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Eberlin von Günzburg-new statute die psi

 document annexe  :     Les sociétés  utopiques    

                             XVIe - XVIIIe siècles       [  2  ]

       

  Eberlin von Günzburg

   Du Grand fou luthérien

  1521

Thomas Murner, Von dem grossen Lutherischen Narren wie in doctor Murner beschworen hat, "A propos du Grand Fou luthérien, comme l'affirme le Docteur Murner",  1522, Straßburg,  Johannes Reinhard, alias Hans Grüninger, gravure coloriée, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, Basse-Saxe, Allemagne

                                                                                                        zoom  :  ici

 

Introduction

 

 

Les origines sociales de Johann Eberlin von Günzburg (1470-1533), auteur d'une vingtaine de pamphlets, sont discutées, William Robertson Hitchcock ayant proposé  un chevalier de la petite noblesse, en raison des réformes proposées par  Eberlin, qui correspondraient aux attentes de ce groupe social (The Background of the Knights' Revolt, Berkeley, 1958), proposition acceptée par Richard Glenn Cole ("The Pamphlet and Social Forces", The Lutheran Quarterly, XVII, 1965, 195–105), mais pas par Susan Groag Bell (Johan Eberlin Von Günzburg's Wolfaria The First Protestant Utopia, Cambridge University Press, 2009), qui le pense paysan et pauvre, en rappelant, entre autres, qu'il se nomme lui-même "von Klein-Kötz" ou la particule "von" n'indique pas un signe de noblesse mais seulement le rapport à une localité (Kötz, son village de naissance, près de Günzburg/Guntzbourg, en Souabe bavaroise), comme c''était souvent l'usage au moyen-âge, de même qu'il était inscrit à l'université sous les noms ou encore "Johan Eberlin de Ketz Minori", ou  "von Klein-Kötz". 

Eberlin fut ordonné prêtre dans le diocèse d'Augsburg/Augsbourg pendant qu'il était à l'Université de Bâle et rentra chez les Dominicains en 1517 en intégrant probablement un monastère alsacien (Plummer, 2009)Entre 1519 et 1521, il fréquente l'université de Tübingen  (où a aussi étudié l'hébraisant Konrad Pellikan/Conrad Pelican) avant d'être muté à d'Ulm, en cause, des conflits avec ses supérieurs, dû à son enthousiasme pour les idées de la Réforme, pour lesquelles il quittera l'ordre la même année.  C'est au mois de septembre de la même année qu'il propose à la foire du livre de Francfort (très active entre la fin du XVe et le début du XVIIIe siècles) son ouvrage Fünfzehngenossen ("Les 15 Confédérés"), qu'il publie anonymement peu après l'audition de Martin Luther à la Diète de Worm (28 janvier au 25 mai 1521), prétendument par une ligue (Verbündniss) de  laïcs, "qui avaient juré  ​d'exposer à la nation allemande les problèmes religieux, sociaux, économiques et politiques, dans les premières années de la Réforme Protestante (Dipple, 2014), et qui auraient écrit chacun des quinze chapitres de l'ouvrage (d'où le titre du livre). Dans un pamphlet ultérieur, Wider die falschen Geistlichen, genandt die Barfüsser und Franziskaner (Enders, 1902 ; III : 85, 88), l'auteur en reconnaîtra la paternité. Il s'agit bien ici de conceptions politiques revêtues de l'habit utopique et cette intention est exprimée a posteriori, en 1524, par Eberlin dans son Mich wundert, das kein gelt ihm land ist (Enders, 1902 ; III, 171)  "Je me demande pourquoi il n'y a pas d'argent dans ce pays"), à la fois dans ses propos ironiques sur les insulae fortunatae ("les îles bienheureuses") et plus explicitement sur l'inefficience des aspirations utopiques, qu'elles soient populaires ou savantes, religieuses ou laïques.  Comme d'autres utopies politiques réformatrices, celle d'Eberlin se fonde sur des problèmes réels du pays de l'auteur et imagine leurs solutions concrètes. Aussitôt après sa parution, Johannes (Jean) Cochlaeus, conseiller du légat papal à la Diète de Worms, Girolamo Aleander, traduira les chapitres IV et X des Confédérés et les enverra à ce dernier. Un mois plus tard, Johannes Eck et Martin Luther en obtenaient une copie (Dipple, 2014).  Le pamphlétaire catholique Thomas Murner trouvera dans le texte d'Eberlin beaucoup de matière pour alimenter sa critique contre les Luthériens, qu'il exposera dans son Von dem grossen Lutherischen Narren ("Du Grand fou luthérien"), l'année d'après, en 1522.  

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Wolfaria

 

 

Les Xe et XIe volets des Confédérés correspondent au propos politico-utopique, d'Eberlin, sur le pays de Wolfaria (jeu de mots sur l'allemand wohlfahrt : "bien être"), premier texte  protestant de ce genre, semble-t-il. Les deux parties sont consacrées respectivement à la réforme religieuse et à la réforme sociale du pays : New statuten die Psitacus gebracht hat vß dem land Wolfaria welche beträffendt reformierung geystlichen stand  ("les nouveaux statuts que Psitacus apporta au pays de Wolfaria concernant la réforme du clergé") et Ein newe ordnung weltlichs standts das Psitacus anzeigt hat in Wolfaria ( Etablissement d'un nouvel ordre laïc que Psitacus a décrit dans Wolfaria). Dans le pays imaginaire d'Eberlin, l'élite (celle de la noblesse) continue de gouverner mais elle est élue démocratiquement.

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Dès la prise de parole du XIe Confédéré, traitant, rappelons-le du volet social de l'État, une préoccupation démocratique du projet wolfarien est mis en avant : "Cependant, ces statuts n'ont pas encore été approuvés mais seulement proposés, car dans ce pays les lois ne sont pas faites pour toutes les villes et tous les villages, à moins qu'une annonce publique ait été faite dans chaque bailliage et qu'ont ait demandé à la population si les lois en question avaient leur faveur." Mais ce n'est pas pour autant qu'Eberlin fait disparaître les classes sociales, puisque chaque village a un noble comme maire, qui se voit octroyer "autant de champs que deux charrues peuvent labourer". Au-dessus de ce simple noble, se place un chevalier qui occupe une place de bailli,en charge d'un groupe de villages doté de 200 fermes. Chaque mois ce bailli convoquera à la fois les maires et les échevins de chaque village, qui seront issus de la paysannerie, et rendra des jugements à leurs côtés au sujet des plaintes les plus urgentes émises par les sujets. Chaque bailli édictera "ses propres lois, qui seront bénéfiques à tous ses administrés et seront ratifiées par tous les gens du bailliage après que chacun en a pris connaissance".  Chaque ville aura la juridiction de dix bailliages, à moins qu'elle ne puisse en compter autant et qu'elle prenne alors le statut de ville close, dirigée par un baron, alors que les grandes villes auront un comte à leur tête, et que dix villes seront commandées par un duc ou un prince. A l'opposé d'un pouvoir centralisateur, jacobin, Eberlin confère aux entités administratives d'une certaine importance une grande autonomie de pouvoir : "Chaque ville close, ville ou principauté pourra édicter les ordonnances et les lois qu'elles jugera utiles pour elles-mêmes et les respectera.

Eberlin, d"évidence, ne renonce pas aux ordres, aux états anciens. Il cherche un remède à l'autoritarisme du pouvoir des princes en faisant intervenir à différentes étapes de la décision souveraine le dialogue et la concertation avec le peuple, mais il ne faut pas se tromper sur la nature même du pouvoir qui officie, propose et décide : les Grands de l'Utopie sont les Grands du réel d'Eberlin et les Petits sont les paysans depuis longtemps en révolte. "Aucun paysan ou non-noble n'occupera un château, mais seulement les nobles" rappelle Eberlin, pour qui la ségrégation sociale ne fait aucun doute. Tout comme les inégalités sociales : "quiconque est vu en train de dépenser largement au-dessus de ses moyens doit être dénoncé sous serment aux autorités". Il y a ainsi un paragraphe consacré aux domestiques et autres serviteurs, qui prévoit le respect mutuel entre le maître de maison et ses employés, l'impossibilité de licenciement sauf pour faute grave, et l'obligation pour le patron de prendre soin de ses employés en cas de maladie à hauteur de deux mois d'inactivité.  

 

"Aucun officier public n'aura l'autorité d'agir sans l'aide et le conseil des représentants établis et ordonnés par la majorité des sujets." De même, le roi ne peut émettre de décret "sans le conseil et la coopération des princes".  Tous ces gouvernants ne devront pas "tirer profit de leurs fonctions, mais devront exercer leurs devoirs pour le contentement et le soutien de leurs sujets, mais aussi également pour le bien commun. Pour pouvoir réaliser au mieux leurs missions, ces responsables recevront à la manière d'un état moderne, un budget de fonctionnement pris sur une "caisse commune" à la hauteur de l'étendue de leur tâche. Et une nouvelle fois, Eberlin réitère la nature de l'engagement du service public, celle de la recherche de l'intérêt général, contraire à l'intérêt personnel qu'ils pourraient obtenir de leurs statuts, à l'exception "de ce qui est nécessaire pour conserver leurs propres familles". Et c'est là qu'Eberlin rappelle tout de même qu'un dirigeant ayant besoin pour lui-même d'une part du bien commun, "tous les sujets mettront leurs vies et leurs biens à son service, en raison de la première place qu'il occupe parmi eux." On voit bien comment, par petites touches, l'auteur montre qu'il aménage un ordre ancien de pouvoirs auquel il ne renonce pas, malgré les différents rappels de la représentation politique de tous le corps social : "Comme beaucoup de nobles, les paysans siégeront dans tous les conseils.

A l'instar de la quasi-totalité des textes de la littérature utopique depuis More, enracinée dans la morale chrétienne, Wolfaria n'échappe pas à la lourde chappe posée depuis des siècles sur la société par les hommes d'église. Les coupables d'adultère sont comme les criminels, punis de mort. Ceux qui "lèvent leur verre"  ("Zü trincken") en public seront noyés. Les gens grossiers reçoivent des punitions publiques (battus avec des bâtons) tout comme ceux qui ne remboursent par leurs prêts dans les temps impartis : ce qui soulève la question de la mentalité de l'auteur, et de sa réelle intention d'aider les pauvres, qu'il rend responsables de leurs malheurs. De manière corollaire, le voleur est compris dans le texte comme une espèce générique qui réunit l'ensemble des voleurs, indépendamment de la nature du délit, et qui les punit tous  d'une condamnation à des travaux d'intérêt général pendant un an, chaîne aux pieds. Plus généralement, tous les condamnés à des peines sévères ne resteront jamais désoeuvrés, mais seront toujours assignés à une tâche  appropriée. La paresse sera regardée comme une honte publique. Cette moralisation touche l'usage de l'argent à divers titres (que nous verrons au travers des différents sujets de législation), et tout spécialement la vie religieuse. Eberlin traduit ici la critique de la pensée réformée à l'encontre de l'Eglise catholique et interdit toutes sortes de dons d'argent en échange de bienfaits prétendument spirituels : indulgences, célébrations de messes,  pénitences,  enterrements. Seront aussi punis ceux qui prient à des heures canoniales,  qui font l'aumône à un moine mendiant, "quand bien même celui-ci se serait séparé de sa bure pour en habiller un autre homme",  ou qui tiennent  un prêtre en plus haute estime qu'un bailli ou un conseiller. Il est toutefois notable et très courageux pour l'époque qu'Eberlin accepte l'idée d'accueillir les incroyants (sous entendu : les croyants d'autres religions comme les Juifs et les Païens, qui intitulent le paragraphe) : "Si les incroyants veulent vivre parmi nous, personne ne devra leur faire du mal, mais ils seront traités amicalement, comme nos citoyens. Par contre, il ne pourra pas leur être attribué d'honneurs ou d'offices civils, et ils ne devront déshonorer aucune de nos lois et croyances."  De même, personne ne jugera hérétique quiconque acceptera la loi de l'Evangile comme conduite générale dans notre pays. Et là encore, Eberlin fait appel à la coopération des différents corps sociaux "qui déterminerons ensemble des matières relatives aux lois et à l'instruction de l'Évangile".

 

Pour les hommes, le port de la barbe est obligatoire "sous peine de sévère châtiment",  et aucun d'entre eux ne se présentera imberbe devant une femme. De plus, ils "auront les cheveux courts et sans enjolivement". C'est une morale qui ne punit pas seulement ce qui est entendu comme mauvais, mais aussi le bien que l'on a manqué de faire, comme le fait de "ne pas soutenir son voisin dans le besoin", passible de punition publique. 

Dans le registre des loisirs, l'auteur reprend l'interdiction classique des jeux de cartes, de dés, en interdisant aux jeunes d'y miser de l'argent ou des objets de valeur (les adultes, eux, ne dépasseront pas la valeur d'un kreutzer pour la mise). Les "jeux de plateau" trouvent grâce aux yeux d'Eberlin (de type "dames" ou "échecs"), des jeux aristocratiques : un des nombreux points qui font douter de l'appartenance d'Eberlin à la paysannerie, comme sa culture classique (qu'on se rappelle l'antique familiarité du psittacus dans la littérature grecque du voyage !).  On apprendra à tous les enfants à jouer d'un instrument à cordes ,  mais aussi à étudier les étoiles (mesures, calculs, identification), les plantes médicinales ainsi que d'autres remèdes, les médecins compétents pouvant utiliser la Caisse commune pour soigner tout un chacun sans honoraire supplémentaire.  

 

Des moments de danse sont accordées un jour à la fin de chaque semaine, pour "trois heures dans l'après -midi" aux femmes et aux hommes, mais l'auteur ne précise pas lesquelles. Les mariés ne pourront danser qu'avec leur conjoint ou des membres de leur famille. Les habitants ont au moins la liberté de se marier avec la personne de leur choix,  sans autres conditions que celles qui seraient contraires aux "lois de Moïse" ou relatives à des liens familiaux. Les prêtres ont, de leur côté, le choix de prendre femme ou de demeurer célibataire. Chaque mois, il sera prévu la représentation publique d'un spectacle divertissant "que les autorités de chaque région devront gérer de la meilleure manière", pour une durée maximum d'une demi-journée et qui ne pourra jamais ressembler à une fête débridée.  On ne voyagera que par nécessité, et on en indiquera la raison à ses supérieurs par écrit. 

 

 

   Zü trincken     :  De l'allemand, donc, notre verbe "trinquer", ce qu'ont facilement coutume de faire les Allemands depuis très longtemps en levant un verre pour toutes sortes de célébrations, et qui pouvait finir par des saouleries générales. 

      kreutzer    :   Utilisé surtout dans les Etats du Sud du Saint-Empire Romain germanique et à ses marges. Au milieu du XVIe siècle la monnaie était égale à un peu plus de quatre pfennig (un florin ou gulden = 60 kreutzer =  252 pfennig)

    instrument à cordes    :  là encore, il faut y voir un choix moral, influencé par la pensée gréco-romaine antique depuis Damon d'Athènes (Ve siècle avant notre ère), sur l'influence de la musique sur les émotions humaines, au travers des gammes mélodiques (harmoniai) mais aussi du rythme, de l'expression, du timbre de chaque instrument (voix comprise) qui sont du domaine de l'ethos, et qui conduisent les Anciens à juger des bonnes ou des mauvaises conséquences causées par l'usage ou l'écoute de tel ou tel instrument.  Au Moyen-Âge et encore plus à la Renaissance, court l'idée que les instruments à cordes sont plutôt du domaine divin, quand ceux à vent sont dans l'ensemble plutôt du domaine du diable, bien qu'on ne puisse en faire du tout une généralisation. En effet, il y a foule d'exemples contradictoires : l'usage des instruments à vent par les anges dans les représentations, l'utilisation importante de l'orgue et des voix dans la musique religieuse (en particulier dans l'Allemagne réformée), etc. 

 

Du côté économique, Eberlin interdit tous les "Fuggereï", du nom de la plus célèbre et richissime famille de banquier  de l'époque, les Fugger, et qui désignent les prêts usuraires dont les banquiers étaient friands. De plus, l'Etat n'acceptera qu'une seule devise en tout et pour tout, ce qui est censé le protéger de la spéculation, des désordres financiers. Sur Wolfaria, ce sont les plus aisés qui paient les taxes (et qui gouvernent, nous l'avons vu, selon une logique bien ancienne), dès que leur patrimoine est évalué à un minimum de cent florins. Chaque semaine ils paieront une taxe d'un haller (ou heller), qui vaut un demi-pfenig : le montant extrêmement bas de cet impôt tient sans doute à l'économie en grande partie autarcique du pays, dont les besoins monétaires doivent être bien plus modestes que dans un véritable pays à l'époque de l'auteur. 

Voulant limiter le commerce (dont chaque secteur "aura son propre quartier"), et donnant comme plus tard les physiocrates toute la place à l'agriculture ("Aucune activité ne devrait être considéré plus honorable que celle de la culture des champs et du métier de forgeron"), l'auteur limite à trois membres le nombre maximum d'une entreprise commerciale et demande qu'il n'ya ait pas plus de maîtres que de journaliers. "Chacun doit s'assurer que n'ait cours aucun commerce inutile en notre pays", "Aucune condition ne doit être plus hautement estimée que le travail des champs et celui du forgeron" proclame le pamphlétaire. 

 

Par ailleurs, dans un souci d'indépendance, et même d'autarcie économique, Eberlin interdit l'importation de vin, de vêtements, de fruit à moins qu'ils n'aient été produits dans le pays. Pour protéger les plus pauvres, Eberlin établit un prix maximum pour le pain (un demi penny) et le vin (une mesure pour un kreutzer, correspondant "à la soif de deux hommes buvant avec modération pendant un repas léger"). Il y a donc bien des pauvres à Wolfaria, dont certains très endettés, puisqu'Eberlin nous rassure que "personne ne pourra être bannis pour dette".  

Eberlin déclare qu'il n'y aura pas de mendiants à Wolfaria, mais demande aux paroisses de secourir les pauvres à chaque fête et aux  différentes instances de pouvoir d'être attentif aux soins que nécessitent les pauvres. L'auteur est critique envers les prêtres, qui auraient fait passer selon lui leur intérêt égoïste avant celui des plus démunis, en ayant accaparé les richesses qu'on leur avait confiées, "dont les prêtres et les moines étaient censés être les intendants".  Tout ce laïus n'empêche pas l'auteur de demander à ce que "les pauvres qui reçoivent des aumônes portent sur eux un signe distinctif".  Encore une fois, je doute qu'un homme à la mentalité paysanne aurait réclamé un tel signe de stigmatisation des pauvres, bien loin de l'exigence de dignité des paysans des XII articles.  

 Eberlin, comme d'autres utopistes, ne justifie la guerre qu'en cas de légitime défense du pays ("aucune guerre ne sera déclarée pour étendre ou élargir le pays") et demande  que tous les princes du pays soient consultés à son sujet, mais pas le peuple, cette fois : un privilège aristocratique non négociable, très probablement, et la suite du texte va dans ce sens, qui demande aux nobles d'être en première ligne des combats (et les chefs sur le champ de bataille).  Femmes, enfants et malades en seront exemptés, tout comme les fermiers et les pasteurs le sont du service militaire. Chaque bailli sera accompagné d'un prêtre avant la bataille, et tous les prêtres s'agenouilleront alors pour prier Dieu et espérer une issue de paix. 

"Tous les enfants, garçons et filles, iront à l'école de trois à huit ans. Les écoles seront gérées par la caisse commune." C'est une école de catéchisme, bien entendu, où les enfants apprennent "la  loi chrétienne selon l'Évangile et les lettres de Paul", les langues allemande et latine, et pour les plus âgés, des connaissances de base de  grec et d'hébreu, autant de langues qui profitent encore à la culture sacrée. "A l'âge de huit ans l'enfant peut être mis au travail, dans l'artisanat ou le commerce, ou bien être autorisé à poursuivre ses études." On perçoit aisément les frontières  sociales qui permettront de se situer dans telle ou telle catégorie d'enfants. D'autre part, pourquoi Eberlin ne cite pas l'agriculture, le domaine phare de l'activité du pays ? Les paysans ne vont-ils pas à l'école ? Ce qui serait contradictoire avec la notion de scolarité obligatoire pour tous. Dans tous les cas, on peut se demander comment des citoyens, qui n'auraient reçu qu'un enseignement religieux pendant quelques années de leur enfance, pourraient  remplir l'obligation de "connaître les lois et les coutumes", à défaut de quoi on ne peut être considéré comme un maître de maison. Et l'exigence est telle qu'au pays de Wolfaria, "il n'y aura plus ni juristes ni avocats".

Contrairement au titre alléchant de l'exposé du germaniste Henri Plard, "L’utopie communiste agraire d’Eberlin...", Wolfaria n'est donc  pas du tout une société communiste, et l'auteur, devant l'évidence du texte, à propos de la conservation de la propriété privée et des distinctions de classes sociales, sera bien forcé d'en convenir (Plard, 1979).  Il n'en reste pas moins que l'organisation imaginée par Eberlin possède un certain nombre de traits d'une étonnante modernité, que Mühlpfordt avait qualifié de "luthéranisme de gauche" (Mühlpfordt, 1969).  

Dans son Ein getrewe warnung an die Christen, in der Burgawischen mark, sich auch fürohin zü hüten vor aufrur und vor falschen predigernn, "Un avertissement sincère aux chrétiens des marches bourguignonnes, pour se prémunir de la rébellion  et les faux prédicateurs", Würtzburg, Balthasar Müller, 1526  (Enders, 1902 ; III : 253-287), 1526, il « rappelle avec fermeté la bonne compréhension de la  "liberté chrétienne"  et de sa conséquente acceptation des disparités économiques et sociales : personne ne devrait se faire d'illusions et espérer transformer par des idées imaginaires notre terre allemande en un Pays de Cocagne ("schlauraffen lannd", litt. "un pays merveilleux"), par les poètes des îles fortunées ("insulis fortunatis") ou par les Juifs à l'avènement de leur Messie »  (Baldini, 2016). Mais ce pessimisme est peut-être une réaction à l'échec cuisant de la révolte des paysans de 1525 : voir Thomas Müntzer, l'Exalté : la guerre des paysans, qui poussera les auteurs réformés à imaginer des solutions sur le plan eschatologique. Il est étonnant que la recherche ne se soit pas penchée davantage sur la relation étroite entre l'oeuvre d'Eberlin et les XII articles des paysans de Memmingen : sept de ces douze articles figurent d'une manière ou d'une autre dans le projet d'Eberlin  (Baldini, 2016).  L'influence de "l'Eloge de la folie" d'Érasme, celle de Martin Luther, de  l'Utopie de Thomas More (qu'Eberlin a dû lire dans l'édition de Froben, à Bâle en 1518) par contre, a bien été étudiée. 

                   

                     

 

                             BIBLIOGRAPHIE   

BALDINI Enzo Artemio, 2016, Realismo e utopia da More a Eberlin,  Università degli Studi di Torino

 

DIPPLE GEoffrey, 2014,  "Johann Eberlin von Günzburg. The Fifteen Confederates", traduction et édition de l'auteur. 

ENDERS Ernst Ludwig, 1902, J. Eberlin, Sämtliche Schriften ("Oeuvres complètes"),direction. L. Enders, Halle .a.S., Max Niemeyer, 1896-1902, 3 volumes.

MÜHLPFORDT Günther,  Der frühe Luther als Autorität der Radikalen. Zum LutherErbe des «linken Flügels», in Weltwirkung der Reformation, directeurs de publication M. Steinmetz, G. Brendler, Berlin, Dt. Verl. der Wiss. pp. 216-217

PLARD Henri, 1979,  "L’utopie communiste agraire d’Eberlin de Günzburg : le pays de Wolfaria",  in : L’humanisme allemand (1480-1545), colloque international de Tours, Paris-München : Vrin-Fink,

pp. 387-403.  

PLUMMER Marjorie Elizabeth, 2009, Ideas and Cultural Margins in Early Modern Germany: Essays in Honor of H.C. Erik MidelfortWestern Kentucky University,  Robin B. Barnes, Davidson College, éditions Routledge

 

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