sénat sera ainsi encouragé, dès l’an IX, à pallier un prétendu silence de la loi fondamentale... avant de se référer un an plus tard à son esprit." (Velley, 2016). Comment ne pas penser au conseil que donne un jour Bonaparte à Rœderer sur son propre théâtre de mascarades : "Il faut mettre de la confiture autour des paroles, vous en mettrez." (P. L. Rœderer, 11 février 1809, "Bonaparte me disait... Conversations notées par le Comte P.L Rœderer", chapitre IX, p. 121, Paris, Horizons de France, 1942).
L'avocat obtiendra, par ailleurs, de nombreux postes après l'accession au pouvoir de Bonaparte, devenant conseiller dès la création du Conseil d'Etat, créé par la Constitution de l'an VIII (article 52) et investi progressivement par nos robins idéologues. Ainsi, Préameneu, Boulay de la Meurthe, Regnaud de Saint-Jean-d’Angély accèderont à des présidences de section de l'Intérieur, en 1802, la même année où Régnier devient ministre de la Justice et de la Police et Rœderer ministre de l'Instruction publique, mais aussi sénateur, poste qu'il occupera jusqu'en 1814. Les conseillers d'Etat ont un salaire confortable de 25.000 franc par an, 30.000 pour pour les présidents de section. De plus, de 1802 à 1810, Napoléon fera verser à certains d'entre eux des gratifications de 10.000 à 15.000 francs. Un arrêté du 19 germinal an XI (9 avril 1803) établit la création de seize postes d'auditeurs au Conseil d'Etat, attachés à une section et à un ministre, appliqués à des tâches administratives. L'auditorat sera une véritable pépinière d'administrateurs de l'Etat. Non rémunérés, ces postes s'adressent à des postulants qui peuvent justifier d'un revenu personnel minimum de 6000 francs par an et dont le poste leur servira de tremplin pour des emplois de plus haute responsabilité. Mais Napoléon espère surtout, par ce biais, recruter des jeunes gens de familles aisées, voire très aisées ou prestigieuses, recrutés d'après leur parenté ou sur recommandation, et en particulier des aristocrates issus de pays conquis par Napoléon, belges ou génois pour un certain nombre, les premières années (Napoleonica, les archives).
Au final, la constitution de l'an VIII accouche des volontés de Napoléon Bonaparte, et l'incontournable Rœderer semble bien avoir joué en cette affaire un rôle majeur, lui "qui aurait volontairement manœuvré auprès de la majorité des commissions aux fins d’écarter les solutions de Sieyès." (Menichetti, 2013). De sorte qu'à la fin de l'année 1799, au bout des discussions interminables qui ont émaillé la confection du précieux document, l'ancien abbé aurait déclaré : "ce n'est plus une Constitution" (op. cité). Peu importe, pour Bonaparte, l'essentiel était qu'il avait réussi à forger un outil précieux à son service, mais aussi celui de la nouvelle aristocratie "révolutionnaire", pour que rien ne change vraiment du côté de la puissance. Qu'on en juge : Un gouvernement de trois consuls (nommés pour dix ans par le Sénat sur la liste de confiance nationale, "indéfiniment rééligibles" (article 39), "irresponsables" (article 69), et qui deviennent de fait sénateurs quand s'achève leur mandature (article 17). Au-dessus des deux autres (Cambacérès, auparavant ministre de la justice, et Lebrun, auparavant membre du Conseil des Anciens, cf. article 39), le "Premier Consul promulgue les lois... nomme et révoque à volonté les membres du Conseil d'État, les ministres, les ambassadeurs et autres agents extérieurs en chef, les officiers de l'armée de terre et de mer, les membres des administrations locales et les commissaires du gouvernement près les tribunaux. Il nomme tous les juges criminels et civils autres que les juges de paix et les juges de cassation, sans pouvoir les révoquer" (article 41). Il gagne vingt fois le traitement annuel des sénateurs (article 22), soit "cinq cent mille francs en l'an VIII", une véritable fortune, alors qu'on disait "à cette époque, qu'un revenu de 12.000 francs constituait le début de la fortune." (Notice biographique de Martin Garat, Fondation napoléon, Napoleon.org). Les deux autres consuls n'étaient pas mal lotis non plus, avec 150.000 francs de revenus annuels, soit "trois dixièmes de celui du premier" (article 43). Les Consuls ont aussi la haute main sur l'appareil législatif avec le monopole de l'initiative et de la matière des lois (article 25, 26, 44), le Tribunat et le Corps législatif n'ayant le pouvoir que de les accepter ou les rejeter, sans capacité de les amender (article 28 et 34).
Le suffrage universel n'est rétabli qu'en théorie, mais complètement foulé aux pieds, puisqu'il n'y a pas d'élection. En effet, les électeurs dressent seulement des listes de confiance dans lesquelles le gouvernement fera son propre choix ; c'est donc une véritable mascarade électorale : "Six millions de citoyens éliraient 1/10e d’entre eux sur des listes communales, qui éliraient 1/10e d’entre eux sur des listes départementales, qui éliraient 1/10e d’entre eux sur une liste nationale. C’est dans cette dernière que le Sénat choisirait les législateurs, les tribuns et les consuls (art. 19 et 20)" (Velley, 2016). C'est ainsi que le Sénat devient pour longtemps un instrument important du pouvoir napoléonien. Ses membres sont choisis toujours sur une liste de confiance, en partie par le Premier Consul, le Corps législatif et le Tribunat et sont inamovibles à vie (article 15). Avec l'article 24, la procédure de cooptation originelle organisait un système aristocratique indépendant fermé sur lui-même, échappant au contrôle et au regard critique. Ce qui n'empêchera pas la "Proclamation des Consuls de la République" du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799) de prétendre que la constitution était "fondée sur les vrais principes du Gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité, de la liberté (...) Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie." ("Proclamation...", op. cité, dans "Les Constitutions et les principales Lois politiques de la France depuis 1789..." par Léon Duguit et Henry Monnier, ouvrage continué par Roger Bonnard, cinquième édition, Paris, 1932).
Le dernier article (N° 95) prévoyait que "La présente Constitution sera offerte de suite à l'acceptation du peuple français." Ce plébiscite (on parle plutôt aujourd'hui de référendum) qui devait donc ratifier la constitution, eut lieu en nivôse (mais la Constitution n'attendit pas les résultats pour être appliquée), mais ses résultats ne furent proclamés que le 18 pluviôse (7 février 1800). La victoire du "oui" fut sans surprise, si ce n'est que 80 % des Français se sont abstenus. On mis beaucoup de temps à comprendre que Lucien Bonaparte, encore lui, falsifia ces résultats, ce que Claude Langlois démontra en 1972 (Langlois, 1972). Pour ramener l'abstention à 62 %, le frère de Napoléon gonfla artificiellement le nombre de "oui" : "Il n’y avait eu qu’un million cinq cent mille « oui », on monta à trois millions onze mille, en arrondissant les chiffres, ajoutant un zéro par ci, deux zéros par là, en se « trompant » dans une addition, surtout en considérant que l’armée ne pouvait que voter en faveur de son général, ce qui permit de gagner d’un coup 500 000 voix. On le voit, le référendum est un moyen de maîtriser l’opinion, tout en feignant de s’appuyer sur elle." (Jean Tulard, Napoléon ou la maîtrise de l’opinion publique, Communication du 5 février 2018 à l'Académie des Sciences Morales et Politiques).
La confiture, autour des paroles...
“ aime et protège la banque ”
Naissance de la Banque de France
Le 4 décembre, toujours, un groupe de grands banquiers et financiers, dont Jean-Barthélémy Le Couteulx, se réunissait chez Bonaparte pour organiser un emprunt de 12 millions de francs nécessaire à conforter le pouvoir du général (Zylberberg, 2001) : Quelques mois après, un de ces grands banquiers, Jean-Frédéric II Perregaux (1744-1808), déroulait pour Bonaparte son plan de création de la future banque de France : "A celui qui a contribué si puissamment à nous rendre et, avec tant d’éclat, les caractères d’une nation guerrière, il appartient de faire connaître que notre nation est aussi appelée à se faire admirer et respecter par les effets d’une bonne économie politique. Libre par sa création, qui n’appartient qu’à des particuliers, la banque que je propose de créer ne négociera avec le gouvernement que lorsqu’elle y rencontrera ses convenances et le complément de ses suretés. Néanmoins, cette banque s’appellera la banque de France mais elle ne sera à aucun degré une banque gouvernementale. Elle sollicite du premier consul la promulgation d’une loi qui, sans peut-être paraître s’occuper nominativement de notre établissement consolidera son existence" (J-F. Perregaux, cité par Henri Guillemin, "Napoléon, légende et vérité", Editions Utovie, 1986).
D'évidence, la création de la Banque de France est au moins en partie un cadeau pour services rendus, et on ne sera donc guère surpris de voir naître, le 18 janvier 1800, avec l'aval du consul Bonaparte, ce grand établissement bancaire organisé par un petit groupe de banquiers et dirigé au départ par Le Couteulx, ce fondateur et régent de l'établissement si proche du général de Bonaparte pendant le coup d'état, qui l'avait même invité à dormir chez lui à Auteuil la nuit du 18 au 19 brumaire (Rœderer, Fonds Rœderer, op. cité).
"Sous le Directoire, les projets faits par divers banquiers, survivants de l’Ancien Régime comme Le Couteulx ou enrichis par la Révolution comme Perregaux, demandant au gouvernement l’autorisation de créer une nouvelle banque ayant le privilège d’émettre des billets et pratiquant l’escompte ont tous été rejetés : il est donc impossible de fonder en France un tel institut d’émission sur des bases solides. Par contre, sitôt arrivé au pouvoir, Bonaparte réussit à favoriser la fondation de la Banque de France : le rôle personnel qu’il a joué dans sa création et l’appui qu’il lui a accordé à plusieurs reprises durant le Consulat, tout comme les décisions qu’il a prises à son égard durant l’Empire, en ont fait une institution bien particulière" (Plessis, 2000).
J-B. Le Couteulx (1746-1818), est issu d'une très vieille et très riche dynastie d'entrepreneurs, prêteurs, spéculateurs, actionnaires, manufacturiers, etc. Comme d'autres grands capitalistes, il a pu, grâce à la victoire de Bonaparte, défendre ses intérêts de propriétaire au cœur même du pouvoir politique et accéder ainsi "au sommet de la hiérarchie napoléonienne. Nommé sénateur ainsi que Perrégaux le 24 décembre 1799, il obtint en 1804 la sénatorerie de Lyon." (Zylberberg, 2001), sans oublier qu'il fut nommé commandant de la Légion d'honneur en 1804 ou obtint le titre de comte de Canteleu et de Fresnelles en 1808, en vertu de ce qui a été appelée la "noblesse d'Empire", dont nous reparlerons plus tard. Dès avant la révolution, la famille Le Coulteux comptait parmi les administrateurs de la seconde banque, après celle de Law, créée en France sur le modèle de la Banque d'Angleterre, la Caisse d'escompte, fondée en 1776 par Turgot. Les Le Couteulx réunissaient régulièrement, en leur château de Malmaison, des personnalités comme Sieyès ou la peintre Elisabeth Vigée-Lebrun, pour organiser leur défense contre les nobles : "À partir de l’ouverture des États-généraux à Versailles le 5 mai 1789, la France entre en révolution et les Le Couteulx vont y participer tant qu’elle permettra aux bourgeoisies et en premier lieu à la bourgeoisie capitaliste de devenir la classe dirigeante. Les membres de la dynastie opèrent à plusieurs niveaux. Jean-Barthélemy dans celui des États-généraux devenus à partir de juin 1789 l’Assemblée nationale constituante et ses cousins dans la capitale en s’adossant au mouvement urbain." (Zylberberg, 2001). Rien d'étonnant, donc, qu'il promit de se dévouer principalement, en plus de l'affermissement "de la République et de la liberté française", à la "sécurité des personnes et des propriétés" (op. cité).
Parmi les plus importants fondateurs de la Banque de France, il faut évoquer Jean-Frédéric Perregaux, déjà cité, un autre grand et riche banquier qui avait été chargé avec d'autres de rédiger le cahier de doléances du Tiers-Etat parisien et qui avait conduit nombre d'affaires avec Le Couteulx, à qui il succèdera à la tête de la Banque de France. Bien plus actif encore que son compère en politique, Perregaux avait, pendant les années révolutionnaires, allié démagogie, manipulation politique et corruption avec talent, ce que nous étudierons au chapitre de la Révolution Française. Le banquier suisse fut, comme les autres promoteurs du coup de Brumaire, récompensé pour ses services et fut nommé par Napoléon au Sénat conservateur (1799-1814), institué le 25 décembre 1799, au pouvoir non pas législatif (mais dont les arrêts, dits "sénatus-consultes", peuvent dissoudre le Corps Législatif), mais électif et constitutionnel, dont les membres étaient nommés à vie et inamovibles : On perçoit ici d'un coup d'œil comment la structure et le fonctionnement d'un tel organe avaient été pensés pour le nouveau pouvoir napoléonien.
D'emblée, Bonaparte s'inscrivit en tête des souscripteurs de la banque, suivi d'un grand nombre de belles fortunes de France, au premier rang desquelles se place sa propre famille, Joseph Bonaparte, frère aîné du futur empereur, Hortense de Beauharnais, fille de Joséphine, mais aussi des proches comme Emmanuel-Joseph Sieyès ou Joachim Murat, qui sera fait maréchal d'Empire, et bien d'autres (Gabriel Ramon, "Histoire de la Banque de France, d'après les sources originales, Bernard Grasset, 1929 ). La valeur faciale très élevée des premiers billets (500 et 1000 francs) témoignera d'ailleurs de l'orientation générale de la banque, qui courtise l'élite du commerce (négoce) et de la finance : Un seul billet de 500 francs, émis en juin 1800, représentait de six mois à un an de salaire d'un ouvrier. Les coupures de 200 et de 100 francs ne seront émises, respectivement, qu'en 1847 et 1848 ("Napoléon, épisode 1. 1800. La création de la Banque de France", article de Tristan Gaston-Breton, Journal Les Echos du 19 juillet 2021).
Premier billet de 500 francs de la Banque de France, "Paris, le 2 Messidor an huit" (21 juin 1800).
dessin de l'architecte Charles Percier (1764-1838)
gravure sur métal de Jean-Bertrand Andrieu (1761-1822)
Textes de l'imprimeur Firmin Didot (1764-1836)
Bonaparte aurait voulu une banque nationale publique, rétif à l'idée qu'une banque privée puisse émettre de la monnaie ou de pratiquer l'escompte à grande échelle. Mais Martin Michel Charles Gaudin (1754-1841), qui devient ministre des Finances dès le lendemain du 19 brumaire fut un de ceux qui l'en dissuada. Pierre-Samuel Dupont de Nemours rappelle que "le business model" des banques d'émission servait avec profit les actionnaires qui divisaient ainsi les risques de contrepartie et bénéficiaient d'une réelle expertise de banquiers à même de reconnaître la "solvabilité des demandeurs d'escompte" et d'observer des règles de prudence. Sans compter l'aspect pratique de l'objet matériel lui-même du billet de banque, "qui pouvait être facilement « transporté, serré, conservé en secret »" (Manas, 2016, citations Dupont de Nemours, "Sur la Banque de France, Les causes de la crise qu'elle a éprouvée, les tristes effets qui en sont résultés, et les moyens d'en prévenir le retour ; avec Une théorie des banques. Rapport fait à la Chambre de commerce par une commission spéciale", Paris, Chez Delance..., 1806 ). Les avantages pour les hommes d'affaires ne s'arrêtent pas là. Dupont évoque l'encaisse de la banque d'émission, qui peut être inférieure au montant des billets émis, distinguant le capital effectif de l'établissement et la quantité de billets qu'il est capable de faire circuler, et ce "décalage entre le capital social et le capital économique crée un effet de levier qui permet de multiplier par près de trois le taux de rendement pour les actionnaires. Ainsi, pour un taux d'escompte de 5 %, la rentabilité de l'action se situe théoriquement entre 12 % et 15 %." (Manas, 2016) : Autant de qualités qui s'adressent avant tout à des affairistes professionnels.
Devant de telles opportunités d'enrichissement, Perregaux et Le Couteulx, en particulier, "achetèrent véritablement le nouveau pouvoir en distribuant gratuitement près de deux cents actions aux nouveaux hommes forts (pour Bonaparte, trente actions, pour Cambacérès, dix actions, pour Lebrun, dix aussi…). Ensuite, ils obtinrent sans contrepartie le financement de l'État. C'est ainsi que Bonaparte donna l'ordre à Mollien qui dirigeait la Caisse d'amortissement de leur verser 10 MF en numéraire. Mollien en garda une rancœur contre la Banque de France." (Manas, 2016). Nicolas François Mollien (1758-1850), fils de négociant et manufacturier de Rouen, financier incarcéré sous la Terreur, nommé Directeur de la Caisse de garantie et d'amortissement par le Premier Consul, trouva la chose difficile à avaler : "C'était la première fois, peut-être, qu'il arrivait à un gouvernement, dont toutes les caisses étaient épuisées, de donner de l'argent à une banque d'escompte, pour exploiter son lucratif privilège, au lieu d'en demander à ses actionnaires pour prix de ce privilège ! On ne définissait pas mieux alors l'importance d'une pareille concession, et les conditions auxquelles les concessionnaires devaient être soumis, ni les règles qui devaient être la garantie réciproque du gouvernement, du public et des entrepreneurs eux-mêmes" ("Comte Mollien, Mémoire d'un ministre du Trésor Public — 1780-1815 — Avec une notice par M. Ch. Gomel — Tome premier — Paris, Guillaumin et Cie... 1898", pp. 236-237 ).
En plus de tout cet ensemble de privilèges donnés aux riches, la création même de la Banque de France n'échappa pas aux magouilles facilitant la réalisation de l'OPA lancée pour absorber la Caisse des comptes courants. C'est ainsi que que pour "faire fléchir les actionnaires franchement hostiles, le préfet de police Dubois, qui n'était pas connu pour sa probité (vingt actions gratuites), fit arrêter les meneurs ; l'OPA fut un succès. Perregaux et Le Couteulx prirent la tête de la Banque de France. Ces deux banquiers qui n'avaient pas investi un seul franc dans l'affaire (trente actions gratuites chacun) n'eurent plus qu'à se préoccuper de limiter leurs risques personnels. Ils demandèrent alors au gouvernement qui « aime et protège la Banque » de faire passer une loi « qui sans paraître s'occuper de la Banque » fasse que « chaque actionnaire ne répondrait des engagements de la société qu'en raison et proportion du montant de ses actions [3] ». La loi fut votée en 1803." (Manas, 2016, citations des Procès-verbaux du Conseil Général [PVCG] du 28 janvier 1801 / 8 pluviôse an IX).
Conseil Général : "Suivant la constitution de l’an VIII, le pouvoir exécutif est représenté par les préfets, secondés d’une part par une administration directe (bureaux, placés sous l’autorité d’un secrétaire général), et d’autre part par une assemblée représentant les habitants, le Conseil général. Ses membres sont nommés d’après des listes de notabilités établies par le préfet. Ils sont chargés de répartir les contributions et de contrôler les comptes. Leur organe permanent est le Conseil de préfecture, qui entend les plaintes en matière administrative."
"Du Conseil Général au Conseil Départemental — Un département, une assemblée, deux siècles d’histoire", Département du Maine et Loire, Archives départementales.
Le Directoire avait vu la naissance des Receveurs généraux. Comme la Banque de France, ils étaient à la fois banquiers publics et privés, théoriquement attachés aux intérêts tant publics que privés : "complémentaires et concurrents, associés et rivaux dans la gestion des paiements et des recettes de l’État et dans l’usage des ressources monétaires et financières nécessaires, leur relation demeure ambiguë jusqu’aux premières années de la IIIe République." (Baubeau, 2012). Nous avons là deux groupes capitalistes concurrents obligés de s'entendre "par la volonté de l'État mais aussi pour assurer leurs profits. (op. cité). Les Receveurs sont de riches financiers ou capitalistes qui remettent au Trésor Public le montant des impôts sous forme de traites à échoir et de dépôts de monnaies provenant de recettes dont ils dépendent, par voitures ou lettres de change payables à Paris. Ainsi, ils ont des activités de tirage, d'escompte, de paiement ou de transfert, comme les banquiers privés, et ont le même intérêt à voir se créer la Banque de France (op. cité). Cette dernière, chargée bientôt du paiement des Rentes, des Pensions et de la Loterie, pour le compte du Trésor, doit établir un réseau dans tout le pays de correspondants, dont de plus en plus de Receveurs, ce qui veut dire que "les Receveurs bénéficient d’un crédit ouvert à la Banque, offrant à cette dernière l’avantage de remises en espèces, en contrepartie d’un service de teneur de compte, d’escompte, d’encaissement et de compensation. Séance après séance, le Conseil général accepte donc de nouveaux Receveurs comme correspondants. Evidemment, cela consolide également leur position de banquier privé, ce qui va entraîner des tensions avec les autres correspondants de la Banque" (op. cité). De plus en plus de Receveurs ayant du mal à payer leurs obligations à échéance, il s'en suivra , malgré des accords avec la Caisse d'amortissement, "certains scandales, comme la faillite du Receveur d'Anvers." (op. cité).
Nous n'irons pas plus loin dans l'analyse, trop technique, le but était ici de montrer de manière synthétique une des innombrables mises en concurrence entre individus et groupes sociaux dont le système capitaliste a besoin pour se nourrir, le cas présent étant particulièrement intéressant par leur très grande proximité socio-économique, qui n'empêche pourtant pas une forme de lutte pour défendre et conserver les intérêts propres des uns et des autres.
“ misérables métaphysiciens ”
Entre 1799 et 1801, les Idéologues, au travers de l'Institut national où ils sont aux commandes, nous l'avons vu, tentent de se poser en guides de la "bonne opinion" : "Le gouvernement représentatif est le meilleur de tous, parce qu'il est fondé sur l'opinion, parce qu'il en tire sa force : mais il faut que l'opinion soit bonne, c'est-à-dire que le peuple ait assez de jugement pour que l'opinion des hommes éclairés y devienne bientôt celle du corps entier de la nation."
Cabanis, "Lettre sur un passage de la Décade philosophique et en général sur la perfectibilité de l'esprit humain", 19 avril 1799, dans Œuvres complètes de Jean-François Thurot (1768-1832), 5 volumes, Paris, Bossange, 1823-1825.
L'arrivée au pouvoir de Bonaparte semble consacrer le rôle choisi par cette oligarchie savante, de servir de guides pour la nation et Dupont de Nemours, dans une lettre à Rœderer, s'en félicite : "je suis fort aise que [...] le Premier Consul qui a toujours eu le bon esprit d'attacher de l'importance à la qualité de membre de l'Institut ait appelé un si grand nombre de nos confrères autour de lui" (New- York, 10 floréal an IX / 30 avril 1800, Archives Nationales, Fonds Rœderer, 29 AP 10). De fait, les Idéologues et leurs amis sont nombreux, au début du Consulat, à occuper des places de choix, à la fois à l'Institut, mais aussi dans les instances gouvernementales : "On sait qu’au 18 Brumaire, Sieyès, Roederer, Talleyrand, Volney, Cabanis, Chénier sont du complot. Sieyès se retrouve dans la commission exécutive consulaire avec Bonaparte et Ducos. Daunou, Chébier [sic], Cabanis, Garat siègent à la commission législative. Au début du Consulat, Garat, Sieyès, Volney, Tracy, Cabanis, Grégoire, Roederer sont au Sénat, Biran, Dupuis, Gallois au Corps législatif, Constant, Daunou, Laromiguière, Chénier, Ginguené, Say et d’autres encore au Tribunat. Portalis dirige les cultes, Roederer l’instruction publique. Ampère et Royer-Collard sont inspecteurs généraux et Degérando secrétaire général de l’Intérieur." (Gengembre, 2003).
En janvier 1800, Thomas Jefferson, alors vice-président des Etats-Unis (et "planteur" esclavagiste rappelons-le), sympathisant de l'Idéologie et correspondant de plusieurs Idéologues (Cabanis, Destutt, Garat, Chénier...), signale "la conversion des Idéologues au principe de la concentration du pouvoir exécutif entre les mains d'un seul : « Après huit ou neuf années d'expériences, de querelles perpétuelles et de factions, une division invariable (malgré tous les changements) de trois contre deux, ce qui a pour résultat un gouvernement par l'opinion d'un seul, il est possible qu'ils aient pensé que l'expérience décidait en faveur de notre système et que Bonaparte favorise un exécutif unique, limité par le temps de ses fonctions et dans son pouvoir, et qu'il se flatte de pouvoir être élu à cet office »"
Chappey, 2001, citation de Gilbert Chinard, "Jefferson et les Idéologues d'après sa correspondance avec Destutt de Tracy, Cabanis, J.-B. Say et Auguste Comte", 3 volumes, Baltimore, The Johns Hopkins Press, et Paris, aux Presses Universitaires de France, 1925, p. 72-73.
Finalement, Bonaparte aura bien berné les Idéologues qu'il n'a jamais portés dans son cœur. Faire quelques apparitions publiques à l'Institut, en 1798, mises excessivement en valeur par Le Conservateur, avait été un procédé efficace de représentation renforçant l'image d'une communauté savante unie à l'opposé du désordre des factions, mais aussi celle de Bonaparte, présenté "comme le centre vers lequel tous les regards de la Nation se tournent." (Chappey, 2001). Celui-ci "s’obligea un temps à suivre les travaux de l’Institut avec assiduité, conscient des bénéfices qu’il pouvait tirer de cet engagement de façade et de parade, dont il se servit en fin politique pour camoufler les projets réels qu’il poursuivait dans l’ombre." (Macherey, 2013).
Certes, ils occupaient plus encore après Brumaire des positions enviables, certes ils publiaient en 1800 des Mémoires dans les différentes classes de l'Institut, mais, "à partir de 1801, cette représentation de la communauté savante est battue en brèche aussi bien par Bonaparte que par les adversaires des Idéologues qui au sein même de l'espace intellectuel luttent en faveur d'une spécialisation et d'une distanciation des savoirs." (Chappey, 2001). Le pouvoir extrêmement concentré entre les mains du Premier Consul, les attaques contre les liberté civiles les rendront, en février 1801, très actifs "contre l'instauration des tribunaux spéciaux et pour la défense des prérogatives du Tribunat.". Dès ce moment, à commencer par Bonaparte, cela a été dit, le terme d'idéologue commence d'être employé pour évoquer de manière péjorative un parti d'opposants, ce qui chagrine bien Destutt de Tracy :
"Ce qui m'afflige, c'est de voir souvent des hommes qui ont poussé très loin une des branches des connaissances humaines ne pas savoir comment on enseigne ni comment on apprend, raisonner souvent très bien et ne pas savoir pourquoi et, en conséquence, soutenir qu'il n'est pas nécessaire d'apprendre ce pourquoi, et persécuter les gens raisonnables par principe sous le nom d'idéologues."
Lettre de Destutt de Tracy à Ramond de Carbonnières, 30 messidor an IX (19 juillet 1801), Archives de l'Académie des Sciences, dossier Ramond de Carbonnières, cité par Chappey, 2001.
Très vite, ils vont devoir faire face à une fronde de leurs adversaires. Courtisés quand ils étaient encore les protecteurs de Bonaparte, ils deviennent une cible de choix pour ce dernier, qui déteste qu'on s'oppose à lui. Sa diatribe la plus célèbre à leur endroit est sans doute celle où le mot "idéologue" apparaît pour la première fois, en février 1801, quand ils commencent de multiplier les critiques de ce qui correspondait "en réalité à l’installation d’une dictature policière, préalable au rétablissement d’un ordre de type monarchique sous le nom d’Empire, qui faisait lui aussi référence à l’antiquité romaine et élevait le grand homme au rang éminemment symbolique d’un nouveau César." (Macherey, 2013).
"Ils sont douze ou quinze, et se croient un parti. Déraisonneurs intarissables, ils se disent orateurs. Ils débitent depuis cinq ou six jours de grands discours qu’ils croient perfides et qui ne sont que ridicules. Misérables métaphysiciens ! Que ces vains orateurs appliquent à de telles lois leurs principes abstraits de liberté civile (...) Il y a une classe d’homme qui, depuis dix ans, a fait, par le système de méfiance qui la domine, plus de mal à la France que les plus forcenés révolutionnaires. Cette classe se compose de phraseurs et d’idéologues ; ils ont toujours combattu l’autorité existante... Après avoir renversé l’autorité en 1789, après avoir phrasé ensuite plusieurs mois, quoique nombreux, quoique éloquents eux-mêmes, ils ont été renversés à leur tour... Ils ont reparu et encore phrasé, toujours se méfiant de l’autorité, même quand elle était entre leurs mains, ils lui ont toujours refusé la force indispensable pour résister aux révolutions ; esprits vagues et faux, ils vaudraient un peu mieux s’ils avaient reçu quelques leçons de géométrie. C’est à l’idéologie, à cette ténébreuse métaphysique qui, en recherchant avec subtilité les causes premières, veut sur ces bases fonder la législation des peuples, au lieu d’approprier les lois à la connaissance du cœur humain et aux leçons de l’histoire, qu’il faut attribuer tous les malheurs qu’a éprouvés notre belle France."
Napoléon Bonaparte, paroles prononcées devant le Conseil d'Etat le 12 pluviôse an IX / 1er février 1801.
Ou encore, montrant par là qu'il n'a pas compris grand-chose de la pensée des Idéologues : "Qui a adulé le peuple en le proclamant à une souveraineté qu’il était incapable d’exercer ?" (op. cité)
Plusieurs mois après, avec le Concordat signé "entre le Gouvernement français et sa Sainteté Pie VII", le 26 messidor an IX / 15 juillet 1801 (mais promulgué un an plus tard, par la loi du 18 germinal an X / 8 avril 1802), qui restaure un certain nombre de droits pour l'Eglise catholique, c'est la douche froide pour notre communauté d'agnostiques ou carrément athées, contre laquelle se retourne une partie de la presse : "Ne remuez plus les restes d’une philosophie dont le nom même est également usé par ses défenseurs et ses adversaires ; laissez une nation qui relève ses autels, se rattacher aux croyances qui l’ont rendue florissante ; laissez-lui ses passions, car vos doctrines ne persuadent que des vices" (Mercure de France, pluviôse an XI, p. 276). Ou encore : "Le C. Cabanis semble n’avoir qu’un but, ne se proposer qu’un objet, celui de prouver que l’homme est purement physique. C’est pour établir ce funeste et monstrueux système qu’il emploie tous ses talents, toutes ses connaissances, qu’il compose deux gros volumes, qu’il écrit 1 200 pages." (Journal des débats, 12 septembre 1802, p. 3). La France catholique reprend les couleurs perdues pendant la révolution : Le Génie du christianisme de Chateaubriand, écrit entre 1795 et 1799 mais publié en 1802, est un "best-seller absolu de cette période" (Macherey, 2013), comme le sera plus tard De l'Allemagne, de Mme de Staël (publié en 1813).
Dès l'été 1801, ils deviennent minoritaires au sein de l'Institut National, qui "perd alors sa position centrale au sein des institutions scientifiques au profit des grands établissements pédagogiques, il est marginalisé également dans l'organisation des institutions politiques." (Chappey, 2001). En mars 1802, Bonaparte opère une purge parlementaire qui exclut une soixantaine de députés, principalement des Idéologues du Tribunat et du Corps législatif (notamment Daunou et J-B Say), mais aussi des libéraux, comme Benjamin Constant (Niort, 2004). En 1803, Bonaparte redore le blason de l'Académie française, supprimée dix ans avant par les Jacobins. Les Idéologues commencent à s'effacer au profit "d'une élite de notables fondée non plus sur la capacité intellectuelle, mais sur la richesse, la valorisation des compétences liées au service de l'Etat, le retour à une forme monarchique des rapports entre le pouvoir politique et le monde des savants et des gens de lettres." (Chappey, 2001).
Les travaux préparatoires du Code civil,
Portalis : “ Aujourd'hui, la France respire ”
Il y eut bien des frictions dans ces débats préparatoires. S'agissant du domaine de la justice, par exemple, en particulier le futur article 4, qui attribue un large pouvoir au juge et heurte le tribun Jacques Joseph Maillia-Garat, le neveu de Dominique-Joseph Garat, tout comme Roederer, ou encore Jean-Pierre Chazal ( 1766-1840) : tous trois feront partie de la purge parlementaire déjà évoquée, de 1802.
Ainsi, petit à petit, loin de consacrer "l'individualisme libéral", les rédacteurs du Code civil s'occupent avant tout d'un l'individu comme partie intégrante de la cellule socio-politique de la famille (Niort, 2004), et, par deux formules lapidaires, Portalis indique bien la mentalité qui préside à cette législation : "S’agit-il du droit, l’individu n’est rien ; la loi est tout ; s'agit-il de faits, chaque individu est la société toute entière."
Portalis, dans Pierre-Antoine Fenet, "Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil", tome septième, « Discussions, Motifs, Rapports et Discours — Livre Premier des personnes. Titre Premier. De la jouissance et de la privation des droits civils. Discussion du Conseil d'État. (Procès-verbal de la séance du 6 thermidor an IX - 25 juillet 1801.) »,, p. 120).
"D’ailleurs, on chercherait en vain, dans le Code de 1804, la consécration juridique de la personne humaine à travers celle des droits de la personnalité, ainsi que celle de la « primauté de la personne » et de sa « dignité », ou même, tout simplement, du respect de son corps. Au contraire, on y trouve la mort civile, l’inégalité entre enfants naturels et légitimes, l’incapacité de la femme mariée, l’inégalité des maîtres et des ouvriers devant la loi civile, de concert avec un droit pénal traditionnel restauré, y compris avec ses châtiments corporels, ainsi que, et il faut tout de même le rappeler, le rétablissement sanglant de l’esclavage dans les colonies, à l’encontre d’anciens esclaves devenus citoyens français depuis 1794" (Niort, 2004).
On aura compris que, dès 1801, Napoléon Bonaparte et son conseil de robins, en mal d'ordre et d'autorité, allaient jusqu'en 1804 œuvrer à un ensemble de règles appelé Code Civil ou Code Napoléon, qui, diamétralement opposé aux désirs de liberté, d'égalité et de fraternité de nombre de citoyens, représentait une régression profonde dans l'histoire de France.
Tout d'abord, rappelons que la Révolution française n'a rien fait pour l'égalité des femmes et des hommes, et la Convention, nous le verrons ailleurs, douchera fraîchement les rares voix qui se feront entendre sur le sujet, encore plus inaudibles sous le pouvoir de Bonaparte, farouchement conservateur et patriarcal. Dès 1801, des discussions ont lieu devant le Conseil d'Etat ou le Tribunat, dans le cadre des Travaux Préparatoires du Code civil qui vont courir du 17 juillet 1801 au 17 mars 1804.
Si l'influence des Lumières et des Idéologues "domine la rhétorique et la méthodologie juridiques des Travaux préparatoires." (Niort, 2004), ceux qui sont désormais à la manœuvre, qui rédigent les articles du Code, font partie d'une famille totalement réactionnaire, néo-monarchiste, chrétiens qui cherchent à tirer le pays en arrière sur un certain nombre de questions de société, vers un christianisme à tendance janséniste "Ainsi, en 1793, c’est au nom de « la voix impérieuse de la raison » que la puissance paternelle est abolie ; dans le Code de 1804, elle sera rétablie au nom de la « nature des choses »." (Niort, 2004). Le plus emblématique de ces législateurs nous ramène au monde de la robinerie qui a été présentée dans les volets précédents, dont la place est centrale dans l'accession de la bourgeoisie au pouvoir, nous l'avons vu. Jean-Etienne-Marie Portalis (1746-1807), avocat, jurisconsulte, est élu député de la Seine en 1795 mais, condamné comme royaliste après le coup d'Etat de fructidor an V, il s'enfuit pour ne revenir en France qu'après Brumaire, rappelé par Bonaparte pour devenir Conseiller d'Etat le 12 août 1800. Le 21 janvier 1801, il prononce un discours sur le projet de Code civil du Premier Consul, qui concerne presqu'entièrement la famille, prend position contre les idées révolutionnaires et pour la Constitution de l'an VIII :
"On renverse le pouvoir des pères, parce que les enfants se prêtent davantage aux nouveautés. L’autorité maritale n’est pas respectée, parce que c’est par une plus grande liberté donnée aux femmes, que l’on parvient à introduire de nouvelles formes et un nouveau ton dans le commerce de la vie. On a besoin de bouleverser tout le système des successions, parce qu’il est expédient de préparer un nouvel ordre de citoyens par un nouvel ordre de propriétaires. À chaque instant, les changements naissent des changements ; et les circonstances, des circonstances. Les institutions se succèdent avec rapidité, sans qu’on puisse se fixer à aucune ; et l’esprit révolutionnaire se glisse dans toutes. Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d’autre considération que celle d’un mystérieux et variable intérêt d’État.
(...)
"Aujourd'hui, la France respire ; et la constitution, qui garantit son repos, lui permet de penser à sa prospérité."
(...)
Aussi, la rédaction du Code civil a d’abord fixé la sollicitude du héros que la nation a établi son premier magistrat, qui anime tout par son génie, et qui croira toujours avoir à travailler pour sa gloire, tant qu’il lui restera quel que chose à faire pour notre bonheur."
J-E-M Portalis, Discours préliminaire du premier projet de Code civil présenté le 1er pluviôse an IX par la Commission* nommée par le Gouvernement consulaire", pp. 3-4 dans "Discours, rapports et travaux inédits sur le Code civil, par Jean-Étienne-Marie Portalis, Ministre des Cultes, Membre de l'Académie Française ; publiés par le vicomte Frédéric Portalis... Paris Joubert... 1844".
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* Composée, outre Portalis, de :
- Bigot-Préameneu déjà présenté dans la Ie partie.
- François Denis Tronchet, (1726-1806) avocat, jurisconsulte, député en 1789, président de la Constituante (1791), du Conseil des Anciens (1795) de la Cour de cassation (1800-1801) et du Sénat conservateur (1801).
- Jacques de Maleville (1741-1824), juge, jurisconsulte, membre du Conseil des Anciens sous le Directoire, Pair de France, Membre du Sénat conservateur en 1806.
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"Les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu’un sacerdoce." (op. cité)
Promesses de bonheur, d'équité, encore et toujours, dont il revient chaque fois aux gouvernants d'en déterminer au final la nature, quelles qu'elles soient. Et ici, le bonheur est compris comme celui qui respectent les valeurs bourgeoises. En effet, "les principaux objets d'un Code civil", aux yeux de Portalis, sont : "Le mariage, le gouvernement des familles, l’état des enfants, les tutelles, les questions de domicile, les droits des absents, la différente nature des biens, les divers moyens d’acquérir, de conserver ou d’accroître sa fortune ; les successions, les contrats" (op. cité, p. 20-21), c'est-à-dire des valeurs bien bourgeoises : le mariage, la famille, la propriété.
Relevons certaines remarques générales au passage, toujours utiles à tout débat sur les lois et leur pléthore : "l’histoire nous offre à peine la promulgation de deux ou droit bonnes lois dans l’espace de plusieurs siècles (....) Quoi que l’on fasse, les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés, et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout." (op. cité, p. 5 et 7)
Mais l'essentiel est bien de faire d'une conception rétrograde de la famille une pierre angulaire de l'ordre social. Marie Henry (Henri) François Élisabeth, marquis Carion de Nisas (1767-1841), descendant des barons du Languedoc, ancien officier de cavalerie, compagnon de Bonaparte à l'école militaire, qui deviendra tribun le 7 février 1803, affirmera : "alors on voulait dissoudre l’Etat : il fallait bien commencer par désorganiser la famille. Aujourd’hui que vous voulez affermir l’Etat ; fondez donc la famille.
L'indissolubilité en est le ciment ; ainsi l'a déclaré l'opinion de toute la terre."
"Opinion du Tribun Carion Nisas, pour le projet", dans Fenet, op. cité, Tome neuvième, Discussions, Motifs, Rapports et Discours — Titre sixième. "Du Divorce", "Des causes du Divorce", séance du 28 ventôse an XI / 19 mars 1803, p.528-529.
A rebours du contrat social, Portalis se réfère à un modèle de société royaliste, d'Ancien régime, où les classes sociales ne se mélangent pas et respectent leur place que Dame Nature leur aurait attribuée :
"La société n’est point un pacte, mais un fait. Chaque homme naît auprès des auteurs de ses jours. Ceux-ci vivent avec leurs semblables, parce qu’ils ont des rapports avec eux. Il ne faut donc pas raisonner sur la société comme l’on raisonneroit sur un contrat. On le peut d'autant moins que la société est, à la fois, un mélange et une succession continue de personnes de tous les âges et de tous les sexes, que l'intérêt, que le hasard, que mille relations diverses rapprochent ou séparent à chaque instant. On ne peut pas plus rompre ce qu'il plaît à quelques philosophes d'appeler le pacte social, qu'on ne peut changer sa propre existence. La société se maintient par les relations naturelles qui la forment. Elle se développe et elle se perpétue, par la seule force
des choses.
(...)
Mais l'ordre social a pour objet le bien permanent de l'humanité. Il est fondé sur les rapports essentiels et indestructibles qui existent entre les hommes. Il ne dépend pas d'une institution libre et arbitraire : il est commandé par la nature. Il garantit les droits, l'existence, la propriété, le bonheur de la génération présente et de toutes les générations à naître. Il est nécessaire à la conservation et à l'amélioration de l'espèce humaine ; il a sa source dans la constitution de notre être, et il ne peut finir qu'avec elle.
(Portalis, "de l'Académie française", "Pair de France" : "De l'usage et de l'abus de l'Esprit philosophique durant le dix-huitième siècle", chapitre XXVIII pp. 300-302) Paris, 1827).
Le début de ce passage prête à confusion. Rousseau, le philosophe emblématique du "contrat social", n'a jamais dit que la société était par nature un " pacte social" mais que la société, pour défendre et protéger hommes et biens, devaient "Trouver une forme d'association", de "pacte social" (Du Contrat social, chapitre VI). Rousseau ne dit pas non plus que la société n'est pas un fait : tout ce qui se présente comme réalité peut être qualifié de fait réel. Il en va de même de la multiplicité des relations qu'il décrit ensuite : qui songerait à les nier ? Mais Rousseau affirme à sa manière que ce fait n'a rien de naturel et qu'il peut être transformé pour le bien commun. C'est là où pèche le plus la démonstration de Portalis, quand il affirme qu'on ne peut "changer sa propre existence" ou que la société est animée "par les relations naturelles" et "par la force des choses". La révolution française est l'exemple historique par excellence pour montrer qu'on peut lutter pour changer l'ordre social et que ce dernier n'a rien de naturel, mais qu'il est le produit de forces sociales diverses, amenant presque toujours le fort à dominer le faible. Au début du XIXe siècle, Portalis ne peut pas ignorer tout cela. Sans compter que notre jurisconsulte croit encore que "la souveraineté est de droit divin comme la société" (op. cité, p. 308). Pourtant, quelle surprise de voir l'auteur, plus loin, se contredire et même avancer un principe d'égalité civile :
"Ainsi, il seroit révoltant qu'une classe privilégiée fût exclusivement appelée aux fonctions militaires, aux magistratures et aux premières dignités ecclésiastiques ; mais il est sage, il est nécessaire que les magistratures et les emplois civils soient remplis par des personnes capables. Il ne faudra donc pas regarder comme un privilège personnel la loi par laquelle on n'élira à ces emplois, que ceux qui justifieront avoir fait certaines études ou avoir passé par certaines épreuves qui puissent leur mériter la confiance générale. Il ne faudra pas regarder comme déraisonnable l'espèce de présomption qui s'élevera en faveur de ceux qui par l'éducation qu'ils auront reçue et par les traditions domestiques dont ils seront entourés, sembleront offrir naturellement ces deux genres de garantie. Pourquoi des avantages réels ne leur seroient-ils pas comptés ? Le mérite, le talent et la vertu, peuvent les compenser sans doute et les surpasser; mais est-ce demander trop que de réclamer un partage égal entre des hommes qui seroient également capables, et dont les uns tiendroient tout de la nature, et les autres seroient en partie redevables de leur capacité aux bienfaits de la société.
Il n'y a point de principe constant, pour déterminer en thèse quel est l'ordre que l'on doit suivre, pour que chaque membre d'une société ne soit injustement exclus d'aucune fonction politique, et pour que toutes les fonctions soient remplies au plus grand avantage de la société elle-même : cet ordre dépend partout de la position de chaque peuple." (op. cité, pp. 357-358),
Cette fois, c'est plus clair, et on dirait un autre homme qui parle, hormis le fait qu'il imagine que des hommes puissent tenir "tout de la nature". D'ailleurs, un autre texte confirme le fonds de la pensée conservatrice de Portalis, qui qualifie de naturel aussi bien des différences physiques que celles qui sont conditionnées par le milieu culturel :
"Les hommes ne naissent égaux, ni en taille, ni en force, ni en industrie, ni en talents. Les hasards et les événements mettent encore entre eux des différences. Ces inégalités, qui sont l'ouvrage même de la nature, entraînent nécessairement celles que l'on rencontre dans la société." (Portalis, "Exposé des motifs du projet de loi sur la propriété, Titre II, Livre II du Code civil, présenté le 26 nivôse an XII" / 17 janvier 1804,, dans Portalis, Discours, rapports..., op. cité, p. 213).
Et pour la énième fois depuis les débuts de la philosophie libérale, ce discours sur l'inégalité, dont les bases mêmes sont fausses, va s'accompagner des sempiternelles justifications idéologiques de la propriété, exprimées par le Tribun Grenier pour ces mêmes travaux préparatoires du Code civil :
"Enfin, cet état ne pouvait subsister, parce qu'il était lui-même un état de barbarie.... La nécessité du partage ne dut pas tarder à se faire sentir (b). Le partage une fois fait, le droit de propriété fut à son dernier degré de détermination. Ce fut moins l'effet d'une convention nouvelle sur la propriété que l'exécution d'un droit préexistant. La propriété individuelle se forma donc irrévocablement elle est devenue la source de tout ordre public c'est à son existence que l'homme est redevable de toutes ses jouissances, qui consistent principalement dans le développement de son industrie et de ses facultés intellectuelles. C'est pour la garantir que toutes les puissances de la terre ont été établies.
Je n'ai dit qu'un mot, et j'en ait dit assez sur cette égalité absolue à laquelle des hommes, dont la bonne foi serait plus que suspecte, voudraient nous ramener. Qui ne sait que cette égalité absolue est la chimère de l'âge d'or, qui n'a existé que dans l'imagination des poètes? L'inégalité des fortunes s'allie parfaitement avec l'ordre public. Cette vérité est si constante, qu'il serait très-inutile de la développer.
Toute égalité, autre que celle des droits, est évidemment contredite par la nature, qui a établi sous les rapports physiques et moraux, une bien plus grande distance d'individu à individu, qu'il ne pourrait en résulter de la différence des fortunes.
(...)
Tels sont, en peu de mots, les dogmes fondamentaux des réunions sociales, confirmés par l'expérience des siècles et par l'assentiment de tous les peuples."
"(b). Sur les causes qui ont dû amener celle division voyez Puffendorff | Samuel von Pufendorf, NDR], Droit de la nature et des gens, liv. IV, chap. IV; avec les noies de Barbeyrac et le Traité philosophique des lois naturelles par Richard Cumberland, chap. I , § XXIII."
(Discours du baron Jean Grenier* (1753-1841), dans Fenet, "Recueil complet...", op. cité, Tome onzième, p. 157.
*avocat, député de la Haute-Loire au Conseil des Cinq-Cents (1798), membre du Tribunat en 1799,
Jusqu'à présent, nous le voyons encore ici, à l'aube du XIXe siècle, aucune discussion sérieuse n'a lieu dans les milieux capitalistes, libéraux ou conservateurs, sur l'égalité sociale. Le sujet continue d'être exposé de manière caricaturale, par le biais d'une "égalité absolue", dont la critique est indigente. Ce n'est parce qu'une chose est contredite par la "nature" que les sociétés doivent s'empêcher de les faire advenir, l'exemple emblématique étant justement "la loi du plus fort" contre laquelle la société est censée dresser un rempart. Enfin, nous retrouvons encore cette suffisance d'une société qui se croit, depuis les Lumières, devenue très savante, et parle au nom d'une connaissance totale, universelle, qui ne peut que faire sourire.
Les inégalités de richesse étant ainsi sanctuarisées, une nouvelle fois de manière expéditive, par le législateur, Portalis rassure son auditoire. Pas en évoquant la main invisible du marché ou le ruissellement des fortunes, mais la vertu chrétienne, et là, ce n'est pas seulement à l'Ancien régime qu'on revient, mais carrément au Moyen-Age, où c'est par la charité, l'amour du prochain, que le riche prenait soin du pauvre, attachés cependant l'un de l'autre par les besoins réciproques et nécessaires qui ont permis aux premiers philosophes libéraux, rappelons-nous, de prétendre à l'ordre social invariable du monde, par la complémentarité indissoluble du riche et du pauvre :
"On aurait tort de craindre les abus de la richesse et des différences sociales qui peuvent exister entre les hommes. L’humanité, la bienfaisance, l’amitié, toutes les vertus dont la semence a été jetée dans le cœur humain, supposent ces différences, et ont pour objet d’adoucir et de compenser les inégalités qui en naissent et qui forment le tableau de la vie.
De plus, les besoins réciproques et la force des choses établissent entre celui qui a peu et celui qui a beaucoup, entre l’homme industrieux et celui qui l’est moins, entre le magistrat et le simple particulier, plus de liens que tous les faux systèmes ne pourraient en rompre."
(Portalis, "Exposé...", op. cité, p. 213-214.).
Quittant ensuite les bons sentiments chrétiens, Portalis retrouve un esprit libéral quand il s'agit du rôle de l'Etat, réduit à son rôle essentiel. Et là encore, la société fait avec les toutes les inégalités sociales, on n'y peut rien puisque c'est "la force des choses" qui résiste à l'égalité, et l'Etat est juste un gardien impartial de tout ce bon ordre nécessaire, comme le disait déjà à sa manière le vieux Cicéron, que cite Portalis : "la cité n’existe que pour que chacun conserve ce qui lui appartient" (Portalis, "Exposé...", op. cité, p. 231.).
"Ainsi tout homme a le droit de conserver son existence, de l'améliorer, d'appartenir à une famille, de devenir père et époux, d'être le chef de ses enfans, de faire valoir son industrie et ses talens, de jouir du produit de son travail, d'être vrai propriétaire de sa personne et des biens qu'il a légitimement acquis, d'avoir part à tous les objets qui sont demeurés en communauté, d'être mis à couvert de toute injure et de toute violence, d'être secouru et défendu contre les plus forts comme contre les plus foibles ; finalement de profiter de tous les avantages pour lesquels la société s'est formée. Mais puisqu'il est certain que dans l'ordre de la nature, les hommes ne naissent point égaux en talens, en qualités personnelles ; puisque la force des choses résiste à ce qu'ils soient entièrement rendus égaux par les lois de la société, nous n'aurons point la démence de vouloir niveler toutes les fortunes, et effacer toutes les distinctions."
Conservation et tranquillité : voilà, de l’aveu des meilleurs philosophes, ce que tout Etat doit à ses membres et ce qu'il doit à tous." (Portalis, "De l'usage...", op. cité, p. 355.).
Les travaux préparatoires du Code civil
Le mariage : “ ...un empire illimité sur sa femme ”
"Ce n’est que dans ces derniers temps que l’on a eu des idées précises sur le mariage. Le mélange des institutions civiles et des institutions religieuses avait obscurci les premières notions. (...) Toutes ces incertitudes se sont évanouies, tous ces embarras se sont dissipés, à mesure que l’on est remonté à la véritable origine du mariage, dont la date est celle même de la création.
Nous sommes convaincus que le mariage, qui existait avant l’établissement du christianisme, qui a précédé toute loi positive, et qui dérive de la constitution même de notre être, n’est ni un acte civil, ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l’attention des législateurs, et que la religion a sanctifié." (J-E-M Portalis, "Discours préliminaire..". op. cité, p. 20-22)
On voit par-là les astuces rhétoriques d'une prétendue vérité sur le mariage, qui ne serait pas d'essence religieuse, mais qui reste d'évidence du domaine de la pure croyance. De même, "les égards mutuels, les devoirs et les obligations réciproques" appartiendraient au droit naturel et devraient forcément être contractualisés : " Dès lors, ce n’est plus une simple rencontre que nous apercevons, c’est un véritable contrat." (op. cité, p. 22)
"Le mariage est nécessaire ; les autres contrats de société ne le sont pas." ( p.33)
"Le consentement mutuel ne peut donc dissoudre le mariage, quoi qu’il puisse dissoudre toute autre société. Les maladies, les infirmités, ne nous ont pas paru non plus, pouvoir fournir des causes légitimes de divorce. Les deux époux ne sont-ils pas associés à leur bonne comme à leur mauvaise fortune ?" (op. cité, p. 34)
Les deux sexes s'unissent pour procréer, c'est le but primordial du mariage : "Le rapprochement de deux sexes que la nature n’a faits si différents que pour les unir, a bientôt des effets sensibles. La femme devient mère..." (op. cité, p. 23) Bonaparte n'a aucun doute là-dessus. Un peu après son retour en France, en 1799, Talleyrand donna une réception : "Une femme célèbre (madame de Staël), déterminée à lutter avec le vainqueur de l'Italie, l'interpella au milieu d'un grand cercle, lui demandant quelle était à ses yeux la première femme du monde morte ou vivante. Celle qui a fait le plus d'enfants, lui répondit-il." ("Mémorial de Sainte-Hélène, par le Cte de Las Cases : suivi de Napoléon dans l'exil par MM O'Méara et Antomarchi, et de l'Historique de la translation des restes mortels de l'Empereur Napoléon aux Invalides", Tome premier, Paris, Ernest Bourdin Editeur, 1842, p. 639). Que la citation soit authentique ou pas, qu'importe, comme toutes les autres qui sont attribuées à Napoléon Bonaparte sur le sujet, elle est parfaitement plausible, nous le verrons, en prenant connaissance du statut d'inférieure qu'il lui confère dans son Code.
"Le mariage, dit-on, est un contrat oui, dans sa forme extérieure, il est de la même nature que les autres contrats mais il n'est plus un contrat ordinaire quand on l'envisage en lui-même dans son principe et dans ses effets. Serait-on libre de stipuler un terme à la durée de ce contrat, qui est essentiellement perpétuel, puisqu'il a pour objet de perpétuer l'espèce humaine? Le législateur rougirait d'autoriser expressément une pareille stipulation ; il frémirait si elle lui était présentée et cependant on veut qu'il l'admette implicitement en adoptant cette cause d'incompatibilité d'humeur qui permet à chacun des époux de régler, à son gré, la durée du mariage ! Cette liberté tacite est contre la nature du contrat. Le mariage a encore un autre caractère il ne subsiste pas pour les époux seuls il subsiste pour la société, pour les enfans ; il établit une famille. Faut-il, puisqu'il a tant d'importance, que les premières légèretés, que le premier caprice, soient capables de le détruire ? Montaigne dit, avec raison que le mariage est une chose trop sérieuse pour qu'on doive en sortir par une porte aussi enfantine que la légèreté. Mais, pour nous en mieux convaincre, suivons la dissolution du mariage dans ses effets. Le mari perd son autorité ; la femme passe dans les bras d'un autre ; les enfans ne savent à qui ils appartiennent.
Il faut une autorité dans la famille : la prééminence du sexe la donne au mari s'il ne l'exerce point, il y a anarchie ; s'il l'exerce, on demandera le divorce. C'est ainsi que la cause d'incompatibilité ruine l'autorité du mari même avant qu'elle existe."
(Portalis, dans Fenet, "Recueil complet...", op. cité, Tome neuvième, « Discussions, Motifs, Rapports et Discours — Titre sixième. Du Divorce », "Causes du Divorce", Discussion du Conseil d'État Procès-verbal de la séance du 14 vendémiaire an X / 6 octobre 1801, p. 255
Cette prééminence, Bonaparte la veut totale, il voudrait voir l'épouse entièrement sous le joug du mari. Pendant les débats, le Premier Consul fera montre de beaucoup de misogynie, qui voudrait faire de la femme un être sous tutelle permanente, premièrement sous la coupe d'un père, puis sous celle d'un mari :
"LE PREMIER CONSUL : « Est-ce que vous ne ferez pas promettre obéissance par la femme? Il faudrait une formule pour l'officier de l'état civil, et qu'elle contint la promesse d'obéissance et de fidélité par la femme. Il faut qu'elle sache qu'en sortant de la tutelle de sa famille, elle passe sous celle de son mari. L'officier civil marie sans aucune solennité. Cela est trop sec. Il faut quelque chose de moral. Voyez les prêtres. Il y avait un prône. Si cela ne servait pas aux époux qui pouvaient être occupés d'autre chose, cela était entendu par les assistants."
Napoléon Bonaparte, "séance du 4 vendémiaire" an X / 26 septembre 1801, discussion sur le mariage, "des Formalités relatives à la célébration du Mariage", cité par Antoine Claire Thibaudeau (1765-1854), "Mémoires sur le Consulat. 1799 à 1804. Par un ancien Conseiller d'État. Paris. Chez Ponthieu et Cie, Libraires...1827", p. 433. et reproduit par Fenet, op. cité, Tome neuvième, p. 34.
Thibaudeau a été Président de la Convention nationale (1795), du Conseil des Cinq-Cents (1796), préfet de la Gironde et Conseiller d'Etat en 1800, préfet des Bouches-du-Rhône (1803-1814), etc.
"L'ange l'a dit à Adam et Eve. On le prononçait en latin lors de la célébration du mariage, et la femme ne l'entendait pas Ce mot-là est bon pour Paris surtout où les femmes se croient en droit de faire ce qu'elles veulent. Je ne dis pas que cela produise de l'effet sur toutes, mais enfin cela en produira sur quelques-unes. Les femmes ne s'occupent que de plaisir et de toilette. Si l'on ne vieillissait pas, je ne voudrais pas de femme. Ne devrait-on pas ajouter que la femme n'est pas maîtresse de voir quelqu'un qui ne plaît pas à son mari ? Les femmes ont toujours ces mots à la bouche : « Vous voulez m' empêcher de voir qui me plait ! »
Napoléon Bonaparte, séance au Conseil d'Etat du 27 septembre 1801, discussion sur le mariage, "des Droits et des Devoirs respectifs des Epoux", cité par Thibaudeau, "Mémoires...", op. cité, p. 435-436, reproduit par Fenet, op. cité, Tome neuvième, p. 72.
ce qu'elles veulent : "Le Préfet de police, Informé que beaucoup de femmes se travestissent, et persuadé qu'aucune d'elles ne quitte les habits de son sexe que pour cause de santé (...)
Ordonne ce qui suit :
1 - Toutes les permissions de travestissement accordées jusqu'à ce jour... sont et demeurent annulées.
2 - Toute femme, désirant s'habiller en homme, devra se présenter à la Préfecture de Police pour en obtenir l'autorisation.
3 - Cette autorisation ne sera donnée que sur le certificat d'un officier de santé...
(...)
4 - Toute femme trouvée travestie, qui ne se sera pas conformée aux dispositions des articles précédents, sera arrêtée et conduite à la préfecture de police."
Ordonnance du 16 brumaire an IX (7 novembre 1800)
"En 1800, le préfet de police Dubois affirme que « beaucoup de femmes se travestissent ». Elles sont suffisamment nombreuses pour qu'en 1886, le préfet de police rappelle qu'il est de vieilles ordonnances interdisant formellement aux femmes de s'habiller en homme, sans une autorisation spéciale, hors du temps du carnaval.
« Depuis quelques temps, il était de bon ton, dans un certain monde, que les femmes s'habillent en hommes », rapporte Le Moniteur des syndicats ouvriers. « Était-ce pour bien affirmer qu'elles portent réellement la culotte que ces femmes se travestissaient ainsi ? Ce n'était vraiment pas la peine ». Ces commentaires, venant du mouvement ouvrier, n'étonneront pas. Par la vague allusion à « un certain monde », le travestissement est campé comme une pratique non populaire. Sur le travestissement des travailleuses, comme moyen d'éviter des discriminations salariales et professionnelles, il n'est dit mot. La remarque finale, ironique, traduit bien ce que symbolise le port du vêtement masculin : le pouvoir.
(...)
En somme, l'ordonnance de 1800 paraît plus dissuasive que répressive, et saura se faire discrète, par crainte de la contagion : c’est à un dispositif de contrôle social plus vaste et plus complexe qu’il faut attribuer l’endiguement du travestissement. Sa valeur symbolique est néanmoins réelle : un an après mai 68, le préfet de police estima « sage » de ne pas la remettre en cause, et à la veille de l’an 2000, elle n’est toujours pas abrogée. (Bard, 1999).
Cela n'empêche pas qu'elle soit devenue inopérante. En effet, cette ordonnance est "incompatible avec les principes d'égalité entre les femmes et les hommes qui sont inscrits dans la Constitution et les engagements européens de la France, notamment le Préambule de la Constitution de 1946, l'article 1er de la Constitution et la Convention européenne des droits de l'homme, De cette incompatibilité découle l'abrogation implicite de l'ordonnance du 7 novembre, qui est donc dépourvue de tout effet juridique et ne constitue qu'une pièce d'archives conservée comme telle par la Préfecture de police de Paris."
Journal Officiel des Questions au Sénat, p. 339. réponse du Ministère des droits des femmes du 31/01/2013 à la question du sénateur de Côte d'Or Alain Houpert, du 12 juillet 2012.
"Les femmes ont besoin d'être contenues dans ces temps-ci, et cela les contiendra. Elles vont où elles veulent, elles font ce qu'elles veulent, c'est comme cela dans toute la République. Ce qui n'est pas français, c'est de donner de l'autorité aux femmes ! elles en ont trop. Il y a plus de femmes qui outragent leurs maris que de maris qui outragent leurs femmes. Il faut un frein aux femmes qui sont adultères pour des clinquants, des vers, Apollon, les muses, etc. "
Napoléon Bonaparte, séance au Conseil d'Etat du 8 octobre 1801, discussion sur le divorce par consentement mutuel, cité par Thibaudeau, "Mémoires...", op. cité, p.448-449, reproduites par Fenet, op. cité, Tome neuvième, p. 294.
Pire encore, alors qu'un article du Code en préparation prévoyait que la femme ne soit pas tenue de suivre son mari quand ce dernier résidait à l'étranger (sauf missionné par le gouvernement), "LE PREMIER CONSUL pense que l'obligation où est la femme de suivre son mari est générale et absolue" et "dit que l'obligation de la femme ne doit recevoir aucune modification, et que la femme est obligée de suivre son mari toutes les fois qu'il l'exige." En cas de refus de l'épouse, Regnaud propose que "le mari lui fera une sommation de le suivre" et qu'en cas de refus "elle sera réputée l'avoir abandonné". Le Premier Consul, lui, ira jusqu'à dire que, dans ce cas, "le mari cessera de donner des alimens à sa femme"
Séance au Conseil d'Etat du 27 septembre 1801, discussion sur le mariage, "des Droits et des Devoirs respectifs des Epoux", dans Fenet, op. cité, tome neuvième, p. 73.
A l'inverse, Bonaparte a tenu à protéger la femme de la précarité lors de la disparition de son conjoint ou lors d'un divorce, en butte possible aux intérêts de la famille du mari. Elle ne pourra ainsi pas être expulsé du domicile conjugal ni dépossédée des biens en commun, et bénéficiera aussi d'une hypothèque légale (auparavant facultative) sur les biens de son mari, afin de protéger sa dot, qui lui reviendra en cas de dissolution du mariage (cf. Fenet, op. cité, tome huitième, "Titre quatrième. Des Absens... (Procès-verbal de la séance du 24 fructidor an IX. — 11 septembre 1801.)", section première, "des Effets de l’absence relativement aux propriétés que l’absent possédait au jour de sa disparition", p. 398-399 ; op. cité, tome quinzième, "Titre dix-huitème. Des priviléges et hypothèques", "Procès-verbal de la séance du 19 pluviose an XII. — 9 février 1804, p.324).
Alors que la révolution avait permis et facilité le divorce, nos avocats rédacteurs font encore là machine arrière toute, tous emprunts d'une morale des plus patriarcales. Pour Portalis, Tronchet, Maleville, ou encore le ministre de la justice (entre 1799 et 1802) André Joseph Abrial (1750-1828), le mariage pour incompatibilité d'humeur proposé par Bonaparte, pour cette fois, plus souple que ses conseillers, est rejeté avec force, car il compromettrait selon eux la validité même du mariage. Préameneu allant jusqu'à dire que le "contrat de mariage n’appartenant pas aux époux seuls, ne peut être détruit par eux : les enfants, la société y sont parties intéressées." (Préameneu, dans "Recueil complet..."op. cité, cf. citation précédente, p. 271).
A la lecture des procès-verbaux, Bonaparte, qui voulait (et réussira) à imposer le divorce par consentement mutuel, semblait "surtout préoccupé par l’honneur du mari. Il est littéralement hanté par l’adultère qu’il souhaite absolument cacher aux yeux de tous. Pour lui, il s’agit surtout de permettre au mari de se débarrasser d’une femme adultère sans éveiller les soupçons et ainsi éviter le scandale public et l’humiliation du mari trompé, d’où ses très nombreuses interventions afin d’imposer une procédure de divorce qui permette aux époux de ne pas révéler leurs secrets les plus intimes : l’incompatibilité d’humeur ou le consentement mutuel sont, en effet, les causes de divorce les plus appropriées pour atteindre ce but." (Saada, 2012), Le Premier Consul proposera que l'adultère soit condamné par le code pénal, et il le sera, en effet, en 1810, puni de trois mois à deux ans d'emprisonnement (article 337), le mari n'encourant qu'une simple amende, dans le cadre bien restreint où il entretiendrait une concubine au sein même du domicile conjugal (article 39).
A propos des enfants, Bonaparte, comme beaucoup de ses contemporains, manifestait une véritable détestation envers les enfants naturels, conçus hors mariage : "LE PREMIER CONSUL dit que les exceptions en cas de rapt et de viol obligeraient celui qui serait attaqué à reconnaître un enfant malgré lui. Cette reconnaissance forcée est contre les principes. La loi doit punir l'individu qui s'est rendu coupable de viol ; mais elle ne doit pas aller plus loin. (...) la société n’a pas intérêt à ce que des bâtards soient reconnus." (Bonaparte, dans Fenet, "Recueil complet... Discussions...", op. cité, Tome dixième, "Livre Premier des Personnes, Titre septième. De la Paternité et de la Filiation", séance du 17 novembre 1801, discussion sur la section II du chapitre III intitulée de la Reconnaissance des Enfants nés hors mariage, p. 76). Dans les discussions sur l'adoption, à laquelle sont farouchement opposés Tronchet et Maleville, par exemple, le Premier consul l'accepte mais la refuse pour les célibataires, tout en reconnaissant son dégoût envers les "bâtards" : "LE PREMIER CONSUL : « II y a à répondre à ce qu'a dit le citoyen Cambacérès. Ce qu'a dit le citoyen Thibaudeau* me paraît plein de lumières et profond. En effet, l'adoption n'est qu'une fiction et un supplément aux effets du mariage. Elle ne peut donc pas être faite par le célibataire. Pour qu'un individu soit adopté avec honneur, il faut qu'il entre dans une famille. Autrement vous mettriez l'adoption en parallèle avec la bâtardise, qui est l'injure la plus grossière. Vous diminueriez le nombre des mariages, et par suite la population." (op. cité, séance du 27 novembre 1801, discussion sur le projet de loi sur l’adoption, p. 265).
* Antoine Claire Thibaudeau (1765-1854), homme politique depuis la Convention, député de la Vienne puis président de la Convention Nationale, en 1795. Sous le Directoire il sera Président du Conseil des Cinq-Cents (1796), et sous le Consulat, il entre au Conseil d'Etat avant de devenir la même année Préfet de la Gironde (1800), puis des Bouches du Rhône (1803-1814), source Wikipedia.
Pour beaucoup, l'adoption "doit être la consolation des mariages stériles" (op. cité), et, bien que maintenue dans le droit civil français, nous verrons qu'elle sera soumise à des conditions très restreintes.
Les travaux préparatoires du Code civil
La famille : “ que les pères soient de vrais magistrats ”
Sur la question du statut du pater familias, là encore, l'action du Premier consul se caractérise par la régression. La Révolution française, nous le verrons ailleurs, mettra fin en 1792 au pouvoir des pères sur les enfants majeurs. Il y eut, en particulier, l'exemple célèbre de Mirabeau, meurtri par son père qui, par des lettres de cachet, l'avait fait interner à plusieurs reprises pour ses frasques et ses dettes, raison pour lesquelles Mirabeau avait écrit un discours contre la puissance abusive des pères, que Talleyrand prononcera juste après sa mort : "Peut-être est-il temps que nous rejetions des lois où la servitude filiale découlait de l’esclavage, autorisé par ces lois mêmes", affirma-t-il (Intervention de Talleyrand et lecture du "Discours sur l'égalité des partages dans les successions en ligne directe", de Mirabeau, "Archives parlementaires de 1787 à 1860...", Paris, 1886 ; séance du 2 avril 1791, Tome XXIV, 10 mars 1791 au 12 avril 1791, p.512).
Pour tous, "on a besoin que les pères soient de vrais magistrats" [ 1 ], pour Maleville, "La puissance paternelle est la providence des familles, comme le gouvernement est la providence de la société... il importe en général, et surtout dans un État libre; de donner un grand ressort à l'autorité paternelle, parce que c'est d''elle que dépend principalement la conservation des mœurs et le maintien de la tranquillité publique." [ 2 ] et pour le Premier consul, "le fils ne peut, sans le consentement du père, quitter la maison paternelle, ni voyager, s’il se le permet, le père a le droit de le faire ramener." [ 3 ],
[ 1 ] Fenet, op. cité, tome premier, p. 486, Discours préliminaire sur le projet de la Commission du gouvernement, 21 janvier 1801, "Signé Portalis, Tronchet, Bigot-Préameneu, Maleville."
[ 2 ] Op. cité, tome dixième, Titre neuvième, Discussion du Conseil d'Etat, 26 frimaire an X / 17 décembre 1801, De la puissance paternelle, p. 486,
[ 3 ] Opus cité, p. 485.
En mars 1800 (germinal an VIII), Bonaparte fait rétablir une liberté testamentaire, qui permet de donner un grand pouvoir de contrainte au chef de famille, qui pourra à tout moment brandir au nez des enfants la menace de privation de tout ou partie de son héritage. A l'inverse, Bonaparte voudrait tempérer le pouvoir du père riche lorsque ce dernier refuse à ses enfants majeurs, ce qu'il trouve "révoltant"*, "les aliments"* ("la gamelle paternelle"**), ou encore "les besoins physiques"* ou "les habitudes de l'opulence"* (on parlerait aujourd'hui de "train de vie") qu'il devrait pourvoir à proportion de ses revenus.
* Fenet, "Recueil complet...Tome neuvième", op. cité, "Livre premier des personnes. Titre cinquième. Du Mariage... Discussion du Conseil d'État. (Procès-verbal de la séance di 26 fructidor an IX. —13 septembre 1801)", pp. 67-68 ;
** A. C. Thibaudeau "Mémoires...", op. cité p.435.
Les conseillers du Premier Consul rejetteront tout ce que ce dernier a proposé pour protéger les enfants contre les abus de pouvoir de leur père, mais aussi contre ses faiblesses. Ainsi, Bonaparte, toujours dans l'optique de protéger les enfants, trouvait nécessaire, "lorsque les mœurs du père sont déréglées, de donner quelque autorité à la mère, qui, sans avoir de puissance, est cependant l'institutrice naturelle de ses enfans." (Fenet, "Recueil complet...Tome dixième", op. cité, p. 485).
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