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         Les Trente Glorieuses    

 Le bonheur pour tous  ?    [ 2 ]

                                          Ces

                                  « machines

                        qui épuisent leur corps

                                            et

                                     leur âme »

 

 

Vous ne lirez jamais sous la plume des laudateurs des Trente Glorieuses, un patient exposé sur le travail en usine, en particulier le travail à la chaîne, réalités pourtant très prégnantes durant cette période pour des millions d'ouvriers. En 1934, déjà, la philosophe Simone Weil (1909-1943) prenait un congé de l'Education Nationale pour travailler dans les usines d'Alsthom, de Renault  : "je suis en usine principalement pour me renseigner sur un certain nombre de questions fort précises qui me préoccupent (...) J'ai le sentiment, surtout, de m'être échappée d'un monde d'abstractions et de me trouver parmi des hommes réels", confie-t-elle par  lettre la même année à une ancienne élève  (Simone Weil, Lettre à une élève,  "La Condition ouvrière", texte établi par Albert Camus, Gallimard, Collection Idées n° 52, 1951, p. 23-28).  Un peu avant, en 1932, elle considérait sa prime d'agrégation comme un "privilège inacceptable. Elle renforça la caisse de solidarité des mineurs, car elle avait décidé de vivre avec cinq francs par jour, prime allouée aux chômeurs du Puy. Elle milita dans le syndicat des instituteurs de la Haute-Loire, où elle se rapprochait du groupe de l' « École émancipée »" (op. cité, avant-propos d'Albertine Thévenot, ancienne élève de l'auteur)  elle avait visité une mine et avait pu utiliser des machines : "On m'a laissé prendre en main un marteau piqueur et une perforatrice à air comprimé. Métier infernal"  ("L'Effort", organe du cartel du bâtiment autonome de Lyon, 19 mars 1932)  :

 

"D'une manière générale, une réforme d'importance sociale infiniment plus grande que toutes les mesures rangées sous l'étiquette de socialisme serait une transformation dans la conception même des recherches techniques. Jusqu'ici on n'a jamais imaginé qu'un ingénieur occupé à des recherches techniques concernant de nouveaux types de machines puisse avoir autre chose en vue qu'un double objectif : d'une part augmenter les bénéfices de l'entreprise qui lui a commandé ces recherches, d'autre part servir les intérêts des consommateurs. Car en pareil cas, quand on parle des intérêts de la production, il s'agit de produire plus et moins cher ; c'est-à-dire que ces intérêts sont en réalité ceux de la consommation. On emploie sans cesse ces deux mots l'un pour l'autre. Quant aux ouvriers qui donneront leurs forces à cette machine, personne n'y songe. Personne ne songe même qu'il soit possible d'y songer. Tout au plus prévoit-on de temps à autre de vagues appareils de sécurité, bien qu'en fait les doigts coupés et les escaliers d'usines quotidiennement mouillés de sang frais soient si fréquents. Mais cette faible marque d'attention est la seule. Non seulement on ne pense pas au bien-être moral des ouvriers, ce qui exigerait un trop grand effort d'imagination ; mais on ne pense même pas à ne pas meurtrir leur chair. Autrement on aurait peut-être trouvé autre chose pour les mines que cet affreux marteau-piqueur à air comprimé, qui agite de secousses ininterrompues, pendant huit heures, l'homme qui y est accroché. On ne pense pas non plus à se demander si la nouvelle machine, en augmentant l'immobilisation du capital et la rigidité de la production, ne va pas aggraver le danger général de chômage. À quoi sert-il aux ouvriers d'obtenir à force de lutte une augmentation des salaires et un adoucissement de la discipline, si pendant ce temps les ingénieurs de quelques bureaux d'études inventent, sans aucune mauvaise intention, des machines qui épuisent leur corps et leur âme ou aggravent les difficultés économiques ?"  (S. Weil, "L'enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain", ouvrage inachevé, édité de manière posthume par Albert Camus, Collection Espoir, Gallimard, 1949).  

 

Simone Weil dépasse la pensée de Marx sur le fait que l'institution de la propriété est au fondement de l'oppression capitaliste et insiste sur le fait que le capitalisme n'a pas "élaboré dans son sein les conditions matérielles d'un régime de liberté et d'égalité"  (S. Weil, "Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale", 1934).   

 

Une amélioration méthodique de l’organisation sociale suppose au préalable une étude approfondie du mode de production, pour chercher à savoir d’une part ce qu’on peut en attendre, dans l’avenir immédiat et lointain, du point de vue du rendement, d’autre part quelles forme d’organisation sociale et de culture sont compatibles avec lui, et enfin comment il peut être lui-même transformé. Seuls des êtres irresponsables peuvent négliger une telle étude et prétendre néanmoins à régenter la société ; et par malheur tel est le cas partout, aussi bien dans les milieux révolutionnaires que dans les milieux dirigeants. La méthode matérialiste, cet instrument que nous a légué Marx, est un instrument vierge ; aucun marxiste ne s’en est véritablement servi, à commencer par Marx lui-même. La seule idée vraiment précieuse qui se trouve dans l’œuvre de Marx est la seule aussi qui ait été complètement négligée. Il n’est pas étonnant que les mouvements sociaux issus de Marx aient fait faillite.

La première question à poser est celle du rendement du travail. A‑t-on des raisons de supposer que la technique moderne, à son niveau actuel, soit capable, dans l’hypothèse d’une répartition équitable, d’assurer à tous assez de bien-être et de loisir pour que le développement de l’individu cesse d’être entravé par les conditions modernes du travail ? Il semble qu’il y ait à ce sujet beaucoup d’illusions, savamment entretenues par la démagogie. Ce ne sont pas les profits qu’il faut calculer ; ceux des profits qui sont réinvestis dans la production seraient dans l’ensemble ôtés aux travailleurs sous tous les régimes. Il faudrait pouvoir faire la somme de tous les travaux dont on pourrait se dispenser au prix d’une transformation du régime de la propriété. Encore la question ne serait-elle pas résolue par là ; il faut tenir compte des travaux qu’impliquerait la réorganisation complète de l’appareil de production, réorganisation nécessaire pour que la production soit adaptée à sa fin nouvelle, à savoir le bien-être des masses ; il ne faut pas oublier que la fabrication des armements ne serait pas abandonnée avant que le régime capitaliste ne soit détruit partout ; surtout il faut prévoir que la destruction du profit individuel, tout en faisant disparaître certaines formes de gaspillage, en susciterait nécessairement d’autres. Des calculs précis sont évidemment impossibles à établir ; mais ils ne sont pas indispensables pour apercevoir que la suppression de la propriété privée serait loin de suffire à empêcher que le labeur des mines et des usines continue à peser comme un esclavage sur ceux qui y sont assujettis.   (S. Weil, "Réflexions...", op. cité ).

 

 

Ces réflexions rejoignent celles qui ont été faites ici à plusieurs reprises, en particulier à propos de la division du travail acceptée par les libéraux presque sans sourciller depuis Adam Smith (cf. Libéralisme ou la  naissance du capitalisme moderne, Quelques adoucissements à la misère, Edward Burke et Adam Smith) et qui montrent qu'en dehors de toute problématique de propriété, d'inégalités économiques étudiés par la critique marxiste (exploitation, surtravail, profit, etc.), c'est le développement industriel, la technique qu'il faut interroger pour apporter des solutions de bien-être aux ouvriers  : "Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre" (Réflexions..., op. cité).    

 

"Ainsi, dès le dix-neuvième siècle, l'opposition entre le prolétariat et le patronat a cessé d'être une question de propriété ; elle est devenue une question de fonction par rapport à la machine. Au temps de l'atelier et de la manufacture, c'était l'argent qui séparait en deux classes la population industrielle ; au temps de la grande industrie, c'est la machine elle-même qui sépare par une barrière infranchissable d'une part ceux qui la dirigent, d'autre part, ceux qui en forment les rouages vivants.  Et cette nouvelle forme de la division des classes transforme entièrement la question sociale. Car l'on voit très bien comment une révolution peut supprimer l'argent ou du moins en changer la fonction ; mais on ne voit nullement, et Marx lui-même ne s'explique guère là-dessus, comment peuvent se transformer les propriétés sociales du machinisme. Les classes ne sont plus ceux qui vendent et ceux qui achètent la force de travail, mais ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose."   (S. Weil, "Oppression et liberté" 1934).   

Simone Weil  ayant vécu la vie ouvrière, décrit l'ampleur de l'oppression subie par le travail à la chaîne, en usine :   

 

"Les femmes, elles, sont parquées dans un travail tout à fait machinal, où on ne demande que de la rapidité. Quand je dis machinal, ne croyez pas qu'on puisse rêver à autre chose en le faisant, encore moins réfléchir. Non, le tragique de cette situation, c'est que le travail est trop machinal pour offrir matière à la pensée, et que néanmoins il interdit toute autre pensée. Penser, c'est aller moins vite ; or il y a des normes de vitesse, établies par des bureaucrates impitoyables, et qu'il faut réaliser, à la fois pour ne pas être renvoyé et pour gagner suffisamment (le salaire étant aux pièces)"  (S. Weil,  "Lettre à une élève, in "Condition ouvrière", op. cité).

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  1908
    Belgique

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  1936
  Australie

 

 

 

"étudier d’un côté les femmes qui ont affaire aux machines, les femmes des ateliers des usines, mais aussi celles des bureaux, comme les mécanographes de tous ordres, et encore des magasins, comme les caissières. Et de l’autre, celles qui sont payées à s’occuper de tous les papiers produits par notre système économique et social. Cette typologie paraît d’autant plus efficace que ces métiers ne sont pas mixtes : quand les hommes sont présents, c’est aux postes de commandement, de l’équipe ou du bureau."   (Schweitzer, 2002)

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  1974
    France

 

 

 

 

"Renault — Fraiseuse. Mercredi 5.  (...)  Émotions terribles, le jour de l'embauche, et le lendemain en allant affronter l'inconnu ; dans ce métro matinal (j'arrive à 6 h 3/4), l'appréhension est forte jusqu'au malaise physique. Je vois qu'on me regarde ; je dois être fort pâle. Si jamais j'ai connu la peur, c'est ce jour-là. J'ai dans l'esprit un atelier de presses, et 10 h par jour, et des chefs brutaux, et des doigts coupés, et la chaleur, et les maux de tête..." ("Journal d'usine", in "Condition ouvrière", op. cité)

"La peur. Rares sont les moments de la journée où le cœur n'est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque. Le matin, l'angoisse de la journée à traverser. Dans les rames de métro qui mènent à Billancourt, vers 6 h 1/2 du matin, on voit la plupart des visages contractés par cette angoisse. Si on n'est pas en avance, la peur de la pendule de pointage. Au travail, la peur de ne pas aller assez vite, pour tous ceux qui ont du mal à y arriver. La peur de louper des pièces en forçant sur la cadence, parce que la vitesse produit une espèce d'ivresse qui annule l'attention. La peur de tous les menus accidents qui peuvent amener des loupés ou un outil cassé. D'une manière générale, la peur des engueulades. On s'exposerait à bien des souffrances rien que pour éviter une engueulade. La moindre réprimande est une dure humiliation, parce qu'on n'ose pas répondre." ("La vie et la grève des ouvrières métallos (sur le tas)", 10 juin 1936, in "Condition ouvrière", op. cité)

 

"Pour moi, moi personnellement, voici ce que ça a voulu dire, travailler en usine. Ça a voulu dire que toutes les raisons extérieures (je les avais crues intérieures, auparavant) sur lesquelles s'appuyaient pour moi le sentiment de ma dignité, le respect de moi-même ont été en deux ou trois semaines radicalement brisées sous le coup d'une contrainte brutale et quotidienne. Et ne crois pas qu'il en soit résulté en moi des mouvements de révolte. Non, mais au contraire la chose au monde que j'attendais le moins de moi-même – la docilité. Une docilité de bête de somme résignée. Il me semblait que j'étais née pour attendre, pour recevoir, pour exécuter des ordres – que je n'avais jamais fait que ça – que je ne ferais jamais que ça. Je ne suis pas fière d'avouer ça. C'est le genre de souffrances dont aucun ouvrier ne parle : ça fait trop mal même d'y penser"  ("Lettre à Albertine Thévenon", in "Condition ouvrière", op. cité).    

"L'épuisement finit par me faire oublier les raisons véritables de mon séjour en usine, rend presque invincible pour moi la tentation la plus forte que comporte cette vie : celle de ne plus penser, seul et unique moyen de ne pas en souffrir (...)  Seul le sentiment de la fraternité, l'indignation devant les injustices infligées à autrui subsistent intacts – mais jusqu'à quel point tout cela résisterait-il à la longue ? – Je ne suis pas loin de conclure que le salut de l'âme d'un ouvrier dépend d'abord de sa constitution physique. Je ne vois pas comment ceux qui ne sont pas costauds peuvent éviter de tomber dans une forme quelconque de désespoir – soûlerie, ou vagabondage, ou crime, ou débauche, ou simplement, et bien plus souvent, abrutissement – (et la religion ?)"  ("Journal d'usine", in "Condition ouvrière", op. cité)

    On le voit bien ici, tout un ensemble de réalités psycho-sociales vécues dans le cadre de la domination au travail (pénibilité, fatigue, souffrances, peurs, etc.)  ne forment pas du tout naturellement un aiguillon de révolte, bien au contraire,  elle abolit le plus souvent la volonté, elle empêche de prendre du temps de s'interroger sur l'injustice sociale, sans parler du  conditionnement familial, sociétal concernant la place dévolue aux uns et aux autres dans la société, nonobstant le fait que, pendant cette parenthèse d'élévation moyenne du niveau de vie, la mobilité sociale a connu une amélioration. Ou encore, comme nous l'avons vu avec la mythologie du mineur, l'ouvrier est "virilisé", d'une force positive, invincible, où toute trace de la dégradation par le travail est absente.

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Depuis la première moitié du XXe siècle déjà, l'Allemagne hitlérienne, la France pétainiste ou encore la Russie communiste faisait la propagande, en particulier par les affiches,  du travailleur puissant et héroïque, image à laquelle les ouvriers mâles tentaient souvent, sous la pression sociale, de se conformer, malgré les nombreux accidents de travail : 

 

 "Nombre de témoignages minimisent l’accident mineur, la blessure qui n’arrête pas le travail, les simples « bobos » que l’on soigne d’un chiffon serré autour de sa main ensanglantée. Gestes notables, récurrents depuis le début du xxe siècle, et qui contribuent à faire de la résistance du corps un des facteurs de cohésion du groupe"   (Pillon, 2014) 

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La main, premier outil de l’ouvrier, est aussi le plus touché, offrant les traces les plus visibles. Le travail masculin ne les épargne pas : écrasement ou coupures sont les accidents les plus fréquents, sur les docks, dans les mines, à l’usine. La manipulation de métal coupant, par exemple, met les mains en danger permanent. Là encore, on insiste rarement sur les dégâts que subissent les femmes affectées aux petites machines mécaniques. Michelle Aumont décrit ces accidents terribles chez les ouvrières de la mécanique dans les années 1950. Rendues moins attentives par la fatigue, une ouvrière ne retient pas sa main qui « heurte la fraise » ; elle perd « un bout de l’index droit . Ce n’est pas une exception sur ces machines : « Un doigt sur deux d’enlevé, un pouce écrasé, un doigt raccourci, un morceau de phalange en moins, etc. »¹ Les presses également sont redoutables. Au cours des années 1970, dans une usine de sous-traitance automobile, une ouvrière, Odette, laisse sa main un instant de trop sous la presse : le regard horrifié, « elle tient son bras droit, sa main a été écrasée »². Transpercée également par les petites machines à piquer, à sertir, munies d’aiguilles, de pointes, d’agrafes, et dont le geste de commande est rendu hésitant et imprécis par la fatigue, la main des femmes comme celle des hommes garde plus que tout le stigmate du travail ouvrier. C’est pourquoi elle en est aussi le signe politique.  (Pillon, 2014).

 1.  Michelle Aumont, Femmes en usine. Les ouvrières de la métallurgie parisienne, Paris, Éditions Spes, 1953, p. 68. 

  2.    Aurélie, Journal d’une O. S., Paris, Éditions ouvrière, 1979, p. 68.A

 

 

 

Hors des périodes de fortes tensions et de crises, l'ouvrier ne discute pas de son sort, son esprit et son corps surmobilisés par la pénibilité et le stress. C'est un facteur d'inégalité important (en plus du faible revenu),  qui ne permet pas qu'un ouvrier s'occupe de soi et de sa famille aussi bien qu'un travailleur qui travaille dans des conditions plus respectueuses de la santé du corps et de l'esprit et qui impactent forcément l'espérance de vie. 

Par dignité, il va au contraire prétendre, alors que la réalité dit le contraire, qu'il peut tout affronter sans ciller. Toutes ces attitudes induites par la domination, en réaction à celle-ci, remarquons-le, sont tout à fait profitables au capitaliste, qui peut tendre la corde sociale jusqu'à ce qu'elle menace de rompre (voir Naissance du Libéralisme, La France, Les Lumières, 2e partie).  Nous verrons plus tard que si les progrès de la mécanisation ont diminué les contraintes physiques, elle ne les a pas du tout supprimées et qu'elles sont très préjudiciables, encore,  dans nombre de métiers pénibles pour le corps. 

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« Une effroyable monotonie » 

 

 

 

 

 

Si nous avons commencé d'introduire cet exposé par le travail de Simone Weil, c'est que, un peu plus de trente ans plus tard, en 1968, quand un autre normalien, Robert Linhart, ancien élève d'Althusser, fondateur du mouvement maoïste français, se fait embaucher comme ouvrier spécialisé dans les usines Citroën de la Porte de Choisy, le travail à la chaîne  est  plus que jamais d'actualité, avec la forte augmentation du nombre d'ouvriers spécialisés, soit 1,5 millions d'emplois supplémentaires entre 1954 et la fin des années soixante,  soit 40 % de la population ouvrière (source du Ministère de l'Education Nationale). Linhart est loin d'être le premier d'ailleurs à "s'établir"  : "L’établissement désigne l’expérience de quelques centaines de militants intellectuels qui, à partir de 1967, s’embauchaient, « s’établissaient » dans les usines ou les docks. Les établis inscrivent leurs actions dans le mouvement maoïste ; il s’agit de travailler à l’usine avec les ouvriers pour les aider à s’organiser. Ils sont en rupture avec le syndicalisme traditionnel qui privilégie la négociation avec le patronat et ne souhaitent pas non plus créer une avant-garde d’élites"  (Taïbi, 2006). 

 

Dix ans plus tard, Robert Linhart racontera son expérience d'une année sur les chaînes des usines Citroën, dans son livre L'Établi (Editions de Minuit, 1978).  Quatre ans avant l'expérience ouvrière de Leslie Kaplan (L'Excès-L'Usine, 1982), il  décrit la condition ouvrière :

"Si l’ouvrier travaille trop lentement, il "coule" c’est-à-dire qu’il se trouve progressivement déporté en aval de son poste, continuant son opération alors que l’ouvrier suivant a déjà commencé la sienne. Il lui faut alors forcer le rythme pour essayer de remonter. Et le lent glissement des voitures, qui me paraissait si proche de l’immobilité, apparaît aussi implacable que le déferlement d’un torrent qu’on ne parvient pas à endiguer : cinquante centimètres de perdus, un mètre, trente secondes de retard sans doute, cette jointure rebelle, la voiture qu’on suit trop loin, et la nouvelle qui s’est déjà présentée au début normal du poste, qui avance de sa régularité stupide de masse inerte, qui est déjà à moitié chemin avant qu’on ait pu y toucher, que l’on va commencer alors qu’elle est presque sortie et passée au poste suivant : accumulation des retards. C’est ce qu’on appelle "couler" et, parfois, c’est aussi angoissant qu’une noyade" 

(...) 

Il y a six catégories d’ouvriers non qualifiés. De bas en haut : trois catégories de manœuvres (M.1., M.2., M.3.) ; trois catégories d’ouvriers spécialisés (O.S.1, O.S.2, O.S.3). Quant à la répartition, elle se fait d’une façon tout à fait simple : elle est raciste. Les Noirs sont M.1, tout en bas de l’échelle. Les Arabes sont M.2 ou M.3. Les Espagnols, les Portugais et les autres immigrés européens sont en général O.S.1. Les Français sont, d’office, O.S.2. Et on devient O.S. à la tête du client, selon le bon vouloir des chefs. Voilà pourquoi je suis ouvrier spécialisé et Mouloud manœuvre, voilà pourquoi je gagne quelques centimes de plus par heure, quoique je sois incapable de faire son travail. Et après, on ira faire des statistiques subtiles sur la "grille des classifications", comme disent les spécialistes.

(...)

Personne ne naît O.S. ; on le devient. D’ailleurs, ici, à l’usine, il est très rare qu’on désigne quelqu’un comme « l’ouvrier qui… ». Non. On dit : "La personne qui travaille à la soudure", "La personne qui travaille aux pare-chocs". La personne. Je ne suis ni l’ "ouvrier" ni l’ "établi". Je suis "la personne qui travaille aux balancelles"

(...)

Une 2 CV faite, une autre à faire… Je calcule. Cent cinquante par jour. Deux cent vingt jours par an. En ce moment, fin juillet, il doit en être à peu près à la trente-trois millième. Trente-trois mille fois pendant l’année, il a refait les mêmes gestes. Pendant que des gens allaient au cinéma, bavardaient, faisaient l’amour, nageaient, skiaient, cueillaient des fleurs, jouaient avec leurs enfants, écoutaient des conférences, se goinfraient, se baladaient, parlaient de la "Critique de la Raison pure", se réunissaient pour discutailler des barricades, du fantasme de la guerre civile, de la question du fusil, de la classe ouvrière comme sujet et des étudiants comme substitut du sujet et de l’action exemplaire qui révèle et du détonateur, pendant que le soleil se levait sur Grenade et que la Seine clapotait doucement sous le pont Alexandre III, pendant que le vent couchait les blés, caressait l’herbe des prairies et faisait murmurer les feuillages dans les bois, trente-trois mille carcasses de 2 CV ont défilé devant Mouloud depuis septembre, pour qu’il soude trente-trois mille fois le même interstice de cinq centimètres de long."   

(Linhart,  L'établi,  op. cité). 

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Importance du travail à la chaîne

Tableau par métiers

Source  : Ministère du Travail, 1974

 

 

 

Cette grande pénibilité du travail des ouvriers spécialisés concerne aussi bien les hommes que les femmes : 


"Ainsi Marcelle Capy, un temps ouvrière dans une usine de colle de la région parisienne entre les deux guerres, soulève à la main des plaques de pâte collante posées sur des claies de bois, puis empile celles-ci les unes sur les autres, « jusqu’à hauteur d’homme » ; enfin, « à bout de bras » dispose les claies dans un ascenseur. Après un tel travail de manœuvre, elle écrit : « J’avais les reins, les jambes et les bras brisés. Je m’assis sur une pile de claies et je refusais de continuer. Au diable la colle. J’étais à bout de force.  Même exercice longuement décrit par Christiane Peyre dans les années 1950 avec des plaques de sucre : « Les plaques que je prends par douzaines sont lourdes, et il faut pour les engager dans la machine exécuter une torsion des poignets qui se traduit en élancement de plus en plus douloureux (...) Ces quelques exemples suffisent à dire à quel point le travail de force que réalisent les femmes a accompagné celui des hommes. Il apparaît souvent moins spectaculaire, ce n’est pas celui des dockers ou des mineurs, mais il s’inscrit comme condition de réalisation du travail sur les chaînes de production, dans les activités de nettoyage, de rangement. La part de la manipulation régulière d’objets lourds ne doit pas être minoré dans l’analyse du travail féminin.  

 

 "À ces fatigues des gestes de force, des grands efforts, s’ajoute, mais elle est en réalité indissociable, la fatigue de la répétition. Le travail aux pièces, sur une chaîne, entraîne une fatigue spécifique. La vitesse et la répétition se conjuguent et conduisent à un état d’hébétement dans lequel le corps semble absent à lui-même, dans « un hallucinant présent […], une éternité vide […], une effroyable monotonie » qui abolit la relation au temps, et d’abord au temps du corps, à ses rythmes, à son économie propre."    (Pillon, 2014citation de Christiane Peyre, "Une société anonyme", Paris, Julliard, 1962, p. 36-37).  

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« La longue assignation des femmes » 

On a beaucoup déploré avec raison "les carences des études sur les femmes" (Schweitzer, 2002) de l'historiographie française.  Alors que les femmes ont toujours travaillé, cette réalité a longtemps été occultée. Elles sont 6,2 millions d'actives recensées  en 1866, 7 millions cent ans plus tard  (Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud, Sociologie de l’emploi, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001).  Cette invisibilité historique est corrélée à une invisibilité sociale qui se lit à deux nombreux niveaux. Malgré les débats sur l'hérédité sociale, dans les années 1960-1970, "les inégalités de sexe font « de la figuration »  : elles ne sont pas nommées, y compris pour les lieux d’enseignement où les femmes sont majoritaires, comme les facultés de Lettres "  (Schweitzer, 2002). 

"de la figuration"   :    Citation de Catherine Marry, "Filles et garçons à l’école : du discours muet aux controverses des années 90", dans Jacqueline Laufer, Catherine Marry, Margaret Maruani, "Masculin-féminin. Questions pour les sciences de l’homme"  Paris, PUF, 2001, coll. « Sciences sociales et société ».

facultés de Lettres   :  cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, "Les Héritiers. Les étudiants et la culture", Paris, Éditions de Minuit, 1964 ; Pierre Bourdieu, "La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement", Paris, Éditions de Minuit, 1970.

Malgré la hausse des bachelières à la fin des années 1960, les femmes subissent des inégalités d'accès aux études supérieures : L'Ecole Polytechnique n'ouvre ses portes aux filles qu'en 1972. HEC en 1973 et l'ENA, si elle est officiellement mixte depuis 1946, elles "y sont fondamentalement récusées et contestées, dans un processus sans doute identique à ce qui se passe à l’École nationale de la magistrature, un des rares lieux de formation supérieure étudiés en y pensant le genre" (Schweitzer, 2002).  Les recrutements d'enseignantes sont longtemps demeurés très inégalitaires entre 1882 et 1974, avec des agrégations spécifiques, des concours féminins rarement ouverts pendant que les concours masculins avaient lieu tous les ans. Au total, bien des métiers demeurent fermés aux femmes, médecins, ingénieures, avocates, etc. A l'autre bout du spectre, "la très grande majorité des CAP, si qualifiants, sont longtemps fermés aux femmes" (op. cité).  Ainsi, "la longue assignation des femmes à certains secteurs d’emploi est patente" (op. cité).  L'emploi des femmes est alors très corrélé à l'immémoriale spécialisation ou division sexuée des tâches (qui n'a pas toujours pas disparu au XXIe siècle). Depuis les débuts de l'ère industrielle, on confie aux femmes des travaux prétendument accordés à la féminité, liés à leurs capacités supposées innées de dextérité, de soin. On les trouvait alors employées dans les industries textiles, alimentaires, dans les mines, mais en surface, au criblage ou à la logistique (une loi du 18 mai 1874 leur interdit le travail au fond de la mine). Pendant les Trente Glorieuses, le développement du tertiaire les conduit à occuper un certain nombre de métiers liés aux qualités féminines qu'on leur prête, le charme en particulier (hôtesses d'accueil, secrétaires, vendeuses, etc.), le soin, la protection (institutrices, infirmières, etc.), des qualités qu'on voulait coir déjà se déployer dans leur vie, dans leur foyer, par l'accueil, l'entretien, la préparation des repas, le soin et l'éducation des enfants. Ainsi, leurs rôles sont presque toujours subalternes, et quand elles le sont moins, elles sont collaboratrices, adjointes d'un homme, dont elle dépend presque toujours pour les décisions. Sans parler des secteurs qui sont traditionnellement des lieux emblématiques de la division sexuelle (ou "genrée" pour employer un terme plus contemporain) des tâches, comme l'armée, la politique, la mécanique, le bâtiment, etc.  (Wailly, 2004).   N'oublions pas, par ailleurs, que, jusqu'en 1965, la loi obligeait les femmes à demander à leur mari l'autorisation de travailler, ou que, jusqu'en 1974, "les lieux d'enseignement ne sont pas tenus à la mixité. C’est comme si le mythe de l’école républicaine, celle de Ferry, laïque, obligatoire et gratuite avait englouti toutes les spécificités de l’enseignement des filles"  (Schweitzer, 2002). Les femmes subissaient donc de multiples empêchements dans leur épanouissement social, où les inégalités par la loi, par les discriminations de toutes sortes, confortaient en partie l'archaïsme des mentalités. Même la question de de la situation des mères au travail, qui serait trop fractionné par l'arrivée des enfants, et qui peut servir d'excuses à la discrimination, est à interroger :

 

"Au début des années 1970, 75 % des femmes actives n’ont jamais interrompu leur activité ; sur le quart restant, 21 % se sont arrêtées une fois, 3 % deux fois, en général pour élever un enfant, mais aussi pour se plier à une mobilité professionnelle géographique du conjoint (11 %)*, ce qui correspond globalement aux observations faites sur les ouvrières de la Seine au 20e siècle"   (Schweitzer, 2002).  Les

* Évelyne Sullerot, Histoire et sociologie du travail féminin, Paris, Gonthier, 1968 ; Les Françaises au travail, Paris, Hachette, 1973.

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TAÏBI Nadia, 2006,  "Le témoignage de Simone Weil. L’expérience de l’Usine"  dans "Sens-Dessous" 2006/1 (N° 0), pages 62 à 75.
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WAILLY  Jeanne-Marie, 2004, "Les différentes phases du travail des femmes dans l'industrie", Dans "Innovations" 2004/2 (no 20), pages 131 à 146.
https://www.cairn.info/revue-innovations-2004-2-page-131.htm

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