
Le Livre noir de
NAPOLÉON BONAPARTE [4],
Un dictateur poussiéreux
Solitude v. 1772-1802 — Timbre de la Poste Française, 2022
Timbre en hommage à Solitude, héroïne de la résistance coloniale en Guadeloupe. Fille d'une esclave violée par un capitaine de navire négrier, elle se joint en 1802 à la révolte du commandant Louis Delgrès (1766-1802), métis "libre de couleur", et d'autres marrons (esclaves en fuite), contre la loi rétablissant l'esclavage. La révolte sera finalement matée par le général Antoine Richepance (Richepanse, 1770-1802) et, préférant mourir que de se rendre. Delgrès et ses compagnons de lutte, environ 500 personnes, se donneront la mort le 28 mai 1802.
"Vivre libre ou mourir", écrira Delgrès le même jour :
On attendra le lendemain de son accouchement pour pendre Solitude, le 29 novembre 1802 (Source : "Archives d'Outre-mer : la mulâtresse Solitude, "Vivre libre ou mourir", franceinfo: ; Archives Nationales d'Outre-Mer, FR ANOM C 7 a 57) Son histoire sera popularisée par André Schwartz-Bart, dans son roman La Mulâtresse Solitude (Editions du Seuil, 1972).
« jouissons du triomphe et ne le souillons point »
Quand Bonaparte bâillonnait la liberté d'expression
« jouissons du triomphe et ne le souillons point »
Quand Bonaparte bâillonnait la liberté d'expression
Introduction
“ Il y a quelques années, Bertaud avançait encore les précautions d’usage que Lefebvre ou Soboul mettaient pour caractériser le régime napoléonien comme une dictature. Foin de toutes ces palinodies, désormais, sur la « dictature provisoire de salut public », ou encore la nécessaire « incarnation » du pouvoir dans une société culturellement marquée par l’Ancien Régime, tout en conservant juridiquement les formes de la République. C’est bien d’une des premières dictatures contemporaines qu’il s’agit, c’est-à-dire d’un pouvoir personnel appuyé par la police et la propagande. ”
Bernard Gainot, « Jean-Paul Bertaud, Napoléon et les Français, Paris, Armand Colin, 2014 », article des Annales de la Révolution Française, 2015 | N° 380/2, pp. 189-192
pièce de 40 francs or (900 ‰)
Gravure de Pierre-Joseph Tiolier
(1763-1819)
Graveur, général des monnaies en 1803
Monnaie à l'effigie de "Bonaparte 1er Consul" (titulature avers), avec couronne de lauriers et titulature "République française" (revers).
an 12 (1804)
Ø 26 mm 12.9 g
La loi du 7 germinal an XI (28 mars 1803) crée un nouveau franc, appelé franc germinal. Napoléon Bonaparte n'a pas inventé le franc, connu depuis 1360, sous le règne de Jean le Bon (monnaie d'or valant une livre tournois) et, avant sa réforme de l'an XI, instauré par la République par la loi du 28 thermidor an III (15 août 1795), précédé de lois sur le système métrique et le système décimal appliqué à la monnaie en 1793 (FranceArchives, Création du franc Germinal).
Par la loi du 7 germinal, L'argent* est "choisi comme étalon, l’or lui étant complètement subordonné." Pour la première fois en France, la "loi confirme l’abandon de la notion de monnaie de compte utilisée sous la Royauté, qui était une valeur abstraite de la livre tournois représentée par une quantité de métal variable au gré du souverain. Désormais monnaie de compte et monnaie réelle coïncident. Fait notoire, la valeur de la monnaie ne dépend plus de la volonté du législateur." (op. cité)
* Le rapport entre l’or et l’argent est fixé à 15,5, soit 4,5 g d’argent pour 0,29 g d’or.
La création du franc germinal a lieu sous le "règne" de Bonaparte Consul à vie, mais on oublie presque toujours de dire que cet étalon monétaire fut, avant tout, à l'initiative de spécialistes de la question, et le fruit de longs débats de ces techniciens, en particulier au Conseil d'Etat et à l'Administration des monnaies, dans le but de résoudre des questions monétaires complexes, auxquelles le général Corse ne devait, pas plus que beaucoup d'autres, comprendre grand-chose. Ôtons donc à César ce qui n'appartient pas à César :
C'est d'abord Léon Basterrèche (1763-1801), originaire de Bayonne, armateur, banquier qui signe un peu avant sa mort, en tant que "Régent de la Banque de France" son Essai sur les monnaies, en 1800 (an IX), dans lequel il préconise "la démonétisation de l'or", idée reprise en messidor an IX par Antoine Mongez (1747-1835), ancien administrateur des monnaies, alors tribun, soutenu par Martin Michel Charles Gaudin (1756-1841, fait duc de Gaëte en 1809), ministre des Finances entre 1800 et 1814 (et brièvement en 1815), qui établit un premier rapport aux Consuls en l'an IX. Mais Gaudin sera combattu âprement par Noël François Mathieu Angot des Rotours (1739-1821), premier commis au Contrôle général des finances de 1782 à 1792, tenu en disgrâce par Calonne, qui préconisait, en particulier, une refonte générale des monnaies d’or, d’argent, de cuivre et de billion, dans son ouvrage "Mémoire sur la nécessité d’une refonte générale", publié en juin 1802. Des Rotours était soutenu, quant à lui, par le banquier, François Corbaux junior, qui publia son "Dictionnaire des arbitrages simples" en 1802, mais surtout par François Barbé-Marbois, (1745-1837), ministre du Trésor (1801-1806), plus tard, de la Justice (en 1815-1816) ou encore François Gerboux, ancien commissaire des guerres (nivôse an XI), auteur, en 1802 toujours, d'une "Discussion sur les effets de la démonétisation de l'or" (Thuiller, 1993 ; Portemer, 1994).
Parvenu au sommet du pouvoir, Napoléon a très rapidement manifesté ses appétits monarchiques. Il est le premier chef prétendument républicain à occuper la demeure des rois, au Palais des Tuileries, rénové alors par l'architecte Etienne-Chérubin Leconte (1761-1818), où le Premier Consul emménage en grande pompe au lendemain du résultat de son plébiscite, le 19 février 1800, dans l'ancien appartement du Roi. Dès le 20 novembre 1801 (29 brumaire an X), qui voit la nomination comme gouverneur du Palais (plus tard Grand maréchal du Palais) le général Géraud-Christophe-Michel Duroc (1773-1813), commence un long développement de l'administration du Palais, à la fois civile et militaire, qui ne cessera d'exhumer des usages royaux inspirés de l'Ancien Régime, formellement établis à partir de 1804, nous le verrons, sous le Premier Empire de Napoléon Ier. Mais en mars 1802, déjà, est établi un premier règlement sur l'étiquette, alors que le Premier Consul Bonaparte commence, comme un monarque, "à s’entourer d’une Cour et à recevoir des diplomates lors d’audiences solennelles." (Vial, 2014). L'année suivante, voit le jour un premier règlement général appelé "Règlement pour la Maison du Premier Consul" (24 septembre 1803 / 1er vendémiaire an XII), par lequel le gouverneur du Palais, appelé aussi Grand maître de la Maison, "avait sous sa responsabilité les embryons de tous les services des Grands officiers, qu’il s’agisse du Grand chambellan, du Grand écuyer, du Grand veneur" (op. cité). Par ailleurs, le Premier Consul voyage en province, de l'organisation aux cadeaux, dont il bénéficie, en passant par les cérémonies protocolaires, Napoléon Bonaparte renoue avec les rites qui accompagnaient les voyages royaux, et sa "volonté d'imitation est manifeste, comme le montrent les références à l’Ancien Régime." reconnaît l'historien Jacques-Olivier Boudon (Boudon, 2001 ). Par ailleurs, le Pr
Le 10 mai 1802 (20 floréal an X), un cap est franchi dans l'autocratie par un arrêté des Consuls proclamant : "Le peuple français sera consulté cette question : "Napoléon Bonaparte sera-t-il Consul à vie ?". Deux jours après, le Corps Législatif répondait positivement à l'unanimité, moins trois voix, tandis qu'au Tribunat, il ne manquera que la voix de Lazare Carnot (1753-1823), député au Conseil des Anciens pendant le Directoire, ministre de la guerre entre avril et octobre 1800, membre du Tribunat de 1802 à 1807. De quoi influencer, comme d'autres manipulations de l'opinion, le plébiscite très largement victorieux du 2 août 1802. En effet, comme auparavant, en l'an VIII, et ensuite en l'an XII, le vote n'est pas secret. Face à leur vote, les citoyens inscrivent leur nom, en présence d'un notable (maire, notaire, juge de paix...) : "Les électeurs sont en fait soumis aux pressions exercées par les administrations." (Bertaud, 2014). Le même jour, dans la foulée, un senatus-consulte proclamait Napoléon Bonaparte Consul à vie, et deux jours après, le 4 août (16 thermidor), un autre senatus-consulte proclamait la Constitution de l'an X.
Napoléon Bonaparte sera-til Consul à vie ? Page du registre sur le vote nominatif des habitants de Baix, en Ardèche.
Derrière le Conducator corse, comme dans tous les régimes autoritaires avant lui et après lui, sont rangés en ordre de bataille une partie des élites convaincue que seul un régime à poigne, garant de l'ordre et de la stabilité (des propriétés et des affaires, surtout), servira et préservera au mieux leurs intérêts. Et comment ne pas être séduit par ce nouveau maître qui continue (et ne s'arrêtera pas) de dérouler le tapis rouge pour les privilégiés ? Exit les listes de notabilités, invention de Sieyès peu prisée par Bonaparte, qui n'offrent peut-être pas assez, selon Jacques Godechot, "l’illusion nécessaire pour accepter plus facilement la dictature." (Godechot, 1951 : 573), et rétablissement d'un suffrage censitaire, avec la loi sur les collèges électoraux (dont les membres siègent à vie) qui "ressemble à une roulette truquée. Encore faut-il pour s’asseoir à la table de jeu avoir une solide fortune." (Bertaud, 2014). C'est ainsi que sur chaque division administrative du pays, régnaient les clients privilégiés du régime : Parmi les membres du collège d'arrondissement, dix devaient posséder la Légion d'Honneur, accordée par le Premier Consul lui-même, selon la Constitution de l'an X (article 27). Cette distinction créée par Bonaparte le 19 mai 1802 (29 floréal an X), a vite fait l'objet de railleries :
"Cette légion devait être composée de quinze cohortes de dignitaires à vie, disposés dans un ordre hiérarchique, ayant un centre, une organisation et des revenus. Le premier consul était le chef de la légion. Chaque cohorte était composée de sept grands-officiers, vingt commandants, trente officiers et trois cent cinquante légionnaires. Le but de Bonaparte fut de commencer une noblesse nouvelle. Il s’adressa au sentiment mal éteint de l’inégalité. En discutant ce projet de loi dans le conseil d’état, il ne craignit pas de faire connaître ses intentions aristocratiques. Le conseiller d’état Berlier, ayant désapprouvé une institution aussi contraire à l’esprit de la république, dit : « Que les distinctions étaient les hochets de la monarchie*. — Je défie, répondit le premier consul, qu’on me montre une république ancienne et moderne, dans laquelle il n’y ait pas eu de distinctions. On appelle cela DES HOCHETS. Et bien ! c’est avec des HOCHETS que l’on mène les hommes. Je ne dirais pas cela à une tribune ; mais dans un conseil de sages et d’hommes d’état on doit tout dire. Je ne crois pas que le peuple français aime LA LIBERRTÉ ET L'ÉGALITÉ. Les Français ne sont point changés par dix ans de révolution ; ils n’ont qu’un sentiment, L'HONNEUR. Il faut donc donner de l’aliment à ce sentiment-là ; il leur faut des distinctions."
François-Auguste Mignet, "Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu'en 1814", chapitre 14, Consulat, Bruxelles et Liège, 1838, pp. 411-412.
* "L'ordre proposé conduit à l'aristocratie ; les croix et les rubans sont les hochets de la monarchie.", Théophile Berlier (1761-1844), séance du Conseil d'Etat du 14 floréal an X / 4 mai 1802, cité par Antoine Claire Thibaudeau, "Mémoires sur le Consulat. 1799 à 1804. Par un ancien Conseiller d'État. Paris. Chez Ponthieu et Cie, Libraires...1827, chapitre V, Légion d'honneur, p . 81
Quant aux membres des collèges départementaux, ils étaient choisis parmi les six cents citoyens les plus riches de chaque département, le Premier Consul pouvait "ajouter à chaque collège électoral de département vingt citoyens, dont dix pris parmi les trente plus imposés du département, et les dix autres, soit parmi les membres de la Légion d'honneur, soit parmi les citoyens qui ont rendu des services. Il n'est point assujetti, pour ces nominations, à des époques déterminées." (Constitution de l'an X, article 27) : Ce système d'aristocratie élective est clairement un pied-de-nez à la démocratie, un régime ploutocratique à peine déguisé, et il en sera ainsi jusqu'en 1848, année où le suffrage masculin universel sera rétabli. Et voilà comment Rœderer, avec une généreuse ration de confiture autour des mots, transforme aristocratie en démocratie :
"Et que signifie maintenant le mot élective joint au mot aristocratie ? Il signifie que ce petit nombre de sages qui sont appelés à gouverner ne tiennent leur droit que du choix, de la confiance de leurs concitoyens ; en un mot, d’une élection entièrement libre et dégagée de conditions de naissance. Eh bien ! N’est-ce pas justement ce que signifie le mot démocratie joint à celui de représentative ? Aristocratie élective, démocratie représentative sont donc une seule et même chose." (Discours de Rœderer prononcé devant le Corps Législatif, séance du 13 ventôse an IX / 4 mars 1801, dans "Œuvres du Comte P. L. Roederer, Pair de France, Membre de l'Institut, etc. etc., etc., publiées par son fils le Baron A. M. Rœderer, ancien pair de France... Tome septième, Paris, Typographie de Firmin Didot Frères... M DCCC LVIII" (1858), , p. 140).
Notons que la volonté autocratique de Bonaparte ne s'exerce pas seulement dans la sphère publique, mais aussi dans la sphère privée, sur ses frères et sœurs surtout, dont il se sert pour pallier la stérilité de son couple, consolider et étendre son pouvoir en Europe. Ainsi, il imposera à Hortense de Beauharnais, la fille de Joséphine qu'il a adoptée, et à son frère cadet, Louis Bonaparte, qui deviendra roi de Hollande en 1806, de se marier contre leur volonté, union, qui sera célébrée le 4 janvier 1802. Autre exemple, il imposa à Emilie de Beauharnais, dont Louis s'était épris, d'épouser son adjudant, Lavalette, qui deviendra directeur général des postes (Wertheimer, 1896).
“ jouissons du triomphe et ne le souillons point ”
Quand Bonaparte bâillonnait la liberté d'expression
La presse, mais aussi la lecture, sous Napoléon, est encore réservée plus ou moins à une certaine élite : "Le Journal des débats, devenu Journal de l’Empire, compte 20 105 abonnés ; la Gazette de France 3750 ; le Journal de Paris 9000." (Jean Tulard, Napoléon ou la maîtrise de l’opinion publique, Communication du 5 février 2018 à l'Académie des Sciences Morales et Politiques). Ce sont les affiches et les placards qui auraient une plus grande influence sur l'opinion, ajoute Tulard, et pour la classe possédante, le cours de la rente à 5%, qui indique le degré de confiance dans les capacités financières de l'Etat. Communiquée chaque matin au Premier Consul par la Police générale, elle est cotée à 11 francs le 17 brumaire et passe à 22 francs après le coup d'Etat. Pour le peuple, comme pour les périodes précédentes de son histoire, c'est plutôt le prix du pain de quatre livres, à Paris, qui est scrupuleusement surveillé : "Le prix moyen est de 12 sols. S’il dépasse 15 sols et monte à 20, le gouvernement peut s’alarmer. La réaction de l’opinion risque de déboucher sur une émeute. C’est pourquoi le prix quotidien du pain, lui aussi, est indiqué dans le Bulletin de Police générale." (J. Tulard, op. cité).
Cinq ans encore avant l'arrivée au pouvoir du général Bonaparte, l'abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831) rédigeait un "Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française", dans lequel il affirme "assurer sans exagération qu'au moins six millions de Français, surtout dans les campagnes, ignorent la langue nationale ; qu'un nombre égal est à peu près incapable de soutenir une conversation suivie ; qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent n'excède pas trois millions, et probablement le nombre de ceux qui l'écrivent correctement encore moindre." (Assemblée de la Convention Nationale, séance du 16 prairial an II / 4 juin 1794). Sans entrer dans la réalité de cette analyse, elle peut être mise en regard avec le niveau global d'alphabétisation, beaucoup ne sachant encore ni lire ni écrire. Pour la génération 1800-1804, ce sont 48 % d'illettrés que compte alors la France (Houdaille, 1985), Paris restant une exception.
Mais voilà, comme dira Joseph Fouché, ministre de la police entre le 20 juillet 1799 et le 13 septembre 1802, pour son premier ministère, " le mal que les journaux peuvent faire, il est trop tard de le juger après l'impression."
"Le premier consul, de tout temps, a été ennemi déclaré de la liberté de la presse ; aussi tenait-il tous les journaux sous une main de fer. Je lui ai souvent entendu dire : Si je lui lâche la bride, je ne resterai pas trois mois au pouvoir." Et il avait malheureusement cette opinion pour toutes les prérogatives des libertés publiques ; le silence qu'il imposait en France, il voulait, mais ne put l'imposer à l'Angleterre." ("Mémoires de M. de Bourienne, Ministre d'État ; sur Napoléon, le Directoire, le Consulat, l'Empire et la Restauration... Tome quatrième... Paris, chez LADVOCAT, Libraire... MDCCCXXX" [1830], pp. 304-305).
Dès le 17 janvier 1800 (27 nivôse an VIII), paraît, un arrêté autorisant seulement treize journaux politiques à paraître (à l'exclusion des journaux de sciences, de littérature, arts, etc.) "pendant toute la durée de la guerre... journaux ci-après désignés : « Le Moniteur universel ; le Journal des débats et des décrets ; le Journal de Paris ; le Bien-informé ; le Publiciste ; l’Ami des lois ; la Clef du cabinet ; le Citoyen français ; la Gazette de France ; le Journal des hommes libres ; le Journal du soir par les frères Chaigneau ; le Journal des défenseurs de la patrie ; la Décade philosophique." (arrêté précité). C'est donc une soixantaine d'autres journaux qui sont supprimés de facto. De plus, les propriétaires des journaux autorisés devaient se présenter au ministre de la Police, afin de justifier auprès des autorités leur qualité de citoyen français, leur domicile et jurer fidélité à la Constitution (article 4). A défaut d'une censure officielle, l'interdiction, la prévention de la censure elle-même suffit pour définir le premier régime napoléonien de dictatorial en la matière, comme dans d'autres : " Art. 5. Seront supprimés, sur-le-champ, tous les journaux qui inséreront des articles contraires au respect dû au pacte social, à la souveraineté du peuple et à la gloire des armées, ou qui publieront des invectives contre les gouvernements et les nations amis ou alliés de la république, lors même que ces articles seraient extraits des feuilles périodiques étrangères." (arrêté précité).
Le 29 pluviôse an VIII (18 février 1800), était interdite toute allusion aux mouvements des armées de terre et de mer ; le 9 thermidor an IX (28 juillet 1801), Fouché menaçait de supprimer les journaux dont les nouvelles étaient susceptibles d'"« alarmer le commerce et troubler l’esprit public »", domaines d'interdiction étendus le 19 thermidor à "« la religion, les ministres et les cultes divers »" (cité par Sorel, 2004).
“ Napoléon exerçait une police au moins aussi sévère sur les journaux que sur les théâtres. La plus légère réflexion sur un acte du gouvernement était taxée de crime. Une nouvelle indifférente alarmait sa censure. En un mot, les journalistes n’imprimaient et ne pensaient que par la police.
L’Empereur, jaloux des bénéfices que produisaient quelques journaux accrédités, finit par dépouiller les auteurs de leur propriété, et la partagea en actions aux personnes de la Cour, de manière qu’elles devinrent responsables, et les journaux perdirent, par cet acte d’injustice, le peu de liberté qu’ils avaient conservé jusque-là.
Napoléon se servait lui-même des journaux pour faire la guerre à ses ennemis, surtout aux Anglais. Il rédigeait personnellement toutes les notes qu’on insérait dans le Moniteur, en réponse aux diatribes ou aux assertions qu’on publiait dans les gazettes anglaises. Lorsqu’il avait publié une note, il croyait avoir convaincu. On se rappelle que la plupart de ces notes n’étaient ni des modèles de décence, ni des exemples de bonne littérature ; mais nulle part il n’a mieux imprimé le cachet de son caractère et de son genre de talent.”
Jean-Antoine Chaptal, "Mes souvenirs sur Napoléon", texte établi par son fils, Emmanuel Chaptal, Plon, 1893, p. 394
Bonaparte fréquentait souvent les théâtres et connaissait leur importance dans le mouvement des idées. Il n'avait guère attendu, après sa prise de pouvoir, pour faire comprendre aux directeurs de théâtre que leurs productions allaient désormais être surveillées et soumises aux exigences de son pouvoir. Le directeur de l'Opéra-Comique, par exemple, est prié par la police de Fouché de cesser les représentations d'une pièce intitulée Les Mariniers de Saint-Cloud, car "trop de détails rappellent amèrement d’anciens souvenirs qu’il faut effacer" (Lettre du 24 brumaire, publiée dans le Journal politique de l'Europe, 22 novembre 1799). Trois jours après, toujours par voie de presse, le directeur de la police faisait comprendre aux directeurs de théâtre les contours de la ligne idéologique qu'ils avaient tout intérêt de suivre :
"Dans la succession des partis qui se sont tour à tour disputé le pouvoir, le théâtre a souvent retenti d’injures gratuites pour les vaincus et de lâches flatteries pour les vainqueurs. Le gouvernement actuel abjure et dédaigne les ressources des factions; il ne veut rien pour elles, et fera tout pour la République. Que tous les Français se rallient à cette volonté, et que les théâtres en secondent l’influence. Que le sentiment de concorde, que les maximes de modération et de sagesse, que le langage des passions grandes et généreuses soient seuls consacrées sur la scène. Que rien de ce qui peut diviser les esprits, alimenter les haines, prolonger les souvenirs douloureux, n’y soit toléré. Il est temps qu’il n’y ait plus que des Français dans la République française. (...) Les réactions sont le produit de l’injustice & de la foiblesse des gouvernemens. Il ne peut plus en exister parmi nous ; puisque nous avons un gouvernement fort, ou ce qui est la même chose, un gouvernement juste "
Circulaire de Fouché du 26 brumaire an VIII (17 novembre 1799) parue le lendemain au Journal de Paris, citée par Louis-Henry Lecomte, "Napoléon et le monde dramatique", Paris, 1912, pp. 34-35.
Dans le même temps, fleurissaient un peu partout des œuvres propres à "seconder la doxa politique contemporaine d’un Bonaparte « héros-sauveur », contribuant de la sorte à l’encensement du Premier Consul et à la légitimation du coup d’état" (Perazzolo, 2021), tout en accablant de tous les maux la période du Directoire et les Jacobins, comme La Girouette de Saint-Cloud de "Barré, Radet, Desfontaines, Bourgueil, Maurice et Emmanuel Dupaty", ou La Pêche aux Jacobins (appelée aussi La Journée de Saint-Cloud), de Chazet, Léger et Gouffé, pièces représentées à compter du 23 brumaire. A l'inverse, dès avril 1800, des pièces étaient tout bonnement interdites, ou suspendues d'un seul coup, parfois sans justification. L'écrivain François-Félix Nogaret, nommé censeur dramatique par Lucien Bonaparte, le 21 thermidor an VIII (9 août 1800), donne l'ordre au commissaire du gouvernement, Jean-François Mahéraut, "de ne plus mettre à l’étude aucune pièce qui n’ait été visée par le Ministère de l’Intérieur et la Préfecture de police : Médée de Corneille est une des premières pièces à subir cette interdiction non justifiée (9 vendémiaire an 9)" (Razgonnikoff,, 2020). Mérope, de Voltaire, Athalie, de Racine, ou encore Henri VIII, de Marie-Joseph Chénier, trop républicain, voient leurs représentations suspendues. Un certain nombre de répliques, toujours scrutées à la loupe par par Napoléon ou ses hauts serviteurs, gardiens de la censure, sont supprimées ou réécrites : Fouché fait supprimer une réplique d'Édouard en Écosse d’Alexandre Duval, créé à la Comédie-Française le 30 pluviôse an X (19 février 1802), et Napoléon fera interdire la pièce, bien accueillie par les royalistes (op. cité). Etc.
Nos amis de la Décade philosophique, comme d'autres, avaient léché dans le même sens les bottes du nouveau pouvoir, qu'ils avaient aidé à mettre en selle, rappelons-le :
"Vaudevilles et pièces de circonstances. — La révolution du 19 Brumaire a fait éclore à tous les petits théâtres chantans, une foule de petites pièces de circonstances, qui toutes ont pour objet de célébrer allégoriquement les événemens de ce jour, et sur-tout le héros dont le nom et les exploits volent jusqu'aux extrémités du globe, et traverseront les siècles. Quoique de petits vaudevilles soient en général peu proportionnés à un si grand objet, on ne peut que savoir gré aux auteurs de ces bluettes, d'être en ce moment les organes de la reconnaissance publique ; mais nous sommes convaincus qu' un aussi beau jour que le 19 Brumaire, et l'heureux changement qu'il a produit, ne doivent pas ressembler aux autres époques de la révolution, toutes chantées et célébrées tour-à-tour ; et qu'il faut sur-tout exclure avec sévérité tout ce qui peut alimenter la haine des partis. N'oublions pas que les chants de réaction ont produit le Réveil du peuple, et que cette chanson a fait couler des torrens de sang. Nous devenons trop grands pour n'être pas généreux et sages : les Consuls veulent fortement l'oubli de toutes les dénominations injurieuses, et l'affermissement des principes. Soyons Français, le nom devient assez noble, assez grand, pour enorgueillir ceux qui le portent ; les factions sont vaincues : jouissons du triomphe et ne le souillons point."
"La Décade Philosophique, littéraire et politique ; par une Société de Gens-de-Lettres... Huitième année de la République, 1er Trimestre. Vendémiaire, Brumaire, Frimaire, A Paris... l'an VIII de la République française.", N°6 du 30 brumaire, p. 361)
Quelques mois plus tard, le pouvoir consulaire resserrait encore plus l'étau, par des ordres donnés à Lucien Bonaparte, alors ministre de l'Intérieur (sans compter les fréquents billets de censure adressés en particulier par le préfet de police Du Bois "aux Directeurs de théâtres" : cf. Lecomte, op. cité) :
"Les Consuls de la République désirent, Citoyen Ministre, que vous fassiez connaître aux entrepreneurs des différents théâtres de Paris qu’aucun ouvrage ne doit être mis ou remis au théâtre qu’en vertu d’une permission donnée par vous. Le chef de division de l’instruction publique de votre département doit être personnellement responsable de tout ce qui, dans les pièces représentées, serait contraire aux bonnes mœurs et aux principes du pacte social. En conséquence de cette disposition, le Préfet de Police ne doit permettre l’annonce d’aucune pièce que sur la représentation de la permission que vous aurez accordée.
Vous voudrez bien faire connaître aux préfets des départements que cette règle leur est applicable, et qu'ils ne doivent permettre l'annonce et l'affiche d'aucun ouvrage dramatique qu'après s'être fait représenter votre permission. La circulaire que vous serez dans le cas d'écrire à cet égard ne peut pas être rendue publique par l'impression.
Les Consuls me chargent en même temps de vous inviter à leur présenter, dans cette décade, un rapport sur les mesures à prendre pour restreindre le nombre des théâtres, et sur les règlements à arrêter pour assurer la surveillance de l’autorité publique. Vous jugerez, Citoyen Ministre, s’il conviendrait de s’occuper en même temps des moyens propres à honorer l’art dramatique et à encourager les gens de lettres qui le cultivent avec succès."
"Au Citoyen Lucien Bonaparte, ministre de l'Intérieur. Paris, 15 germinal an VIII (5 avril 1800)", cité par L. H Lecomte, op. cité, pp. 35-36.
Le chimiste Jean-Antoine Chaptal, qui remplacera Lucien B. au ministère de l'Intérieur, le 7 novembre 1800, "réaffirme l’obligation de retourner à l’ancien monopole dans le domaine de la comédie et de la tragédie (la «gloire dramatique de la Nation») et de bannir les genres secondaires tels que le vaudeville. Dès lors, comme aux plus belles heures de la monarchie, le répertoire, désigné chaque mois par le Comité d’administration et approuvé par l’assemblée générale des sociétaires et par le Commissaire du gouvernement, sera soumis aux autorités." (Razgonnikoff,, 2020).
Profitant de la situation difficile du Théâtre de la République et des Arts (l'Opéra), ou pire, de celle du Théâtre-Français (La Comédie-Française), décimée par la Révolution, le Premier Consul soutint financièrement ces deux établissements prestigieux de la capitale (par des fonds du Ministère de l'Intérieur, en particulier), tout en les muselant d'une main ferme par tout un dispositif de contrôle et de surveillance limitant très sévèrement leur autonomie, qu'on en juge : Deux arrêtés du 8 mars 1802 (17 ventôse an X) stipulent qu'un conseiller d'Etat sera adjoint au ministre de l'Intérieur pour diriger l'Instruction publique, et dont la surveillance des théâtres entrait dans ses attributions Napoléon nomme Roederer (cf. parties précédentes) le 12 mars à ce poste (Léon de Lanzac de Laborie, 1862-1935, "Paris sous Napoléon [huit tomes de 1905 à 1911], Le Théâtre-Français" [Tome 7], Paris, Librairie Plon, 1911, pp. 10-11). Il "se plaignait de l'exiguïté de ses pouvoirs et il réclamait précisément le rétablissement à son profit des attributions des gentilshommes de la chambre. « Il n’y a qu’un moyen », écrivait-il, « de diriger les comédiens, c’est celui qui a été employé autrefois. C’est de les placer sous une autorité qu’ils ne puissent jamais décliner quand elle punit, de qui seule ils puissent attendre des récompenses ; que cette autorité prenne immédiatement et régulièrement les ordres du Premier Consul, et qu’elle parle et agisse toujours en son nom. C’est ainsi que j’ai toujours espéré que je l’exercerais." ("Rapport de Roederer à Bonaparte sur l'organisation de l'instruction publique, s. d. (an X) : AF. IV, 1050", cité par Lanzac de Laborie, op. cité).
Le 13 messidor an X (2 juillet 1802), un décret imposait au Théâtre-Français 1) la soumission aux Consuls d'un règlement de police et d'administration; 2) la présence, à l'intérieur du conseil de gestion du théâtre, d'un "commissaire du gouvernement", 3) un titre de réception pour chaque sociétaire 4) un comité annuel de six acteurs administrant le répertoire, pour moitié nommés par les sociétaires, pour l'autre, par le gouvernement, etc. (Piva, 2020).
Le 5 frimaire an XI (26 novembre 1802), enfin, Napoléon crée quatre postes de Préfet du Palais, "choisis dans le milieu de la haute finance ou de la justice et chargés de se consacrer aux grands théâtres français. Le régime tendant à se rapprocher d’une monarchie, il était logique de reprendre les anciens usages, à savoir, charger les responsables de la Maison du Roi des grands théâtres. Les Préfets du Palais, parmi lesquels Augustin-Laurent de Rémusat, obtinrent alors la direction des théâtres de la République (Comédie-Française), des Arts (Opéra), puis le 20 frimaire an XI (11 décembre 1802) du théâtre Louvois [L'Odéon, NDR], Feydeau (Opéra-comique) et de l’Opéra-Buffa (Italiens)." (Coulaud, 2023).
Rémusat (1762-1823) : Issu d'une famille de notables, d'échevins, il sera fait avocat général à la Cour des aides de Provence, et sera présenté à Bonaparte par sa belle-mère, la comtesse de Vergennes, amie de Joséphine de Beauharnais (op. cité). Claire de Vergennes, son épouse, sera faite dame d'honneur de Joséphine, avec un traitement de 12.000 francs annuels.
Du côté de l'Opéra, toujours, ("le luxe de la Nation", disait Napoléon : cf. Lecomte, op. cité, p. 53), un 'Préfet du palais", avec un directeur et un administrateur sous ses ordres, gérera l'ensemble du théâtre, tant pour l'administration que pour la programmation, mais le patron véritable était en réalité Bonaparte, comme nous l'apprend clairement l'arrêté du 20 nivôse an XI (10 janvier 1803) : Non seulement il nommait le directeur et l'administrateur (article 2), mais aussi "Aucune pièce nouvelle, aucun nouveau ballet ne peuvent être donnés, aucune décoration nouvelle établie, que l'aperçu des dépenses n'ait été soumis au Gouvernement, et approuvé par le Premier Consul" (article 5), tout comme devaient être soumis à son approbation les traitements ou les gratifications délivrés aux employés et aux artistes (article 6).
“ Nous avons déjà observé que Napoléon n’avait aucune instruction. Les auteurs grecs et latins lui étaient presque inconnus. Il avait rapidement parcouru quelques historiens dont il avait retenu quelques faits ; il s’était formé une opinion à la hâte ; et les autorités les plus respectables, l’approbation unanime des siècles ne pouvaient opérer aucun changement dans ses idées. Tacite était, selon lui, le plus mauvais historien de l’antiquité ; peut-être s’en était-il formé cette opinion d’après le tableau que cet auteur fait de Tibère. Horace n’était bon que pour des sybarites. Homère seul avait son hommage. Parmi les modernes, il admirait peu Voltaire, Racine et Rousseau. Corneille était celui de nos poètes qu’il estimait le plus. Il lisait rapidement presque tous les ouvrages qui paraissaient ; il en approuvait peu et faisait supprimer tous ceux dont la morale ou les principes lui avaient déplu. C’était cette intéressante Joséphine qui était son lecteur ordinaire. Ils ne voyageaient jamais ensemble sans qu’on mît dans la voiture tous les livres nouveaux, que Joséphine avait l’extrême patience de lui lire en route. Madame de Genlis recevait une pension de six mille francs pour lui rédiger des extraits de tous les romans, et elle lui fournissait un bulletin par semaine. ”
Chaptal, opus cité, p. 348
A la fin de l'année 1800, le Premier Consul ordonne à Fouché de saisir tous les exemplaires d'un ouvrage sur la Pologne. On voit par cet exemple que, du côté des livres, Bonaparte laissait les libraires publier leurs ouvrages, tout en conservant une épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Si un livre paraissait subversif à lui ou à sa police, cette dernière l'enlevait de la circulation. Et en 1803, quand Régnier avait succédé à Fouché à la tête de la Police (1802-1804), il lui avait demandé "de défendre aux libraires la mise en vente d'un livre sans en avoir déposé un exemplaire à la préfecture de Police sept jours auparavant, de manière à pouvoir au besoin l'interdire." (Ernest d'Hauterive, "Napoléon et la Censure", La librairie, article de la Revue des Deux Mondes, Volume 61, N° 3, 1er février 1941, pp. 362-377).
On peut donc affirmer sans se tromper que, dès le début de la prise de pouvoir de Napoléon Bonaparte, aux premiers jours du Consulat, la liberté d'expression, n'existait déjà plus, étroitement encadrée, surveillée et censurée par le nouveau monarque de la France ou ses organes de police.
Une école pour les pauvres ?
“ il n'est pas dans la nature des choses que cela existe ”
Dès le 18 brumaire an IX (9 novembre 1800), Jean-Antoine Chaptal, trois jours après sa nomination comme ministre de l'Intérieur par intérim, présente au Conseil d'Etat un projet de loi et un rapport sur l'instruction publique, où il affirme, en particulier, que "les écoles primaires n'existent presque nulle part... par conséquent les écoles centrales, qui supposent des études premières, ne servent qu'à un petit nombre d'individus." (cité par Louis Maggiolo, notice "CHAPTAL", dans "Dictionnaire de Pédagogie et d'Instruction primaire" dirigé par Ferdinand Buisson, Tome Premier, p. 365, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1887). Son projet s'apparentait à celui que Joseph Lakanal avait fait voter à la Convention le 27 brumaire an III (17 novembre 1794), objet de la loi sur l'organisation de l'instruction publique du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), séparant l'enseignement en trois degrés, le premier réservé aux écoles primaires appelées "écoles municipales" (enfants de 6 à 10 ans), le second aux écoles centrales dites "écoles communales", et enfin, les "écoles spéciales", à partir de 16 ans. D'autre part, Chaptal prévoyait, contrairement, à Lakanal, l'enseignement gratuit dans les écoles du premier et second degré (cf. op. cité, notice "CONSULAT", de James Guillaume, p. 513).
La circulaire du 25 ventôse an IX (16 mars 1801) de Chaptal, par l'ensemble des questions posées aux préfets, démontrait bien à quel point la politique d'éducation demeurait une sorte de terra incognita, puisqu'une dizaine d'années après la Révolution Française, le ministre demandait à connaître "le nombre d'établissement d'instruction publique", "des maîtres et maîtresses pour chacun", ou encore "le genre d'instruction qu'on y donnait" avant 1789 (op. cité, notice "Chaptal"). La circulaire provoqua une vaste enquête pour laquelle différents notables (sous-préfets, conseils de département, d'arrondissement, etc.) brossèrent un tableau catastrophique de la situation de l'instruction publique, qu'il faut parfois, ici ou là, relativiser à cause de partis pris idéologiques, à l'image de la condamnation sans nuance du Directoire quand il s'est agi de justifier Brumaire. L'ensemble des réponses fit l'objet d'un rapport établi lors de la session de germinal an IX du Conseil général, où le rapporteur admit "la cessation presque totale de l'enseignement public." (Grevet, 1991).
Le Premier Consul ne donna pas de suite au projet de Chaptal, dont la gratuité scolaire et les moyens alloués à l'enseignement primaire, en particulier, ne faisaient pas du tout partie de ses projets et en alourdissait trop le budget. Bonaparte devait faire un choix, il était simple, il avait et restera toujours du côté des privilégiés. Et c'est un autre chimiste, Antoine-François Fourcroy, conseiller d'Etat succédant à Roederer à la direction générale de l'instruction publique, qui reprit les propositions faites par le gouvernement le 30 germinal an IX, très discutées au Conseil d'Etat présidé par le Premier Consul, mais aussi au Tribunat, à compter du 6 floréal. Aux voix timides "qui pourraient regretter que le projet ne renferme aucune disposition en faveur des filles", le tribun Chassan répondit que "c'est au soin du ménage que doit être particulièrement habituée cette intéressante moitié de la société" ("Dictionnaire pédagogique...", op. cité, notice "CONSULAT", p. 516). Plusieurs tribuns s'offusqueront du manque d'enseignement religieux dans les dispositions de la loi. Un seul d'entre eux, Pierre-François Duchesne (1743-1814), très opposé pendant un temps au coup d'Etat de Brumaire et qui a combattu à différentes reprises à la politique consulaire, prononce un des très rares et vibrants discours dignes d'un révolutionnaire sous le Consulat, pour défendre l'école primaire :
“ « Donnez à tous, dit Duchesne, la même instruction dans les écoles primaires ; que la nation l'ordonne, l'encourage et la protège... Le plus dangereux privilège serait celui qui priverait la majeure partie du peuple fiançais des avantages inappréciables de l'instruction publique dans son premier degré, pour reporter toute la munificence nationale sur des écoles particulières, inaccessibles au plus grand nombre des citoyens. Doit-on et peut-on laisser dans un état d'abandon les écoles primaires, lorsqu'on déploie tant de magnificence pour doter et soutenir des lycées et des écoles spéciales, dont l'utilité d'ailleurs, sous le rapport du progrès des sciences et des arts, n'est pas moins incontestable ?... Une dépense aussi véritablement nationale que l'est celle de l'instruction publique devrait se reverser avec égalité sur toutes les classes de citoyens ; … cependant on nous propose d'abandonner entièrement le premier degré de l'instruction publique à la seule vigilance des conseils municipaux, sous la surveillance des sous-préfets ; on ne lui applique d'autres fonds que la rétribution fournie par les parents... Je considérerai les écoles primaires comme des établissements abandonnés au hasard de quelques dispositions heureuses dans certaines localités, et, dans tous les cas, comme une institution purement facultative, tant que je ne verrai pas la nation elle-même s'interposer dans leur organisation, protéger l'instruction publique dans son premier degré comme dans les degrés ultérieurs, et l'encourager par tous les sacrifices que l'état de nos finances peut comporter... Aucune considération ne doit nous porter à concentrer toute la bienfaisance nationale dans les seuls lycées et dans les seules écoles spéciales, au lieu de répandre une partie de sa salutaire influence sur les écoles primaires, qui sont l'aliment du peuple et le besoin de tous. Un sentiment profond de justice et une sage politique commandent au contraire de reverser sur le premier degré d'instruction une partie des secours que la nation destine à l'éducation publique ; et c'est même l'unique moyen de faire accueillir avec faveur, dans l'opinion de nos concitoyens, toute la partie du nouveau plan qui n'a pour but que le progrès toujours désirable des arts et des sciences... Je vote en conséquence contre l'adoption du projet. ”
P-F. Duchesne, 7 floréal an X, opus cité, pp. 516-517
A la veille de voter la loi du 11 Floréal An X (1er mai 1802), "adoptée par 251 boules blanches contre 27 boules noires" (op. cité, p. 517), le ministre Fourcroy répond en quelque sorte à Duchesne devant le Corps législatif, conformément à la ligne idéologique napoléonienne diamétralement opposée aux idées révolutionnaires sur le progrès social :
"Sans doute apprendre à lire, écrire et chiffrer est le besoin de tous les hommes vivant en société. Aucun ne devrait ignorer ces premiers moyens de communication et de conduite sociale. Mais, malgré cette grande vérité, quel est le peuple nombreux où il existe dans toutes les communes une école gratuite qui y soit consacrée ? Quel est le gouvernement qui peut soutenir ou qui soutient ce fardeau ? Si cela n'existe nulle part, excepté dans quelques pays resserrés et d'une très faible population, c'est qu'il n'est pas dans la nature des choses que cela existe : c'est qu'il est hors de la limite du possible qu'une pareille organisation soit établie chez un grand peuple."
A-F Fourcroy, 10 floréal an X, op. cité
Une fois encore, Napoléon Bonaparte tournait le dos aux meilleurs principes nés de la Révolution Française. Comme pour l'ensemble de sa politique, le Corse avait des visées élitistes, aristocratiques, et ne s'intéressait aucunement aux classes populaires, privée largement, et encore pour longtemps d'une solide instruction publique. La loi de floréal, pour commencer, ne consacre que quatre articles succincts aux écoles primaires , (Titre II) tandis qu'au titre IV des lycées, on en compte pas moins de quatorze. Sans surprise, donc, comme l'avait rappelé Duchesne, l'effort budgétaire du trésor public fut porté vers les lycées (référence à l'antiquité grecque), création de la loi de floréal, et les écoles spéciales, tandis que es écoles communales, payantes, ne pouvaient compter que sur les moyens des parents et des communes, libres à des particuliers, laïcs mais surtout religieux, d'ouvrir des écoles (sous réserve d'autorisation). Dans le domaine de l'éducation, comme dans d'autres, le préfet était un petit maître dans son département. Il contrôlait les budgets communaux (travaux dans les écoles, salaires des enseignants, etc.), surveillait les écoles primaires, confiait la direction de ces établissements à tel ou tel (Grevet, 1991), et les congrégations religieuses, profitant de la carence de l'état en la matière (et déjà, plus clandestinement, pendant la Révolution) n'ont pas manqué de profiter de la situation pour occuper un peu partout le domaine de l'enseignement primaire, où le catéchisme, cependant, n'y fut pas obligatoire avant 1807. Le préfet, encore, décidait en dernier ressort de la nomination des instituteurs (ou de leur suspension éventuelle), choisis par les conseils municipaux mais rétribués par les parents, parfois dispensés pour cause d'indigence, dans la limite d'un cinquième des enfants. Situation cependant très disparate, surtout dans les campagnes : A Willerval, dans le Pas-de-Calais, par exemple, l'instituteur avait renoncé à sa charge, ne pouvant pas être payé "à cause de l’extrême pauvreté des enfants" (Grevet, 1991), Ainsi beaucoup de maîtres et de maîtresses, dans les territoires ruraux, étaient obligés d'exercer une activité complémentaire pour améliorer leur propre sort : ils étaient un peu plus d'un tiers dans cette situation, en 1809 (Grevet, 1991). Autre signe du désintérêt de Napoléon Bonaparte pour l'école primaire était la qualification requise pour devenir instituteur ou institutrice, très aléatoire, puisqu'il ne leur était réclamé aucun grade universitaire, mais seulement un diplôme attestant de leur capacité et de leur moralité.
boules : "Avant l’avènement du scrutin secret moderne, en Angleterre, en France et dans les colonies américaines, on utilisait toute une gamme de pratiques de vote, héritées du monde antique, de l’Église et des cités de l’Europe moderne : entre autres, le tirage au sort, le vote à mains levées, au moyen de fèves, de boules ou de bulletins."
Malcolm et Tom Crook, L’isoloir universel ? La globalisation du scrutin secret au XIXe siècle, article de la Revue d’histoire du XIXe siècle, N° 43, 2011, pp. 41-45.
Collèges et lycées sont donc organisés pour les élites, et les femmes en seront écartées jusqu'à la IIIe République : "Payants et chers, dans les deux cas, ils sont sélectifs et n’accueillent que 1 à 3 % de la classe d’âge masculine jusque dans les années 1880" (Duval, 2011). Pour en bénéficier, les familles devront débourser entre 400 et 500 francs, soit à peu près le salaire annuel d'un ouvrier (Jacques-Olivier Boudon, dans "Héritage de Napoléon : des lycées pour former les élites de la Nation", article du magazine Géo).
"Des raisons idéologiques et politiques poussaient Bonaparte, puis Napoléon, à se préoccuper davantage de l’instruction primaire et secondaire des enfants de la bourgeoisie, parmi lesquels l’Etat devait recruter ses cadres administratifs et ses militaires. Dans ce but, les établissement scolaires urbains devaient être favorisés, alors que les écoles rurales pouvaient être délaissées."
(Grevet, 1991).
Ainsi, toute l'organisation des lycées est dictée, non par souci de développer les connaissances des élèves, mais dans un but essentiellement idéologique : "Lorsque les écoles centrales sont remplacées par les lycées, les nouveaux choix pédagogiques sont dictés par un objectif politique clair : après les tourmentes révolutionnaires, préserver l’ordre moral et social." (Duval, 2011 : 44).
A l'opposé de l'école révolutionnaire, où la religion n'était plus enseignée, où les antiques humanités (langues anciennes, rhétorique, etc.) avaient reculé au bénéfice des matières scientifiques, l'école de Napoléon fait comme dans d'autres domaines un retour en arrière, avec des humanités qui empièteront un peu plus tard sur les matières scientifiques et où l'éducation, et la société dans son ensemble, sera de nouveau plongée dans un bain religieux.
"il s’agit de préparer les lycéens aux concours de la fonction publique, pour devenir des fonctionnaires au service de l’État, ainsi qu’à ceux des « écoles du gouvernement » appelées « grandes écoles » à partir des années 1880, en particulier Polytechnique (créée dès 1794), pour ceux d’entre eux qui se destinent aux métiers d’officier ou d’ingénieur pour le Génie, l’Artillerie, la Marine ou encore les Ponts et Chaussées." (Duval, 2011 : 45). Par ailleurs, la "création des lycées marque d'abord le retour à un type d'organisation scolaire, celui des collèges d'Ancien Régime. Cette organisation scolaire est caractérisée par la division des élèves en classes successives correspondant chacune un niveau d'études et, quand on les parcourt à la suite, à un cursus tracé par avance dans une filière d'études donnée. Cette forme d'organisation, qui paraît aujourd'hui parfaitement naturelle, a son origine historique aux Pays-Bas, à la du Moyen-Age, dans les écoles des Frères de la Vie commune. Elle s'est imposée toute l'Europe avec la diffusion, pour ce qui concerne les pays catholiques, du modèle des collèges d'enseignement constitués dans le ressort de l'Université de Paris au début du XVIe siècle." (Savoie, 2005).
Proviseur : "Si la fonction de proviseur est entièrement nouvelle, le mot, lui, ne l’est absolument pas. Il existe en effet des « proviseurs » dès le Moyen Âge, le mot latin provisor désignant, dans des contextes variés, « celui qui pourvoit à », c’est-à-dire, la plupart du temps, une sorte d’intendant dans les hospices. Mais dans l’esprit de Napoléon Bonaparte et des législateurs, le mot renvoie surtout à l’Université de Paris, fondée dès le XIIIe siècle : les proviseurs étaient les chefs des différents « collèges » qui la composaient. Trente-trois proviseurs se sont ainsi succédé à la tête du plus important de ces collèges, celui d’Harcourt (futur lycée Saint-Louis), entre 1280 et 1793, date à laquelle l’institution disparaît, emportée par la tourmente révolutionnaire." (Clavé, 2021)
Extrêmement encadrés par trois fonctionnaires : proviseur (seul maître à bord, à qui la loi de 1802 impose d'être marié), censeur et économe, le lycée est un bâtiment à l'architecture inspirée du domaine militaire et religieux. Clos par de hauts murs, son organisation en internat (alors que l'externat était la règle à la période révolutionnaire) permet un contrôle très étroit de la vie des élèves, qui se double d'une "discipline stricte, au son du tambour, et une éducation religieuse, avec le retour des aumôniers." ." (Duval, 2011 : 44).
Retour en arrière, une fois de plus, dans l'esprit du Concordat, du retour en force de l'idéologie religieuse dans les écoles, combinée à l'idéologie politique. S'attachant les élites ecclésiastiques, Napoléon Bonaparte les associera au nouveau régime au début de l'année 1803. Ils pourront alors bénéficier "d’une reconnaissance administrative, fixée par l’arrêté du 7 ventôse an XI (26 février 1803), qui cependant n’a pas été publié dans le journal officiel ni dans le bulletin des lois. Les cardinaux, les archevêques et les évêques sont les seuls dignitaires ecclésiastiques auxquels les honneurs civils et militaires sont rendus." (Petit, 2018). Le mois suivant, le Premier Consul procédait à la remise de la barrette rouge ("berretta") aux quatre cardinaux français dans un des salons des Tuileries, qu'il transforma en chapelle :
"Napoléon, dont le goût pour le pouvoir absolu ne se déguisait plus sous la toge du consul, ne faillit pas à une forme qui tenait à la prérogative du souverain. Il donna la barrette aux quatre cardinaux, de Belloy, Fesch, de Boisgelin, Cambacérès*, tout comme aurait fait le plus grand potentat, Louis XIV lui-même, avec l’autorité et la dignité d’un monarque de vieille souche."
M. L'Abbé Lyonnet (Jean-Paul L.), "Le Cardinal Fesch, Archevêque de Lyon, Primat des Gaules, etc. etc... Fragments biographiques, politiques et religieux...",Tome premier, Lyon, Paris, Imprimerie catholique de Perisse Frères, 1841, p. 221.
* Etienne-Hubert de Cambacérès (1756-1818), archevêque de Rouen en 1802, frère cadet du consul Jean-Jacques Régis de Cambacérès (1753-1824).
Après la cérémonie, le cardinal de Belloy donna un magnifique banquet pour de nombreux dignitaires (ministres, ambassadeurs, évêques, etc), non sans avoir, auparavant, prononcé un discours plein de reconnaissance, à juste titre, pour le monarque républicain, qui a redonné tout son lustre à l'Eglise catholique :
"Vous avez pensé qu’une religion, dictée par Dieu même, pour le bonheur des hommes et la félicité des Etats, devait se présenter avec un appareil et une pompe capable d’élever les pensées vers le ciel, et d’inspirer un pieux respect pour les cérémonies et les fonctions du saint ministère. Vous avez, à cet effet, rendu à la pourpre romaine son ancien éclat, qui, depuis quelques années, semblait comme enseveli sous les ruines du sanctuaire, et vous avez daigné nous en faire décorer (...) nos temples retentiront de toutes parts d’actions de grâces et de nos vœux pour la précieuse conservation de vos jours , et pour la continuation de la gloire dont ils sont constamment environnés. Le Clergé n’oubliera jamais que c’est à votre piété et à vos bontés qu’il doit son existence actuelle ;" (op. cité, p. 222), etc. etc.
Les consuls Cambacérès et Lebrun reçurent à leur tour les nouveaux cardinaux et "firent des frais d'étiquette et de prévenances qui annonçaient leurs bonnes dispositions en faveur de la reconstitution de l'Église de France." (op. cité, p. 222), mais la fête la plus brillante, semble-t-il, fut celle que donna ensuite Elisa Bonaparte (1777-1820), sœur de Napoléon, future duchesse de Toscane, pour célébrer en particulier la promotion au cardinalat de son oncle, Joseph Fesch, déjà évoqué : cf. 1e partie).
Les marques d'honneur et de prestige touchant la haute cléricature, ne cesseront de se multiplier par la suite. L'année suivante, par un décret relatif aux cérémonies, aux préséances et aux honneurs civils et militaires, du 24 messidor an XII (13 juillet 1804), Napoléon Ier, devenu empereur le 18 mai de la même année, fera compter "les cardinaux, les archevêques et les évêques parmi les dignitaires de l’Empire (...) Sous le Premier Empire, les cardinaux sont officiers de la Légion d’Honneur et comme tels, membres-nés du collège électoral du département de leur domicile." (Petit, 2018).
Côté militaire, l'exemple du Prytanée (référence au Prytaneum de l'Athènes antique) est intéressant, car il cristallise la mentalité élitiste, aristocratique de Lucien et Napoléon Bonaparte. Créé le 30 juillet 1798 (12 thermidor an VI), le Prytanée français fut un précurseur des lycées, fondé sur la base des bourses accordées à neuf anciens collèges disparus et qui furent réunies "à celles du collège Egalité dans ce qui fut d’abord appelé l’Institut des boursiers, puis en 1798 le Prytanée français (...) situé dans l’ancien collège Louis-le-Grand, rue Saint-Jacques" (Palmer et Julia, 1981), rebaptisé Collège de Paris, et deviendra ensuite le premier modèle de lycée en 1803, le Lycée de Paris. Le 1er germinal an VIII (22 mars 1800), Lucien Bonaparte, ministre de l'Intérieur, "fut à l’origine de la subdivision du Prytanée en quatre établissements qui devaient être implantés à Paris, Fontainebleau, Versailles et Saint-Germain. Celui de Fontainebleau devint quelques années plus tard l’Ecole supérieure militaire de Saint-Cyr (...) Le programme d’enseignement fut transformé de manière substantielle à la fois pour prendre en compte les faiblesses réelles des écoles centrales et pour satisfaire les parents qui demandaient une discipline plus stricte. Les professeurs des lycées étaient à peu près les mêmes hommes que ceux des anciennes écoles centrales. Les élèves étaient plutôt traités comme des cadets militaires, habillés en uniforme et organisés en escouades. Ils venaient pour la plupart de familles qui étaient favorables au régime de Bonaparte, tout comme, dans les écoles centrales, ils étaient venus de celles qui étaient favorables à la République." (Palmer et Julia, 1981),
Enfin, tout un système concurrentiel, entre établissements, entre enseignants ou entre élèves, sera à même de renforcer la mentalité individualiste, compétitive des élites propres, très loin, encore une fois, d'un esprit, d'une volonté de coopération entre les individus. La première grille de rémunérations des fonctionnaires du lycée, fixée par arrêté le 27 octobre 1802, établissait ainsi "un classement des lycées en fonction du montant des droits d’inscription versés par les élèves : trois « ordres », appelés plus tard des « classes », sont ainsi mis en place." (Clavé, 2021), En 1803, le législateur va encore plus loin, par l'arrêté du 15 brumaire an XII (7 novembre 1803), en instituant (pour plus d'un siècle) une inégalité de traitement entre le personnel "hors classe" des lycées parisiens et leurs homologues des trois classes provinciales (cf. tableau chiffré), elles-mêmes hiérarchisées (op. cité).
Veau Marengo
Le 30 floréal an VIII (20 mai 1800), Bonaparte passe le col du Grand-Saint-Bernard avec ses troupes. Le peintre Jacques-Louis David, le représentera, cela va sans dire, à la manière dont le conquérant voulait graver ce moment dans toutes les mémoires, et non selon la réalité, comme à son habitude. "Calme sur un cheval fougueux", aurait demandé le général consul, selon la tradition. On imagine sans peine le tableau cocasse qui aurait montré, fidèle aux faits, le maître de la France brinqueballé par une mule menée par un muletier et qui manque de tomber dans un ravin, tout juste rattrapée par la bride.
Uniforme de Bonaparte en Egypte et à Marengo.
Habit de laine bleu "national", deux rangées de feuilles de chêne identifient un général de division
Musée Grévin, Paris
Le 26 prairial an VIII (14 juin 1800), à la bataille de Marengo, petit village du Piémont italien, près d'Alessandria, la défaite contre les Autrichiens du maréchal de camp (feldmarschall) Michael von Melas est évitée par les généraux Louis Charles Antoine Desaix (1768-1800), qui y perd la vie, et François Etienne Kellerman (1770-1835), et, encore une fois, la propagande se charge de broder la légende de Napoléon Bonaparte. Le général stratège n'aurait pas fait l'erreur de diviser son armée et de se replier, mais il aurait simulé une retraite, pour tendre un piège à ses ennemis, diront certains récits hagiographiques (Jean Tulard, "Marengo ou l'étrange victoire de Bonaparte", Editions Buchet-Chastel, 2021). Prenons par exemple la Relation de la bataille de Marengo, du maréchal Alexandre Berthier, "un monument à la gloire de Bonaparte", selon l'auteur lui-même ("Relation de la Bataille de Marengo, gagnée le 25 prairial an 8, par Napoléon Bonaparte, Premier Consul, commandant en personne l'armée française de réserve, sur les Autrichiens, aux ordres du Lieutenant-Général Mélas ; Rédigée par le Général Alex. Berthier, Ministre de la Guerre, commandant sous les ordres immédiats du Premier Consul..., Paris... an XIV. --- 1805", page en exergue).
En rééditant et commentant l'ouvrage de Berthier, Bernard Gainot et Bruno Ciotti se sont penchés sur cette "journée littéralement revisitée" par Berthier, sous la forme d'une "entreprise littéraire éminemment politique, destinée à séduire les consciences et renforcer l’autorité du premier Consul" où "le maréchal peint une épopée militaire tout à l’avantage du seul Bonaparte, ne laissant que des miettes aux Murat, Masséna ou Lannes avant l’épisode proprement dit de Marengo. Le récit ne vit que par et pour le général en chef des armées. Bonaparte apparaît tout à la fois supérieur, brillant, pétri de génie, clairvoyant, habile, vif, prompt, tacticien hors pair." (Triolaire et Ciotti, 2011). Les auteurs montrent que Marengo est un moment crucial pour le général Bonaparte, qui, face à aux généraux Desaix ou Moreau (fort de ses succès militaires sur le Danube), " fait piètre figure en comparaison " (Maréchal Alexandre Berthier, Bernard Gainot, Bruno Ciotti, "14 juin 1800 Marengo", Les Editions Maisons [LEM], 2010, p. 98).
Pour le général Bonaparte, ce n'est pas le moment de paraître faible, et il doit renforcer une légitimité encore discutée : "Le « S’il passe une année, il ira loin » lancé par Talleyrand à Hyde de Neuville en décembre 1799 dit tout de la situation encore très précaire des débuts du Consulat, au moins jusqu’à Marengo. Pendant l’absence du Premier Consul en mai et en juin, les conciliabules secrets n’ont pas manqué à Paris." (De Waresquiel, 2014). Le même Talleyrand, mais aussi Fouché, et peut-être Bernadotte, apprenant la défaite de Napoléon par des émissaires, s'entendent déjà pour renverser le vainqueur du 18 Brumaire. Alors le Premier Consul, comme à son habitude, prend des libertés avec la vérité des faits pour son intérêt personnel : Il "corrige les rapports trop secs – notamment de Berthier – et réclame que ses mérites soient loués, ouvrant ainsi la voie à toute une littérature de circonstance dans les jours suivants– seulement évoquée par l’auteur – faisant de Desaix un héros tombé au champ de gloire, mais surtout un simple exécutant des dispositions pensées par Bonaparte." (op. cité).
Le 24 juin (5 messidor an 8), Lucien Bonaparte écrivait à son frère Joseph : "La nouvelle a consterné tous les intrigants (…) quant à nous, si la victoire avait marqué la fin du Premier Consul à Marengo, à l’heure où je vous écris, nous serions tous proscrits." (cf. Théodore Iung, "Lucien Bonaparte et ses mémoires – 1775-1840...", tome premier, Paris, G. Charpentier, 1882, p. 406).
D'une légende l'autre, terminons par la fameuse invention du veau marengo, dont la tradition veut que, le soir de la bataille éponyme, devant la fringale du général Bonaparte, le cuisinier de Napoléon, François Claude Guignet dit Dunand (Dunan, Dunant), improvise un plat avec les moyens du bord : poulet, tomates, croûtons de pain, ail, œufs frits, écrevisses, qu'il fait revenir dans de l'huile d'olive. On remplacerait plus tard le poulet par le veau. On ne sait pas vraiment ce qu'a mangé Napoléon ce soir-là, mais une chose est sûre : Dunand n'entrera à son service qu'en 1802.
"Tout est faux" doit admettre Jean Tulard, un des plus grands historiens de Napoléon, dans son Marengo... (op. cité).
Bataille de Maringo (Marengo)
gravure :estampe à l'eau-forte, coloriée à la main
Gabriel Tessier (ou Texier)
(1750 - 1821)
après le 14 juin 1800
H 23,9 x 37 cm
Collection de Vinck,
Bibliothèque Nationale de France (BNF)
RESERVE QB-370 (55)-FT 4
Les Préfets :
“ des empereurs au petit pied ”
"La Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799) prévoit que le territoire de la République « une et indivisible » est réparti en départements et en arrondissements communaux. Il n’est pas encore question des communes. Mais l’on devine déjà que les particularismes locaux sont considérés comme condamnés et que l’administration ne sera plus qu’un instrument du gouvernement sans la moindre autonomie." (Tulard, 2014). La Loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) répond en partie à cette volonté de Napoléon Bonaparte d'avoir un contrôle plus resserré de tous les départements de France. Tocqueville rapprochait le pouvoir du nouveau Préfet, institué par ladite loi dans chaque département, de celui de l'Intendant de l'Ancien Régime : "Ils semblent se donner la main à travers le gouffre de la Révolution qui les sépare. J’en dirai autant des administrés. Jamais la puissance de la législation sur l’esprit des hommes ne s’est mieux fait voir." (Alexis de Tocqueville, "L'Ancien Régime et la Révolution", chapitre VI, Des mœurs administratives sous l'Ancien Régime, p. 95, Paris, Michel Lévy Frères, Libraires-Éditeurs, 1856). Mais si l'Intendant avait sous son autorité des généralités représentant plusieurs départements, le Préfet n'a pas d'autre supérieur que le ministre lui-même ; comme dira Chaptal, rapporteur avec Rœderer du projet de loi devant le Corps législatif, "le Préfet ne connaît que le Ministre, le Ministre ne connaît que le Préfet. Le préfet ne discute point les ordres qu’on lui transmet ; il les applique, il en assure et surveille l’exécution" (Jean-Antoine Chaptal, Corps législatif, 28 pluviôse an VIII, Assemblée Parlementaire., 2e série, 1, p. 230.).
Ici, se met en place un système centralisé de contrôle du territoire qui veut échapper à la collégialité de l'administration révolutionnaire, au nom de l'efficacité : "administrer doit être le fait d'un seul homme et juger le fait de plusieurs" (Rœderer, Assemblée Parlementaire, 2e série, l, Corps législatif 18 pluviôse, p. 169). En effet, selon l'article 3 de la loi "le préfet sera chargé seul de l'administration", le conseil général ne disposant que d'attributions limitées, circonscrites principalement à la répartition des contributions. Ceci étant dit, la collégialité sous la Révolution était bien relative , car "l'autonomie des autorités locales découlant de leur élection n'a cessé, tout au long de la période révolutionnaire, d'être battue en brèche, le pouvoir central s'efforçant d'assujettir à son contrôle le fonctionnement des administrations locales, notamment par l'institution de représentants, permanents ou temporaires, directement désignés par ses soins." (Prétot, 2000).
Ce dispositif, comme beaucoup d'autres, construit un système dont nous avons hérité, de concentration de pouvoirs coercitifs dans la main de quelques uns (préfets, sous-préfets, maires) sans participation (et surtout, décision) aucune du citoyen ; Chaptal parlera d'une "chaîne d'exécution qui descend sans interruption du ministre à l'administré avec la rapidité du fluide électrique." (Chaptal devant le Corps législatif, 23 pluviôse, A.P. 2e série, l, p. 230). Bien entendu, dans un tel système où le préfet est nommé par le pouvoir, l'indépendance d'esprit de l'intéressé n'est pas envisageable une seconde :
« La confiance du gouvernement dans le corps préfectoral, dont témoigne l'aménagement du régime électoral, a nécessairement comme symétrique l'exigence d'une fidélité et d'une loyauté entière impliquant une discipline préfectorale rigoureuse. Il est entendu très rapidement que le préfet n'a pas d'opinion personnelle: il est "l'homme du gouvernement" et son rôle est de faire prévaloir la ligne politique que celui-ci a déterminée. » (Geraud-Llorca, 2000).
Lucien Bonaparte rappelle très bien à quel point le préfet doit être la marionnette, ou le perroquet du gouvernement, au choix : "Toute idée d'administration et d'ensemble serait détruite si chaque préfet pouvait prendre pour règle de conduite son opinion personnelle sur une loi ou sur un acte du gouvernement. Il devient simple citoyen, quand, au lieu de se borner à exécuter, il a une pensée qui n'est pas celle du gouvernement, et surtout quand il la manifeste" (Lucien Bonaparte, Circulaire du 6 floréal an VIII / 26 avril 1800, "Recueil des lettres circulaires, instructions et autres actes émanés du ministère de l’Intérieur". Paris, Imprimerie nationale, 1802, tome III, p. 183).
Le préfet est donc un obligé de celui par qui il exerce son autorité, et qui peut à tout instant l'en dessaisir. Le décorum prévu à cet effet est là pour le lui rappeler, comme la prestation de serment aux Consuls : "Ce serment politique, institution révolutionnaire typique pérennisée, dénote autant l'obéissance que l'appartenance. Intronisés émissaires et auxiliaires du gouvernement, les préfets reçoivent comme mission primordiale la mise en œuvre du régime électoral établi par la constitution de l'an VIII, consistant dans la confection des listes de confiance ou de représentation, ensuite retouchées par le senatus consulte de l'an X qui a introduit les collèges électoraux destinés à perfectionner la maîtrise gouvernementale de l'électorat." (Geraud-Llorca, 2000). Les missions de ce haut serviteur de l'Etat ne s'arrêtent pas là et c'est aux préfets, par exemple, que revient la "mise en condition du peuple aux initiatives gouvernementales sensibles. Tout d'abord la solution du conflit religieux sans laquelle la pacification du pays était inconcevable" (op. cité), par l'application du régime concordataire, mais aussi l'habituation de l'opinion publique à l'évolution constitutionnelle entre l'an X et l'an XII, qui devait conduire à l'établissement du Consulat à vie, puis à l'hérédité impériale (op. cité).
En contrepartie de cette allégeance au pouvoir, ils reçoivent eux-mêmes le pouvoir de nommer les maires et les adjoints des communes au-dessous de 5000 habitants. Et sous l'Empire, les préfets auront une autorité quasi absolue "par l'indépendance totale dont ils bénéficient vis-à-vis des notables : ils n'ont pas à composer avec eux contrairement à leurs successeurs qui seront confrontés au parlementarisme ainsi qu'au suffrage universel" (op. cité). Et ne parlons pas des "douze, quinze et jusqu'à vingt-quatre mille francs d'appointements" annuels qu'ils perçoivent dans leur fonction.
On comprend maintenant pourquoi Napoléon, plus tard, sur l'île de Sainte-Hélène, déclarera :
"Les préfets, avec toute l'autorité et les ressources locales dont ils se trouvaient investis, ajoutait l'Empereur, étaient eux-mêmes des empereurs au petit pied; et comme ils n'avaient de force que par l'impulsion première dont ils n'étaient que les organes, que toute leur influence ne dérivait que de leur emploi du moment, qu'ils n'en avaient point de personnelle, qu'ils ne tenaient nullement au sol qu'ils régissaient, ils avaient tous les avantages des anciens grands agents absolus, sans aucun de leurs inconvénients. Il avait bien fallu leur créer toute cette puissance, disait l'Empereur, .le me trouvais dictateur, la force des circonstances le voulait ainsi ; il fallait donc que tous les filaments issus de moi se trouvassent en harmonie avec la cause première, sous peine de manquer le résultat." ("Mémorial de Sainte-Hélène, par le Cte de Las Cases : suivi de Napoléon dans l'exil par MM O'Méara et Antomarchi, et de l'Historique de la translation des restes mortels de l'Empereur Napoléon aux Invalides", Tome deuxième, Paris, Ernest Bourdin Editeur, 1842, p. 400-401).
On comprendra aisément que ces petits empereurs, dont la gloire devait refléter celle du plus grand au-dessus d'eux, partageaient avec lui (et pour lui, par-dessus tout) les expressions de sa magnificence : "Le Premier Consul voulait que les préfets eussent une maison montée et de la représentation, qu'ils donnassent des repas, des bals, des fêtes, pour procurer de la considération à l'autorité, de la dignité au gouvernement et lui rallier les partis." ("Mémoires de A.-C. Thibaudeau – 1799-1815", Paris, Plon-Nourrit, 1913, p.15).
On peut alors avancer que Bonaparte, sous le Consulat, "met en place de nouvelles institutions qui parviendront jusqu'à nous, tant elles ont paru conformes aux nécessités de notre pays" ("Napoléon et la naissance de l’administration française, Napoleon.org), opinion partagée par une grande quantité d'articles laudateurs sur le petit caporal, mais, au vu des faits, on est tout à fait en droit de penser que la ploutocratie française, sous le règne de Napoléon Bonaparte, a réorganisé, consolidé et verrouillé pour longtemps le pouvoir de quelques uns sur et au détriment du grand nombre, par l'emprise considérable des élites sur la vie et le bien-être de la population, par sa reproduction savamment entretenue dénoncée jusqu'aujourd'hui, nous le verrons, par nombre d'historiens ou de sociologues, un grand pan de cette administration étatique ayant, en effet, été solidement conservée jusqu'à ce jour. L'œuvre de Napoléon a ainsi renforcé solidement le pouvoir et la domination d'une classe de nantis, et elle a éloigné d'autant toute forme de société plus coopérative, plus égalitaire, plus juste, mais aussi plus libre, indispensables traits d'un bonheur commun.
Projet de Code criminel :
“ des malfaiteurs atroces,
qui n'ont que la figure humaine ”
A l'instar du Code civil, le Code pénal a été lui aussi l'objet de travaux préparatifs d'un Code criminel, correctionnel et de police, pour lequel est nommée, le 7 germinal IX (21 mars 1801), une commission de cinq membres, juristes d'expérience, qui vont rédiger le nouveau code criminel, à savoir : René-Louis-Marie Viellart (ou Vieillart, 1754-1809), qui a été procureur général à Reims, juge au tribunal de cassation ; Guy-Jean-Baptiste Target (1733-1806), conseiller à la Cour de cassation de 1798 à 1806 ; Nicolas Oudart (1750-?), "commissaire des vainqueurs de la Bastille", président du tribunal criminel de Paris en 1793 (Martin, 2010), puis conseiller à la Cour de cassation ; Jean-Baptiste Treilhard (1742-1810), Président de la Convention nationale (1792-1793), du Conseil des Cinq-Cents (1795-1796), Directeur de la République (1798-1799), président du Tribunal d'appel de la Seine en 1802 ; et enfin Jean Blondel (1733-1810), avocat, jurisconsulte, qui devint président à la Cour d'appel de Paris et qui s'était distingué en 1787 par la Discussion des principaux objets de la législation criminelle.
De la même manière que les juristes qui ont élaboré le Code civil, nous allons nous apercevoir que leurs collègues penchés sur le Code d'instruction criminelle (1808) et le Code pénal (1810) avaient la même mentalité réactionnaire, conforme encore une fois à celle de Napoléon Bonaparte. Dès le tout début du Consulat, la justice commence à saper l'action des jurys populaires, un certain nombre de crimes ayant été "correctionnalisés, afin d’éviter l’indulgence des jurys." (Ortolani, 2017). Oudart, en particulier, reproche aux jurés d'ignorer le droit, la langue française, mais aussi de compliquer à loisir les situations par une infinité de questions simples qu'on doit leur poser pour éviter une question complexe que la loi de 1791 interdisait de leur poser, etc.
La peine capitale, abolie par la Constituante le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), était rétablie le 28 décembre 1801 (7 nivôse an X). C'est que pour les nouveaux tribuns, qui se réfèrent souvent au code précédent de 1791, établi par la Constituante, les principes philanthropiques qui l'ont inspiré n'ont pas permis d'atteindre leur but. Il ne faut cependant pas être naïfs, la justice révolutionnaire n'était pas encore l'humanisme moderne des droits de l'homme, en réalité "saturé d’utilitarisme. Les mots efficace, efficacité, ou leurs antonymes, reviennent sans cesse dans le rapport inaugural de Le Pelletier de Saint-Fargeau* en 1791" (Martin, 2010). C'est le même esprit utilitariste qui avait animé l'ouvrage célèbre de Cesare Beccaria (1738-1794), Dei delitti e delle pene (Des délits et des peines), paru en 1764, nous y reviendrons dans un autre exposé.
La philanthropie évoquée plus haut prend aussi sa source dans le fait de croire en la capacité de l'homme à se régénérer, à se perfectionner, là où nos robins réactionnaires, tels Portalis, ou encore Siméon (son beau-frère, nommé tribun après le coup d'Etat de brumaire), pensaient que les constituants l'avaient idéalisé, avec "la séduisante douceur d’une philosophie abstraite qui voit les hommes comme elle voudrait qu’ils fussent, même dans leurs égarements." (Joseph Jérôme Siméon, 1749-1842, "Opinion de Siméon, sur le projet de résolution relatif aux brigands qui s'introduisent dans les maisons par la force des armes et qui torturent les citoyens pour les voler", Séance du 18 germinal, an V / 7 avril 1797 au Conseil des Cinq-Cents). C'est avec le même esprit que, préparant la loi du 23 floréal an X (cf. ci-après), Jean Dominique Leroy de Saint-Arnaud (1758-1803), député de la Seine, nommé tribun le 25 décembre 1799, trouve la réhabilitation illusoire et décrit la vision qu'il a de la réalité à laquelle les législateurs (et la population avec eux) doivent faire face, dont le tableau ressemble fort à celui qui était dépeint pour prétexter le coup d'Etat de Brumaire :
"Tribuns, la société réclamait depuis longtemps la sollicitude des législateurs pour réprimer l'audace des hommes corrompus. En vain, des administrateurs, des juges, ont élevé la voix sur l'insuffisance des lois ; en vain ils ont présenté des tableaux sur les progrès du crime, sur l'inutilité de leurs efforts pour le réprimer : on les accuse de barbarie ou de négligence.
Il fallait que le crime eût franchi toutes les barrières, que les fers des criminels fussent brisés par la corruption, que la fortune publique et les fortunes privées fussent attaquées de toutes parts, pour revenir à des principes d’une sévérité nécessaire et imposer silence à ces maximes indulgentes d’une philanthropie mal entendue."
Rapport de M. Leroy (de la Seine), 18 floréal (8 mai), dans "La Législation civile, commerciale et criminelle de la France, ou Commentaire et complément des Codes français..., par M. le baron Locré" (Jean-Guillaume L. de Roissy, 1758-1840, jurisconsulte, Secrétaire général du Conseil d'Etat entre 1799 et 1815), Tome vingt-neuvième, Paris, Treuttel et Würtz, Libraires, 1831).
On voit clairement ici que, plus de deux cents ans après, hormis la différence de langage, propre à chaque époque, ce débat est toujours aussi actuel : on a l'impression d'entendre un représentant de la droite ou d'extrême droite critiquer, au nom du déni de réalité et du laxisme, une politique de gauche humaniste et progressiste en matière pénale.
Target rejette aussi la confiance révolutionnaire dans la capacité des hommes à se bonifier :
"Les vices sont la racine des crimes ; s'il était possible de l'arracher, la loi n'aurait plus à punir.
Quoique, pour le génie enflammé de l'amour du bien, l'amélioration de l'espèce humaine ne soit pas une chimère, c'est l'œuvre très lente et plus ou moins incertaine de la sagesse, de la constance du temps." ("Théorie du Code Pénal. Observations — Sur le Projet de Code criminel, première Partie, Délits et Peines, présentées par M. Target, membre de la commission chargée de la composition de ce Projet" dans "La Législation civile...", op. cité, p. 7).
Lui est ses collègues juristes pensent l'homme comme une machine sensible, complètement organique, idées venues tout droit d'Helvétius (De l'Esprit, 1758), dont Beccaria confessera que sa lecture lui fut décisive, mais Helvétius piochait déjà chez Condillac, dont nous avons examiné plus tôt la philosophie, d'un homme tout fait de chimie des sensations. C'est sur ces fondements essentialistes que Target base son argument pour la peine de mort, à commencer par un préjugé simpliste bien connu, qui consiste à croire que l'idée même qu'on puisse ôter la vie à un individu coupable de crime, va causer à l'avance une terreur propre à le dissuader par avance de son crime. Par ailleurs les termes méprisants et rédhibitoires employés par le juriste montrent bien qu'il considère que les crimes sont le produit d'une nature humaine viciée en elle-même, et non le résultat d'une situation complexe :
"De tous les sentimens qui affectent les hommes grossiers, le plus vif est l'amour de la vie et la crainte de la perdre. La perspective, même prochaine, de l'esclavage et du travail ne donne pas une commotion aussi violente à ces âmes dures, ne porte pas un ébranlement aussi fort aux fibres grossières dont elles sont enveloppées. (...) Que serait-ce que la honte, l'infamie, le carcan, la déportation même, pour des malfaiteurs atroces, qui n'ont que la figure humaine, pour qui l'honneur et l'opinion de sont rien, et qui, dans quelque coin que les jette leur destinée, ne savent plus voir dans leurs semblables que des ennemis à déchirer ?" (Target, op. cité, p. 11).
"Un lecteur familier de Voltaire, dont on sait qu'il aime tant à rappeler que « le vulgaire ne mérite pas qu'on pense à l'éclairer », [ 1 ] n'est guère dépaysé lorsque d'entrée de jeu le marquis milanais [Beccaria, NDR] s'emploie à l'avertir que son écriture tiendra à distance « le vulgaire non éclairé » (uno stilo che allontana il volgo non illuminato). [ 2 ] Un familier de Bonaparte, naturellement, pas davantage dépaysé par ce propos. [ 3 ] Beccaria, Voltaire, Target, Bonaparte : aucun d'eux quatre n'est suspect d'un penchant à confondre « les esprits supérieurs » et « l'esprit grossier du vulgaire » (rozze menti volgari). [ 4 ] Sur cet esprit grossier, Beccaria tient que l'idée d'une lourde peine inhumainement interminable (« dans les fers et les chaînes, sous le bâton et sous le joug, dans une cage de fer » [ 5 ] fait plus d'effet que l'instantané de la peine de mort ; Voltaire viscéralement, Target et Bonaparte au moins à l'expérience, estiment l'inverse." (Martin, 2010).
[ 1 ] Voltaire à Mme de Bentinck, 23 juin 1752, D4921, volume XIII (avril 1752 - mai 1753, D4855-D5302) de la Correspondance de Voltaire ("Correspondence and related documents ", 46 volumes, 1968), soit tomes 85 à 130 des Œuvres complètes ("The Complete Works of Voltaire") dans l'édition définitive (D, Genève, Toronto, Banbury, Oxford, Voltaire Foundation, 1968-1977) de Theodore Besterman , Genève, Institut et Musée Voltaire, 1971.
[ 2 ] , [ 4 ] , [ 5 ] Beccaria, op. cité.
[ 3 ] Pas plus que Bonaparte lui-même : "Dans le Dictionnaire des Sièges et Batailles que feuilletait l'Empereur, il trouvait son nom à chaque page, mais entouré d'anecdotes tout à fait fausses et défigurées, ce qui le portait à se récrier sur toute la fourmilière des petits écrivains et les indignes abus de la plume. La littérature, disait-il, devenait une nourriture du peuple, lorsqu'elle eût dû demeurer celle des gens délicats." (Las Cases, "Mémorial...", op. cité, p. 166)
Ainsi, on comprendra pourquoi certains châtiments relevant de l'esprit terrorisant des législateurs du Consulat continuent d'être employés (comme la guillotine ou "les fers" (travaux forcés au bagne). D'autres sont rétablis, comme une ancienne peine très humiliante, le pilori, un carcan auquel le condamné est attaché, et qui permet l'exposition de ce dernier pendant la journée en place publique. On peut lire sur un procès-verbal, pour une exécution datée du "5e jour complémentaire de l'an IX" (22 septembre 1801) : "[le condamné est] attaché [...] à un poteau et [on a] cloué, au-dessus de [sa] tête, un écriteau sur lequel était écrit en gros caractères, [ses] nom, âge, profession, demeure et les causes de [sa] condamnation [... Il est] resté au regard du peuple pendant six heures [sur la place de justice]". L'exécution est datée du 5e jour complémentaire de l'an IX (22 septembre 1801)."
France Archives, Portail National des Archives, Cote 7U - Juridictions d'exception (1800-1818).
La loi du 23 floréal an X (13 mai 1802) est aussi une des nombreuses concrétisations de la pensée réactionnaire de Bonaparte et de ses grands et très serviles serviteurs. Elle rétablit la peine dite de flétrissure (le marquage des corps au fer rouge), en remplacement de la déportation, au travers de la création de tribunaux spéciaux dont les juges sont nommés par le Premier Consul, pour statuer sur le sort des "criminels récidivistes, tous les crimes de contrefaçon des effets publics, de faux en écriture publique ou privée, et leur compétence est étendue aux incendie de grains, à la contrebande, au faux monnayage. Il n'y a pas de recours en cassation possible. Les condamnations emportent la peine de flétrissure (marque de la lettre R pour les récidivistes et F pour les crimes de faux)." (France Archives, Portail National des Archives, Cote 7 U 1 1-53, Tribunal criminel spécial(1801-1811).
D'autres peines sont en discussion depuis 1801, comme l'amputation du poing pour les parricides, conjugicide, fratricide, etc. ou les peines perpétuelles, autant de peines abolies en 1791 (mais certaines avaient déjà été rétablies par les lois très répressives du Directoire) et qui feront partie de l'arsenal répressif des futurs codes criminel et pénal.
* Louis-Michel Le Pelletier (Le Peletier) de Saint-Fargeau (1760-1793), "Rapport sur le projet de code pénal", présenté à l'Assemblée nationale, au nom des comités de Constitution et de législation criminelle", lu à l’Assemblée nationale les 23 mai 1791 , Archives Parlementaires, Tome XXVI, du 12 mai au 5 juin 1791.
“ la servitude des nègres... un bonheur pour eux”
Le 20 mai 1802 (30 floréal an X), une loi "relative à la traite des Noirs et au régime des Colonies" spécifiait : Dans les colonies restituées à la France en exécution du traité d'Amiens, du 6 germinal an X, l'esclavage sera maintenu conformément aux lois et réglemens antérieurs à 1789" (article Ier). Ce n'est pas tout. Le 2 juillet de la même année, un arrêté ségrégationniste de Bonaparte interdisait non seulement "aux Noirs, Mulâtres et autres gens de couleur, d’entrer sans autorisation sur le territoire continental de la République" mais aussi "à tous étrangers d’amener sur le territoire continental de la République, aucun noir, mulâtre, ou autres gens de couleur, de l’un et de l’autre sexe." (arrêté 2001, 13 Messidor an X, Bulletin des Lois de la République n¨219).
Décret du 20 mai 1802 (30 floréal an X), autorisant la traite et l'esclavage dans les colonies restituées par le traité d’Amiens,
Archives nationale, A-1055, p. 1.
Arrêté ségrégationniste (n¨2001) du 13 Messidor an X /2 juillet 1802
Bulletin des Lois de la République n¨219
L'institution de l'esclavage avait été abolie par la Convention le 4 février 1794 (16 pluviôse an II), fait confirmé par la constitution de l'an III, du moins sur le papier, car les colons défendirent avec succès leurs intérêts becs et ongles. Face aux représentants du Directoire, les avocats René-Gaston Baco de la Chapelle (1751-1800) et Étienne Laurent Pierre Burnel (1762-1835), missionnés à l'Ile de France (Ile Maurice) et à l'Ile Bourbon (Ile de la Réunion) pour faire appliquer la législation antiesclavagiste plus de deux ans après sa promulgation, en juin 1796, les colons des Mascareignes se montrèrent très fermes et mêmes rebelles, dans leur refus, eux qui expulsent les agents du gouvernement vers les Philippines. A leur retour, ces derniers apprendront que la traite s'était poursuivie dans l'Océan Indien, malgré les dénégations des assemblées coloniales (Mazauric, 1999).
Au fur et à mesure, la loi s'est étendue à des régions qui n'entraient pas dans le cadre de la loi, comme la Guadeloupe ou la Guyane.
Depuis le milieu du XVIIIe siècle, et de manière plus vive au début de la Révolution Française, nous avons vu que la question divisait les élites (cf. L'Aristocratie de l'épiderme). L'arrivée au pouvoir de conservateurs et réactionnaires, au Directoire et au Consulat avait progressivement remisé la question, et au Consulat la littérature sur le sujet était plutôt le fait "des colons ou d’auteurs qui leur étaient favorables. Ils réclamaient l’ordre, la tranquillité pour le commerce et le maintien de l’esclavage, « mal nécessaire, utile aux colonies et dans l’intérêt des Africains eux-mêmes »" (Branda et Lentz, 2024/a, citation Pierre-Auguste Adet).
Rappelons une des réformes principales que les colons souhaitent pour pouvoir continuer de prospérer :
"Pour rétablir les colonies , il faut remplacer la population noire que l'anarchie a dévoré ; il faut des hommes acclimatés dans le pays chaud , des agriculteurs que l'Europe ne saurait fournir ; il faut des têtes françaises et des bras africains ; dans le cas contraire, on préparerait infailliblement une misère perpétuelle à la France Car avec l'indépendance des noirs , il n'y a plus des colonies ; sans colonies , il ne peut y avoir de commerce ; sans commerce, nous n'aurons point de marine ; sans marine et sans commerce, il ne peut y avoir d'industrie"
(...)
On trouvera dans la dissertation sur la couleur des nègres, par Barrere, imprimée en 1741 , et dans l'exposition anatomique du corps humain, par Winslow, que le nègre et le blanc ont une différence qui tend à prouver que le premier n'est pas de même et semblable espèce que le second ; car les nègres ont les germes de la génération , la substance du cerveau, la glande pinéale , tout différemment que les blancs , le sang même est plus noir ; il est également prouvé par ces mêmes anatomistes, que la bile du nègre est noire.
Que cette fange de philantropie débarrasse ce monde de toutes ces variations et de toutes les bisarreries qui s'opposent au bonheur des hommes de tous les pays, de toutes les couleurs, de toutes les mœurs et usages.
Plus humain que philosophe, je dirai que la servitude des nègres dans les colonies est un bonheur pour eux.
En effet , en Afrique , la servitude y est aussi ancienne que le monde, et toutes les contrées de cet immense pays se trouvent asservies à un ou plusieurs despotes, qui, mille ans avant la naissance de Christophe-Colomb , vendaient leurs sujets aux marchands arabes, qui, pour un cheval barbe, le marchand arabe recevait de 18 jusqu'à 20 nègres esclaves, qu'il amenait
en captivité à Tunis et sur les autres côtes de Barbarie.
"Coup d'œil sur les intérêts du commerce maritime, par Gabriel Chastenet-Destere [1760-1812, NDA], né et propriétaire dans la partie française de St.-Domingue.", dans "Recueils de pièces imprimées concernant Saint Domingue, la Nouvelle Écosse, colonies de Sierra Léona et de Boulama, commerce des colonies espagnoles.", p. 1 ; 17 , 1793-1800.
Pierre-Auguste Adet (1760-1812) : "Tribunat. Rapport fait par P. A. Adet, au nom d’une commission spéciale, Sur une pétition adressée au Tribunat par des colons qui demandent une loi portant suspension de toutes poursuites exercées contre les habitants des colonies, en vertu d'engagemens contractés avant la révolution pour acquisition d'immeubles dévastés, ou de propriétés mobilières perdues depuis la révolution. Séance du 2 Prairial an 8." (22 mai 1800).
bonheur : Certains pensent, comme Jean-Félix Carteau (né vers 1740), colon propriétaire, planteur de Saint-Domingue, que l'existence des esclaves des colonies était plus enviable que celle des pauvres paysans de France : "Peinture fidelle du régime précédent des Esclaves. De la comparaison de leur sort à celui des journaliers de France ; il demeure évident que ceux-ci ne jouissaient pas à beaucoup près, des avantages des premiers, et que la vie de nos Noirs abondait plus en sujets de joie, de satisfaction et de plaisir." (J-F. Carteau, "Soirées bermudiennes, ou Entretiens sur les événements qui ont opéré la ruine de la partie française de l'île de Saint-Domingue", Bordeaux, chez Pellier-Lawalle, 1802, p. XV.
Beaucoup d'ignorance et de préjugés, bien sûr, chez notre propriétaire, à part le tout dernier paragraphe. En effet, du plus loin qu'on peut remonter dans l'histoire de l'Afrique, ce continent ne se démarque pas des autres dans la pratique très ancienne de l'esclavage, répandue du nord au sud du continent, qui a très bien servi d'abord les intérêts esclavagistes arabes, puis européens : cf. Afrique Noire, Dominations et Esclavages.
Du côté de nos robins, tel Regnaud, il n'y a aucun doute sur le sujet, qui s'exprimera ainsi dans un discours tenu lors de la séance du Corps législatif qui rétablira l'esclavage, du 30 floréal an X :
"L’humanité ne veut pas qu’on s’apitoie avec exaltation sur le sort de quelques hommes [comprendre : les esclaves] ; et qu’on cherche à leur procurer des biens douteux en exposant une autre partie de l’espèce humaine [les colons blancs] à des maux certains et terribles"
La position de l'écrivain François-René de Chateaubriand (1768-1848), qui publie sur le sujet la même année de la loi, se teinte sans surprise de cette compassion chrétienne bien commode, bien hypocrite, qui s'exerce sur les malheureux tant qu'ils restent dans le rang, sans "bouleverser l'ordre et les propriétés". Deux millénaires plus tôt, rappelons-nous, Jésus, et après lui Paul de Tarse, n'avait jamais contesté, non plus, l'esclavage, pas plus que les inégalités sociales (cf. Critique et utopie sociales — Le temps judéo-chrétien).
"La manière sensible et religieuse dont les missionnaires parloient des Nègres de nos colonies étoit la seule qui s’accordât avec la raison et l’humanité. Il rendoit les maîtres plus pitoyables, et les esclaves plus vertueux ; il servoit la cause du genre humain, sans nuire à la patrie, et sans bouleverser l’ordre et les propriétés. Avec de grands mots on a tout perdu ; on a éteint jusqu’à la pitié ; car, qui oseroit encore plaider la cause des noirs, après les crimes qu’ils ont commis ? Tant nous avons fait de mal ! tant nous avons perdu les plus belles causes et les plus belles choses !"
"Génie du christianisme ou Beautés de la Religion chrétienne ; par François-Auguste Chateaubriand... Tome Quatrième. Paris, Chez Migneret, Imprimeur... An X. — 1802", Quatrième Partie, Culte - Livre Quatrième, Missions - Chapitre VII, Mission des Antilles,
p. 189).
“ Je suis pour les blancs, parce que je suis blanc ”
Les positions contradictoires de Napoléon Bonaparte en Egypte sur le sujet de l'esclavage ont été évoquées dans le chapitre concerné (partie 1, campagne d'Egypte), qui indiquent très probablement qu'il n'approuvait pas intellectuellement le principe même de l'esclavage, mais que ce sentiment n'a guère pesé dans son action politique. En effet, primo, le Premier Consul, à l'instar de l'écrasante majorité des élites de l'époque, pensait sa civilisation supérieure à celle des Africains, auxquels il refusait même le caractère civilisé :
"On ne veut voir que des partisans des Anglais dans nos colonies, pour avoir le prétexte de les opprimer. Eh ! bien, M. Truguet, si vous étiez venu en Égypte nous prêcher la liberté des noirs ou des Arabes, nous vous eussions pendu en haut d'un mât. On a livré tous les blancs à la férocité des noirs, et on ne veut pas même que les victimes soient mécontentes ! Eh ! bien, si j’avais été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parce qu’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les blancs, parce que je suis blanc ; je n’en ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient seulement pas ce que c’était que colonie, ce que c’était que la France ? Il est tout simple que ceux qui ont voulu la liberté des noirs, veuillent l’esclavage des blancs ; mais encore, croyez-vous que si la majorité de la Convention avait su ce qu’elle faisait, et connu les colonies, elle eût donné la liberté aux noirs ? Non sans doute ; mais peu de personnes étaient en état d'en prévoir les résultats, et un sentiment d'humanité est toujours puissant sur l'imagination. Mais à présent, tenir encore à ces principes ! Il n'y a pas de bonne foi ; il n'y a que de l'amour-propre et de l'hypocrisie."
N. Bonaparte à la séance du Conseil d'Etat, 30 floréal an X / 20 mai 1802, cité par Antoine Claire Thibaudeau, "Mémoires sur le Consulat. 1799 à 1804. Par un ancien Conseiller d'État. Paris. Chez Ponthieu et Cie, Libraires...1827", p. 120-121
Secundo, le sens moral n'étouffant pour ainsi dire jamais Napoléon Bonaparte, son pragmatisme primait avant tout, comme l'indique bien un certain nombre de décisions relatives aux colonies françaises. Ainsi, les termes de la Constitution de l'an VIII concernant les colonies montrent bien que, contrairement au souci d'unité républicaine affiché par le Directoire, Napoléon Bonaparte, en prévoyant que "Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales" (article 91) ou encore que "dans les cas de révolte à main armée, ou de troubles qui menacent la sûreté de l'Etat, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le temps qu'elle détermine, l'empire de la Constitution" (article 92), se dotait de tous les moyens et de toute la latitude possible pour mater toutes les formes de contestation du pouvoir colonial. Les lois spéciales seront réitérées par la Charte du 4 juin 1814 ("les colonies seront régies par des lois et règlements spéciaux"), puis celle du 14 août 1830, sous la monarchie de Juillet, dont l'article 64 précise que "les colonies seront régies par des lois particulières"
: "son magistère ne devait pas être remis en question par quelques généraux noirs et, puisque l’intérêt économique du pays passait par une reprise en main des colonies, il ferma les yeux sur les moyens d’y parvenir, laissant le champ libre, en les appuyant de son autorité, aux héritiers du club de Massiac." (Branda et Lentz, 2024/b).
Pragmatisme encore, quand, en 1800, il s'oppose au rétablissement de l'esclavage demandé par l'ancien intendant de Saint-Domingue, François Barbé-Marbois, se montrant ainsi favorable à son maintien là où il n'a pas été aboli (Martinique et Sainte-Lucie, colonies anglaises à partir de 1793) ou, au contraire, à son abolition, là où celle-ci a été prononcée (Guadeloupe, Guyane ou Saint-Domingue, alors colonies françaises). Le 25 décembre 1799, les consuls de la République annonçaient un "nouveau pacte social" et déclaraient "que les principes sacrés de la liberté et l’égalité des Noirs n’éprouveront jamais parmi vous d’atteinte ni de modification. S’il est dans la colonie de Saint-Domingue des hommes malintentionnés, s’il en est qui conservent des relations avec les puissances ennemies, braves Noirs, souvenez-vous que le peuple français seul reconnaît votre liberté et l’égalité de vos droits" ("Aux citoyens de Saint-Domingue", 4 nivôse an VIII / 25 décembre 1799, Correspondance de Napoléon 1er publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III, n° 4455). Le 8 novembre 1801 (17 brumaire an 10), cherchant à amadouer une population révoltée, le Premier Consul proclamait dans une lettre : "Habitants de Saint-Domingue, Quelles que soient votre origine et votre couleur, vous êtes tous Français ; vous êtes tous libres et égaux devant Dieu et devant la République. […] Si on vous dit : ces forces sont destinées à vous ravir votre liberté, répondez : la République nous a donné la liberté, la République ne souffrira pas qu’elle nous soit enlevée […]".
Confiture de paroles, rappelons-nous, qui ne traduit aucunement les véritables convictions et intentions du consul Bonaparte. Le lendemain de sa soumission au général Charles Victor Emmanuel Leclerc (1772-1802) beau-frère du Premier Consul (il était l'époux de Pauline Bonaparte), le 7 mai 1802, le général noir François-Dominique Toussaint, dit Toussaint Louverture (1743-1803), ancien esclave affranchi, passait des accords de paix avec Leclerc, qui s'engageait à ne pas rétablir l'esclavage (cf. Lettre autographe du Général Leclerc au Général Toussaint, Au Quartier-Général du Cap, 17 Floréal an X, Collection Kurt Fisher) : La loi sur le rétablissement de l'esclavage, nous l'avons vu, interviendra pourtant moins de quinze jours après ces accords.
Malgré toutes ses belles paroles trompeuses, et répétées, comme on l'a vu, Napoléon Bonaparte réactive donc l'esclavage et la traite, poussé par les intérêts des lobbies négriers, et, probablement d'autres businessmen : "On ne saurait non plus exclure que les hommes d’affaires ayant soutenu la « révolution de Brumaire » aient recherché un rapide « retour sur investissement »." (Branda et Lentz, 2024/b). Comme beaucoup d'autres avant lui, le Premier Consul laissait encore de côté "la question de savoir si nos Colonies ne nous étaient pas plus à charge qu'avantageuses." (C. Balu, "Des colonies et de la Traite des Nègres", Paris, 1809, p.1). Avec la cession de l'Espagne, en 1800, de la Louisiane occidentale et de La Nouvelle-Orléans à la France, puis des préliminaires de paix établis à Londres avec la puissance navale britannique, en 1801, le Premier Consul avait entrevu une main mise française sur une partie de l'Amérique, et pour parvenir à cet objectif géopolitique et économique, il avait nécessairement besoin de renforcer au mieux les colonies françaises. Cependant, les rêves américains du Premier Consul seront douchés par de grandes défaites à Saint-Domingue, qui conduiront à l'indépendance d'Haïti, le 1 er janvier 1804. Pragmatique, il finira par revendre l'immense territoire de la Louisiane de l'époque (plus de 22 % des Etats-Unis actuels) au président américain Thomas Jefferson, le 30 avril 1803, pour quinze millions de dollars.
Exactement au même moment où Toussaint Louverture acceptait sa reddition à Saint-Domingue, c'est par une répression terrible que les soldats français commençaient à reprendre la main sur la Guadeloupe (et en juillet, sur la Martinique), pour y faire appliquer bientôt le rétablissement de l'esclavage, avec les troupes du général Richepance (cf. image en exergue), puis celles du contre-amiral Jean-Baptiste Raymond de Lacrosse (1760-1829), qui fut préfet en métropole, gouverneur et capitaine général et de la Guadeloupe. Si le Premier Consul Bonaparte n'a pas donné les ordres du massacre lui-même, ni prononcé les 250 condamnations à mort parmi les rescapés (cf. Fondation Napoléon), il est clair, encore une fois, que la fin (le contrôle économique sur le commerce esclavagiste ) justifiait encore pour lui tous les moyens utilisés par ses officiers, d'autant qu'il ne s'en est jamais ému.
"Profil de l'Apollon, celui du nègre, et celui de l'orang-outang pour termes de comparaison des divers angles de la face. D'après Camper..."
Julien-Joseph Virey (1775-1846)
"Histoire Naturelle du genre humain, ou Recherches sur ses principaux Fondemens physiques et moraux ; précédées d'un Discours sur la nature des êtres organiques et sur l'ensemble de leur physiologie. On y a joint une Dissertation sur le sauvage de l'Aveyron. Avec figures."
Tome Second, p. 134., Planche IV,
Gravure de Duhamel
1800
Comme dans beaucoup d'autres domaines (despotisme, autoritarisme, esclavage, censure, élitisme, privilèges de classe, pratiques monarchiques, etc.) on voit clairement encore une fois à quel point Napoléon Bonaparte est un homme du passé, aux idées archaïques, qui, parfois, sous des allures de nouveautés, recycle un certain nombre de pratiques politiques anciennes qui avaient entretenu une ferme domination des riches sur les pauvres, ou bridé, par son pouvoir absolu, la liberté de penser et d'agir des individus en contrôlant étroitement le corps social par toutes sortes de moyens,
Au regard des faits, il n'y a aucun doute que le régime politique du Consulat s'apparente déjà à une forme de dictature. Non pas selon la conception antique d'une "magistrature extraordinaire" d'un chef, mais bien moderne, à savoir un "Régime politique dans lequel le pouvoir est entre les mains d'un seul homme ou d'un groupe restreint qui en use de manière discrétionnaire" (Trésor de la Langue Française informatisé, TLFi, entrée "dictature"), n'en déplaise à Thierry Lentz, qui voudrait sans doute réserver l'usage de ce mot aux régimes de terreur seulement : "Mais parler de dictature et, qui plus est, de dictature militaire est se moquer de l’histoire et du sens des mots…" (Lentz, 2023)
Plus aimable que d'autres, si on peut dire, puisque la dictature de Napoléon Bonaparte ne torture pas ceux qui ne pensent pas comme elle, elle a cependant, bien avant la consécration impériale, déposé un pouvoir presque absolu dans les mains d'un seul homme, a violenté et étouffé la liberté d'expression, a imposé à tous par le mensonge, la falsification et la propagande, une fabrication de l'histoire à son image et à sa gloire.
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