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Rien  à  foutre !

ええじゃないか

ええじゃないか : "Eejanaika"  (voir article), estampe de Yoshiiku Utagawa,                                                       1867

"Le serment en cinq articles" (五箇条の誓文, Gokajō no seimon,  du 7 avril 1868, que nous appelons aussi Charte du serment,  promulguée au nom de l"empereur de l'ère Meiji (1868-1912), ce sont cinq courts articles dont le but premier, annoncé en préambule, est "l'établissement du bonheur national". L'empereur invite "les classes hautes" et les "classes basses" à travailler ensemble à ce grand projet, annonce "des assemblées délibératives" sur les questions de société, qui seront discutées librement. Une belle invitation qui cache difficilement les vieilles indignités sociales : Au début de l’ère Meiji, les burakumin continuent d'être victimes de pogroms, en particulier dans la région du Kansai. La suppression des lois discriminantes sur les hinin et les eta en 1871 n’a été, comme en Inde pour les castes, qu’une manière hypocrite du pouvoir d’invisibiliser davantage les problèmes et les tabous liés à cette réalité.

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Le serment des cinq articles,  fresque de 1928 d'Inui Nanyō (1870-1940), Musée Mémorial de Meiji, Tokyo, Japon.

Tout d'abord, ce discours est prononcé lors d'une cérémonie religieuse au palais impérial de Kyoto. L'empereur prête serment, selon ses termes, "devant les dieux du ciel et de la terre", "non vis-à-vis de son peuple" (Article Gokajō no seimon, cf. note 1). Il ne faudrait pas s'y tromper. Pressé pas les puissances occidentales à l'extérieur, par ses propres luttes intestines, par des révoltes de toutes sortes, le pouvoir oligarchique impérial cherche une voie possible pour se maintenir. Certes, les troupes impériales ont battu les troupes shogunales aux batailles de Toba et Fushimi, clôturant la guerre civile de Boshi, mais les princes daimyō ralliés au nouveau pouvoir impérial restauré, les Tosa,  Satsuma, Chôshû ou Hizen ne sont pas prêts à abandonner leurs fiefs sans compensation. Il s'agit donc surtout pour eux, avec la fin du shogunat, de négocier des compromis acceptables avec le pouvoir shogunalEn 1871, lors du Haihan chiken, l'abolition du système des fiefs (ou des domaines, han), ils obtiendront donc en échange, des postes de préfets, gouvernant leurs anciens fiefs transformés en départements, sur le modèle français, avec un traitement correspondant au dixième des revenus de leur fief  (Akamatsu, 1968). Sous leurs ordres, et dans la même logique, on trouvait d'anciens guerriers reconvertis en employés, petits ou moyens. "Nombre de guerriers, frustrés notamment par la perte de leur pouvoir et de ses attributs comme le port du sabre, gardaient leur autorité sur la population. À cette hostilité, répondait l’incapacité de fonctionnaires à saisir une situation locale aggravée par une incompétence leur interdisant la compréhension de textes officiels, voire de simples formulaires, en particulier sur les questions fiscales."  (Hurth, 2009) L'élimination progressive des samouraïs est instructive sur la manière dont les Ploutocraties organisent toujours, depuis la plus lointaine antiquité, des couches variées de pouvoirs intermédiaires entre les maîtres et les esclaves : Intendants, contremaîtres, notables, chefs d'armée, de régions, etc, qui sont autant d'obligés ou de fusibles potentiels selon que les situations sont favorables ou non aux plus riches. Les puissants daimyo entreront donc la bourse pleine dans la modernité, mais les petits samouraïs seront sacrifiés sur l'autel, et, comme les paysans, écrasés dans leurs révoltes, des luttes bien plus égoïstes puisqu'elles cherchaient à conserver des avantages féodaux : c'est pour cette raison que nous ne y attarderons pas. Citons en particulier  les rébellions de Saga en 1874, Shinpūren, de Hagi, de 1876, et celle de Satsuma ou encore la guerre de Seinan en 1877. D'autres soulèvements concernent des conflits de puissance entre les maîtres, comme celle de Mito : elles n'entrent pas dans le cadre de cette étude quand elles ne concernent pas les autres classes sociales de manière significative.

Mais il y a pire. Le projet de soumettre la Corée (colonisée entre 1910 et 1945, cf. chapitre suivant), qui occupait déjà certains esprits à la fin du bakufu,  aurait en partie permis au pouvoir Meiji, en plus de détourner les mécontentements, de gagner des galons aux côtés des puissances impérialistes, mais encore "d'occuper l'ancienne classe des bushi, réduite au chômage. Après avoir mobilisé une grande partie des samurai de rang inférieur, la révolution restauratrice s'orientait en un sens qui leur était défavorable, s'attaquant notamment à leurs pensions."  Maruyama Masao, conférence de 1946,  traduction Morvan Perroncel (cf. Perroncel, 2004). 

 

Par-delà les samouraïs c'est l'ensemble du peuple nippon que voulaient convaincre les groupes d'extrême droite issus du Mouvement pour les droits du peuple. "Défendre sans faiblesse les droits du peuple" (op. cité), martelait "le Shogun de l'ombre", l'ultranationaliste Tôyama Mitsuru (d'une famille de samouraïs), qui avec Tenyukyo (Organisation de libération céleste des opprimés) son organisation secrète et paramilitaire dépendant de son mouvement Océan noir (Gen'yōsha, 1881), prépara le terrain pour l'armée japonaise en Corée. D'autres intellectuels comme Fukuzawa Yukichi sont pourtant d'une froide lucidité  :

Examinant la manière dont s'y prennent les Occidentaux avec la Chine et les divers pays d'Asie, la manière dont ils donnent là libre cours à leur puissance, on remarquera qu'elle n'est pas très différente de celle dont use le bushi avec l'homme du peuple. Les vaisseaux qui entrent et sortent des ports de cette Asie subjuguée pour le profit commun des pays occidentaux, sont à ces derniers ce qu'étaient les belles lames aux familles de samurai, qui en imposaient à la population collectivement et par la force." Alors, pour Fukuzawa, "maintenir le kokutai" ("souveraineté nationale") c'est-à-dire "ne pas perdre l'indépendance politique, ne pas être gouverné par les étrangers", c'est avant tout "promouvoir les capacités intellectuelles de la population (...) Sur cette voie, le premier impératif est d'éradiquer les anciens vices et d'adopter l'esprit de la civilisation que l'Occident a mis en œuvre."  (Fukusawa, Bunmeiron no gairyaku, Aperçu général de la théorie de la civilisation), 1875). On a là un petit aperçu des débats qui secouent l'élite japonaise et qui, au final ont des répercussions très concrètes sur la propagande idéologique de l'Etat, celle qui va modeler encore une fois les esprits selon le désir de ses maîtres. "Fondée sur les préceptes propres au pays impérial," dira le ministre de l'Education (1872) Fukuoka Takachika, "notre éducation a besoin du confucianisme."  (Maruyama, in Perroncel, 2004). On édita des manuels scolaires tirés de Confucius ou Mencius, on interdit dans les classes certains ouvrages occidentaux : "Ainsi l'éducation fut-elle réorientée dans le sens d'un retour à l'ancien" (op. cité). En 1886, le système éducatif est réorganisé de fond en comble. Le premier article de l'ordonnance relative aux universités dit : "L'Université impériale a pour vocation d'enseigner et d'approfondir les arts et sciences indispensables à l'État ». On  pénètre mieux le sens idéologique de cette phrase avec les "Règlements sur le recrutement des fonctionnaires civils (examens, admissions, formations"  de 1877, "qui permettaient aux diplômés de la faculté de droit impériale formés dans ce système apprenant le dévouement à l'État, d'être nommés sans avoir à passer d'examen." (op. cité). A cela s'ajoute le fait que les clans de Satsuma et Chôshû avaient investi les places de la haute fonction publique, ou encore celui de la militarisation, comme sous Napoléon, des grandes écoles. La tête pensante derrière toutes ces mesures nationalistes est pourtant  celle de Mori Anori,  "fondateur du système éducatif moderne du Japon" dixit Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mori_Arinori). Tout cela n'empêchait pas les "clans du gouvernement" de réaliser "des profits exorbitants" et de bichonner les ambitions des "gentlemen's business" (op. cité), au grand dam de leurs opposants qui réclamait un capitalisme libéral tourné vers les classes moyennes. La revue Nihonjin ("Les Japonais") dénonça par exemple à plusieurs reprises les conditions de vie des mineurs  de Takashima, pour la plupart issus d'anciennes castes de parias : journées de 12 heures,  maladies chroniques,  pénibilité  et dangerosité du travail, emploi de prisonniers,  etc., étaient le lot quotidien des travailleurs, comme en Europe ou ailleurs, à peine adoucies par la solidarité des associations communautaires traditionnelles (tomoko). Bien d'autres travailleurs, bien sûr, souffraient des nouveaux maux apportés par la Révolution Industrielle, ce à quoi les industriels opposèrent une "attitude de déni".  (Thomann, 2015) mais qui entraîna la timide naissance d'une médecine du travail : silicose dans les poumons, phosphore blanc nécrosant les mâchoires et provoquant des empoisonnements, tuberculose pulmonaire (en particulier dans la population féminine de l'industrie textile),  acide pitrique dans la fabrication d'explosifs empoisonnant la peau, les cheveux, les muqueuses, etc. etc. 

phosphore blanc : la production sera interdite de 1885 à 1889, et en 1906 le gouvernement japonais refusera de signer la Convention internationale de Berne, sur l'interdiction de l'emploi du phosphore blanc dans l'industrie des allumettes. 

 

 

" À quelque puissance, à quelque richesse que paraisse atteindre un État, l’humanité nous empêchera de dire que son régime est juste si nombre de ses habitants ne connaissent pas un sort plus enviable que celui des bêtes de somme. "  

 

"Nihon no rikken seitai", 日本の立憲政体 (le Régime constitutionnel du Japon), Nihon, 19 mars 1889.

Pendant ce temps, la situation des paysans ne s'améliorent pas du tout. A Kokawa et dans ses environs, par exemple, en 1876, ils s'élèvent contre cours le cours du riz  pour le nouvel impôt. transitoire et le prix du riz. Les autres villages de la vallée de Kii ne se joignent pas cette fois au mouvement, alors qu'ils partagent les mêmes difficultés, ce qui atténue la force du mouvement (Hurth, 1990). Ceci est peut-être dû à des traumatismes précédents, en particulier pendant la famine de 1787, où les paysans luttèrent contre la pression fiscale, les monopoles seigneuriaux, les malversations d'officiers seigneuriaux, etc. Vingt à trente mille femmes et hommes avaient participé au conflit, un village avait été détruit. (op. cité).  

En 1876, toujours,, des  mouvements contre la fiscalité eurent lieu aussi à Wakayama, Aichi ou Sakai, et de violentes révoltes ont secoué Ibaraki et Mie en fin d'année. Lors de soulèvements de Saigo 1877, le brigadier-général Yamagata mate les insurgés et obtient en récompense le poste de commandant en chef de la garde impériale puis chef de l'état-major en 1878. En 1884, ont lieu des émeutes agraires (nômin-ikki, 農民一揆) à Chichibu, dans la préfecture de Saitama, "qui rassembla de nombreux agriculteurs pauvres dans leur majorité chefs de fermes de dimension modeste." (article Chichibu jiken, 秩父事件, "incident de Chichibu"), cf. note 1).  Ce serait « la manifestation la plus violente qu'ait connue le mouvement "pour la liberté et droits du peuple" » ( Jiyû Minken Undô,  自由民権運動, op. cité), qui "avait une assise rurale non négligeable, mais était constitué surtout de paysans aisés" (Calvet, 2002).  En fait, certains historiens pensent qu'on a eu affaire là à une tentative avortée "de révolution prolétarienne d'origine paysanne", et pas seulement un mouvement influencé par le Parti Libéral (Jiyû-tô), comme on l'a longtemps cru. (op. cité), qui a entraîné dans son sillage 160 révoltes (Sastre, 2016).

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Kusa no ran (草の乱, "Rébellion de l'herbe"), film de Seijirô Kôyama (2004), retraçant la révolte de Chichibu

Une grave disette favorisa les capitaux usuriers et aggrava la situation. Des regroupements de paysans se formèrent très vite et "tous réclamèrent la diminution du taux usuraire, le remise de l'échéance, la réduction des impôts, etc."  cf. note 1). Région montagneuse peu propice à la riziculture, le district de Chichibu complétait ses revenus par de la sériciculture. En 1866, déjà, des soulèvements "très organisés et poussés par des objectifs politiques clairement définis" avaient eu lieu dans les régions de Shinobu, Date ou Fukushima, où les paysans sont 70.000 à exiger "l'abolition d'un nouvel impôt sur les vers à soie, le blocage de la hausse d'intérêts sur les prêts et le contrôle du prix du riz." (Calvet, 2002). L'année d'après, en 1867, la région  de Nagoya est touchée comme d'autres par le mouvement populaire qu'on appelle Ee-ja-nai-ka. C’est une époque d’uchikowashi, « émeutes de destruction » (article Yonaoshi, cf. note 1), courantes pendant les épisodes de famine, où on peut voir des groupes de gens parcourir les rues et danser à corps perdu à cause d’une rumeur selon laquelle des talismans de papier (ofuda) du Kôtai-jingû (sanctuaire intérieur  de l’Ise-jingû) seraient miraculeusement tombés sur la ville de Nagoya. Au cri d’Eejanaika, les foules dévastent des quartiers, pillent les biens des marchands, des usuriers, des propriétaires fonciers, supposés avoir reçu eux aussi,  un peu partout dans le pays, toutes sortes d’objets miraculeux. En fait de miracles, ce sont les richesses des propriétaires, de plus en plus installés à la ville, mais aussi celles des marchands enrichis qui, malgré " les interdits concernant la vente des terres...ont peu à peu réussi à s’approprier des lots en prêtant aux paysans dans une telle mesure que l’hypothèque faisait d’eux les propriétaires effectifs de la terre." (Calvet, 2002) : "il y a un véritable passage de la terre aux mains de citadins, qui ne fait que s’accélérer dans le dernier siècle du shôgunat." (op. cité).

ee-ja-nai-ka : On trouve souvent une traduction polie : "N'est-ce pas une bonne chose ?" mais ce mot contiendrait une trivialité difficile à traduire, qu'un Japonais sur le web avait rendu par "Qu'est-ce que j'en ai à foutre", "Rien à foutre !, qui, semble-t-il, est plus proche du sens du mot japonais.

Mais la plupart du temps, les yonaoshi-ikki étaient suscitées par des revendications bien rationnelles, comme le départ du seigneur ou le changement du régime (article Hyakushô-dai, cf. note 1).  On ne s’étonnera pas que, face à ce que tous les pouvoirs  du monde considèrent surtout comme des désordres, les troupes des daimyô répondaient par la coercition : « L’échelle des peines augmentait avec l’intensité des mouvements, les peines de mort étaient fréquemment prononcées, tandis que la torture était couramment appliquée. » (Hurth, 1990).  

 

Entre 1873 et 1877, la réforme de l'impôt foncier pousse une nouvelle fois les paysans à se soulever, et en 1874, pas moins de  300.000 révoltés de la région de Fukoka, dans les îles de Kyûshû "sont violemment réprimés par les forces de l’ordre, mais l’impact est si fort que le gouvernement procède rapidement à une baisse de l’impôt foncier." (Calvet, 2002). 

Entre 1881 et 1885, les politiques déflationnistes du ministre des Finances Matsukata Masayochi ruinèrent de nombreuses communautés rurales dont Chichibu ou Kanagawa, et touchèrent aussi des familles de guerriers comme Miyazaki Tōten ou Tōyama Mitsuru. Ce fut là,peut-être pour une part, une occasion de "convergence des luttes", pour reprendre un vocabulaire plus moderne, mais il n'y a pas de doute que le parti libéral a joué un rôle important dans cette histoire. 

Entre  1882 et 1884, une nouvelle vague de révoltes, très violentes cette fois,  se répand sur les départements de Fukushima, Nagano, Aichi et Satama, réclamant "des mesures contre l'endettement et la dépossession des terres dont sont victimes les paysans" (Calvet, 2002). En février 1884, le passage à Chichibu d'un membre de l'aile gauche du Parti Libéral, Ōi Kentarō ( 1843-1922) venu y faire une conférence, attira à son parti les dirigeants des groupes paysans qui appelèrent leur association"Parti Libéral de Chichibu" qui  luttait auprès des paysans endettés mais aussi pour obtenir des droits démocratiques, comme la mise en place d'un suffrage universel masculin, l'indépendance des gouvernements locaux ou encore la constitution d'une assemblée nationale. Les démarches légales touchant à leurs revendications n'ayant pas abouti, les paysans se préparèrent à l'insurrection, rejoints plus tard par ceux de Nagano et de Gunma, préfectures voisines. Cette révolte fut finalement vaincue par des troupes d'infanterie et le tribunal condamna des centaines d'émeutiers dont 4 personnes considérées comme des meneurs et condamnées à mort (article Chichibu jiken, cf. note 1).   A noter qu'à Gunma, et à d'autres endroits, des paysans et des samouraïs destitués luttaient côte-à-côte, parce que mécontents, mais pas du tout pour les mêmes raisons. Les premiers luttaient pour survivre, les seconds parce qu'ils avaient perdus leurs avantages féodaux, liés à l'oppression des seigneurs.    

 

Il faut noter ici le fait important que les paysans aient commencé, comme à leur habitude,  par exposer leurs griefs, par attendre des réponses avant de décider de passer à l'action violente parce qu'ils n'obtenaient aucune amélioration de la situation et qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Ainsi, à Kokawa, les paysans avaient séquestré moment un des fonctionnaires préfectoraux dans la salle de réunion du village  et l'avaient copieusement insulté.  Comment ne pas faire le rapprochement avec les  médiatiques affaires de la séquestration en 2014 du directeur des ressources humaines de Goodyear d'Amiens-Nord ou celle de "la chemise arrachée" d'un DRH d'Air France en 2015.  Qu'un prolo ose toucher à un membre de la classe supérieure est encore aujourd'hui un crime passible de prison (24 mois avec sursis dans l'affaire Goodyear), alors que la violence parfois extrême, exercée, nous le verrons, par les pratiques  mortifères du capitalisme, passe pour l'unique et vertueuse manière de diriger l'économie.   

Entre  1882 et 1884, une nouvelle vague de révoltes, très violentes cette fois,  se répand sur les départements de Fukushima, Nagano, Aichi et Satama, réclamant "des mesures contre l'endettement et la dépossession des terres dont sont victimes les paysans" (Calvet, 2002). En février 1884, le passage à Chichibu d'un membre de l'aile gauche du Parti Libéral, Ōi Kentarō ( 1843-1922) venu y faire une conférence, attira à son parti les dirigeants des groupes paysans qui appelèrent leur association"Parti Libéral de Chichibu" qui  luttait auprès des paysans endettés mais aussi pour obtenir des droits démocratiques, comme la mise en place d'un suffrage universel masculin, l'indépendance des gouvernements locaux ou encore la constitution d'une assemblée nationale. Les démarches légales touchant à leurs revendications n'ayant pas abouti, les paysans se préparèrent à l'insurrection, rejoints plus tard par ceux de Nagano et de Gunma, préfectures voisines. Cette révolte fut finalement vaincue par des troupes d'infanterie et le tribunal condamna des centaines d'émeutiers dont 4 personnes considérées comme des meneurs et condamnées à mort (article Chichibu jiken, cf. note 1).   A noter qu'à Gunma, et à d'autres endroits, des paysans et des samouraïs destitués luttaient côte-à-côte, parce que mécontents, mais pas du tout pour les mêmes raisons. Les premiers luttaient pour survivre, les seconds parce qu'ils avaient perdus leurs avantages féodaux, liés à l'oppression des seigneurs.    

 

Il faut noter ici le fait important que les paysans aient commencé, comme à leur habitude,  par exposer leurs griefs, par attendre des réponses avant de décider de passer à l'action violente parce qu'ils n'obtenaient aucune amélioration de la situation et qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Ainsi, à Kokawa, les paysans avaient séquestré moment un des fonctionnaires préfectoraux dans la salle de réunion du village  et l'avaient copieusement insulté.  Comment ne pas faire le rapprochement avec les  médiatiques affaires de la séquestration en 2014 du directeur des ressources humaines de Goodyear d'Amiens-Nord ou celle de "la chemise arrachée" d'un DRH d'Air France en 2015.  Qu'un prolo ose toucher à un membre de la classe supérieure est encore aujourd'hui un crime passible de prison (24 mois avec sursis dans l'affaire Goodyear), alors que la violence parfois extrême, exercée, nous le verrons, par les pratiques  mortifères du capitalisme, passe pour l'unique et vertueuse manière de diriger l'économie.   

De 1590 à 1871, les historiens comptabilisent entre 3000 et 3700 mouvements paysans, et  "les actions violentes uchikowashi et hôki ne représentent qu'un peu plus de 16 %." (Hurth,  1990).

 

C'est un fait qui est très commun à bon nombre de mouvements revendicatifs dans l'histoire, nous le verrons, et de manière inverse, le mépris des classes possédantes envers les plus humbles, exprimé par l'absence de considération,  à la fois dans les paroles et dans les faits, de prise en compte des situations de détresse, du refus de trouver sincèrement une solution satisfaisante aux problèmes de ceux qui souffrent, démontrent depuis très longtemps la posture idéologique des gouvernants, où le bien-être des personnes ne fait pas partie de leur préoccupations premières. Au contraire, comme nous le voyons ici, la structure ploutocratique de nombre d'Etats, sur des bases d'accumulation capitalistique (quelle que soit sa forme), permet dans toutes les situations sociales à quelques uns de s'enrichir, au risque d'appauvrir beaucoup d'autres, que ce soit en période de paix ou pendant les conflits. Cette structure fabrique toujours, nous le verrons, une espèce de pont entre la sphère privée et et la sphère publique, car les riches doivent s'assurer régulièrement de la bonne facilitation de leurs affaires : Séduction, influence, largesses, infiltration, collusion, les stratégies sont nombreuses et on peut évoquer pour notre sujet la collusion des clans gouvernementaux avec un certain nombre privilégiés de zaibatsu (litt. clique financière", ces célèbres mastodontes de l'économie asiatique. En effet, il ne faudrait pas imaginer le développement fulgurant de l'économie japonaise comme autant d'initiatives d'entrepreneurs un peu partout convertis au capitalisme. Les zaibatsu ont des "liens étroits avec le pouvoir politique", et "la structure féodale de ces groupes reste forte" ainsi que "les relations de dépendance". Par ailleurs, ils  se développent "grâce à la protection des gouvernements et leurs orientations commerciales sont influencées par la politique." Et tout particulièrement le choix répété par les gouvernants de faire la guerre, est une très bonne affaire pour les conglomérats impliqués, dont l'accumulation de capital "a profité de chaque guerre pour s'accélérer" (article zaibatsu, cf. note 1).  

à suivre....

                   

                      BIBLIOGRAPHIE           [↩]

 

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