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   La Perse
 
    Achéménide  

  558 - 330



Détail d'une miniature persane du Livre des Rois de Firdoussi, Le roi Jamshid porté par des démons divs (daiva, dives), mot persan issu du sanskrit deva : divinité.   
 

 

  « Qu'ils M'appellent leur Maître »

 

Selon la plupart des sources islamiques, l'origine du système des castes établi dès la plus haute antiquité en Iran [1], mais aussi du zoroastrisme [2], est profondément liée au roi légendaire iranien Djamshid (Djam-Chid, Jamshid), dont la vie a été racontée par des écrivains musulmans comme l'historien Al-Tabari (vers 963) ou le poète Firdoussi (Shahnameh, Shahnama, le Livre des Rois, entre 977 et 1000) : 

 

 « C’est lui, le premier qui fabriqua les armes, de bois et de pierre. Il forgea l’épée, la baionnette et le surin, et inventa la toile de coton et la soie de diverses couleurs… Il divisa les hommes en quatre groupes : les sages et les instructeurs, les troupiers, les agriculteurs, et les artisans, et il ordonna à chaque groupe de ne s’occuper que de ses propres affaires. » 

 

Al-Tabari, Chroniques des prophètes et des rois), traduit en persan par Abolghâsem Pâyandeh, Vol. I, Téhéran, Asâtir, 1973, pp. 117-118.  Traduction française de Zeinab Golestâni in Les classes sociales chez les zoroastriens, de Fatemeh Zargari, La Revue de Téhéran n° 129, août 2016.

[1]   Depuis les premiers règnes des souverains sassanides (IIIe s. avant notre ère) les Iraniens nomment ainsi leur pays : "Ērān" (Aryens) et "Ērānšahr" le Royaume des Aryens ou des Iraniens. Ce sont les Grecs qui l'appelleront "Perse" (Περσίς, Persis), par métonymie, donnant au pays entier  le nom d'une tribu installée dans la région de Parsa (Persépolis, dans l'actuelle province de Fars)

 sources : Ardavan Amir-Aslani,  De la Perse à l'Iran: 2500 ans d'histoire

[2]  Du nom de son fondateur mythique, Zarathoustra (Zoroastre, vers 660 - 583), qui se prolongera par le mazdéisme, du nom du dieu Ahura-Mazda. 

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Paradis et enfer zoroastrien, peinture sur parchemin, au plus tard du XVIe siècle. Collection privée. 

 

Bien avant leurs cousins Indo-iraniens installés sur le plateau iranien,  les Indo-Aryens à l'origine des livres sacrés du Rig-Veda avaient mis en évidence trois grandes classes sociales principales, avant d'en évoquer une quatrième. L'Avesta [2], le livre sacré des zoroastriens, écrit dans une langue indo-européenne voisine du sanskrit, l'avestique, reprend à sa manière cette hiérarchie. De bas en haut se placent :

- Les prêtres mobeds (mobad, maubad), hirbads (herbad), un prêtre '(du feu ? du foyer ?) enseignant des sciences sacrées, les dabirs instructeurs. Les mages moghs, les élites du monde intellectuel  : instructeurs, artistes, scientifiques (āsrōns, "gardiens du feu"). Les juges,  dâzvars 

- Les guerriers, les généraux rathaestas ( ratkaeshtar, artēštār : "qui se tient sur un char").

Les paysans, les laboureurs wāstaryōšīh (wâstaryôxshounit, wâstaryôshbadh ). Certains sont libres mais dépendants comme les hilotes de Grèce. Ils sont  appelés sudras ("serviteur" en sanskrit)  ou laoi dans les sources épigraphiques hellénistiques : cette forme de dépendance lâche est connue depuis les tablettes cunéiformes hourrites du royaume du Mitanni (tribut en nature de l'ilku), au IIe millénaire avant notre ère, dans la Babylone d'Hammourabi,  chez les Hittites, enfin dans le monde hellénistique, au travers de "formes d'économies variées", " une série de formes d'obligations personnelles : hiéroduloi [hiérodules, esclaves sacrés, NDA]  somata,  laoï basilikoi,  laoi panoikoi,  laoi normaux, oiketaï, georgountes, douloi. » (Levi, 1976)

 

-  Les artisans hutuxšīh, hu-tuxshân (de hutuxš, litt. "qui donne le meilleur de lui-même"), cités une seule fois (comme pour les Vedas), dans la XIXe partie des Yasna, recueil de lois et de textes liturgiques liés au mazdéisme. (F. Zargari, op. cité). Sont compris parfois les marchands, les commerçants, méprisés comme dans beaucoup d'autres mentalités antiques.  

 

Ajoutons, que, comme dans d'autres traditions, ces quatre classes sont symbolisées par des parties du corps humain en une manière qui conserve les rapports de supériorité et d'infériorité respectives : La tête pour les prêtres,  les mains pour les guerriers, le ventre pour les paysans et les pieds pour les artisans (Na’mâni, Farhâd, Takâmol-e feodalism dar Iran (Evolution du féodalisme en Iran), Vol. I., Téhéran, Khârazmi, 1979, p. 376.). 

[1]  Les textes originaux datés pour les plus anciens de - 1800 à - 1200 selon différents chercheurs, ont disparu à l'exception, pensait K. F Geldner,  des Gâthâs (env. - 1000) et de certains Yashts, vers 700-600 (cf. Karl Friedrich Geldner, Avesta, Die heiligen Bücher der Parsen [ Le livre sacré des Parsis] (3 vols.), Stuttgart, 1885-1895, Stuttgart: Kohlhammer. Ce sujet fait l'objet de beaucoup de débats chez les spécialistes. 

Par ailleurs, on retrouve dans un livre sacré zoroastrien, le Menog-i Xrad (Esprit de la sagesse), les vertus ou les tares attachées aux classes, que l'on retrouvera dans beaucoup de cultures à travers le temps : innovation, avidité, détachement chez les ecclésiastiques ;  perfidie, violence chez les guerriers ;  envie, ignorance et malice chez les paysans ; incrédulité, ingratitude, maladresse, enfin, pour les artisans (F. Zargari, op. cité)

 

Au milieu du Ier millénaire avant notre ère, les Perses, comme beaucoup  de sociétés antiques, construisent une partie de leur richesse grâce à la guerre et mènent des conquêtes pour en obtenir des tributs, exploitant les vaincus (Chaldéens, Arméniens, Cariens, Babyloniens, Assyriens, etc.) à la fois pour augmenter les productions agricoles et pastorales et employer les guerriers comme mercenaires  :

«  Quand le jour se montra, Cyrus appela d’abord les mages et les pria de choisir la part qu’il est d’usage d’offrir aux dieux à l’occasion de tels succès. Tandis que les mages s’en occupaient, il convoqua les homotimes [nobles, NDA] et leur dit : Mes amis, ce sont les dieux qui nous offrent tant de biens ; mais nous Perses, nous sommes à présent trop peu nombreux pour en rester les maîtres ; (…)   Aussi je suis d’avis que l’un de vous se rende le plus vite possible chez les Perses, pour leur faire savoir ce que je viens de dire et les prier d’envoyer au plus vite une nouvelle armée, s’ils veulent avoir l’empire de l’Asie et la jouissance de ses richesses. En effet poursuit Cyrus , s'il y a guerre, c'est le vainqueur qui profite des récoltes »

 

Xénophon, Cyropédie (vers 378-362), roman d’éducation pour les élites, élaboré au travers de la vie de l’empereur perse Cyrus (règne env. de 610 à 585). traduction de Pierre Chambry, 1967.

http://ugo.bratelli.free.fr/Xenophon/Cyropedie/Cyropedie.pdf

archers-suse-perse-iran-darius Ier-palais-musee du louvre.jpg

 

 

 

Frise des archers, détail

céramique siliceuse à glaçure

H  475 x  L  375 x P 17 cm

Suse,  Palais de Darius 1er, roi de Perse

                    510 av notre ère

Musée du Louvre,     ADD 488

 

 Dans le même temps, Cyrus va intégrer dans sa politique une augmentation du nombre de travailleurs dépendants  : « En effet, dit-il un pays peuplé (oikouménè chôra) est une richesse d'un grand prix; vide d'habitants, il est aussi vide de biens.» (op.cité).  Ces travailleurs sont commandés comme les autres habitants par des gouverneurs, l’ensemble de la production de la couronne étant gérée par un majordome. A côté des paysans et des éleveurs on trouve deux groupes de travailleurs :  l’un dévolu à la surveillance et la maintenance (gardiens de différents types :  trésor, dépôt, etc.), et l’autre à la production : ouvriers du bâtiment,  tailleurs de pierre,  artisans, où la présence des femmes est “écrasante” (Briant, 1982) : orfèvres, tailleurs, travailleurs d’art, travailleurs de précision.  

Maintenant les structures sociales existantes, qui permettent aux “travailleurs royaux” dépendants (kurtaš) de rester chez eux (mais qui sont déplacés selon les besoins des districts),  il prive  les colonisés de leurs armes de guerre et place partout dans les satrapies (divisions administratives) des troupes d’occupation et de garnison, commandés par des phrourarques et des chiliarques (Briant, 1982).  C’est bien sûr l’aristocratie de cet empire militaire achéménide (vers 550-330), dont toutes les traditions iraniennes donnent la première place aux guerriers (op. cité), qui tire le plus grand profit de cette domination politique et économique.  A la manière de nos féodaux du Moyen Âge, elle leur  permettra d’obtenir par la force de grands domaines fonciers, dont une partie est octroyée en concession à de hauts dignitaires, pour services rendus, promouvant avec elle toute une parentèle en haut de l'échelle sociale. A chaque domination son idéologie, et en Perse, elle est en partie construite sur un prétendu « échange égalitaire », une sorte d’échange de bons procédés, entre le Grand Roi, tel Darius Ier (550 - 487) qui, avec l’aide d’Ahurah-Mazda et des autres dieux, « protège la terre de l’armée ennemie, de la mauvaise récolte et du mensonge » et les habitants, qui lui doivent en retour tribut et obéissance ». (inscription de Persépolis b.4.2.1, cf  Herrenschmidt, 1990).  Le procédé est loin d'être nouveau, nous l'avons souligné pour la Mésopotamie  et  l'Egypte de la haute antiquité.  

Les seigneurs sont aussi de grands propriétaires. Ils sont protégés par des châteaux-forts (Altheim, 1948) et exploitent surtout des serfs mais aussi des esclaves, corvéables à merci, qui sont vendus et achetés avec les terres (Ghirshman, 1954). Dans la Babylonie conquise, les notables mār banî et autres muskenum  (en akkadien : "gens de biens"), allient alors, patrimoine familial et statut social. Cette appartenance aux classes privilégiées, libres, leur permet de siéger dans des assemblées de quartier ou dans des collèges de temple, de posséder des propriétés plus vastes, plus confortables à l'écart de la plèbe, de s'enrichir, par exemple, comme hommes d'affaires. Les archives d'Iddin-Marduk dans la Babylone des VIe-Ve siècle indiquent que certains d'entre eux font fortune en jouant les intermédiaires entre petits producteurs ruraux et vendeurs de la cité (Wunsh, 1993).  

 

« Est-ce des Egyptiens que les Grecs ont appris entre autres choses, cette coutume, je ne puis le avec certitude, quand je vois que les Thraces, les Scythes, les Perses, les Lydiens, et autant dire tous les peuples barbares tiennent pour moins honorables que les autres ceux de leurs concitoyens qui apprennent le d'artisans, eux-mêmes et leur descendance, et considèrent comme ceux qui sont affranchis des professions manuelles, principalement ceux qui se sont consacrés à l'art de la guerre »

Hérodote, Timée 24 a-b

 

L'économie royale achéménide entre dans ce que Marx appellera la Mode de Production Asiatique (MPA), établi sur le modèle de l'Inde précédant la colonisation britannique : D'un côté des communautés villageoises « où règne la possession commune du sol et organisées, partiellement encore, sur la base des rapports de parenté », et d'un autre « un pouvoir d'Etat qui exprime l'unité réelle ou imaginaire de ces communautés, contrôle l'usage des ressources économiques essentielles et s'approprie une partie du travail et de la production des communautés qu'il domine.» (Maurice Godelier, MPA, in Briant, 1982a). 

La lecture de l'Avesta permet de comprendre avec quelle force l'idéologie religieuse sert  l'idéologie politique.  Le Fargard (chapitre) III du Vendidad (recueil de textes liturgiques), souligne la place intangible du paysan dans la société en lui rappelant les devoirs qui l'incombent et tous les malheurs qu'il encourrait  à ne pas les remplir. Il doit s'appliquer à faire croître toutes les formes productives  : 

"C'est là qu'un fidèle élève une maison avec prêtre, avec bétail, avec femme, avec fils, avec bon troupeau ; et qu'ensuite dans cette maison croît le bétail, croît la vertu, croît le fourrage, croît le chien, croît la femme, croît l'enfant, croît le feu, croissent toutes les bonnes choses de la vie"

(§ 2)  (...)  C'est là où l'homme sème le plus de blé, d'herbe, d'arbres fruitiers" (§ 4 ) (...) C'est là où se multiplient le plus petit bétail et gros bétail (§ 5 ). « Labour et coït constituent donc deux devoirs indissociables du paysan. (...)  La vie des masses paysannes est donc conduite autour de trois préceptes et complémentaires : Travailler - Produire - se Reproduire. » (Briant, 1982). 

Il lui faut donc, tenir la terre pure et pratiquer l'agriculture selon les prescriptions sacrées.  Il doit nourrir et élever la religion comme on le fait d'un enfant (§ 31) , il doit sa femme comme il féconde la terre (§ 24-25). Quand le blé mûrit, les démons Daêvas « sortis des terriers des la Druj » [2] (Yasht, 10) [3], s'enfuient, chassés par Mithra, "maître des vastes campagnes"  et      « dans la maison où le blé périt, les démons l'habitent. » Ce qui fait peser sur les paysans responsabilité, culpabilité, dans les désordres climatiques, qu'on impute à une vie religieuse défaillante. On comprendra donc que celui qui chercherait à se soustraire à ses obligations "naturelles" mérite, selon le texte sacré, d'être voué aux gémonies. Alors que traditionnellement, la communauté villageoise se définit par la solidarité  ("charité", "piété" et "bonté"), elle exclut ceux  qui, « par leur "non travail", ont insulté la divinité et se sont exclus de la communauté : ces derniers n'ont plus droit à la solidarité communautaire, mais doivent, pour survivre, recourir à la mendicité à la porte de l'étranger. » (§ 29). 

[2] ou drauga, dans les inscriptions : mensonge, en particulier de l'ennemi de l'intérieur, qui fomente rébellion ou usurpation dynastique (Briant, 1982a). 

[3]  Recueil mazdéen de 21 hymnes invoquant chacun une divinité spécifique.

 

Cette place importante que tient l'agriculteur dans les textes sacrés est bien sûr très liée au fait que  les ressources du roi sont issues très largement de la terre, certaines satrapies, selon Strabon (XV, 3, 21),  payant leur tout ou presque leur tribut en nature. Il faut donc beaucoup de bras, et le roi, par le biais d'une politique nataliste, encourageant les naissances par des primes et des récompenses, nous dit Strabon. Fait confirmé par les tablettes de Persépolis, qui montrent que les femmes kurtaš recevaient une ration spéciale après leur accouchement, qui doublait dans le cas d'un enfant mâle. 

 

Enfin, pour que le message idéologique soit efficace, l'appareil d'Etat achéménide utilisera  un certain nombre de vecteurs.  Citons d'abord la Fête du Nouvel An (nowruz, نوروز ) célébrée à Persépolis lors de l'équinoxe du printemps et qu'on peut rapprocher de l'Akitu mésopotamien. Là, le roi prouvait ses liens avec les divinités par toutes sortes de rites, réinvesti par Ahura-Mazda, en même temps que défilaient les délégations des satrapies apportant symboliquement leurs tributs.   Reprenant à son compte, dans l'Avesta et ailleurs, l'image du héros divin terrassant le dragon du chaos dans sa forteresse, le roi est celui qui, par l'entremise du dieu,  apporte la fertilité des terres et des femmes, comme la victoire du héros avait fait à nouveau couler l'eau de toutes les sources retenues par le dragon. Cette mythologie du roi-agriculteur en appelle d'autres, comme celle du roi-jardinier, de l'Arbre de vie :  On pense au songe d'Astyage, le roi des Mèdes (584-550), qui rêva qu'un cep de vigne sortait du sexe de sa fille Mandane, après son mariage avec Cambyse Ier, le roi des Perses (600-558). On pense  aux nombreux arbres (pinus prutia) représentés sur les reliefs de Persépolis, au platane d'or donné par Pythios le Phrygien à Darius, ou à celui que croise Xerxès sur la route de Kolossai à Sardes, « auquel, en raison de sa beauté, il fit don d'ornements en or et qu'il confie à la garde d'un des Immortels » (Hérodote, VII, 31)

Citons aussi les tournées que font les princes achéménides dans leurs provinces, qu'évoquent Plutarque ou Xénophon, et qui « permettaient au "bon peuple" de voir ou d'apercevoir le Roi ou tout au moins d'être impressionné par son luxe et donc par sa puissance.» (Briant, 1982a).  

L'éducation des élites, reste bien sûr, comme dans tous les Etats du monde et à toutes les époques, un vecteur essentiel de la reproduction de la domination. Dans l'Iran achéménide, il  n'y a guère que les cadres de l'administration et de l'armée qui reçoivent une éducation. Hérodote (I, 136) et Strabon  (XV, 3, 18) résument cette formation en quelques mots : monter à cheval, tirer à l'arc et dire la vérité, antithèse de la Druj qui a été citée plus haut. Pourtant, Strabon nous livre un tableau plus étonnant, où alternent les exercices militaires extrêmes (entraînement à l'insensibilité au chaud, au froid, à la pluie, etc.), la fabrication d'armes, d'engins de chasse, et des activités comme la plantation d'arbres ou la cueillette de simples, quand on ne les envoie pas faire paître les troupeaux.  On peut rapprocher cette formation des dignitaires avec les fonctions indo-européennes  tripartites de Dumézil (sacrée, guerrière et productrice) mais Pierre Briant pense que « l'important est ailleurs :  l'éducation des cadres de l'Empire obéit strictement aux impératifs politiques et idéologiques de l'appareil d'Etat auquel les jeunes gens sont ou vont être intégrés : défendre le territoire lutter contre les ennemis de la dynastie et d'Ahurah-Mazdah, assurer la prospérité agricole, c'est-à-dire assurer le bon fonctionnement de la dépendance rurale. »  (op.cité)  Samin Amir parle de « la reproduction des conditions idéologiques de la société. »

« Toutes ces sociétés traditionnelles sont caractérisées par la transparence du phénomène économique... Dans ces sociétés, l'exploitation ne peut se maintenir que si la société dans son ensemble (classes dirigeantes et classes exploitées) partage une même idéologique, qui justifie aux yeux des uns et des autres leur inégalité de statut... L'idéologie occupe une place dominante dans la reproduction de la société... Cette idéologie constitue le contenu essentiel de l'éducation des classes dirigeantes qui, autant que les classes exploitées, doivent être aliénées en elles ; elles doivent y croire pour la mettre en oeuvre d'une manière efficace. D'où le caractère de l'éducation élitiste axée sur la religion. »

Samir Amin, Le développement inégal, 1973, Paris, Editions de Minuit.

 

 

Tout en haut de la chaîne de pouvoirs, de Cyrus à Darius Ier, on fabrique de toute pièce une dynastie  : Selon Briant, toujours, Cyrus n'était même pas de souche achéménide, et Stolper se demande si Darius n'était pas un usurpateur), comme Vallat le pense pour Cyrus lui-même, qui serait Élamite  (Stolper, 1999). Dans cette fabrique idéologique, s'élaborent des légendes sur l'origine de la famille royale,  les hauts faits de Cyrus, et « le grand nombre d'historiettes mettant en scène le Roi et des paysans ne peut être tenu non plus comme un fait négligeable. » (Briant, 1982a). On y voit les paysans apporter au Roi le meilleur de leurs travail (moutons, boeufs, blé, vin, lait et fromage pour les plus pauvres), «tous doivent (nomos) au Roi les prémices (aparchè) de leur production », et le  vocabulaire choisi, rapporté par les textes grecs  d'Elien, « de nature religieuse et sacrificielle (aprachè), ne doit probablement rien au hasard. » 

 

« Riche je suis, par ma grande lance, mon épée et le beau bouclier qui protège la  peau. Avec lui, je laboure, avec lui je moissonne, avec lui je foule le doux raisin de la vigne, avec lui je suis salué comme maître de la gent servile. Ceux qui n ont pas l'audace d avoir lance et épée et le beau bouclier qui protège la peau, ceux-là s inclinent, ils tombent à mes genoux, ils m'appellent leur maître, ils m'appellent Grand Roi. »

 

Scholion d'Hybréas le Crétois : Athénée 15. 6951f -  696a 

 

Les riches, avons-nous dit ailleurs, sont une grande famille, et il n'y a aucune raison que ceux de la Perse achéménide constituent une exception. On ne sera donc pas étonné d'apprendre que les charges les plus hautes, tant civiles que militaires (ce sont les archives du temps de Cyrus et de Cambyse qui nous l'apprennent) sont détenues par des familles iraniennes unies  entre elles mais aussi à la famille royale par des liens matrimoniaux. Sous les règnes de Darius et Xerxès, le phénomène devient encore plus prégnant, au point que dans les dernières années de l'Empire,  nombre de gouverneurs et de généraux descendent de dignitaires en poste sous Darius et ses immédiats successeurs (Stolper, 1999), ce que Briant résume par  « Ethno-classe dominante ».  Ainsi, tout un réseau de pouvoirs est mis en place pour qu'un nombre réduit de conquérants puisse contrôler d'immenses territoires : satrapes, trésoriers, gouverneurs, riches familles, diaspora perses, des hommes de culture et de langues différentes partageant ensemble « une culture impériale et des intérêts politiques communs. » (op.cité).  Pour ce faire, le roi pratique, en particulier, une stratégie déjà bien éprouvée de mise en concurrence entre les Grands, autant à la cour que dans les provinces. Ainsi, « les membres de la classe dominante étaient moins solidaires entre eux que dépendants du monarque. » (op. cité).  Voilà  donc nos satrapes lancés dans une rivalité effrénée entre satrapes et dynastes de provinces occidentales, dans une course  aux meilleures carrières, négociant vers le haut (la royauté) avec respect et vers le bas (les niveaux hiérarchiques) qui lui sont inférieurs, de l'autorité et du dirigisme,  pour augmenter ses biens fonciers, ses rentes, optimiser ses charges, etc. On voit ainsi à l'époque de Darius III des parvenus descendants de familles non iraniennes occuper les postes hiérarchiques les plus élevés, en raison de  « services rendus  au monarque ».  Cette farouche "guerre" interne aurait conduit à la "Grande révolte des satrapes" de 366-359, connu surtout par Diodore de Sicile, un historien grec du Ier siècle avant notre ère, qui ont voulu être califes à la place du calife et créé des principautés autonomes, avant de se soumettre au roi, comme Ariobarzane ou Mausole sur la côte asiatique,  Orontès ou Autophradatès en Asie mineure, l'Asia de Diodore.  

Les satrapes sont au coeur du dispositif  idéologique achéménide, où les Paradis (paradeisoi) tiennent une place aussi originale que significative.  Ce vaste ensemble souvent clos de murs était constitué de la résidence du satrape lui-même, un palais parfois fortifié (basileion, basileia,  regia satraparum), un vaste domaine avec des villages pour les dépendants, sorte d'unité agricole, et une réserve de chasse, sorte de parc fréquemment clos lui aussi, avec des forêts où on enferme des bandes de fauves,  à quoi s'ajoutent des jardins, des vergers, des bois. Au-delà de l'agrément princier, « le paradis représente une sorte de modèle de prospérité agricole et horticole. » On y réquisitionne la main d'oeuvre servile,  mais on y expérimente aussi les techniques d'irrigation. Rappelons, en particulier, les fameux qânâts, ces galeries forées surtout par des esclaves pour alimenter en eau des régions arides, dont la construction assurait pour cinq générations aux indigènes le droit de cultiver le sol auparavant inculte, sans pour autant être exonérées de loyers et d'une flopée de taxes (Aristote, Economie, II, 1.4).  Enfin, c'est aussi un lieu de conservation (d'arbres en particulier), la sélection, des espèces pour une meilleure productivité,  d'expérimentation technique, hydraulique. Cet écrin de luxe, bien séparé du reste du pays a frappé Xénophon par son contraste saisissant entre sa richesse et le dénuement du reste du pays  (Anabase IV, 4, 1-2)  

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 ​​Persépolis, Escalier du Tripylon, détail d'un lion dévorant un taureau, 480-465, règne de Xerxès Ier.

 

La ficelle est grosse, elle n'a pourtant cessé, un peu partout d'être utilisée par tous les pouvoirs qui avaient assez de puissance pour la légitimer : "les Perses, lorsqu’ils se rendirent maîtres de l’Asie, donnèrent à ceux qui feraient venir de l’eau dans les lieux où il n’y en aurait point eu auparavant, l’usufruit de ces lieux-là mêmes, jusqu’à la cinquième génération inclusivement, et que les habitants, animés par cette promesse, n’avaient épargné ni travaux ni dépenses pour conduire sous terre des eaux depuis le mont Taurus, d’où s’échappe un grand nombre de cours d’eau, jusque dans ces déserts(Polybe, vers 200-133, Ἱστορίαι / Historíai : Histoires, X. 4, traduction de Vincent Thuillier, 1685-1736).   Concrètement, le creusement de grands qanats réclame parfois plusieurs années de travail. Le roi fait donc travailler une première fois, durement  et gratuitement, des populations avant de le faire une seconde fois, par l'exploitation des ressources, dont il tire de gros profits. Cela donne une idée du "marché" de dupes, que nous retrouvons tout au long de l'histoire, et qui a aussi avoir avec le principe de propriété, puisque toutes les terres concernées sont, par décision autoritaire et unilatérale, des propriétés royales. 

   On sait que la justice sociale était déjà au cœur des préoccupations de Zoroastre (Zarathoustra), en Perse entre le Xe et le VIe siècle, et, à  la fin du Ve siècle, mais le chef religieux et réformateur social Mazdak ( 529),  sous les Sassanides, ira encore plus loin en proclamant que, pour revenir à la situation originelle où "les hommes possédaient tout en commun et en jouissaient pleinement...la possession doit redevenir commune." Pas seulement les biens, mais aussi les femmes, et Mazdak de s'en prendre aux  "harems des nobles et exigeait le partage des femmes entre les pauvres." (Ernst, 1962). Les Mazdakites, principalement des petits paysans, avec, la participation d"artisans, s'attaquèrent alors aux maisons de la haute-noblesse, propriétaires d'esclaves, s'emparant de leur bétail, de leurs céréales et de leurs femmes, souvent après les avoir éliminés (op. cité). Comme dans beaucoup de révoltes populaires, on trouve des classes privilégiées qui appuient un moment les mécontentements populaires, ici les Chah et la petite noblesse, les Deccans, de manière stratégique, bien sûr, pour accéder à leur tour à un pouvoir plus élevé. Ils "favorisèrent l'évolution vers une structure féodale" et "les réformes de Chosroès I [Khosro I, NDA], 531-578) manifestent cette féodalisation de l'Etat iranien", les Deccans devenant alors "le principal appui du pouvoir central : subordonnés au roi, en tant que noblesse de robe, ils étaient investis par lui(op. cité).   

 

                   BIBLIOGRAPHIE           
 
 
                              [↩]

BRIANT Pierre, 1982a, Forces productives, dépendance rurale et idéologies dans l'Empire achéménide. In: Rois, tributs et paysans. Etudes sur les formations tributaires du Moyen-Orient ancien. Besançon : Université de Franche-Comté, pp. 431-474. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 269);

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1982_ant_269_1_2623

BRIANT Pierre, 1982b, La vie des masses paysannes est donc conduite autour de trois préceptes et complémentaires : Travailler - Produire - se Reproduire

https://www.persee.fr/docAsPDF/ista_0000-0000_1982_ant_269_1_2623.pdf

HERRENSCHMIDT Clarisse, 1990,  Manipulations religieuses de Darius Ier. In: Mélanges Pierre Lévêque. Tome 4 : Religion. Besançon : Université de Franche-Comté, pp. 195-207. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 413)

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1990_ant_413_1_2288

LEVI Mario Attilio., 1976, Au sujet des laoi et des inscriptions de Mnesimachos. In: Actes du colloque 1973 sur l'esclavage. Besançon 2-3 mai 1973. Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 1976. pp. 257-279. (Actes des colloques du Groupe de recherche sur l'esclavage dans l'antiquité, 4);

https://www.persee.fr/doc/girea_0000-0000_1976_act_4_1_940

STOLPER Matthew, 1999, Une « vision dure » de l'histoire achéménide (note critique). In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 54ᵉ année, N. 5, pp. 1109-1126;

https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1999_num_54_5_279804

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