L'Angleterre : Le radicalisme
( 1 )
Thomas Paine
et
Mary Wollstonecraft
Les amis de la Révolution Française
"The Friends of the People" (Les Amis du Peuple), caricature de la République Solidaire (Republican Solidarity) de Joseph Priestley et Thomas Paine, prônée par The Society of the Friends of the People, par Isaac Cruikshank, en 1792
Des effigies de Thomas Paine sont brûlées à travers le pays, et à grande échelle. Son corps est jeté symboliquement dans les flammes, à la manière des hérétiques médiévaux. Le crime de Paine ? Une hérésie contre la nature du gouvernement britannique, un crime contre la propriété, la mémoire de la Glorieuse Révolution de 1688 ou encore son livre sur les Droits de l’homme. (cf. O'Gorman, The Paine Burnings of 1792–1793, Past & Present, 2006).
Le 4 novembre 1789, le pasteur presbytérien Richard Price prononce un discours devant la Revolution Society, par lequel il rend hommage à la révolution française, dénonce le peu de représentativité du Parlement anglais ou encore les discriminations touchant les courants religieux minoritaires.
discours : A Discourse on the Love of Our Country ("Discours sur l’amour de la patrie").
Burke y répond en publiant ses Réflexions sur la Révolution en France (1790) et provoque des réactions en cascade, en particulier Catarine Macaulay, Joseph Priestley, James Mackintosh, Mary Wollstonecraft, Joseph Towers, John Thelwall, ou encore Capel Lofft. Mais la plus remarquable est peut-être celle de Thomas Paine (1737-1809), autodidacte d'origine modeste, qui aura un rôle important dans l''indépendance des Etats-Unis d'Amérique, en particulier par la réception de son pamphlet Common Sense (Sens commun, 1776) qui déclencha en partie la révolution américaine. Il met en cause directement Edmund Burke, et va même au-delà de ce que défendent pour eux-même bien des radicaux ou bien des révolutionnaires français un peu plus tard :
"Pourquoi Monsieur Burke parle-t-il de cette Chambre des Lords comme d'un pilier des intérêts de la nation ? Même si ce pilier disparaissait sous terre, le système de propriété foncière continuerait d'exister, de même que le travail de labourage, de semence et de fauchage. Les aristocrates ne sont pas ceux qui travaillent la terre… mais ils sont les consommateurs de leur rente."
Thomas Paine, Rights of Man (Droits de l'Homme), tome II, 1792.
Trois ans plus tard, entre 1795 et 1796, Paine écrit Agrarian Justice (Justice Agraire) et décide de publier son ouvrage "déterminé" par "un sermon prêché par Watson, évêque de Landaff". Ce sermon de 1785 s'intitule : "La Sagesse et la Bonté de Dieu ont fait le riche et le pauvre."
"L'abominable fausseté contenue dans le titre de ce sermon m’a déterminé à publier ma "Justice Agraire". C'est un mensonge de dire que Dieu a créé des riches et des pauvres, il a seulement créé des Hommes et des Femmes, et il leur a donné la Terre en héritage. Nous avons connu la doctrine blasphématrice du Droit divin des rois, ou des Rois par droit divin ; et nous avons vécu pour la voir pulvérisée. Mais jamais nous n’avons entendu parler de Riches par droit divin, ni de Pauvres par droit divin. Cet évêque a le mérite d’être le premier sycophante à avoir propagé cette fausse et détestable absurdité.
Au lieu de prêcher des sermons creux et mensongers pour inciter une partie de la société à l'insolence, et réduire l’autre à l’esclavage, comme le font en général les prêtres de tous les pays et de toutes les obédiences, et particulièrement ceux qui sont attachés à ce qu’on appelle des églises établies, il vaudrait beaucoup mieux qu’ils employassent leur temps à rendre la condition des hommes moins misérable qu'elle ne l'est. La religion pratique consiste à faire le bien, et la seule manière de servir dieu, c’est de travailler au bonheur de ses créatures ; toute prédication qui n’a pas cet objet pour but, est une absurdité et une hypocrisie."
"La conservation des avantages attachés à ce qu’on appelle l’état de civilisation, doit être, avec la guérison des maux qu’il a causés, un des premiers objets de toute législation qui tend à se réformer.
C’est une question sujette à de grands débats, que de savoir si cet état qu’on appelle avec orgueil, et peut-être par erreur, état civilisé, a plus contribué à avancer qu’à faire décroître le bien-être général des hommes. D’une part, le spectateur est frappé de l’éclat extérieur le plus vif ; de l’autre, il est attristé par le spectacle de la plus profonde misère : l’un et l’autre sont l’œuvre de la civilisation. Les plus hauts degrés de l’abondance et du dénuement se trouvent réunis dans les pays qu’on appelle civilisés."
Thomas Paine, Préface de "Agrarian justice opposed to agrarian law and to agrarian monopoly being a plan for meliorating the condition of man…", 1795-96, Londres, 1797.
Ce qui distingue ceux qui cherchent réellement à construire une société de bonheur commun des autres, qui ne s'en préoccupent pas ou font semblant de s'en préoccuper c'est premièrement l'affirmation avec force que le bien de tous est le premier principe, le but final de cette recherche et deuxièmement, l'élaboration d'un projet de société qui permet le mieux possible d'atteindre ce but. Auparavant, il convient, bien entendu, de s'entendre sur le diagnostic de la société dont il est question :
"Ceci étant posé, le premier principe de la civilisation doit avoir été, et doit être encore, que la condition des individus qui naissent après l’établissement de cet état, ne soit pas être pire qu’elle ne l’aurait été s’ils étaient nés avant cette époque. Mais le fait est que la condition d’un million d’individus dans chaque pays de l’Europe, est bien pire que s’ils fussent nés avant l’établissement de la civilisation, ou parmi les indiens qui vivent aujourd’hui en ’Amérique du Nord"
Thomas Paine, Jusrice agraire, op. cité
Très rapidement l'auteur pointe du doigt le nœud du problème : la propriété, socle fondamental du libéralisme :
"Liberté et propriété sont deux mots qui expriment tout ce que nous possédons ; ce ne sont pas de simples attributs intellectuels. La propriété est de deux sortes : la première, c’est la propriété naturelle, ou celle du Créateur, comme la terre, l’air et l’eau. La seconde c’est la propriété artificielle ou acquise, c’est-à-dire celle qui est produite par l’homme. Pour celle-ci il ne peut y avoir d’égalité, car, pour y participer également, il faudrait que chaque homme produise également ; ce qui n’arrive jamais : et quand bien même chaque homme, garderait ce qui lui appartient en propre, il aurait le même sort que s'il avait partagé également avec les autres. L’égalité de la propriété naturelle est le sujet de cet ouvrage. Toute personne née au monde est née propriétaire légitime d’une certains types de propriété, ou de leur équivalent."
"La valeur additionnelle, due à la culture, après avoir été admise par la société, est devenue la propriété de ceux qui l’ont produite, ou qui l’ont reçue d’eux en héritage, ou qui l’ont achetée. Elle a eu, dès l’origine, un propriétaire légitime : ainsi, tandis que je défends le droit, et que je m'intéresse moi-même à la triste situation de tous ceux qui, par l’introduction du systême de la propriété terrienne, ont été dépouillés de leur héritage naturel, je défends également la cause du possesseur légitime, pour ce qui lui appartient réellement."
Thomas Paine, Jusrice agraire, op. cité
Pour compenser cette inégalité, l'auteur propose de créer un fonds national basé sur ce qu'on appelle aujourd'hui "les droits de succession", en raison d'un dixième de la valeur de la propriété après le décès de son possesseur. Ce fonds permet de créer un revenu universel de base garanti à chacun à partir de sa majorité (alors 21 ans), quel que soit son niveau de revenu, de 50 livres par an jusqu'à 50 ans puis de 10 livres, passé cet âge. Paine est donc un des premiers à imaginer l'institution d'un revenu universel, qui préfigure les dispositifs imaginés plus tard par Philippe Van Parijs, de Jean-Marc Ferry ou encore de Yoland Bresson à la fin du XXe siècle, qui iront cependant bien plus loin dans la réflexion, en remettant en cause la place et la valeur du travail dans la société.
"Je propose de payer les sommes déterminées ci-dessus à tout individu riche ou pauvre ; c’est le parti le plus convenable et le plus propre à prévenir des distinctions odieuses : d’ailleurs, il est conforme à l’exacte justice, puisqu’il s’agit d’un équivalent pour l’héritage naturel qui appartient de droit à tout homme, indépendamment de la propriété qu’il peut avoir produite ou reçue des premiers producteurs. "
Thomas Paine, Justice agraire, op. cité
Philippe an Parijs : "Refonder la solidarité", Le Cerf, Paris, 1996.
Jean-Marc Ferry : L"allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté Jean-Marc Ferry Paris, éd. du Cerf, coll. « Humanités », 1995.
Yoland Bresson : Le Revenu d'existence ou la Métamorphose de l'être social, Paris, , L'esprit frappeur, 2000
Cependant, le projet de Paine ne remet pas en cause l'organisation capitaliste de la société dans son ensemble, et l'auteur lui-même "prend soin de préciser qu’il ne souhaite ni déranger les propriétaires actuels ni bouleverser l’ordre établi des taxes." (Geffroy, 2013). Rien à voir, donc, avec un certain nombre de ses prédécesseurs, comme Winstanley, ou de ses contemporains, comme Babeuf, qui, nous le verrons, dénoncera lui aussi le principe de la propriété. Le manque de radicalité démocratique est aussi notable chez Paine quand on examine quelque peu son action et ses accointances politiques :
"Malgré des condamnations répétée de la traite des esclaves et de l’esclavage, il ne s’insurge jamais du fait que la constitution américaine, dont il fait l’éloge, pérennise l’esclavage. Comme le note Ann Thomson, « Les sentiments abolitionnistes de Paine ne donnent pas lieu à des publications, au contraire, il semble très réticent à toute expression publique de son opinion à ce sujet » (Thomson 66)."
Thomson, 66 : Tom Paine et l’esclavage ». Nouveaux Regards sur l’Amérique. Peuples, nation, société. Perspectives comparatistes. Dir. Nathalie Caron et Naomi Wulf. Paris : Syllepse, 2004. 65-79. Il faut tout de même noter à la fin de sa vie une lettre de 1804 contre les partisans de l'esclavage en Louisiane (Belissa, 2010)
Il en est de même avec les Indiens d'Amérique, dont il vante la supériorité sociale :
"On n’y rencontre nulle part le spectacle de cette pauvreté et de cette misère extrême, qui frappe nos regards dans toutes les villes et dans tous les carrefours de l’Europe. La pauvreté est donc l’ouvrage de l’état social ; " (Paine, Justice Agraire, op. cité)
Tombant même dans la caricature :
"Si la vie d’un Indien peut être regardée comme un jour de fête continuelle..." (op.cité)
On cherchera pourtant en vain, pourtant, un engagement politique clair en leur faveur : "Paine ne prendra jamais nettement position en leur faveur" (Julin, 2004). Ajoutons qu'il n'a été qu'une seule fois dans sa vie à leur contact, en 1777, comme membre d'une Commission du Congrès chargée d'une médiation (Julin, 2004). Par contre, il ne tarira pas d'éloge ou ne manquera pas de s'attacher les faveurs de grands personnages de la politique américaine, presque tous grand propriétaires d'esclaves, tels Jefferson ou Washington, dont certains américains demandent aujourd'hui de démonter les statues sur le territoire étatsunien. Il en va de même pour un certain nombre de politiciens français, dont Marie Joseph Paul Yves Roch Gilbert du Motier, marquis de La Fayette (1757-1834), qui n'ont pas été de grands amis du petit peuple à la Révolution Française. On finira par une mention peu humaniste sur les Juifs :
"L’économie universelle de la nature nous apprend, et l’exemple des juifs nous prouve que l’espèce humaine dégénère lorsqu’elle est réduite à un petit nombre de personnes, séparées de la tige commune et qui ne contractent de mariages qu’entre elles ;"
Paine, Droits de l'Homme
C'est dans le sillage de l'éditeur radical qu'on trouve une bonne partie des auteurs de la contestation sociale en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle. Cette fois, nous ne sommes plus chez les radicaux des hautes sphères politiques, mais plus souvent dans des milieux de classe moyenne, populaire, qui, de par leur mode de vie, en particulier, sont plus près que les premiers des réalités économiques concrètes, en particulier des plus pauvres, car un certain nombre d'entre eux auront connu des situations matérielles difficiles. Ils et elles sont romanciers, peintres, poètes et leurs contributions sont d'une toute autre ampleur que celles qui se limitent aux libertés individuelles ou démocratiques.
"La deuxième partie des Rights of Man de Paine et les Rights of Nature de Thelwall infléchissent aussi la critique de l’État récurrente dans le mouvement radical en une défense d'une sorte d’État-providence avant la lettre. Celui-ci veillerait à une répartition plus égale des richesses dans la société par l'établissement d'un impôt progressif, et prendrait soin de la santé physique et intellectuelle de ses citoyens, au moyen notamment d'allocations versées aux couples pauvres avec des enfants à charge et aux personnes âgées – allocation, qui, précise Paine, n'aurait rien de « caritatif », mais relèverait bien plutôt d'un « droit », juste retour des choses pour les impôts versés à l’État." (Leclair, 2018)
Mary Wollstonecraft (1759 - 1797)
Portait de John Opie, 1797, National Portrait Gallery, Londres
Quelques dates :
- 1778: Face aux difficultés financières de son père, Mary décide de travailler et de vivre de manière indépendante. Elle devient dame de compagnie chez Mrs Dawson, à Bath.
- 1782 : Décès de sa mère, elle se met davantage à aider financièrement ses plus jeunes frères et soeurs, en particulier James, embarqué sur le HMS Carysfoot, qui a besoin d'un enseignement de mathématiques pour devenir officier de marine. Elle déménage dans la famille de sa meilleure amie, Fanny Blood, qui l'aurait éveillée sur beaucoup de sujets.
- 1784 : Ouvre une école avec sa soeur Eliza et Fanny à Newington Green, une communauté radicale de dissenters au nord de Londres, où elle fait la connaissance de du pasteur non conformiste Richard Price. Les écoles de ce type sont appelées "dissenting academies".
dissenters : Protestants qui réclament leur indépendance religieuses vis-à-vis de ll'Etat et de 'Eglise officielle anglicane, tels les Presbytériens, Baptistes, Quakers, Unitariens, Congrégationalistes, etc
- 1786 : Fermeture de l'école suite à des problèmes financiers survenus pendant son absence à Lisbonne, où Fanny séjournait avec son nouveau mari. Devient gouvernante chez le vicomte de Kinsborough en Irlande.
- 1787 Joseph Johnson publie ses Thoughts on the education of daughters.
- 1788 : Joseph Johnson publie son roman Mary : A fiction et l'invite à participer comme rédactrice pour son mensuel Analytic Review, avec Thomas Christie et lui-même.
- 1789 : Fait publier The female reader, sous pseudonyme.
- 1790 : Publication de Young Grandison et Elements of Morality, traductions de deux oeuvres pour enfants de Maria Geertruida van de Werken de Cambon et Christian Gotthilf Salzmann.
Publication anonyme de Vindication of he rights of men
- 1791 : Fait la connaissance de Paine via Johnson et lui sert parfois de traductrice française.
Publication de Vindication of he rights of women et d'Original Stories, illustrées par Wlliam Blake
- 1792 : Arrivée à Paris, est invitée chez Helen - Maria ( Hélène - Maria ) Williams en Gironde
- 1793 : Rencontre avec le radical américain Gilbert Imlay.
Début de la Terreur, la chute de ses amis Girondins la pousse à quitter Paris pour Neuilly
- 1794, En janvier, déménage au Havre, commence à rédiger An historical and moral view of the Français revolution. En mai , naissance de sa première fille, Fanny Imlay
- 1795 : retour à Londres où elle apprend l'infidélité de Gilbert et fait deux tentatives de suicide.
- 1796 : Publication de Letters Written During a Short Residence in Sweden, Norway, and Denmark. Entame une relation avec William Godwin.
- 1797 : Portrait de Mary par John Opie. Mariage scandaleux car Godwin avait dénoncé l'institution du mariage, et elle vivait avant en concubinage avec Imlay.
30 août, naissance difficile de leur fille Mary, qui épousera le poète P. B Shelley. Elle meurt 11 jours plus tard des complications de son accouchement.
En 1787, Mary veut devenir "la première d'un nouveau genre" et publie chez son ami Johnson Thoughts on the Education of Daughters. Joseph Johnson est un pivot important de ce cercle de radicaux, à la fois amicalement et professionnellement, lui qui réunira autour de sa table et publiera une foule d'auteurs de la contestation sociale, comme William Blake, Tom Paine, Henry Fuseli, John Horne Tooke, William Godwin ou encore Mary Wollstonecraft elle-même.
En 1789, Mary s'attaque à un ouvrage plus exigeant, en réponse à Burke, A Vindication of the Rights of Men (Défense des droits des hommes) :
"Il ne faut pas que les principes d’une subordination naturelle, si profondément ancrés dans la masse de la population, soient artificiellement détruits. Cette masse doit respecter la propriété à laquelle elle ne peut accéder. Elle doit travailler pour obtenir ce qui peut s’acquérir par le travail ; et si elle estime, comme c’est généralement le cas, que les fruits de son labeur ne sont pas à la mesure de son effort, il faut lui apprendre à trouver sa consolation dans la perspective d’une justice éternelle qui saura reconnaître les siens […]. Voici sous la forme hypocrite de l’humilité et de la soumission à la volonté divine, des sophismes durs et méprisables – Il est possible, monsieur, de rendre les pauvres plus heureux ici-bas, sans les priver de la consolation que vous leur concédez généreusement dans un monde futur."
Mary Wollstonecraft, "Défense des droits des hommes", dans "Une Anglaise défend la Révolution française", Paris, Éditions du CTHS, Paris, 2003, p. 107-108.
Bien plus que celles des pauvres, en réalité, ce sont les tribulations des rois à la Révolution Française, qui suscitent l'effroi de Burke, tout particulièrement ce qui a été infligé à la famille royale le 6 octobre 1789, ramenée en triomphe à Paris. Pour lui, les vices de l'aristocratie "en se raffinant, perdent de leur laideur" (Bernez, 2006), ce qui fait dire à Wollstonecraft, répondant à Burke :
"Vous voulez sans doute dire des femmes qui gagnent leur vie en vendant des légumes ou du poisson, et qui n’ont jamais bénéficié des avantages de l’éducation ; car alors leurs vices auraient perdu une partie de leur laideur, en se raffinant." (op.cité)
"Oui, Monsieur, les puissants ont amassé toutes les richesses, la minorité a sacrifié la multitude à ses vices et, pour pouvoir s’adonnner à ses appétits et vivre dans une oisiveté indolente du corps et de l’esprit, a abdiqué son humanité. Aveugles aux délices des plaisirs véritables, ces êtres mériteraient au vrai la compassion s’ils n’atténuaient pas l’injustice par le plaidoyer du tyran nécessité6 et n’élevaient pas la coutume, telle une imprenable muraille, contre l’innovation. En réalité, l’éducation des puissants, loin de cultiver leur esprit, l’a gauchi, au point que plusieurs siècles seront peut-être nécessaires pour les ramener à la nature et leur faire voir leurs intérêts véritables avec assez de force de persuasion pour qu’ils changent de conduite.
La civilisation qui s’est établie en Europe est fort injuste et, comme toute tradition fondée sur un point d’honneur arbitraire, a conduit au raffinement des manières aux dépens de la morale en permettant que se répandent dans la société des sentiments et des opinions qui n’ont nul fondement dans le cœur ni aucun poids dans les calmes résolutions de l’esprit. Et qu’est-ce qui a entravé le progrès de la civilisation ? L’hérédité de la propriété. La condition dans laquelle naît ce genre d’homme, la considération qui en découle et paralyse ses facultés comme le ferait la décharge électrique du poisson torpille, font de lui un monstre artificiel. Car un être doué de la faculté de raison eût immanquablement découvert, à mesure de l’épanouissement de ses facultés, que le bonheur véritable naît de l’amitié et de la familiarité que seuls peuvent partager des égaux et que la charité ne consiste point à faire l’aumône avec condescendance, mais réside dans un échange de bienfaits et de bons offices fondé sur le respect de la justice et de l’humanité."
"Mais en vérité, toutes vos déclamations conduisent si sûrement à cette conclusion que je vous conjure d’interroger votre propre cœur pour savoir si, lorsque vous vous parez du nom d’ami de la liberté, il ne conviendrait pas mieux de vous dire champion de la propriété, adorateur du veau d’or que le pouvoir a érigé."
Une autre féministe, Catharine Macaulay (1731 - 1791), fait aussi une réponse à Burke (et lui-même en reconnut la valeur. Macaulay est sans doute la première historienne d'envergure, avec son History of England fromm the Accession of James I to the Elevation of the House of Hanover, paru en 8 volumes entre 1763 et 1771. Ses Letters on Education ont, par ailleurs, été admirées de Wollstonecraft (Bernez, 2006).
"Macaulay remet sans cesse en cause le talent oratoire de Burke, son éloquence, qui brouille ses arguments, aussi bien pour lui que pour ses lecteurs. Pour elle, il y a clairement une rupture entre une période de barbarie qui est idéalisée et perçue par Burke de façon sentimentale et la période moderne, où la raison progresse, et où l’homme doit agir non par instinct mais par réflexion. On se trouve ainsi face à deux discours extrêmement contrastés : d’une part, chez Burke, les traditions, la hiérarchie de la société, le passé idéalisé, de l’autre, chez Macaulay et Wollstonecraft, l’idée d’une perfectibilité humaine, la croyance au progrès, l’égalité de tous." (Bernez, 2006)
En 1792 Mary fait publier son livre célèbre, "Défense des droits des femmes", qui est un des tout premiers grands traités sur le féminisme, où elle assure qu'elle " regarde depuis longtems l’indépendance, comme le plus grand bonheur de cette vie, et même comme la base de toute vertu ; — et cette indépendance, je me l’assurerai toujours, en resserrant mes besoins, dussai-je vivre sur des landes stériles." (traduction de l'auteur dédiée à "l'évêque d'Autun" Talleyrand).
" De quel droit les hommes s’arrogent-ils les fonctions exclusives de juges, si les Femmes partagent avec eux le bienfait de la raison."
"L’on n’ignore pas qu’elles continuent de perdre les premières années de leur vie à se donner une teinture de connoissances, un vernis agréable, mais léger. Pendant ce tems, la force du corps et celle du caractère, se trouvent sacrifiées aux notions peu chastes, libertines même, tranchons le mot, que les hommes ont prises de la beautés, elles-mêmes les immolent au désir d’un établissement ; — car la seule voie, pour les Femmes de s’élever, dans le monde, c’est le mariage, et ce violent désir, étouffant toutes leurs idées morales pour n’en laisser subsister que de basses, à peine sont elles mariées, qu’elles se conduisent comme des enfans. Elles s’habillent, mettent du blanc, du rouge, et on nomme ces poupées le plus bel ouvrage’du créateur. — Ces êtres foibles et dégradés ne sont bons, suivant moi, qu’à figurer dans un harem ! — je le demande en bonne foi, de pareilles Femmes sont elles en état de gouverner une famille, ou de prendre soin des pauvres petites créatures si intéressantes qu’elles mettent au monde ?"
« Élevez les Femmes comme les hommes, dit Rousseau, et plus elles ressembleront à notre sexe, moins elles auront d’empire sur lui. » C’est précisément là le but où je vise. Je voudrois leur voir de l’empire non sur les hommes, mais sur elles-mêmes."
"Le désir d’éblouir par les richesses, qui malheureusement assurent le mieux la prééminence de l’homme, le plaisir de commander à des flateurs et beaucoup d’autres calculs aussi bas, faits par l’avide égoïsme, ont contribué à écraser la masse du genre humain, et à faire de la liberté un instrument commode pour le faux patriotisme. Car, tandis que les rangs et les titres acquièrent une fausse grandeur devant laquelle le génie « doit s’humilier et cacher sa tête, convenons qu’à quelques exceptions près, et c’est un grand malheur pour une nation, les hommes de mérite, sans richesses et sans titres, ont bien de la peine à se faire jour. »"
"Mais on peut rétorquer sur l’homme, l’argument relatif à la servitude dans laquelle le sexe a toujours été retenu. Le petit nombre a toujours asservi le plus grand, et des monstres qui méritoient à peine le nom d’hommes, ont tyrannisé des milliers de leurs semblables."
"C'est du respect qu’on a pour la propriété, surtout de celle qui s’élève jusqu’à la richesse, que découlent, comme d’une source empoisonnée, la plupart des maux et des vices qui font de ce monde, une scène si effrayante pour l’œil du contemplateur. Car, c’est dans la société la plus policée que des reptiles nuisibles et des serpens venimeux rampent sous des gazons parsemés de fleurs ; et c’est encore là que la volupté, animée par un air brûlant, dessèche toutes les bonnes dispositions, avant qu’elles mûrissent jusqu’à devenir des vertus.
Une classe de citoyens en opprime une autre, parce qu’elles visent toutes à se faire rendre du respect, à cause des propriétés qu’elles possèdent : et malheureusement cette propriété, lorsqu’on a réussi à se la procurer, attire la considération qu’on ne doit qu’aux vertus et aux talens. Des hommes osent négliger les devoirs les plus sacrés de l’homme, ils n’en sont pas moins traités comme des demi-Dieux. Un voile, tissu de vaines cérémonies, sépare la religion de la morale, et l’on est encore étonné que ce monde ne soit, à peu de chose près, qu’une caverne de brigands. (…)
Qu’on ne s’y méprenne donc pas ; il faut établir plus d’égalité dans la société, si l’on veut que le règne de la morale s’établisse ; et cette égalité, source de la vertu, ne se soutiendroit pas, fût-elle assise sur un rocher, tant qu’une moitié de l’espèce humaine y sera enchaînée par son destin. Soit ignorance, soit orgueil, cette malheureuse moitié travaillera toujours à miner ce piédestal, pour s’en détacher. (…)
La propriété héréditaire fausse le jugement, et ceux qui en sont les victimes, si je puis m’exprimer ainsi, emmaillotés dès leur enfance, exercent rarement la faculté locomotive de leur corps ou de leur esprit ; ils ne voyent les choses qu’à travers un faux milieu qui les empêche de découvrir en quoi consistent le vrai mérite et le vrai bonheur. L’homme ne jouit en effet que d’une lumière trompeuse, lorsque, caché sous la draperie de la situation, il passe avec une stupide indifférence, de dissipation en dissipation, et porte sur tout un œil insignifiant qui nous dit assez que la raison ne l’anime pas"
"J’avoue, que tout le système de représentation en Angleterre n’étant aujourd’hui qu’un instrument commode pour le despotisme, elles n’ont pas plus à se plaindre qu’une foule d’autres citoyens ; car après tout, elles sont aussi bien représentées que la classe nombreuse attachée aux travaux pénibles, qui paye la liste civile de la royauté, tandis qu’elle peut à peine donner une bouchée de pain à ses enfans. Comment sont-ils représentés, ceux dont les sueurs ont servi à détremper le ciment des magnifiques écuries de l’héritier présomptif, ou ont payé le vernis brillant dont est couvert le char d’une maîtresse qui, du fond de cette machine commode et somptueuse, les regarde avec dédain ?"
"Quant à la lecture de l’histoire, je ne la regarderais guères comme plus utile que celle des romans, si l’on ne la lisoit que comme une simple biographie, si l’on n’y observoit le caractère des différens siècles, les progrès dans la politique, dans les arts : en un mot, si l’on ne la considéroit comme l’histoire de l’homme en général, et non comme celle de quelques individus qui ont occupé un piédestal dans le temple de la renommée, et sont tombés ensuite dans le torrent du tems,"
"Si les pauvres sont heureux, [c'est le personnage de Darnford, qui parle] comme quelques philosophes le soutiennent, s'ils peuvent être heureux, tout est bien sans doute, et je ne puis expliquer pourquoi les défenseurs de cette opinion provoquent un changement de système. Leurs adversaires me paraissent bien plus conséquents. Ils conviennent qu'en effet les pauvres sont malheureux ; mais en démontrant que le sort de la majorité est d'être opprimée dans ce monde par la minorité, ils promettent une autre vie où l'inégalité de celle-ci sera réparée, et justifient ainsi la Providence. Au reste, il m'est parfaitement démontré que, si les richesses ne rendent pas toujours celui qui les possède aussi heureux qu'il pourrait l'être, la pauvreté est le plus souvent un obstacle réel au bonheur, parce qu'elle ôte à la raison les moyens de développer ses facultés."
Mary Wollstonecraft, "Maria, or, The Wrongs of Woman" (Maria ou le Malheur d'être femme), écrit en 1796, publié de manière posthume par son mari William Godwin en 1798.
"Si les pauvres sont heureux, [c'est le personnage de Darnford, qui parle] comme quelques philosophes le soutiennent, s'ils peuvent être heureux, tout est bien sans doute, et je ne puis expliquer pourquoi les défenseurs de cette opinion provoquent un changement de système. Leurs adversaires me paraissent bien plus conséquents. Ils conviennent qu'en effet les pauvres sont malheureux ; mais en démontrant que le sort de la majorité est d'être opprimée dans ce monde par la minorité, ils promettent une autre vie où l'inégalité de celle-ci sera réparée, et justifient ainsi la Providence. Au reste, il m'est parfaitement démontré que, si les richesses ne rendent pas toujours celui qui les possède aussi heureux qu'il pourrait l'être, la pauvreté est le plus souvent un obstacle réel au bonheur, parce qu'elle ôte à la raison les moyens de développer ses facultés."
Mary Wollstonecraft, Maria ; or, The Wrongs of Woman (Maria ou le Malheur d'être femme), écrit en 1796, roman publié de manière posthume par son mari William Godwin en 1798.
ll reste tout de même paradoxal que l'auteure puisse faire de si grands pas entre certaines conceptions sociales d'une vigoureuse modernité (l'indépendance des femmes, la domination patriarcale, par exemple) et d'autres plus ou moins archaïques, comme les jugements moraux conservateurs ou des propositions inégalitaires :
"À neuf ans, les garçons et les filles, destinés à des occupations domestiques, ou à des professions mécaniques, passeroient à d’autres écoles, pour y recevoir une instruction appropriée jusqu’à un certain point à chaque individu, les deux sexes restant toujours ensemble le matin ; mais l’après diner, les filles se rendroient à une école où l’aiguille, la couture en robes et broderie seroient leur occupation."
"... jusqu'à un certain point." Lequel ? Comme celui à ne pas dépasser selon son statut social ? Nous avons déjà vu que plusieurs auteurs y pensent déjà. Un autre passage sous-tend cette idée d'éducation selon la fortune, qui étonne beaucoup après tout ce qu'elle a pu dire sur l'inégalité sociale :
"Ceux qui annonceroient des dispositions plus marquées, ou qui seroient plus riches, apprendroient, dans une autre école, les langues mortes et vivantes, les élémens des sciences ; et continueroient l’étude de l’histoire et de la politique, sur un plan plus étendu qui n’exclueroit par la belle littérature."
Même surprise, disions-nous, du côté de la morale :
"La honteuse indolence de plusieurs Femmes mariées et de quelques autres un peu avancées en âge, les porte fréquemment à manquer à la délicatesse ;"
"Je ne puis me rappeler sans indignation les jeux mal-honnêtes, les familiarités indécentes que de jeunes personnes se permettent entr’elles"
"Quelle différence entre un citoyen marié et un galant de profession, un célibataire égoïste qui ne vit que pour lui-même..." ;
BIBLIOGRAPHIE
BELISSA Marc, 2010, « La légende grise des dernières années de Thomas Paine en Amérique, 1802‑1809 », Annales historiques de la Révolution française, 360 | avril-juin 2010,
http://journals.openedition.org/ahrf/11657
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LECLAIR Marion, 2018, "Poétique & politique du roman radical en Angleterre (1782-1805)", thèse soutenue à l'Université Sorbonne Paris 3 le 15 septembre 2018.