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  KROPOTKINE    

               «  Le droit de vivre  »

                            éléments de biographie

    RUSSIE,   LE MOMENT RÉVOLUTIONNAIRE 

                               Document annexe    

Piotr Alexeïevitch Kropotkine (Moscou, 1842 – Dmitrov, 1921), comme la plupart des premiers révolutionnaires russes de la dernière moitié XIXe siècle, est issue d'une famille aristocratique. Mieux encore, il descend d'une longue lignée princière, dynastique "remontant aux premiers souverains de Russie" (Garcia, 2015), et pour cette raison, a souvent été appelé prince Kropotkine.

"En ces temps-là, la fortune des seigneurs fonciers se mesurait au nombre d’âmes qu’ils possédaient. Âmes signifiait serf du sexe fort : les femmes ne comptaient pas. Mon père, qui possédait environ douze cents âmes, dans trois provinces différentes, et qui avait, outre les tenures de ses paysans, de larges étendues de terre cultivées par eux, passait pour un homme riche et vivait en conséquence, c’est-à-dire que sa maison était ouverte à tous et qu’il avait de nombreux domestiques.

Notre famille se composait de huit, parfois de dix ou douze personnes. Mais cinquante domestiques à Moscou et vingt-cinq autres à la campagne, cela ne paraissait pas excessif. Quatre cochers pour douze chevaux, trois cuisiniers pour les maîtres et deux cuisinières pour les serviteurs ; douze valets pour nous servir à table (un valet, l’assiette en main, debout derrière chaque convive), et d’innombrables filles de service dans la chambre des servantes — pouvait-on se contenter de moins ?"

Kropotkine, Memoirs of a Revolutionnist (Mémoires d'un révolutionnaire) traduit aussi par Autour d'une vie,  première partie, chapitre III, traduction de Francis Leray et Alfred Martin, revue par l'auteur, Editions Scala, 1898. 

texte complet  Livre:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu - Wikisource

 

 

Kropotkine suit classiquement l'Ecole des cadets (nommé premier page du Tsar) et poursuit brillamment des études militaires. Mais ses rêves sont ailleurs, il voulait étudier à l'Université, comme son frère Alexandre, mais continue son parcours militaire seulement par crainte d'une rupture d'avec son père et des conséquences matérielles qui en résulteraient, confie-t-il dans ses Mémoires. Alors il a l'idée de choisir une affectation dans un régiment de cosaques en Sibérie orientale, dans une région lointaine où il pourrait s'occuper à des affaires humaines et aux sciences, surtout la géographie, plutôt qu'à la pratique militaire. Dans la région du fleuve Amour, il s'appliqua à faire des réformes de la manière la plus respectueuse possible, entre 1862 et 1866, il aura l'occasion de faire ses premières recherches géographiques, qui deviendra sa spécialité. 

"Les cinq années que je passai en Sibérie me furent d'une extrême utilité pour la connaissance de la vie et des hommes. J'entrai en contact avec des gens de toute espèce : les meilleurs et les pires ; ceux qui étaient placés en haut de l'échelle sociale et ceux qui végétaient dans les bas-fonds, les vagabonds et les criminels prétendument incorrigibles. J'eus de nombreuses occasions d'observer les us et coutumes des paysans dans leur vie de tous les jours, et je fus encore mieux en situation de juger combien peu l'administration de l'État pouvait les aider, même si elle était animée des meilleures intentions (...)  Entre dix-neuf et vingt-cinq j'eus à élaborer d'importants projets de réforme, j'eus affaire à des centaines d'hommes dans la région de l'Amour, je dus préparer et exécuter d'audacieuses expéditions avec des moyens ridicules ; et si toutes ces choses se terminèrent avec succès, je l'attribue au seul fait que j'eus bientôt compris le peu d'importance du commandement et de la discipline dans une œuvre séreuse. Il faut partout des hommes d'initiative ; mais une fois l'impulsion donnée, on doit mener l'entreprise, surtout en Russie, non pas militairement, mais d'une manière communiste, par l'entente entre tous. Je voudrais que tous ceux qui charpentent des plans d'organisation sociale pussent passer par l'école de la vie réelle avant de commencer à construire leurs utopies : nous entendrions alors beaucoup moins souvent parler de ces projets pyramidaux d'organisation militaire de la société"  (Kropotkine, Mémoires, op. cité, 3e partie, chapitre 1)

 

C'est une période fondatrice, où il comprit assez vite "l'impossibilité absolue de rien faire de réellement utile aux masses par l'intermédiaire de la machine administrative. Je me défis de cette illusion à tout jamais" (Kropotkine, Mémoires, op. cité, 3e partie, chapitre IV).  Puis, une insurrection de courageux déportés Polonais, (étudiants, artistes, artisans, officiers...)  pendant l'hiver 1866, près du lac Baïkal, fut matée avec une telle violence que pour son frère et lui, "cette révolte fut une grande leçon. Nous comprîmes ce que cela signifiait d'appartenir à l'armée (...) Nous résolûmes donc de quitter le service militaire et de retourner en Russie." (Kropotkine,  op. cité).  

Il a alors enfin le courage d'affronter son père et rejoint l'université de Saint-Pétersbourg, et deviendra secrétaire de la Société de Géographie de Russie. Il fait des voyages d'étude dans les régions arctiques, en Finlande, en Suède.  En 1871, il décline l'offre qui lui est faite de devenir secrétaire de la Société royale de géographie : 

« Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d'argile, et je me disais : "J'écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j'indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d'une moisson à l'autre, quand le fermage qu'il a à payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure qu'il réussit à améliorer le sol ? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur comme pierre, qu'il cuit deux fois l'an. Avec ce pain, il mange un morceau de morue terriblement salée et boit du lait écrémé. Comment oserais-je lui parler de machines américaines quand tout ce qu'il peut produire, il le vend pour payer sa ferme et ses impôts ? Ce dont il a besoin, c'est que je vive avec lui, pour l'aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant. »

 

"La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu'elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues (...)  Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? Tout ce que je dépenserais pour pouvoir m'attarder dans ce monde de délicates émotions, serait infailliblement pris dans la bouche même de ceux qui faisaient venir le blé et n'avaient pas assez de pain pour leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu'un, parce que la production totale de l'humanité est encore trop peu élevée (...) Les masses ont besoin d'apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent apprendre (...) mais permettez-le-leur, mais donnez-leur les moyens d'avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l'humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu'ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d'échapper à une irritante contradiction. Et voilà pourquoi j'envoyai à la Société de Géographie une réponse négative."

(Kropotkine,  op. cité, 4e partie, chapitre I).  

En 1872, il se rend en Suisse (Zurich, Neuchâtel, Genève, etc.), pour mieux connaître en particulier les sections suisses de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT, fondée en 1864 à Londres).  Ceux qui l'animent sont exilés politiques, proscrits, bannis, trade-unionistes ou encore ouvriers migrants. Depuis les années 1840, ils établissent des réseaux, des correspondances, rédigent des articles de presse, mais aussi, forment des syndicats, initient des grèves dans différents pays et organisent la solidarité entre les différents groupes, en particulier dans les luttes (Bensimon, 2014).  Depuis 1869 de vifs débats ont lieu entre les courants centralisateurs, autoritaires, qui se revendiquent de Marx et ceux qui sont attirés par l'anarchie de Bakounine.  L'éviction de Bakounine et du philosophe (puis historien)  James Guillaume (1844-1916) de l'AIT, pendant le sixième congrès de l'AIT, à La Haye, en 1872, et suscitera  en réaction le Congrès d'une Internationale anti-autoritaire, à Saint-Imier, en Suisse, organisé par la dynamique Fédération jurassienne, fondée principalement par James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel (1844-1895), ouvrier graveur en horlogerie.  A Neuchâtel, en plus de Guillaume ou Schwitzguébel, Kropotkine fait connaissance, en particulier, avec le socialiste révolutionnaire Benoît Malon (1841-1893), qui fut élu au Conseil de la Commune et défendit les Batignolles, dont il était le maire. 

 

 

La Fédération Jurassienne est acquise au fédéralisme, à la coopération,  à l'anarchisme.  A Genève,  il apprend à connaître divers ouvriers, rappelant le sacrifice pour eux que représentent à la fois la cotisation, modique mais conséquente pour  leurs maigres salaires, ou encore le temps des réunions, "pour des hommes dont la journée commence à cinq ou six heures du matin, ces heures doivent être prises sur le repos nécessaire"  (Kropotkine,  op. cité, 4e partie, chapitre 4).  

"... et je suis fermement convaincu que si la Fédération Jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des horlogers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions. (...)  L’exposé théorique de l’Anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération Jurassienne, et surtout par Bakounine ; la critique du Socialisme d’État — la crainte d’un despotisme économique, beaucoup plus dangereux que le simple despotisme politique — que j’entendis formuler là, et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montagnes du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers, et leur dévouement absolu à la cause du parti, tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste.   (Kropotkine,  op. cité, 4e partie, chapitre 5).  

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En 1872, toujours, un étudiant, Dmitri Klements, surnommé Kelnitz dans ses Mémoires, l'introduit dans le cercle  Tchaïkovski ,  qui se réunissait le plus souvent "dans une petite maison que Sophie Pérovskaïa avait louée sous le faux nom et avec le faux passeport d’une femme d’ouvrier(Kropotkine,  op. cité, 4e partie, chapitre VII).  L'auteur ne tarit pas d'éloges sur elle, sans jamais, étonnamment, évoquer son parcours qui le mènera au terrorisme et encore moins au rôle crucial qu'elle a joué dans l'assassinant du tsar Alexandre II.

 

"A cette époque, cependant — c’est-à-dire en 1872 — le cercle n’avait rien de révolutionnaire. S’il était resté un simple cercle d’études, il se serait figé dans une immobilité de monastère. Mais les membres trouvèrent une occupation suffisante. Ils se mirent à répandre de bons livres. Ils achetaient des ouvrages de Lassalle, de Bervi (sur la condition des classes ouvrières en Russie), de Marx, des ouvrages d’histoire russe, etc., — toute l’édition à la fois — et les distribuaient aux étudiants des provinces. En quelques années il n’y eut pas de ville d’une certaine importance dans les « trente-huit provinces de l’Empire russe », pour me servir du langage officiel, où ce cercle n’eût pas un groupe de camarades occupés à répandre ce genre de littérature

(...)  

Si notre jeunesse n’avait fait que du socialisme théorique, elle se serait contenté d’une simple déclaration de principes socialistes, y compris la socialisation des moyens de production comme but final, et elle se serait lancée en même temps dans une agitation politique. C’est le chemin suivi en réalité par beaucoup de politiciens socialistes de la bourgeoisie dans l’Ouest de l’Europe et en Amérique. Mais nos jeunes gens avaient été attirés vers le socialisme d’une tout autre façon. Ils n’étaient pas des théoriciens du socialisme, mais il étaient devenus socialistes en vivant de la vie modeste des ouvriers, en ne faisant pas de distinction entre « le mien et le tien », entre membres du même cercle, et en refusant de jouir pour leur satisfaction personnelle des richesses qu’ils avaient hérité de leurs pères. Ils avaient fait pour le capitalisme ce que Tolstoï conseille de faire pour la guerre — à savoir que les gens au lieu de critiquer la guerre, tout en continuant de porter l’uniforme militaire, devraient refuser, chacun en particulier, d’être soldat et de se servir de ses armes. De même, nos jeunes gens et nos jeunes filles russes refusèrent, chacun de leur côté, de tirer un profit personnel des revenus de leurs pères. Une pareille jeunesse appartenait au peuple, et elle allait au peuple."

(Kropotkine,  op. cité, 4e partie, chapitre VI).  

A Pétersbourg, Kropotkine et ses amis fréquentent beaucoup d'ouvriers, des mécaniciens assez bien payés qui "de même que les ouvriers privilégiés du corps des bijoutiers à Genève... traitaient la masse des ouvriers de fabrique avec une sorte de mépris et ne se montraient pas empressés à devenir des martyrs de la cause socialiste"  (Kropotkine,  op. cité, 4e partie, chapitre VII).  C'est un exemple parmi beaucoup d'autres que les système de domination dans le monde (et cela se vérifie à toutes les époques) doit une partie de son efficacité en hiérarchisant les dominés eux-mêmes, qui, selon leur statut social en tirent un certain bénéfice et se rapprochent des dominés, ou au contraire sont dominés de tous côtés, par les maîtres et les serviteurs dotés d'un certain pouvoir. Cela étant dit, le pater familias, aussi bas dans la hiérarchie fût-il, pouvait à son tour brimer sa femme du même rang que lui mais qui lui était toujours inférieure socialement. 

Son affection se porte plutôt vers  les tisserands et les ouvriers des fabriques de coton, qui retournaient dans leur village natal pendant l'été pour y cultiver la terre.  La plupart vivaient en petites associations,  artels "de dix ou douze personnes qui louaient un appartement commun et prenaient leurs repas ensemble, chacun payant sa quote-part mensuelle des dépenses générales. C’est dans ces logements que nous avions l’habitude d’aller et les tisserands nous mettaient en relation avec d’autres « artels » de maçons, de charpentiers et autres corps de métiers"  (op. cité)

Borodine, alias Kropotkine, finit par être arrêté en 1874 et envoyé à la forteresse Pierre et Paul, où, par l'entremise de son frère Alexandre, il fut autorisé à continuer son travail géographique, tandis que sa sœur Hélène, plus tard, se battait pour son élargissement.  Il connut des problèmes de santé difficiles, et fut transporté à l'Hôpital militaire de Saint-Pétersbourg, où il se rétablit.  En 1876, on l'aide pour le faire évader et il s'enfuit en Suède où il parvient à monter sur un bateau de l'Union Jack, direction l'Angleterre. Il ne retournera plus jamais en Russie.

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An Angleterre, il commença par gagner sa vie en rédigeant des comptes-rendus pour la revue Nature et des articles dans le Times, sur les explorations géographiques russes. Puis il retourna en Suisse fin 1876, où il se donna "corps et âme à la Fédération Jurassienne de l’Association Internationale des Travailleurs (...) Le but avoué de l’Association était dès son origine l’expropriation des propriétaires actuels du sol et des capitalistes, et la remise de tout ce qui est nécessaire à la production des richesses aux mains des producteurs eux-mêmes. Les ouvriers de toutes les nations étaient invités à s’organiser pour mener directement la lutte contre le capitalisme ; à rechercher les moyens de réaliser la socialisation des moyens de production et de consommation ; et quand ils seraient prêts à le faire, à prendre possession des moyens de production et à régler cette production sans tenir compte de l’organisation politique présente qui devait être soumise à une complète reconstruction. L’Association devait donc préparer elle-même une immense révolution, — une révolution qui ouvrirait à l’humanité une ère nouvelle de progrès basée sur la solidarité universelle. C’était là l’idéal qui tirait de leur assoupissement des millions d’ouvriers en Europe et amenait à l’Association ses meilleures forces intellectuelles."  (Kropotkine,  op. cité, 6e partie, chapitre I).

La Fédération jurassienne, autour de Kropotkine, est animée en particulier par des anciens communards. L'anarchiste et grand géographe Élisée Reclus (1830-1905), après s'être battu pour la Commune de Paris, est banni de France et s'exile en Suisse, où il se joint à la Fédération, dès 1874. Grand ami de James Guillaume, Élisée Reclus se lie aussi à Kropotkine en 1877 et collabore scientifiquement et politiquement avec lui et d'autres géographes anarchistes. On ne peut pas citer ici tous ces réfugiés de la Commune que rencontre Kropotkine en Suisse, parmi les plus connus : Gustave Lefrançais (1826-1901), dont le "livre sur la Commune", aux yeux de Kropotkine, "est le seul qui mette dans sa vraie lumière la véritable importance historique — communaliste — de ce mouvement" (op. cité, 6e partie, chapitre II). Le livre en question s'appelle Souvenirs d'un révolutionnaire De juin 1848 à la Commune et sera publié en 1902 ;  Jean-Louis Pindy (1840-1917), un charpentier du Nord de la France élu au Conseil de la Commune et le médecin Paul Brousse (1844-1912), expulsé lui aussi de l'Internationale verrouillée par les marxistes, en 1872, dans sa section de Montpellier fondée par un certain Calas, sous l'égide de Marx lui-même.  Citons enfin deux révolutionnaires Italiens fameux et très actifs, Errico Malatesta (1853-1932), qui publiera avec Kropotkine et d'autres, en 1879, le journal communiste libertaire Le Révolté, et Carlo Cafiero (1846-1892), son compagnon de lutte, qui deviendront "amis intimes" de Bakounine. 

"Nous remarquions chez les nations civilisées le germe d’une nouvelle forme sociale, qui doit remplacer l’ancienne ; le germe d’une société composée d’individus égaux entre eux, qui ne seront plus condamnés à vendre leurs bras et leur cerveau à ceux qui les font travailler au hasard de leur fantaisie, mais qui pourront employer eux-mêmes leur savoir et leurs capacités à la production — dans un organisme construit de façon à combiner les efforts de tous, — pour procurer à tous la plus grande somme possible de bien-être, tout en laissant à l’initiative individuelle liberté pleine et entière. Cette société sera composée d’une multitude d’associations, unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort commun (...) Une liberté complète présidera au développement de formes nouvelles de production, d’invention et d’organisation ; l’initiative individuelle sera encouragée et toute tendance à l’uniformité et à la centralisation combattue.

     De plus, cette société ne se figera en des formes déterminées et immuables, mais elle se modifiera incessamment, car elle sera un organisme vivant, toujours en évolution. On ne sentira pas le besoin d’un gouvernement parce que l’accord et l’association librement consentis remplaceront toutes les fonctions que les gouvernements considèrent actuellement comme les leurs et que, les causes de ces conflits devenant plus rares, ces conflits eux-mêmes, au cas où ils pourraient encore se produire, seront réglés par l’arbitrage (;;;)   Nous savions qu’il nous faudrait traverser une longue période de propagande incessante et de luttes continuelles, de révoltes isolées et collectives contre les formes actuelles de la propriété, de sacrifices individuels, de tentatives partielles de réorganisation et de révolutions partielles, avant que les idées courantes sur la propriété privée fussent modifiées. Et nous comprenions aussi que l’humanité ne renoncerait pas et ne pouvait renoncer tout d’un coup aux idées actuelles relatives à la nécessité de l’autorité, au milieu desquelles nous avons tous grandi. De longues années de propagande et une longue suite de révoltes partielles contre l’autorité, ainsi qu’une révision complète des doctrines actuellement déduites de l’histoire, seront nécessaires avant que les hommes comprennent qu’ils s’étaient mépris en attribuant à leurs gouvernants et à leurs lois ce qui n’était en réalité que la résultante de leurs propres habitudes et sentiments sociaux. "  

 

 

"Pour moi, placé comme je l’étais, dans des conditions aussi favorables, j’arrivai peu à peu à comprendre que l’anarchisme représente autre chose qu’un simple mode d’action, autre chose que la simple conception d’une société libre ; mais qu’il fait partie d’une philosophie naturelle et sociale, dont le développement devait se faire par des méthodes tout à fait différentes des méthodes métaphysiques ou dialectiques, employées jusqu’ici dans les sciences sociologiques.

Je voyais qu’elle devait être construite par les mêmes méthodes que les sciences naturelles ; non pas, cependant, comme l’entend Spencer, en s’appuyant sur le fondement glissant de simples analogies, mais sur la base solide de l’induction appliquée aux institutions humaines, et je fis de mon mieux pour accomplir dans ce sens tout ce qui était en mon pouvoir."   (Kropotkine,  op. cité, 6e partie, chapitre II).

 Kropotkine ne cesse pas, dans les années qui suivent, de faire entendre la voix des libertaires au sein même des organisations marxistes centralisées et autoritaires. En 1877, se faisant appeler Levachov, il se rend au  Congrès Socialiste international à Gand, en Belgique : "Ce dernier était particulièrement important, car on savait qu’une tentative y serait faite par les social-démocrates allemands pour organiser le mouvement prolétarien dans toute l’Europe en un seul faisceau, soumis à un comité central, qui ne serait autre que l’ancien Conseil général de l’Internationale sous un autre nom. Il était donc nécessaire de défendre l’autonomie des organisations ouvrières dans les contrées de race latine, et nous fîmes de notre mieux pour être bien représentés à ce congrès

(...) 

Vingt-deux ans se sont écoulés depuis ; on a tenu un grand nombre de congrès socialistes internationaux et à chacun d’eux la même lutte a recommencé — les social-démocrates essayant d’enrôler tout le mouvement prolétaire de l’Europe sous leur bannière et de le soumettre à leur contrôle, — et les anarchistes s’opposant à ces tentatives et les faisant échouer.

(...)

Dès ses débuts, le socialisme se développa dans trois directions indépendantes l’une de l’autre, dont chacune a trouvé son expression dans les théories de Saint-Simon, de Fourier et de Robert Owen. Le saint-simonisme a abouti à la social-démocratie, le fouriérisme à l’anarchisme ; tandis que de l’owenisme sont sortis en Angleterre et en Amérique le trade-unionisme, la coopération et ce qu’on appelle le socialisme municipal. En même temps l’owenisme reste hostile au socialisme d’État social-démocrate, tandis qu’il a de nombreux points de contact avec l’anarchisme. Mais faute de reconnaître que ces trois directions tendent par des chemins différents vers un but commun et que les deux dernières fournissent leur contribution précieuse au progrès de l’humanité, on a tenté pendant un quart de siècle de réaliser l’irréalisable utopie d’un mouvement socialiste unique calqué sur le modèle de la social-démocratie allemande.(op. cité, 6e partie, chapitre III).

 

En 1878, il rencontre et épouse Sofia Anaviev  de famille juive, qui se serait révoltée contre l'exploitation des ouvriers par son père, qui gérait une mine d'or en Sibérie.  On lit au détour d'une phrase dans les Mémoires qu'elle préparait un doctorat en sciences, que son mari et elle discutaient de tout (op. cité, ch. IV), mais Kropotkine ne l'évoque que très superficiellement, et parle encore moins de leur fille, Alexandra, qui naîtra en 1888.  On sait  qu'à Londres,  Sofia a participé au groupe Freedom, initié par Charlotte Wilson, membre fondatrice de la Société Fabienne. C'est une époque effervescente outre-Manche pour l'anarchisme. Acquis aux idées de Benjamin Tucker, Henry Seymour lance le journal The Anarchist, dans lequel Kropotkine écrit des articles, jusqu'à l'apparition du premier numéro de Freedom, en octobre 1886, dans lequel Kropotkine écrira aussi une série d'articles réunis pour la première fois en français dans un recueil appelé Agissez-par vous-mêmes, traduit par un spécialiste  de Kropotkine, Renaud Garcia (Nada, 2019). 

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Son identité découverte par la police, Kropotkine est obligé de quitter la Belgique pour Londres, puis Paris, il travaille à faire renaître le mouvement socialiste, très meurtri après l'écrasement de la Commune, avec quelques amis, dont Andrea Costa (1851-1910), un autre Italien de la Fédération jurassienne, ou encore "Jules Guesde et ses collègues, qui à cette époque n’étaient pas encore de rigides social-démocrates"  (op. cité).  Il écrit La Commune de Paris (1881) et Le gouvernement révolutionnaire (1880-82), dont nous reparlerons dans un article sur le sujet et rédige Les droits politiques dans la foulée,  texte publié en 1882 dans le journal Le Révolté, puis dans un recueil, en 1885 : Paroles d'un révolté.  Comme dans d'autres écrits, Kropotkine ne parle pas de droits politiques par circonvolutions dialectiques, comme le fait la philosophie en général, mais passe l'idéologie dominante au crible de la réalité des faits, le plus sobrement et le plus clairement possible. Le texte est reproduit ici intégralement, car il est d'un très grand intérêt  :  

"« La presse bourgeoise nous chante chaque jour, sur tous les tons, la valeur et la portée des libertés politiques, des « droits politiques du citoyen » : suffrage universel, liberté des élections, liberté de la presse, de réunion, etc. etc.

— « Puisque vous avez ces libertés, à quoi bon, nous dit-elle, vous insurger ? Les libertés que vous possédez ne vous assurent-elles pas la possibilité de toutes les réformes nécessaires, sans que vous ayez besoin de recourir au fusil ? » Analysons donc ce que valent ces fameuses « libertés politiques » à notre point de vue, au point de vue de la classe qui ne possède rien, qui ne gouverne personne, qui a très peu de droits et beaucoup de devoirs.

Nous ne dirons pas, comme on l’a dit quelquefois, que les droits politiques n’ont pour nous aucune valeur. Nous savons fort bien que depuis les temps du servage et même depuis le siècle passé, certains progrès ont été réalisés : l’homme du peuple n’est plus l’être privé de tous droits qu’il était autrefois. Le paysan français ne peut pas être fouetté dans les rues, comme il l’est encore en Russie. Dans les lieux publics, hors de son atelier, l’ouvrier, surtout dans les grandes villes, se considère l’égal de n’importe qui. Le travailleur français n’est plus enfin cet être dépourvu de tous droits humains, considéré jadis par l’aristocratie comme une bête de somme. Grâce aux révolutions, grâce au sang versé par le peuple, il a acquis certains droits personnels, dont nous ne voulons pas amoindrir la valeur.

Mais nous savons distinguer et nous disons qu’il y a droits et droits. Il y en a qui ont une valeur réelle, et il y en a qui n’en ont pas, — et ceux qui cherchent à les confondre ne font que tromper le peuple. Il y a des droits, comme, par exemple, l’égalité du manant et de l’aristo dans leurs relations privées, l’inviolabilité corporelle de l’homme, etc., qui ont été pris de haute lutte, et qui sont assez chers au peuple pour qu’il s’insurge si on venait à les violer. Et il y en a d’autres, comme le suffrage universel, la liberté de la presse, etc., pour lesquels le peuple est toujours resté froid, parce qu’il sent parfaitement que ces droits, qui servent si bien à défendre la bourgeoisie gouvernante contre les empiétements du pouvoir et de l’aristocratie, ne sont qu’un instrument entre les mains des classes dominantes pour maintenir leur pouvoir sur le peuple. Ces droits ne sont pas même des droits politiques réels, puisqu’ils ne sauvegardent rien pour la masse du peuple ; et si on les décore encore de ce nom pompeux, c’est parce que notre langage politique n’est qu’un jargon, élaboré par les classes gouvernantes pour leur usage et dans leur intérêt.

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En effet, qu’est-ce qu’un droit politique, s’il n’est pas un instrument pour sauvegarder l’indépendance, la dignité, la liberté de ceux qui n’ont pas encore la force d’imposer aux autres le respect de ce droit ? Quelle en est l’utilité s’il n’est pas un instrument d’affranchissement pour ceux qui ont besoin d’être affranchis ? Les Gambetta, les Bismarck, les Gladstone n’ont besoin ni de la liberté de la presse, ni de la liberté de réunion, puisqu’ils écrivent ce qu’ils veulent, se réunissent avec qui bon leur semble, professent les idées qu’il leur plaît : ils sont déjà affranchis, ils sont libres. S’il faut garantir à quelqu’un la liberté de parler et d’écrire, la liberté de se grouper, c’est précisément à ceux qui ne sont pas assez puissants pour imposer leur volonté. Telle a été même l’origine de tous les droits politiques.

Mais, à ce point de vue, les droits politiques dont nous parlons sont-ils faits pour ceux qui en ont seuls besoin ?

— Certainement non. Le suffrage universel peut quelquefois protéger jusqu’à un certain point la bourgeoisie contre les empiétements du pouvoir central, sans qu’elle ait besoin de recourir constamment à la force pour se défendre. Il peut servir à rétablir l’équilibre entre deux forces qui se disputent le pouvoir, sans que les rivaux en soient réduits à se donner des coups de couteau, comme on le faisait jadis. Mais il ne peut aider en rien s’il s’agit de renverser ou même délimiter le pouvoir, d’abolir la domination. Excellent instrument pour résoudre d’une manière pacifique les querelles entre gouvernants, — de quelle utilité peut-il être pour les gouvernés ?

L’histoire du suffrage universel n’est-elle pas là pour le dire ? — Tant que la bourgeoisie a craint que le suffrage universel ne devînt entre les mains du peuple une arme qui pût être tournée contre les privilégiés, elle l’a combattu avec acharnement. Mais le jour où il lui a été prouvé, en 1848, que le suffrage universel n’est pas à craindre, et qu’au contraire on mène très bien un peuple à la baguette avec le suffrage universel, elle l’a accepté d’emblée. Maintenant, c’est la bourgeoisie elle-même qui s’en fait le défenseur, parce qu’elle comprend que c’est une arme, excellente pour maintenir sa domination, mais absolument impuissante contre les privilèges de la bourgeoisie.

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De même pour la liberté de la presse. — Quel a été l’argument le plus concluant, aux yeux de la bourgeoisie en faveur de la liberté de la presse ? — Son impuissance ! Oui, son impuissance : M. de Girardin a fait tout un livre sur ce thème : l’impuissance de la presse. « Jadis, — dit-il, — on brûlait les sorciers, parce qu’on avait la bêtise de les croire tout-puissants ; maintenant, on fait la même bêtise par rapport à la presse, parce qu’on la croit, elle aussi, toute-puissante. Mais il n’en est rien : elle est tout aussi impuissante que les sorciers du Moyen Âge. Donc plus de persécutions de la presse ! » Voilà le raisonnement que faisait jadis M. de Girardin. Et lorsque les bourgeois discutent maintenant entre eux sur la liberté de la presse, quels arguments avancent-ils en sa faveur ? — « Voyez, disent-ils, l’Angleterre, la Suisse, les États-Unis. La presse y est libre, et cependant l’exploitation capitaliste y est mieux établie que dans toute autre contrée, le règne du Capital y est plus sûr que partout ailleurs. Laissez se produire, ajoutent-ils, les doctrines dangereuses. N’avons-nous pas tous les moyens d’étouffer la voix de leurs journaux sans avoir recours à la violence ? Et puis, si un jour, dans un moment d’effervescence, la presse révolutionnaire devenait une arme dangereuse, — eh bien ! ce jour-là on aura bien le temps de la raser d’un seul coup sous un prétexte quelconque. »

Pour la liberté de réunion, même raisonnement. — « Donnons pleine liberté de réunion, dit la bourgeoisie : — elle ne portera pas atteinte à nos privilèges. Ce que nous devons craindre, ce sont les sociétés secrètes, et les réunions publiques sont le meilleur moyen de les paralyser. Mais, si, dans un moment de surexcitation, les réunions publiques devenaient dangereuses, eh bien, nous aurons toujours les moyens de les supprimer, puisque nous possédons la force gouvernementale. »

« L’inviolabilité du domicile ? — Parbleu ! inscrivez-la dans les codes, criez-la par-dessus les toits » ! disent les malins de la bourgeoisie. — « Nous ne voulons pas que des agents viennent nous surprendre dans notre petit ménage. Mais, nous instituerons un cabinet noir pour surveiller les suspects ; nous peuplerons le pays de mouchards, nous ferons la liste des hommes dangereux, et nous les surveillerons de près. Et, quand nous aurons flairé un jour que ça se gâte, alors allons-y drument, fichons-nous de l’inviolabilité, arrêtons les gens dans leurs lits, perquisitionnons, fouillons ! Mais surtout, allons-y hardiment, et s’il y en a qui crient trop fort, coffrons-les aussi et disons aux autres : "Que voulez-vous, messieurs ! À la guerre comme à la guerre !" On nous applaudira ! »

« Le secret de la correspondance ? — Dites partout, écrivez, criez que la correspondance est inviolable. Si le chef d’un bureau de village ouvre une lettre par curiosité, destituez-le immédiatement, écrivez en grosses lettres : "Quel monstre ! quel criminel !" Prenez garde que les petits secrets que nous nous disons les uns les autres dans nos lettres ne puissent être divulgués. Mais si nous avons vent d’un complot tramé contre nos privilèges, — alors ne nous gênons pas : ouvrons toutes les lettres, nommons mille employés pour cela, s’il le faut, et si quelqu’un s’avise de protester, répondons franchement, comme un ministre anglais l’a fait dernièrement aux applaudissements du Parlement : — "Oui, messieurs, c’est le cœur serré et avec le plus profond dégoût que nous faisons ouvrir les lettres ; mais c’est exclusivement parce que la patrie (c’est-à-dire, l’aristocratie et la bourgeoisie) est en danger !" »

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Voilà à quoi se réduisent ces soi-disant libertés politiques.

Liberté de la presse et de réunion, inviolabilité du domicile et de tout le reste, ne sont respectées que si le peuple n’en fait pas usage contre les classes privilégiées. Mais, le jour où il commence à s’en servir pour saper les privilèges, — ces soi-disant libertés sont jetées par-dessus bord.

Cela est bien naturel. L’homme n’a de droits que ceux qu’il a acquis de haute lutte. Il n’a de droits que ceux qu’il est prêt à défendre à chaque instant, les armes à la main.

Si on ne fouette pas hommes et femmes dans les rues de Paris, comme on le fait à Odessa, c’est parce que le jour où un gouvernement l’oserait, le peuple mettrait en pièces les exécuteurs. Si un aristocrate ne se fraye plus un passage dans les rues à coups de bâton distribués à droite et à gauche par ses valets, c’est parce que les valets du seigneur qui en aurait l’idée seraient assommés sur place. Si une certaine égalité existe entre l’ouvrier et le patron dans la rue et dans les établissements publics, c’est parce que l’ouvrier, grâce aux révolutions précédentes, a un sentiment de dignité personnelle qui ne lui permettra pas de supporter l’offense du patron, — et non pas parce que ses droits sont inscrits dans la loi.

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Il est évident que dans la société actuelle, divisée en maîtres et serfs, la vraie liberté ne peut pas exister ; elle ne le pourra pas tant qu’il y aura exploiteurs et esclaves, gouvernants et gouvernés. Cependant il ne s’ensuit pas que jusqu’au jour où la révolution anarchiste viendra balayer les distinctions sociales, nous désirions voir la presse bâillonnée, comme elle l’est en Allemagne, le droit de réunion annulé comme en Russie, et l’inviolabilité personnelle réduite à ce qu’elle est en Turquie. Tout esclaves du Capital que nous sommes, nous voulons pouvoir écrire et publier ce que bon nous semble, nous voulons pouvoir nous réunir et nous organiser comme il nous plaira, — précisément pour secouer le joug du Capital.

Mais il est bien temps de comprendre que ce n’est pas aux lois constitutionnelles qu’il faut demander ces droits. Ce n’est pas dans une loi, — dans un morceau de papier, qui peut être déchiré à la moindre fantaisie des gouvernants, — que nous irons chercher la sauvegarde de ces droits naturels. C’est seulement en nous constituant comme force, capable d’imposer notre volonté, que nous parviendrons à faire respecter nos droits.

Voulons-nous avoir la liberté de dire et d’écrire ce que bon nous semblera ? Voulons-nous avoir le droit de nous réunir et de nous organiser ? — Ce n’est pas à un Parlement que nous devons aller en demander la permission ; ce n’est pas une loi que nous devons mendier au Sénat. Soyons une force organisée, capable de montrer les dents chaque fois que n’importe qui s’avise de restreindre notre droit de parole ou de réunion ; soyons forts, et nous pourrons être sûrs que personne n’osera venir nous disputer le droit de parler, d’écrire, d’imprimer, de nous réunir. Le jour où nous aurons su établir assez d’entente entre les exploités pour sortir au nombre de plusieurs milliers d’hommes dans la rue et prendre la défense de nos droits, personne n’osera nous disputer ces droits, ni bien d’autres encore que nous saurons revendiquer. Alors, mais seulement alors, nous aurons acquis ces droits, que nous pourrions vainement mendier pendant des dizaines d’années à la Chambre ; alors ces droits nous seront garantis d’une manière bien autrement sûre que si on les inscrivait de nouveau sur des chiffons de papier.

Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. »"

Pierre Kropotkine,  Les Droits politiques, 1882

 

 

En 1883, dans le cadre du procès dit "Procès des 66",  il est condamné, sans preuve, à cinq années de prison à Clairvaux, pour avoir prétendument participé à un attentat anarchiste à Lyon l'année précédente.  Un grand nombre de savants anglais adressèrent une pétition au gouvernement français pour le défendre, qui sera signée, entre autres, par Camille Flammarion, Georges Clémenceau, Herbert Spencer, Algernon Swinburne ou encore Victor Hugo  (cf. op. cité, chapitre VII), mais refusée par le biologiste  Thomas Henry Huxley (1825-1895).

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"Aujourd’hui, l’État est parvenu à s’immiscer dans toutes les manifestations de notre vie. Du berceau à la tombe, il nous étrangle dans ses bras. Tantôt comme État central, tantôt comme État-province ou canton, tantôt comme État-commune, il nous poursuit à chaque pas, il apparaît à chaque coin de rue, il nous impose, nous tient, nous harcèle.

Il légifère sur toutes nos actions. Il accumule des montagnes de lois et d’ordonnances dans lesquelles l’avocat le plus malin ne sait plus se retrouver. Il crée chaque jour de nouveaux rouages qu’il adapte gauchement à la vieille patraque rhabillée, et il en arrive à créer une machine si compliquée, si bâtarde, si obstructive, qu’elle révolte ceux-là même qui se chargent de la faire marcher."

(...) 

"Qui dit « État » nécessairement dit « guerre ». L’État cherche et doit chercher à être fort, plus fort que ses voisins ; sinon, il sera un jouet dans leurs mains. Il cherche forcément à affaiblir, à appauvrir d’autres États pour leur imposer sa loi, sa politique, ses traités de commerce, pour s’enrichir à leurs dépens. La lutte pour la prépondérance, qui est la base de l’organisation économique bourgeoise, est aussi la base de l’organisation politique (...) Or, la guerre, — c’est le chômage, la crise, les impôts croissant, les dettes accumulées. Plus que ça. Chaque guerre est un échec moral pour les États."

(...) 

"À quoi sert-elle, cette immense machine que nous nommons État ? — Est-ce à empêcher l’exploitation de l’ouvrier par le capitaliste, du paysan par le rentier ? Est-ce à nous assurer le travail ? à nous défendre de l’usurier ? à nous fournir la nourriture lorsque la femme n’a que de l’eau pour apaiser l’enfant qui pleure à son sein tari ?

Non, mille fois non ! L’État, — c’est la protection de l’exploitation, de la spéculation, de la propriété privée, — produit de la spoliation. Le prolétaire, qui n’a que ses bras pour fortune, n’a rien à attendre de l’État ; il n’y trouvera qu’une organisation faite pour empêcher à tout prix son émancipation."

(...) 

"Cela durera-t-il ? Cela peut-il durer ? Évidemment non. Une classe entière de l’humanité, celle qui produit tout, ne peut pas toujours soutenir une organisation établie spécialement contre elle. Partout, — sous la brutalité russe comme sous l’hypocrisie gambettiste, — le peuple mécontent se révolte."

(...) 

"Voici un riche propriétaire ; il demande l’expulsion d’un fermier-paysan qui ne paie pas la rente convenue. Au point de vue légal, il n’y a pas d’hésitation possible : puisque le paysan ne paie pas, il faut qu’il s’en aille. Mais si nous analysons les faits, voici ce que nous apprenons. Le propriétaire a toujours dissipé ses rentes en festins joyeux, le paysan a toujours travaillé. Le propriétaire n’a rien fait pour améliorer ses terres, et néanmoins la valeur en a triplé en cinquante ans, grâce à la plus-value donnée au sol par le tracé d’une voie ferrée, par les nouvelles routes vicinales, par le dessèchement des marais, par le défrichage des côtes incultes ; et le paysan qui a contribué pour une large part à donner cette plus-value à la terre, s’est ruiné ; tombé entre les mains des agents d’affaires, perdu de dettes, il ne peut plus payer son propriétaire. La loi, toujours du côté de la propriété, est formelle ; elle donne raison au propriétaire. Mais vous, en qui les fictions juridiques n’ont pas encore tué le sentiment de la justice, que ferez-vous ? Demanderez-vous qu’on jette le fermier sur la grande route — c’est la loi qui l’ordonne, — ou bien demanderez-vous que le propriétaire restitue au fermier toute la part de la plus-value qui est due au travail de celui-ci ? — c’est l’équité qui vous le dicte. — De quel côté vous mettrez-vous ? pour la loi, mais contre la justice ? ou bien pour la justice, mais alors contre la loi ?"

(...)

"Enfin vous étudiez les progrès industriels récents et vous voyez que la couturière n’a rien, absolument rien gagné à la découverte de la machine à coudre ; que l’ouvrier du Gothard meurt d’ankylostoma en dépit des perforatrices à couronnes de diamant, que le maçon et le journalier chôment comme auparavant à côté des ascenseurs Giffard, — et si vous discutez les problèmes sociaux avec cette indépendance d’esprit qui vous a guidé dans vos problèmes techniques, vous arrivez nécessairement à la conclusion que, sous le régime de la propriété privée et du salariat, chaque nouvelle découverte, lors même qu’elle augmente un peu le bien-être du travailleur, ne fait que rendre sa servitude plus lourde, le travail plus abrutissant, le chômage plus fréquent et les crises plus aiguës, et que celui qui a déjà pour lui toutes les jouissances est le seul qui en profite sérieusement."

(...)

Que nos groupes anarchistes ne soient qu’une petite minorité en comparaison des dizaines de millions qui peuplent la France, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, — rien de plus vrai. Tous les groupes représentant une idée nouvelle ont toujours commencé par n’être qu’une minorité. Et il est fort probable que comme organisation, nous resterons minorité jusqu’au jour de la révolution. Mais, est-ce un argument contre nous ? — En ce moment, ce sont les opportunistes qui sont la majorité : devrions-nous, par hasard, devenir aussi opportunistes ? Jusqu’en 1790, c’étaient les royalistes, les constitutionnalistes qui faisaient majorité : les républicains de l’époque devaient-ils, pour cela, renoncer à leurs idées républicaines et se faire aussi royalistes, lorsque la France marchait à grands pas vers l’abolition de la royauté ?"

(...)

"Dans les États actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux. Au lieu de réformer soi-même ce qui est mauvais, on commence par demander une loi qui le modifie (...)  Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à l’autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la Loi qui réglemente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos sociétés semblent ne plus comprendre qu’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants ; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an I de la Liberté » n’a jamais duré plus d’un jour, car après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’autorité. (...° Plus tard, lorsque l’enfant entre dans la vie publique, la société et la littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d’eau qui creuse la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé. Les livres d’histoire, de science politique, d’économie sociale regorgent de ce respect à la loi : on a même mis les sciences physiques à contribution et, en introduisant dans ces sciences d’observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l’autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller l’intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi. Le journal fait la même besogne : il n’y a pas d’article dans les journaux qui ne propage l’obéissance à la loi, lors même qu’à la troisième page on constate chaque jour l’imbécillité de la loi et que l’on montre comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les ordures par ceux qui sont préposés à son maintien. Le servilisme devant la loi est devenu une vertu, et je doute même qu’il y ait un seul révolutionnaire qui n’ait débuté dans son jeune âge par être défenseur de la loi contre ce qu’on nomme généralement « les abus », conséquence inévitable de la loi elle-même. (...) Quelle que fût cette loi, elle promettait d’atteindre également le seigneur et le manant, elle proclamait l’égalité, devant le juge, du pauvre et du riche. Cette promesse était un mensonge, nous le savons aujourd’hui : mais à cette époque elle était un progrès, un hommage rendu à la vérité. C’est pourquoi, lorsque les sauveurs de la bourgeoisie menacée, les Robespierre et les Danton, se basant sur les écrits des philosophes de la bourgeoisie, les Rousseau et les Voltaire, proclamèrent « le respect de la loi, égale pour tous » — le peuple, dont l’élan révolutionnaire s’épuisait déjà en face d’un ennemi de plus en plus solidement organisé, accepta le compromis. Il plia le cou sous le joug de la Loi, pour se sauver de l’arbitraire du seigneur. Depuis, la bourgeoisie n’a cessé d’exploiter cette maxime qui, avec cet autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle de la bourgeoisie, le dix-neuvième siècle. Elle l’a prêchée dans les écoles, elle a créé sa science et ses arts avec cet objectif, elle l’a fourré partout, comme la dévote anglaise qui vous glisse sous la porte ses traités religieux. Et elle a si bien travaillé, qu’aujourd’hui nous voyons se produire ce fait exécrable : au jour même du réveil de l’esprit frondeur, les hommes, voulant être libres, commencent par demander à leurs maîtres, de vouloir bien les protéger en modifiant les lois créées par ces mêmes maîtres. (...) La loi est un produit relativement moderne ; car l’humanité a vécu des siècles et des siècles sans avoir aucune loi écrite, ni même simplement gravée en symboles, sur des pierres, à l’entrée des temples."

(...)

"Magistrature, police, armée, instruction publique, finances, — tout sert le même dieu : le Capital ; tout cela n’a qu’un but : celui de protéger et de faciliter l’exploitation du travailleur par le capitaliste. Analysez toutes les lois faites depuis quatre-vingts ans, — vous n’y trouverez pas autre chose. La protection des personnes que l’on veut représenter comme la vraie mission de la Loi, n’y occupe qu’une place presque imperceptible ; car, dans nos sociétés actuelles, les attaques contre les personnes, dictées directement par la haine et la brutalité, tendent à disparaître." 

(...)

Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est. Les lois sur la propriété ne sont faites pour garantir ni à l’individu, ni à la société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour dérober au producteur une partie de ce qu’il produit et pour assurer à quelques-uns la part des produits qu’ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société entière. Lorsque la loi établit les droits de Monsieur un tel sur une maison, par exemple, elle établit son droit, non pas sur une cabane qu’il aurait bâtie lui-même, ou sur une cabane qu’il aurait élevée avec le secours de quelques amis, — personne ne lui aurait disputé ce droit s’il en était ainsi. La loi, au contraire, établit ses droits sur une maison qui n’est pas le produit de son travail, d’abord, parce qu’il l’a fait bâtir par d’autres, auxquels il n’a pas payé toute la valeur de leur travail, et ensuite — parce que cette maison représente une valeur sociale qu’il n’a pu produire à lui seul : la loi établit ses droits sur une portion de ce qui appartient à tout le monde et à personne en particulier. La même maison, bâtie au milieu de la Sibérie, n’aurait pas la valeur qu’elle a dans une grande ville, et sa valeur actuelle provient, — on le sait — du travail de toute une cinquantaine de générations qui ont bâti la ville, qui l’ont embellie, pourvue d’eau et de gaz, de beaux boulevards, d’universités, de théâtres et de magasins, de chemins de fer et de routes rayonnant dans toutes les directions. En reconnaissant donc les droits de Monsieur un tel sur une maison à Paris, à Londres, à Rouen, la loi lui approprie — injustement — une certaine part de produits du travail de l’humanité entière. Et c’est précisément parce que cette appropriation est une injustice criante (toutes les autres formes de propriété ont le même caractère), qu’il a fallu tout un arsenal de lois et toute une armée de soldats, de policiers et de juges pour la maintenir, contre le bon sens et le sentiment de justice inhérent à l’humanité."

(...)

"Ce que nous venons de dire sur les lois concernant la propriété s’applique complètement à cette seconde catégorie de loi, — les lois servant à maintenir le gouvernement, ou les lois constitutionnelles.

C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis, etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement représentatif, — par délégation ou par usurpation, — sous lesquelles se débattent encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, — les anarchistes l’ont assez souvent démontré par la critique incessante des diverses formes de gouvernement, — que la mission de tous les gouvernements, monarchiques, constitutionnels et républicains, est de protéger et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes : aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Un bon tiers de nos lois, — les lois « fondamentales », lois sur les impôts, sur les douanes, sur l’organisation des ministères et de leurs chancelleries, sur l’armée, la police, l’église, etc., — et il y en a bien quelques dizaines de mille dans chaque pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir, de rhabiller et de développer la machine gouvernementale, qui sert, à son tour, presque entièrement à protéger les privilèges des classes possédantes." 

(...)

"Un « gouvernement révolutionnaire ! » Voilà deux mots qui sonnent bien étrangement à l’oreille de ceux qui se rendent compte de ce que doit signifier la Révolution Sociale et de ce que signifie un gouvernement (...)  C’est que la révolution — synonyme de « désordre », de bouleversement, de renversement en quelques jours des institutions séculaires, de démolition violente des formes établies de la propriété, de destruction des castes, de transformation rapide des idées admises sur la moralité, ou plutôt sur l’hypocrisie qui en tient la place, de liberté individuelle et d’action spontanée — est précisément l’opposé, la négation du gouvernement, celui-ci étant synonyme de « l’ordre établi », du conservatisme, du maintien des institutions existantes, la négation de l’initiative et de l’action individuelle."

Kropotkine, Paroles d'un révolté,  1885

 

 

 

En 1887,  il tirera des enseignements de ses incarcérations au travers de son livre Dans les prisons russes et françaises (1887) et, sur ce sujet-là aussi, il aura un point de vue radical, c'est-à-dire au plus près de ce que l'on connaît du système carcéral, et le plus éloigné de tout le discours idéologique dominant (jusqu'à ce jour) sur cette institution   :

"...quels que soient les changements introduits dans le régime pénitentiaire, la récidive ne diminue pas. Et c'est inévitable, cela doit être ainsi : la prison tue en l'homme toutes les qualités qui le rendent mieux approprié à la vie en société. Elle en fait un être qui fatalement devra revenir en prison et qui finira ses jours dans un de ces tombeaux en pierre sur lesquels on inscrit Maison de détention et de correction et que les geôliers eux-mêmes appellent « Maison de corruption »

Si on me demandait - « Que pourrait-on faire cependant pour améliorer le régime pénitentiaire ? je répondrais : Rien ! On ne peut pas améliorer une prison. Sauf quelques petites améliorations sans importance, il n'y a absolument rien à faire qu'à la démolir" 

 

"Une fois qu'un homme a été en prison, il y reviendra. C'est certain, c'est inévitable, et les chiffres le prouvent (... Mais il y a plus. Le fait pour lequel un homme revient en prison est toujours plus grave que celui pour lequel il avait été condamné la première fois. Si son premier acte a été un petit vol, il reviendra pour quelque grand coup (...) Tous les écrivains criminalistes sont d'accord là-dessus."

 

"La prison n'améliore pas les détenus. Et d'autre part, nous l'avons vu, elle n'empêche pas les ci-nommés crimes de se commettre: témoins, les récidivistes. Elle ne répond donc à aucun des buts qu'elle se propose d'atteindre.

Voilà pourquoi la question vient à se poser : "Que faire donc avec ceux qui méconnaissent la loi - je ne dis pas la loi écrite. Celle-ci n'est qu'un triste héritage d'un triste passé, mais les principes mêmes de moralité gravés dans le coeur de chacun ?" 

 

C'est la question que notre siècle doit résoudre"
 

(On ne peut améliorer les prisonsConférence donnée à Paris, salle Rivoli, le 20 décembre 1887). 

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En 1887, toujours, paraît L'Anarchie dans l'évolution socialiste, texte d'une conférence donnée par Kropotkine dans la salle Levis, à Paris, suivi deux ans après de La Morale anarchiste à Paris, brochure publiée en 1889 par  Les Temps Nouveaux, édité rue Mouffetard à Paris par un des pionniers de l'anarchisme en France, Jean Grave (1854-1939), qui à la demande d'Elisée Reclus en 1883, avait animé Le Révolté, à Genève, qui deviendra en 1887 La Révolte, puis, reprenant un titre qu'il avait déjà employé pour des éditions de brochures, nous l'avons vu avec Kropotkine, Les Temps Nouveaux, de 1895 à 1914, qui édita des brochures thématiques en plus du journal, qui continuera  de paraître après la guerre de 1919 à 1921. 

"C'est que, -en proclamant la liberté des transactions, c'est-à-dire la lutte entre les membres de la société,
la société n'a pas mis en présence des éléments de force égale et les forts, armés pour la lutte de l'héritage paternel, l'ont emporté sur les faibles. Les millions de pauvres, mis en présence de quelques riches, devaient fatalement succomber. 

 

Citoyennes et citoyens Vous êtes-vous posé cette question D'où vient la fortune des riches ? Est-ce de leur travail ? Ce serait une bien mauvaise plaisanterie que de le dire. Mettons que M. de Rothschild est [sic] travaillé toute sa vie. Mais, vous aussi chacun des travailleurs dans cette salle, a aussi travaillé. Pourquoi donc la fortune de Rothschild se chiffre-t-elle par des centaines de millions, et la vôtre par si peu de chose ? 

La raison en est bien simple. C'est que vous vous êtes appliqués à produire vous-mêmes, tandis que M. Rothschild s'est appliqué à recueillir le fruit du travail des autres. Tout est là."

 

"L'origine de la fortune des riches, c'est votre misère 1 Point de misérable d'abord Alors il n'y aura
point de millionnaires."

 

"On a cherché à obvier à ces désastres. On a dit : Donnons à tous une instruction égale. Et on a répandu l'instruction. On a fait de meilleures machines humaines, mais ces machines instruites travaillent toujours pour enrichir les autres. Tel savant illustre, tel romancier de renom, malgré toute son instruction, tout son talent, est encore la bête de somme du capitaliste. Le bétail à exploiter s'améliore par l'instruction, mais l'exploitation, reste (...) On est venu parler ensuite d'association. Mais on s'est vite aperçu qu'en associant leurs misères, les travailleurs n'auraient pas raison du capital (...) Timide à ses débuts, le socialisme parla d'abord au nom du sentiment, de la morale chrétienne (...) Plus tard, le socialisme parla au nom de la métaphysique gouvernementale. Puisque l'Etat, disait-il, a surtout pour mission de protéger les faibles contre
les forts, il est de son devoir de subventionner les associations Ouvrières. L'Etat seul peut permettre aux associations de travailleurs de lutter contre le capital et d'opposer à l'exploitation capitaliste le chantier libre des travailleurs encaissant le produit intégral de leur travail. » A ceux-là la bourgeoisie répondit par la mitraillade de juin 48." 

 

"Toutes les richesses accumulées sont des produitsdu travail de tous de toute la génération actuelle et de toutes les générations précédentes. Cette maison dans laquelle nous hommes réunis en ce moment, n'a de valeur que parce qu'elle est dans Paris, cette ville superbe où les labeurs de vingt générations sont venus se superposer. Transportée dans les neiges de la Sibérie, la valeur de cette maison serait presque nulle. porte en soi l'intelligence de cinq ou six générations elle n'a de valeur que comme partie de cet immense tout que nous appelons l'industrie du dix-neuvième siècle. Transportez votre machine à faire des dentelles
au milieu des Papous de la Nouvelle-Guinée, et là, sa valeur sera nulle

(...) 

Tout est à tous ! Et nous défions qui que ce soit de nous dire quelle est la part qui revient à chacun dans les richesses. Voici un immense outillage que le dix-neuvième siècle a créé ; voici des millions d'esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposant la matière première, et font les merveilles de notre époque. Personne n'a le droit de s'accaparer aucune de ces machines et 'de dire aux autres « Ceci est à moi si vous voulez vous servir de cette machine pour produire, vous me paierez un tribut sur chaque chose que vous produirez,  pas plus que le seigneur du moyen-âge n'avait le droit de dire au cultivateur « Cette colline, ce pré sont à moi et vous me paierez un tribut sur chaque gerbe de blé que vous récolterez, sur chaque meule de foin que vous entasserez ». 

« Tout est à tous ! Et pourvu que l'homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde. » 

Mais c'est le Communisme ? - direz-vous. Oui, c'est le Communisme mais le Communisme qui parle, non plus au nom de la religion, non plus au nom de l'Etat, mais au nom du peuple." 

 

"Mais, il ne suffit pas de dire « Communisme, Expropriation ! » Encore faut-il savoir à qui incomberait la gérance du patrimoine commun, et c'est sur cette question que les écoles socialistes se trouvent surtout divisées, les unes voulant le Communisme autoritaire, et nous autres nous prononçant franchement pour le
Communisme anarchiste. (...) N'est-il pas absurde, en effet, de prendre au sein de la population un certain nombre d'hommes et de leur confier le soin de toutes les affaires publiques, en leur disant « Occupez-vous en, nous nous rechargeons sur vous de la besogne. A vous de faire des lois sur tous les sujets... (...) 
si vous tenez à vous entendre avec d'autres citoyens qui, eux aussi, se sont fait une opinion sur ce sujet, alors vous pourrez tout simplement entrer en échange d'idées avec vos voisins, et envoyer un délégué qui pourra se mettre d'accord avec d'autres délégués sur cette question spéciale mais vous réserverez certainement votre décision définitive. Vous ne lui confierez pas le soin de vous faire des lois. C'est ainsi qu'agissent déjà les savants, les industriels, chaque fois qu'ils ont à s'entendre sur des questions d'intérêt général. » 

 

Mais ceci serait la négation du régime représentatif, du gouvernement et de l'Etat. Et cependant c'est l'idée qui germe partout, depuis que les vices du gouvernement représentatif, mis à mu, sont devenus si criants."

(...)

                                          

"Il n'y a pas à en douter les religions s'en vont. Le XIXe siècle leur a porté le coup de grâce (...) Mais, une société, humaine ou animale, ne peut pas exister sans qu'il s'élabore dans son sein certaines règles et certaines habitudes de morale. La religion peut passer, la morale reste (...)  Ce fait est si frappant que les philosophes cherchent à l'expliquer par les principes d'utilitarisme et récemment Spencer cherchait à baser cette moralité qui existe parmi nous sur des causes physiologiques et lesbesoins de conservation de la race.
 

Quant à nous, pour mieux vous dire ce que nous en pensons, permettez-moi de l'expliquer par un

exemple : 

 

Voilà un enfant qui se noie, et quatre hommes sur le rivage qui le voient se débattre dans les flots. L'un d'eux ne bouge pas – c'est un partisan de « Chacun pour soi » de la bourgeoisie commerçante,  c'est une brute, n'en parions pas ! Un autre fait cette réflexion « Si je sauve l'enfant, un bon rapport en sera fait à qui de droit dans les cieux, et le Créateur me récompensera en doublant mes troupeaux et mes serfs. Et il se jette à l'eau. Est-ce un homme moral ? Evidemment non. C'est un bon calculateur, voilà tout. Un troisième l-  - l'utilitaire - réfléchit ainsi... : « Les jouissances peuvent être classées en deux catégories les jouissances inférieures et les jouissances supérieures. Sauver quelqu'un, c'est une jouissance supérieure, infiniment plus intense et plus durable que toutes les autres donc, sauvons l'enfant ! (...)  Et voici enfin le quatrième. Dès son enfance, il a été élevé à se sentir un avec tout le reste de l'humanité. Dès l'enfance, il a toujours pensé que les hommes sont solidaires. Il s'est habitué à souffrir quand d'autres souffrent à côté de lui et à se sentir heureux quand tout le monde est heureux. Dès qu'il a entendu le cri déchirant de la mère, il a sauté à l'eau sans réfléchir, par instinct, pour sauver l'enfant (...) Et bien, citoyens, toute la morale anarchiste est là. C'est la morale du peuple qui ne cherche pas midi à quatorze heures. Morale sans obligation ni sanction,  morale par habitude. Créons des circonstances dans lesquelles l'homme ne soit pas porté à mentir, à tromper, à exploiter les autres et le niveau moral de l'humanité, de par la force même des choses, s'élèvera à une hauteur inconnue jusqu'à présent."

Kropotkine, L'Anarchie dans l'évolution socialiste, 1887.

En 1892,  Kropotkine publie son livre le plus connu, La conquête du pain, (Paris, Préface d'Elisée Reclus), qui réunit, après remaniement profond des textes, des articles parus dans Le Révolté  :

 

 

"L’idée bourgeoise a été de pérorer sur les grands principes, ou plutôt sur les grands mensonges. L’idée populaire sera d’assurer du pain à tous. Et, pendant que bourgeois et travailleurs embourgeoisés joueront les grands hommes dans les parlotes ; pendant que « les gens pratiques » discuteront à perte de vue sur les formes de gouvernement, nous, « les utopistes », nous devrons songer au pain quotidien.

Nous avons l’audace d’affirmer que chacun doit et peut manger à sa faim, que c’est par le pain pour tous que la Révolution vaincra.

Nous sommes des utopistes, — c’est connu. Si utopistes, en effet, que nous poussons notre utopie jusqu’à croire que la Révolution devra et pourra garantir à tous le logement, le vêtement et le pain, — ce qui déplaît énormément aux bourgeois rouges et bleus, — car ils savent parfaitement qu’un peuple qui mangerait à sa faim serait très difficile à maîtriser.

 

Dans les conditions de la révolution sociale " il n’y a qu’une seule solution vraiment pratique. C’est de reconnaître l’immensité de la tâche qui s’impose et, au lieu de chercher à replâtrer une situation que l’on aura soi-même rendue impossible, — procéder à la réorganisation de la production selon les principes nouveaux.

l faudra donc, selon nous, pour agir pratiquement, que le peuple prenne immédiatement possession de toutes les denrées qui se trouvent dans les communes insurgées ; les inventorie et fasse en sorte que, sans rien gaspiller, tous profitent des ressources accumulées, pour traverser la période de crise. Et pendant ce temps-là s’entendre avec les ouvriers de fabriques, en leur offrant les matières premières dont ils manquent et leur garantissant l’existence pendant quelques mois afin qu’ils produisent ce qu’il faut au cultivateur."

"Dans leurs plans de reconstruction de la société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant d'abolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.

Pour ce qui concerne le gouvernement soi-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible que des hommes intelligents -et le parti collectiviste n'en manque pas - puissent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que l'histoire nous a données à ce sujet, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux Etats-Unis

(...) 

Il en est de même pour le salariat : car, après avoir proclamé l'abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, comment peut-on réclamer, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? C'est pourtant ce que font les collectivistes en préconisant les bons de travail.

 

On comprend que les socialistes anglais du commencement de ce siècle aient inventé les bons de travail. Ils cherchaient simplement à mettre d'accord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes.

Si, plus tard, Proudhon reprit cette invention, cela se comprend encore. Dans son système mutuelliste, il cherchait à rendre le Capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu'il détestait du fond du coeur, mais qu'il croyait nécessaire comme garantie à l'individu contre l'Etat.

(...)

Mais comment peut-on défendre cette nouvelle forme du salariat - le bon de travail - si on admet que la maison, le champ et l'usine ne sont plus propriété privée, qu'ils appartiennent à la commune ou à la nation?

(...) 

Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire - l'abolition de la propriété privée - et ils le nient sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.

Ils proclament un principe révolutionnaire et ignorent les conséquences que ce principe doit inévitablement amener. ils oublient que le fait même d'abolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, voies de communication, capitaux) doit lancer la société en des voies absolument nouvelles ; qu'il doit bouleverser de fond en comble la production, aussi bien dans son objet que dans ses moyens ; que toutes les relations quotidiennes entre individus doivent être modifiées, dès que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune."

 

"Le collectivisme, comme on le sait, apporte à ce régime des modifications importantes, mais n’en maintient pas moins le salariat. Seulement l’État, c’est-à-dire, le gouvernement représentatif, national ou communal, se substitue au patron. Ce sont les représentants de la nation ou de la commune et leurs délégués, leurs fonctionnaires qui deviennent gérants de l’industrie. Ce sont eux aussi qui se réservent le droit d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value de la production. En outre, on établit dans ce système une distinction très subtile, mais grosse de conséquences, entre le travail du manœuvre et celui de l’homme qui a fait un apprentissage préalable : le travail du manœuvre n’est aux yeux du collectiviste qu’un travail simple ; tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc. font ce que Marx appelle un travail composé et ont droit à un salaire plus élevé. Mais manœuvres et ingénieurs, tisserands et savants sont salariés de l’État, — « tous fonctionnaires », disait-on dernièrement pour dorer la pilule."

 

Supposez une société, comprenant plusieurs millions d’habitants engagés dans l’agriculture et une grande variété d’industries, Paris, par exemple, avec le département de Seine-et-Oise. Supposez que dans cette société, tous les enfants apprennent à travailler de leurs bras aussi bien que de leurs cerveaux. Admettez enfin que tous les adultes, sauf les femmes occupées à l’éducation des enfants, s’engagent à travailler cinq heures par jour de l’âge de vingt ou vingt-deux ans à celui de quarante-cinq ou cinquante, et qu’ils s’emploient à des occupations au choix, en n’importe quelle branche des travaux humains considérés comme nécessaires. Une pareille société pourrait en retour, garantir le bien-être à tous ses membres, — c’est-à-dire, une aisance autrement réelle que celle dont jouit aujourd’hui la bourgeoisie. — Et chaque travailleur de cette société disposerait en outre d’au moins cinq heures par jour qu’il pourrait consacrer à la science, à l’art, et aux besoins individuels qui ne rentreraient pas dans la catégorie du nécessaire, sauf à introduire plus tard dans cette catégorie, lorsque la productivité de l’homme augmenterait, tout ce qui est encore aujourd’hui considéré comme luxueux ou inaccessible.

 

(Kropotkine, La Conquête du pain, Les Denrées, I et II)

 

"Mais là-haut on pense à toute sorte de choses, excepté aux souffrances de la foule. Lorsque la famine ronge la France en 1793 et compromet la révolution ; lorsque le peuple est réduit à la dernière misère, tandis que les Champs-Elysées sont sillonnés de phaétons superbes où des femmes étalent leurs parures luxueuses, Robespierre insiste aux Jacobins pour faire discuter son mémoire sur la Constitution anglaise ! Lorsque le travailleur souffre en 1848 de l’arrêt général de l’industrie, le Gouvernement provisoire et la Chambre disputaillent sur les pensions 41 militaires et le travail des prisons, sans se demander de quoi vit le peuple pendant cette époque de crise. Et si l’on doit adresser un reproche à la Commune de Paris, née sous les canons des Prussiens et ne durant que soixante-dix jours, c’est encore de ne pas avoir compris que la révolution communale ne pouvait triompher sans combattants bien nourris, et qu’avec trente sous par jour, on ne saurait à la fois se battre sur les remparts et entretenir sa famille. Le peuple souffre, et demande : « Que faire pour sortir de l’impasse ? »

 

                                                                          III

 

Eh bien ! il nous semble qu’il n’y a qu’une réponse à cette question : — Reconnaître, et hautement proclamer que chacun, quelle que fût son étiquette dans le passé, quelles que soient sa force ou sa faiblesse, ses aptitudes ou son incapacité, possède, avant tout, le droit de vivre ; et que la société se doit de partager entre tous sans exception les moyens d’existence dont elle dispose. Le reconnaître, le proclamer, et agir en conséquence ! Faire en sorte que, dès le premier jour de la Révolution, le travailleur sache qu’une ère nouvelle s’ouvre devant lui : que désormais personne ne sera forcé de coucher sous les ponts, à côté des palais ; de rester à jeun tant qu’il y aura de 42 la nourriture ; de grelotter de froid auprès des magasins de fourrures. Que tout soit à tous, en réalité comme en principe, et qu’enfin dans l’histoire il se produise une révolution qui songe aux besoins du peuple avant de lui faire la leçon sur ses devoirs.

(Kropotkine, La Conquête du pain, L'aisance pour tous, II et II).

Les neuf dixièmes des fortunes colossales des États-Unis (Henry Georges l’a bien raconté dans ses Problèmes Sociaux) sont dus à quelque grande coquinerie faite avec le concours de l’État. En Europe, les neuf dixièmes des fortunes dans nos monarchies et nos républiques ont la même origine : il n’y a pas deux façons de devenir millionnaire.

Toute la science des Richesses est là : trouver des va-nu-pieds, les payer trois francs et leur en faire produire dix. Amasser ainsi une fortune. L’accroître ensuite par quelque grand coup avec le secours de l’État !

 

(Kropotkine, La Conquête du pain, L'expropriation, II).

'L’humanité a fait un bout de chemin depuis ces âges reculés durant lesquels l’homme, façonnant en silex des outils rudimentaires, vivait des hasards de la chasse et ne laissait pour tout héritage à ses enfants qu’un abri sous les rochers, que de pauvres ustensiles en pierre — et la Nature, immense, incomprise, terrible, avec laquelle ils devaient entrer en lutte pour maintenir leur chétive existence.

 Pendant cette période troublée qui a duré des milliers et des milliers d’années, le genre humain a cependant accumulé des trésors inouïs. Il a défriché le sol, desséché les marais, percé les forêts, tracé des routes ; bâti, inventé, observé, raisonné ; créé un outillage compliqué, arraché ses secrets à la Nature, dompté la vapeur ; si bien qu’à sa naissance l’enfant de l’homme civilisé trouve aujourd’hui à son service tout un capital immense, accumulé par ceux qui l’ont précédé. Et ce capital lui permet maintenant d’obtenir,

rien que par son travail, combiné avec celui des autres, des richesses dépassant les rêves des Orientaux dans leurs contes des Mille et une Nuits. 

(...) 

Les prodiges accomplis dans l'industrie sont encore plus frappants. Avec ces êtres intelligents, les machines modernes, - fruit de trois ou quatre générations d'inventeurs, la plupart inconnus, - cent hommes fabriquent de quoi vêtir dix mille hommes pendant deux ans. Dans les mines de charbon bien organisées, cent hommes extraient chaque année de quoi chauffé dix mille familles sous un ciel rigoureux. 

(...)

Et si, dans l’industrie comme dans l’agriculture, comme dans l’ensemble de notre organisation sociale, le labeur de nos ancêtres ne profite surtout qu’au très petit nombre, — il n’en est pas moins certain que l’humanité pourrait déjà se donner une existence de richesse et de luxe, rien qu’avec les serviteurs de fer et d’acier qu’elle possède.

Oui certes, nous sommes riches, infiniment plus que nous ne le pensons. Riches par ce que nous possédons déjà ; encore plus riches par ce que nous pouvons produire avec l’outillage actuel. Infiniment plus riches par ce que nous pourrions obtenir de notre sol, de nos manufactures, de notre science et de notre savoir technique, s’ils étaient appliqués à procurer le bien-être de tous.

(...) Nous sommes riches dans les sociétés civilisées. Pourquoi donc autour de nous cette misère ? Pourquoi ce travail pénible, abrutissant des masses ? (...) Les socialistes l’ont dit et redit à satiété. Chaque jour ils le répètent, le démontrent par des arguments empruntés à toutes les sciences. Parce que tout ce qui est nécessaire à la production : — le sol, les mines, les machines, les voies de communication, la nourriture, l’abri, l’éducation, le savoir — tout a été accaparé par quelques-uns dans le cours de cette longue histoire de pillage, d’exodes, de guerres, d’ignorance et d’oppression, que l’humanité a vécue avant d’avoir appris à dompter les forces de la Nature.

(...)

Et maintenant encore, la valeur de chaque maison, de chaque usine, de chaque fabrique, de chaque magasin, n'est faite que du labeur accumulé des millions de travailleurs ensevelis sous terre ; elle ne se maintient que par l’effort des légions d’hommes qui habitent ce point du globe. Chacun des atomes de ce que nous appelons la richesse des nations, n'acquiert sa valeur que par le fait d'être une partie de cet immense tout. Que seraient un dock de Londres ou un grand magasin de Paris s’ils ne se trouvaient situés dans ces grands centres du commerce international ? Que seraient nos mines, nos fabriques, nos chantiers et nos voies ferrées, sans les amas de marchandises transportées chaque jour par mer et par terre ? Des millions d’êtres humains ont travaillé à créer cette civilisation dont nous nous glorifions aujourd’hui. D’autres millions, disséminés dans tous les coins du globe, travaillent à la maintenir. Sans eux, il n’en resterait que décombres dans cinquante ans."

(Kropotkine, La Conquête du pain, Nos richesses, I et II).

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En 1892 toujours, paraît Au Bureau de la Révolte la brochure intitulée La loi et L'autorité, qui reprend peu ou prou les idées développées dans Paroles d'un Révolté, donc nous ne l'examinerons pas ici, mais lecteurs et lectrices qui s'y intéressent de près peuvent lire le texte, accessible en ligne.

 

Kropotkine s'intéressa à la question darwinienne de la lutte pour l'existence : "On sait à quelles conclusions la formule de Darwin, « The Struggle for Existence » (La lutte pour l’existence) a entraîné la plupart de ses disciples, même les plus intelligents d’entre eux, comme Huxley. Aujourd’hui il ne se commet pas d’infamie dans la société civilisée ou dans les relations des blancs avec les races dites inférieures, ou des « forts » avec les « faibles », qui ne trouve son excuse dans cette formule"  (op. cité, chapitre X).  Déjà, pendant son emprisonnement à Clairvaux (1882-1886), Elisée Reclus lui avait communiqué son travail avec Léon Metchnikoff (1838-1888) sur cette question, ce dernier avait donné une interprétation coopérative du darwinisme contre celle du  darwinisme social : "La science de la nature nous enseigne que l’association est la loi de toute existence. Ce que nous appelons couramment société n’est qu’un cas particulier de cette loi générale"  (Metchnikoff,  Révolution et évolution, The Contemporary Review, 50, 1886, p. 412-437.). Plus tard, il affirmera que le niveau le plus élevé de l'évolution sociale sera une société où la coopération sera pleinement et librement acceptée et non imposée : "Le progrès sociologique est donc en raison inverse de la coercition déployée, de la contrainte ou de l’autorité, et en raison directe du rôle de la volonté, de la liberté, de l’anarchie, Proudhon l’avait d’ailleurs démontré" (Metchnikoff, La Civilisation et les grands fleuves historiques, Paris, Hachette, 1889, p. 415.). Ni lui, ni Kropotkine, ni Reclus ne s'approprieront le terme nouveau "écologie" forgé par Ernst Haeckel en 1886, car ce dernier était un farouche partisan du darwinisme social. 

 

Ensuite,  Kropotkine  décide de réunir des textes pour s'opposer à l'article de Thomas Henry Huxley,  The Struggle for Existence : A Program (1888), et c'est dans une conférence d'un grand zoologiste russe, le professeur Karl Kessler, qu'il entendit un commentaire "excellent de la loi de la lutte pour la vie. « L’appui mutuel, disait-il dans son discours, est aussi bien une loi de la Nature, que la lutte réciproque ; mais pour l’évolution progressive de l’espèce, la première est de beaucoup plus importante que la seconde. »" (op. cité).   Aujourd'hui, en ce premier quart du XXIe siècle, la science a largement confirmé ces dires et démontre, année après année, que la coopération est très répandue dans la nature, tant dans le monde animal que végétal.  Ce n'est donc pas un hasard si un des chantres de la coopération, aujourd'hui, Pablo Servigne, a préfacé une réédition récente de l'Entraide (Aden, 2008), nom qu'il a lui-même utilisé pour intituler l'ouvrage co-écrit avec Gauthier Chapelle  : L'entraide, l'autre loi de la jungle (Les Liens qui libèrent, 2017). 

Un autre aspect de la coopération est abordé à la même période par Kropotkine dans Coopération et socialisme ("Les Temps Nouveaux", 27 juillet 1895).  Après avoir reconnu l'importance de l'entreprise coopérative qui anima le Nord de l'Angleterre et l'Ecosse, qui cherchait à supprimer le "vautour-intermédiaire" du commerce, fournissant au consommateur des produits à prix de revient, puis "le "vautour-capitaliste", en créant des groupes producteurs. Pourtant, force a été de constater que les "coopératives anglaises restaient les forteresses du bourgeoisisme ouvrier" et que  "leurs effets directs sur le bien-être de l’ouvrier...sont bien minces". Car tout ce que l'ouvrier anglais gagne de la coopérative, il le perd par des "salaires rognés, de chômages exagérés, de rentes sur la terre et, partant, des loyers montant toujours, et des impôts toujours grandissants", si bien que la coopérative permet au patron capitaliste anglais a "tout avantage à tenir une armée de mineurs, qu’il ne fera travailler que trois jours par semaine et qui, au moment où les prix du charbon montent, pourront doubler la production — il le fait. Il fait en grand ce que les bonnes dames de la Chaux-de-Fonds faisaient en petit. Il profite de la coopérative." Ainsi, "pour que l’avantage acquis par la suppression de l’intermédiaire ne soit pas volé par le seigneur foncier, le banquier, le patron et l’État, il faut qu’il [l'ouvrier] attaque de front cette nouvelle coopérative de vautours ; il faut qu’il lutte avec eux par la famine ou la torche des grèves, par la conspiration et la révolte. Et s’il ne le fait pas — il a travaillé pour l’autre coopérative, celle des vautours. 

 

On en arrive toujours au même point. La lutte, la guerre contre l’exploiteur, reste toujours la seule arme de l’exploité."

Par ailleurs, l'auteur souligne que les coopératives étaient devenues un facteur important de division des travailleurs. Les patrons des coopératives, en effet, étaient devenus les pires, pour conserver ce qu'ils avaient acquis, se sont dressés "contre toute propagande de solidarité, soit dans les grèves, soit dans la propagande des idées socialistes. Il était bien plus facile de convertir un jeune bourgeois au socialisme que d’y amener un coopérateur."  L'auteur conclut qu'il y a de bonnes choses à retenir de cette expérience coopérative, que "dans la révolution sociale l’association des consommateurs et des producteurs sera une des formes de la société naissante. Mais pas cette association ayant pour but d’encaisser sa plus-value ou son bénéfice."

Ce sujet de la coopération est l'occasion de rappeler que Kropotkine est demeuré un scientifique toute sa vie, un savant qui étudia, surtout entre 1880 et 1916, différentes disciplines des sciences naturelles : biologie, zoologie, éthologie, etc. Ce qui ne l'empêche pas d'écrire La Grande Révolution, 1789-1793, dont il publie au début de ses travaux une brochure en français, en 1893,  avec le même titre, mais aussi un autre texte d'une trentaine de pages,  Un siècle d'attente 1789-1889,  sur l'importance de la suppression du servage dans toute l'Europe. S'en suivra une longue préparation, après 1902,  où James Guillaume collaborera  à son travail sur de nombreux points, correspondant avec son ami pendant des années (Daline et Mironer, 1974). L'ouvrage lui même sera publié, toujours en français, aux éditions Stock, à Paris, en 1909, et préfigure l'historiographie sociale de la Révolution française de grands historiens comme Mathiez ou Soboul :  

"Bref, l’histoire parlementaire de la Révolution, ses guerres, sa politique et sa diplomatie ont été étudiées et racontées dans tous les détails. Mais l’histoire populaire de la Révolution reste encore à faire. Le rôle du peuple des campagnes et des villes dans ce mouvement n’a jamais été raconté ni étudié dans son entier. Des deux courants qui firent la Révolution, celui de la pensée est connu, mais l’autre courant, celui de l’action populaire, n’a même pas été ébauché."  (Kropotkine, La Grande Révolution..., préface).

 

En 1897, il entame une correspondance avec une étudiante de L'ESRI (Etudiants socialistes révolutionnaires internationalistes), docteur ès sciences en 1915, Marie Isidorovna Goldsmith, qui deviendra secrétaire de la revue L'Année biologique  (Rubinstein et Confino, 1992), fondée par le zoologiste Yves Delage (1854-1920), qui recevra la médaille Darwin en 1916.  Cette relation permettra au savant de mieux comprendre les sujets scientifiques qui l'intéressaient et dont Marie était une spécialiste. En plus de ses recherches, elle le prépara à rédiger les articles publiés en 1892 dans Nineteenth Century   qui seront la base de son ouvrage Mutual Aid, a factor of evolution, New-York, McClure Phillips & Co ("L'Entraide, un facteur de l'évolution" ), publié en 1902, pendant son séjour aux Etats-Unis. Le livre reprend la thèse déjà développée de la coopération : 

"La thèse fondamentale de l'ouvrage stipulait qu'au sein d'un groupe dont les membres appartenaient à la même espèce, la règle de conduite était celle de la coopération pour la survie et non de « la lutte pour l'existence », comme le pensaient Huxley et les néo-darwinistes. Du moment que la sélection naturelle était un processus de survie des espèces et des individus « les mieux adaptés » (the fittest), ces espèces et individus « mieux adaptés » s'avéraient être, selon Kropotkine, ceux qui vivaient suivant les principes de la coopération, et non de la « lutte de chacun contre tous »."   (Rubinstein et Confino, op. cité)

Ces sciences naturelles auront un impact direct et important sur la philosophie de Kropotkine, basée elle aussi sur la connaissance , en particulier par la méthode inductive-déductive"À l'aide de cette méthode, dit-il, le savant recueille - au moyen d'observations et d'expériences - des données relatives à son sujet de recherche, puis formule une hypothèse qui place les faits ainsi recueillis dans un lien de cause à effet qui devrait permettre de prévoir d'autres faits et liens de causalité. Si cette hypothèse n'est pas confirmée par des observations et des expériences ultérieures, elle doit être rejetée ou tout au moins modifiée jusqu'à ce qu'elle concorde avec les faits connus."  (Rubinstein et Confino, op. cité)

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Comme beaucoup de penseurs radicaux dans la Russie des années 1860, il estimait "que tous les domaines de la connaissance humaine doivent être approchés et explorés selon le modèle et avec les méthodes des sciences naturelles"  (Rubinstein et Confino, op. cité) :

 

 "L'Anarchie représente une tentative d'appliquer les généralisations obtenues par la méthode inductive-déductive des sciences naturelles à l'appréciation des institutions humaines. Elle est aussi une tentative de deviner, sur la base de cette appréciation, la marche de l'humanité vers la liberté, l'égalité et la fraternité, afin d'obtenir la plus grande somme possible de bonheur pour chacune des unités dans les sociétés humaines

(...)

Les social-démocrates nous recommandent la méthode dialectique pour élaborer l'idéal socialiste. Nous n'admettons pas du tout cette méthode, qui, d'ailleurs, n'est acceptée dans aucune des sciences naturelles. Au naturaliste moderne, cette 'méthode dialectique' rappelle quelque chose de bien ancien - de vécu et, heureusement, d'oublié par la science depuis bien longtemps."

(Kropotkine, La Science moderne et l'Anarchie, Paris, 1913, p. 132 et 48)   

 

Le grand historien américain de l'anarchisme, Paul Avrich (1931-2006) confirmera cette spécificité de notre savant, avec ses propres réserves : 

"Que Kropotkine] ait réussi plus que tout autre à donner à l'anarchisme un fondement scientifique, voilà qui est incontestable. Mais on peut douter que n'importe quelle philosophie sociale, y compris l'anarchisme. puisse vraiment être scientifique. Ce qui prédomine dans les écrits de Kropotkine, est surtout sa grande vision éthique"  (P. Avrich, Kropotkin's ethical anarchism, in Anarchist portraits, Princeton, 1988, pp. 71-72).

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En 1898, Kropotkine fait paraître Fields, Factories and Workshops or Industry combined with agriculture and brain work with manual work (London, Thomas Nelson & sons ; Boston, Houghton, Mifflin & Co), dont la traduction française de Pierre Leray, révisée et augmentée par l'auteur, attendra 1910, chez Stock, reproduira le titre original :  Champs, usines et ateliers ou L'industrie combinée avec l'agriculture et le travail cérébral avec le travail manuel.  A rebours d'Adam Smith et des économistes libéraux, l'auteur s'insurge contre la vision libérale de l'économie :  inégale répartition des richesses et inhumanité de la division du travail, en tout premier lieu, véritable "article de foi" de la nouvelle doxa économique : "« Division du travail », tel fut le mot d’ordre du siècle. Et la division et la subdivision — une subdivision permanente — des fonctions ont été poussées si loin que l’humanité s’est trouvée répartie en castes presque aussi solidement établies que celles de l’Inde ancienne.

Nous avons d’abord la grande distinction entre producteurs et consommateurs : producteurs consommant peu, d’une part, et, d’autre part, consommateurs produisant peu. Puis, parmi les premiers, une série de nouvelles subdivisions : travailleur manuel et travailleur intellectuel, nettement séparés l’un de l’autre au détriment de tous les deux ; ouvriers agricoles et ouvriers de fabrique ; et, parmi la masse de ces derniers encore, d’innombrables subdivisions, si ténues, en vérité, que l’idéal moderne de l’ouvrier semble être un homme ou une femme, voire une jeune fille ou un jeune homme, ne connaissant aucun métier, n’ayant aucune idée de l’industrie qui l’emploie, seulement capable de faire tout le long du jour et durant toute une vie la même partie infinitésimale du même objet. Depuis l’âge de treize ans jusqu’à celui de soixante, il poussera la banne jusqu’à un point déterminé de la galerie de mine, ou bien il fabriquera un ressort de couteau, ou encore exécutera « la dix-huitième partie d’une épingle ». Ce n’est plus que le serviteur d’une machine d’un certain type, qu’un rouage vivant, en chair et en os, d’un immense mécanisme, n’ayant aucune idée du pourquoi ni du comment des mouvements rythmiques de sa machine.

L’artisan habile n’est plus qu’une survivance d’un passé, condamné, nous dit-on, à disparaître. À l’artiste qui trouvait une joie esthétique dans le travail de ses mains doit être substitué l’esclave humain d’un esclave d’acier."

(...)

Ce sujet avait été évoqué dans les articles analysant les fondements du libéralisme : voir  Le Libéralisme ou la naissance du capitalisme moderne, Edward Burke et Adam Smith

Jusqu’ici l’économie politique a surtout insisté sur la division. Nous, nous réclamons l’intégration, et nous soutenons que l’idéal de la société — c’est-à-dire le but prochain vers lequel la société est déjà en marche — est une société de travail intégré, une société où chaque individu est producteur à la fois de travail manuel et de travail intellectuel, où tout homme valide est ouvrier, et où chaque ouvrier travaille à la fois au champ et à l’atelier ; où tout groupement d’individus, assez nombreux pour disposer d’une certaine variété de ressources naturelles — que ce soit une nation ou mieux encore une région — produit et consomme lui-même la plus grande partie de ses produits agricoles et manufacturés.

(...)

Chaque nation devra compter sur elle-même pour se procurer sa nourriture, en même temps qu’une bonne partie des matières premières qui lui sont nécessaires. Elle devra trouver le meilleur moyen d’associer l’agriculture avec l’industrie, le travail des champs avec une industrie décentralisée ; et elle devra procurer à tous l’« éducation intégrale », la seule qui, enseignant à la fois la science et le métier manuel depuis la plus tendre enfance, peut donner à la société les hommes et les femmes dont celle-ci a réellement besoin..

(...)

Au lieu de nous fatiguer le cerveau à imaginer des moyens de nous assurer une clientèle lointaine, ne vaudrait-il pas mieux essayer de répondre aux questions suivantes : Pourquoi l'ouvrier anglais, dont on loue si fort les capacités industrielles dans les discours électoraux ; pourquoi le petit fermier écossais et le paysan irlandais dont la persévérance obstinée à créer un nouveau sol productif sur l'emplacement des tourbières fait l'objet de tant d'éloges, — pourquoi ne sont-ils pas, eux, les clients des tisserands du Lancashire, des couteliers de Sheffield et des mineurs du Northumberland et du Pays de Galles ? Pourquoi les canuts de Lyon non seulement ne portent-ils pas de soieries, mais parfois manquent de pain dans leurs mansardes ? Pourquoi les paysans russes vendent-ils leur blé et sont-ils contraints pendant quatre, six et même parfois huit mois de l'année de mélanger de l'écorce et toute sorte d'herbes à une poignée de farine pour faire leur pain ? Pourquoi les famines sont-elles si fréquentes parmi les cultivateurs de riz et de blé de l'Hindoustan ? (...) Le problème du Capital et du Travail se trouve ainsi universalisé ; mais du même coup il est simplifié. Revenir à un état de choses où le blé sera cultivé et où les articles manufacturés seront fabriqués pour l'usage même de ceux qui font pousser l'un ou qui fabriquent les autres, tel sera sans doute le problème à résoudre pour l'Europe, d'ici un petit nombre d'années. Chaque pays deviendra son propre producteur et son propre consommateur de marchandises manufacturées. Mais ceci implique inévitablement qu'en même temps il sera son propre producteur et son propre consommateur de produits agricoles.

Kropotkine, Champs..., op. cité

Pourtant, Kropotkine, au lieu d'exposer les moyens d'une autre économie, dissèque surtout en détail, tout au long de son travail,  l'économie réelle sous différents angles techniques, ce qui ne nous intéresse pas dans le cadre de notre étude. Plus intéressante, en revanche, est sa critique, vers la fin de l'ouvrage sur les conséquences de la division du travail touchant au "fossé entre le travailleur intellectuel et le travailleur manuel. La masse des ouvriers ne reçoit pas encore une éducation plus scientifique qu'il y a deux ou trois générations (...) Quant aux hommes d'étude, ils méprisent le travail manuel. Combien parmi eux seraient capables aujourd'hui de construire un télescope ou même un instrument plus simple ?"   Si la situation n'est plus tout à fait la même au XXIe siècle, ce fossé demeure toujours, ainsi qu'une hiérarchie plaçant l'intellectuel au-dessus du manuel, nous en reparlerons ailleurs, avec tout ce que ça comporte d'inégalités salariales et de reconnaissance sociale.  

"Écoutez ceux qui connaissent l'industrie, et vous verrez que c'est bien là l'objet de leurs plaintes : « L'ouvrier, dont la tâche a été spécialisée par la division du travail, a perdu, nous disent-ils, toute curiosité d'esprit pour son travail, et cela surtout dans la grande industrie : il a perdu ses facultés inventives. Autrefois, il inventait beaucoup (...)  Ce sont des ouvriers manuels, non des savants ou des ingénieurs, qui ont imaginé ou porté à la perfection les moteurs et toutes ces machines qui révolutionnèrent l'industrie au cours des cent dernières années (...) À la division de la société en travailleurs intellectuels et travailleurs manuels, nous opposons la combinaison des deux ordres d'activité ; et au lieu de l'enseignement « professionnel », qui comporte le maintien de la séparation actuelle, nous préconisons, avec les fouriéristes, avec quelques-uns des fondateurs de l'Internationale. — leurs élèves, — et avec bon nombre de savants modernes, l'éducation intégrale, l'éducation complète, qui entraîne la disparition de cette pernicieuse distinction.

(...)

il a été enfin établi par une expérience réelle que, en adoptant des méthodes d'éducation préconisées depuis longtemps et partiellement appliquées on quelques endroits, il est très facile de faire acquérir à des enfants d'intelligence ordinaire, avant qu'ils aient même atteint l'âge de quinze ans, une idée générale de la nature et des sociétés humaines, de familiariser leur esprit avec de saines méthodes combinant les recherches scientifiques et le travail technique, et d'enraciner dans leur coeur le sentiment profond de la solidarité humaine et de la justice. Et pendant les quatre ou cinq années suivantes, il est extrêmement facile de donner aux jeunes gens une connaissance raisonnée et scientifique des lois de la nature, en même temps qu'une connaissance raisonnée et pratique à la fois des méthodes techniques qui permettent à l'homme de satisfaire ses besoins matériels. 

(...)

La soi-disant « division du travail » est née sous un régime qui condamnait la masse des ouvriers à travailler durement tout le long du jour et pendant toute leur vie au même genre d'ouvrage fastidieux. Mais si nous considérons combien sont peu nombreux les réels producteurs de richesses dans notre société actuelle, et comme le produit de leurs efforts est gaspillé, nous sommes bien forcés de reconnaître que Franklin avait raison de dire que cinq heures de travail par jour seraient suffisantes pour assurer à chaque membre d'une nation civilisée le confort qui n'est aujourd'hui accessible qu'au petit nombre, pourvu que chacun prît sa part de travail dans la production.

(...)

Eh bien, si chacun faisait sa part de la production, et si cette production était socialisée, comme nous l'indiquerait une économie sociale visant à la satisfaction des besoins toujours croissants de tous, — alors il resterait à chacun plus de la moitié de la journée de travail pour s'adonner à l'art, à la science ou à n'importe quelle autre distraction qu'il préférerait. Et son travail dans le domaine artistique ou scientifique serait d'autant plus profitable qu'il aurait employé l'autre moitié de la journée à un travail productif. L'art et la science gagneraient à n'être cultivés que par pure inclination, et non dans un but mercantile. D'autre part, une société organisée sur ce principe, que tous ses membres participeraient à la production, serait assez riche pour décider que chacun, à partir d'un certain âge, — disons quarante ou cinquante ans — serait relevé de l'obligation morale de prendre une part directe à l'exécution du travail manuel nécessaire, de façon à pouvoir se consacrer entièrement à des recherches scientifiques, à des travaux artistiques, ou à tout autre travail. 

Kropotkine, Champs..., op. cité

Kropotkine ne semble pas conscient des problèmes que posent cette éducation intégrale car il ne soulève pas ici d'objection. Des recherches de haut niveau dans les sciences, par exemple, réclament un temps de travail très long, tant du point de vue théorique que pratique, et on peut se demander comment on pourrait les pratiquer efficacement en partageant son temps avec des activités d'une  tout autre nature.  Néanmoins, les pistes d'une économie qu'on dirait aujourd'hui "raisonnée" ou "responsable" sont rediscutées aujourd'hui, nous  analyserons ceci dans les articles liés à l'écologie, avec diminution drastique du temps de travail pénible et amélioration des conditions de travail, que l'industrie du XXe siècle a fait en partie évoluer  :  

 

"Faites que vos usines et vos ateliers ne soient plus des lieux maudits, où hommes, femmes et enfants n'entrent que parce qu'ils y sont poussés par la faim (...) non pas ces usines où les enfants cessent de ressembler à des enfants dans l'atmosphère d'un enfer industriel, mais des manufactures aérées et hygiéniques, et par conséquent économiques, où la vie humaine compte plus que la machine et que les profits extraordinaires, — établissements dont nous trouvons déjà quelques rares exemples"

"Dans le domaine de l'agriculture on peut considérer comme démontré que si une faible partie du temps actuellement consacré dans chaque nation ou dans chaque région à la culture était réservée à des améliorations permanentes du sol, bien calculées et exécutées socialement, la durée du travail qu'il faudrait ensuite dépenser pour faire pousser le blé nécessaire à la nourriture annuelle d'une famille moyenne de cinq personnes, n'atteindrait pas une quinzaine de jours par an. Et l'on peut tenir pour certain que le travail requis pour cet objet ne serait pas le pénible labeur de l'esclave antique ; au contraire, ce serait un travail proportionné aux forces physiques de toute femme et de tout homme bien portants. 

Il a été prouvé d'autre part que si l'on profite des méthodes de la culture maraîchère, en cultivant les plantes en partie sous verre, on peut produire les légumes et les fruits en quantités telles qu'on pourrait aisément se procurer une abondante nourriture végétale et des fruits en abondance. Et il suffirait de consacrer à cette culture les heures de loisir que chacun emploie volontiers à travailler en plein air, quand il a passé la plus grande partie de sa journée à l'usine, dans la mine, ou dans un cabinet de travail, — à condition, bien entendu, que la production des denrées alimentaires ne soit pas l'œuvre de l'individu isolé, mais l'action concertée et combinée de groupements humains.

(...)

Élevez ces usines et ces ateliers, non pour réaliser des bénéfices en vendant aux esclaves d'Afrique des tissus faits de rebuts de laine, ou des choses inutiles et même nuisibles, mais pour satisfaire les besoins de millions d'Européens. Et vous serez étonnés de voir avec quelle facilité et avec quelle rapidité l'industrie pourra procurer à tous, en fait de vêtements, ce qu'ils désireront — le nécessaire et le luxe, — pour peu que la production soit organisée de façon à satisfaire des besoins réels, plutôt qu'à payer de gros dividendes à des actionnaires, ou à verser le Pactole dans les coffres-forts des « lanceurs d'affaires » et des conseillers d'administration des grandes compagnies. 

Kropotkine, Champs..., op. cité

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Kropotkine, L'organisation de la Vindicte appelée Justice, Paris, La Brochure Mensuelle (18.5 x 13 cm),  N° 157, édition de  1936,  dessin de Jules Henault (1859-1909), le même qui fut utilisé dans l'édition originale. Jules Henault était artiste peintre, cartoliste, caricaturiste, illustrateur, lithographe. Sympathisant anarchiste, il illustrera pendant des années diverses publications libertaires, dont les Temps Nouveaux, où Kropotkine fera paraître plusieurs de ses textes.   

« Nous vivons aujourd'hui dans une époque où une révision complète se fait de toutes les bases, de toutes les idées fondamentales sur lesquelles repose la société moderne. Nous qualifions de vol ou d'usurpation légalisée les droits de propriété sur le sol et le capital social ; nous nions ces droits. Nous qualifions de monopoles, constitués par une Mafia gouvernante, les droits acquis par les sociétés d'actionnaires des chemins de fer, de gaz, etc. Nous qualifions d'usurpateurs nos gouvernants puissamment organisés pour nous tenir sous leur tutelle. Et nous qualifions de brigands les Etats qui se ruent les uns sur les autres avec des buts de conquête. »

P. Kropotkine,  L'organisation de la Vindicte appelée Justice, 1901

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En 1901,  Kropotkine fait paraître en 1901 une brochure aux Temps Nouveaux, intitulée L'organisation de la Vindicte appelée Justice, où il rappelle que l'organisation d'une justice comportant tribunal, juge, fabrication et interprétation des lois, implique nécessairement l'existence de l'Etat, qu'il s'était déjà beaucoup employé à pourfendre. Là encore, il idéalise les formes de communisme de clans, des tribus primitives, en affirmant qu'entre "membres de la même tribu, le vol, l'homicide, les blessures n'existent pas. L'usage suffit pour les empêcher." Dans tous les cas, Kropotkine a  raison sur le fond, car, nous le verrons ailleurs, le niveau de violence entre membres des sociétés sans Etat, beaucoup plus libres, était (ou est toujours) considérablement moindre que dans les sociétés organisés en Etat centralisé.  Après avoir évoqué d'anciennes manières de produire la justice, par l'amende, la contrepartie équivalente en réparation : même blessure, même crime infligés à la personne qui les a commis, etc., l'auteur rappelle l'accaparement progressif du domaine judiciaire par les pouvoirs conjoints du civil et du religieux, entre le XIe et XVIe siècles, adossé au christianisme et au droit romain. Au fur et à mesure, il devient nécessaire pour ces pouvoirs de se doter d'un arsenal de lois et de toute une "université des légistes" chargée de les élaborer, des hommes "qui deviendront nécessairement les maniaques du verbe et de la lettre". Il faudra aussi, pour les appliquer, le "licteur armé de verges et de la hache - le pouvoir exécutif - la force mise au service du "Droit" comme disent les apologistes de leurs propres vertus."  Pour compléter cet appareil répressif, il faut un bras armé, la police, aidé par toutes sortes d'auxiliaires : mouchard, prostituées,  gardiens de prison.

 

"Tous les codes de lois, nous dit Kropotkine,  représentent "un rassemblement de précédents, de formules empruntées à des conceptions de servitude économique et intellectuelle, absolument répugnantes aux conceptions qui se font jour parmi nous socialistes de toute école (...) Continuant notre critique, nous découvrirons sans doute que toute punition légale est une vengeance légalisée, rendue obligatoire ; et nous nous demanderons si la vengeance est nécessaire? Sert-elle à maintenir les coutumes sociables? Empêche-t-elle la petite minorité de gens enclins à les violer d'agir à l'encontre des coutumes? En proclamant le devoir
de la vengeance, ne sert-elle pas à maintenir dans la société précisément les coutumes antisociables ? (...) Affranchis intellectuellement de cette survivance - la plus mauvaise - nous pourrons alors étudier (sans nous préoccuper de ce que firent pour cela l'Eglise et l'Etat)  quels sont les moyens les plus pratiques (étant donnés les hommes, ce qu'ils sont) pour développer en eux les sentiments sociables et entraver le développement des sentiments antisociables."
Des moyens beaucoup plus simples pourraient être employés, nous dit l'auteur qui conduiraient à nous passer un jour passer de système judiciaire. L'intervention active des habitants, par exemple, "empêcherait déjà une immense majorité de conflits brutaux", au lieu de quoi  on attend que la police, le juge, prenne en charge le problème. Tout comme nous devrions trouver le moyen de satisfaire nos besoins sans avoir de patrons, nous devrions chercher "les moyens (déjà amplement indiqués) d'augmenter la sociabilité humaine et d'empêcher les êtres trop emportés ou antisociables par nature (existent-ils seulement ?) d'être un danger pour la société. . L'éducation, l'existence plus ou moins garantie, le contact plus étroit entre hommes, et surtout l'adoucissement des peines ont déjà opéré bien des changements frappants dans cette direction." 

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En 1903,  Kropotkine fait paraître  Communisme et Anarchie, brochure éditée, comme d'autres après elle, aux Temps Nouveaux. Conformément à l'esprit libertaire de l'anarchisme, l'auteur reproche d'abord au communes expérimentées par des partisans du communisme de ne pas laisser de place à la vie individuelle, privée et de calquer le modèle de la commune sur la famille, de sorte qu'elle forme une "grande famille" dont chaque membre vit "sous un même toit, forcé toujours, à chaque instant, d'être en compagnie des mêmes "frères et soeurs" : nous avons déjà vu ces modèles plus ou moins liberticides dans    les utopies sociales   au cours de l'histoire.  A cela, Kropotkine ajoute que "toutes les communes fondées jusqu'à ce jour se sont isolées de la société",  ce qui en détourne les jeunes, en particulier,  qui ont "besoin de voir le monde, de se lancer dans son courant." 

Rétrospectivement, il est assez amusant de lire sous sa plume qu'il a "si souvent démontré que le communisme étatiste est impossible, qu'il serait inutile d'insister sur ce sujet."  Il ne voit pas comment un Etat socialiste ne serait pas "l'Etat seul capitaliste, et tous salariés de l'Etat".  Et de poser la question de savoir si le  "communisme anarchiste" ou "communisme libertaire" ne doit pas, lui aussi, s'accompagner d'un "amoindrissement de la liberté individuelle".  La notion de liberté n'est pas simple à appréhender après "des siècles de servage et d'oppression religieuse". Et de rappeler que "les économistes ont représenté le contrat forcé, conclu sous la menace de la faim entre le patron et l'ouvrier, comme un état de liberté".  A l'inverse, la lucidité de Kropotkine le fait affirmer que dans différents domaines, "l'homme n'est jamais libre", à cause du fait "que nous ne pouvons pas   nous émanciper, ni de nos habitudes de loyauté (tenir promesse), ni de nos sympathies  (la peine de causer une peine à ceux que nous aimons ou que nous ne voulons pas chagriner ou même désappointer)." L'auteur prend justement exemple sur Robinson Crusoé, qui n'est plus absolument libre dès qu'il a commencé de construire un bateau, de cultiver un jardin, et encore moins quand il eut un chien pour compagnon, mais surtout, dès qu'il fit la connaissance de Vendredi.  Il faut donc chercher une autre détermination de la liberté, et l'auteur affirme qu'il n'y en a qu'une, c'est "la possibilité d'agir sans faire intervenir dans les décisions à prendre la crainte d'un châtiment sociétaire (contrainte de corps, menace de la faim, ou même le blâme, à moins qu'il ne vienne d'un ami)".  Une fois encore, on retrouve la bête noire du pouvoir coercitif dont l'Etat est le symbole le plus emblématique. 

Kropotkine a bien perçu à la fois les possibilités et les dangers que représente la doctrine communiste :

 

"Le communisme est capable de revêtir toutes les formes de liberté ou d'oppression ce que d'autres institutions ne peuvent pas. Il peut produire un couvent, dans lequel tous obéiront implicitement à leur supérieur; et il peut être une association absolument libre, laissant à l'individu toute sa liberté une association qui ne dure qu'autant que .les associés veulent rester ensemble, en imposant rien à personne ; jalouse au contraire d'intervenir pour défendre la liberté de l'individu, l'agrandir, retendre dans toutes les directions. II peut être autoritaire (auquel cas la commune périt bientôt) et il peut être anarchiste. L'Etat, au contraire, ne le peut pas. Il est autoritaire ou bien il cesse d'être Etat."

(...)

Le communisme garantit, mieux que toute autre forme de groupement, la liberté économique, puisqu'il peut garantir le bien-être et même le luxe, en ne demandant à l'homme que quelques heures de travail par jour, au lieu de toute sa journée. Or, donner à l'homme le loisir pour dix ou onze heures sur les seize que nous vivons chaque jour de la vie consciente (huit pour le sommeil), c'est déjà élargir la liberté de l'individu à un point qui est l'idéal de Inhumanité depuis des milliers d'années. Aujourd'hui, avec les moyens de production modernes a la machine, cela peut se faire. Dans une société communiste, l'homme pourrait disposer de dix heures, au moins, de loisir. Et c'est déjà l'affranchissement de la plus lourde des servitudes qui pèse sur l'homme. C'est un agrandissement de la liberté.

(...)

Enfin, reconnaître que la base de tout progrès est la variété des occupations et s'organiser de façon que l'homme soit absolument libre aux heures de loisir, mais puisse aussi varier son travail, et que dès son enfance l'éducation le prépare à cette variété – et c'est facile à obtenir sous un régime communiste – c'est encore affranchir l'individu et ouvrir devant lui les portes larges pour son développement complet dans toutes les directions.

Kropotkine rappelle alors, ce qu'il a déjà exprimé ailleurs, les causes de l'échec des diverses tentatives d'appliquer une forme de communisme : Forme religieuse au lieu de la forme économique de la communauté, isolement à la fois de la société et des autres communautés  du même type, esprit autoritaire, un temps de travail excessif qui ne laisse pas de loisir, ou encore, sa conception calquée "sur la famille patriarcale, autoritaire, au lieu de se proposer, au contraire, pour but l'affranchissement aussi complet que possible de l'individu." 

 

L'auteur insiste donc sur le fait que le communisme "ne préjuge en rien de la part de liberté qui y sera garantie à l'individu, à l'initiateur, au révolté contre les coutumes tendant à se cristalliser. Il peut être autoritaire, ce qui amène forcément à la mort de la commune, et il peut être libertaire, ce qui amena au douzième siècle, même avec le communisme partiel des jeunes cités d'alors, la création d'une nouvelle civilisation pleine de vigueur, un renouveau de l'Europe (...) Cependant la seule forme de communisme qui pourrait durer est celle où, vu le contact déjà serré entre citoyens, tout serait fait pour étendre la liberté de l'individu dans toutes les autres directions."

 Kropotkine magnifie cette période moyenâgeuse, autour des Xe-XIIe siècles de l'histoire, dans plusieurs de ses textes : nous verrons ailleurs, en se penchant sur elle, la réalité sociale contenue dans ce prétendu "communisme" primitif . 

En 1906,  Kropotkine  publie le texte d'une conférence qui devait être donnée à Paris le 7 mars 1896, mais qui n'a pas eu lieu (note de Kropotkine  en introduction de l'ouvrage),  L'Etat, son rôle historique :  

"C'est surtout dans la question de l'État que se trouvent divisés les socialistes (...) Il y a ceux, d'une part, qui espèrent accomplir la révolution sociale dans l'État : maintenir la plupart de ses attributions, les étendre même, les utiliser pour la révolution. Et il y a ceux qui, comme nous, voient dans l'État, non seulement sous sa forme actuelle, mais dans son essence même et sous toutes les formes qu'il pourrait revêtir, un obstacle à la révolution sociale : l'empêchement par excellence à l'éclosion d'une société basée sur l'égalité et la liberté, la forme historique élaborée pour prévenir cette éclosion. Ceux-ci travaillent en conséquence à abolir l'État, et non à le réformer"  (op. cité)

Face aux tenants de l'Etat, l'auteur rappelle "que l'homme a vécu en sociétés pendant des milliers d'années, avant d'avoir connu l'État ; c'est oublier que pour les nations européennes, l'État est d'origine récente — qu'il date à peine du XVIème siècle ; c'est méconnaître enfin que les périodes les plus glorieuses de l'humanité furent celles où les libertés et la vie locale n'étaient pas encore détruites par l'État, et où les masses d'hommes vivaient en communes et en fédérations libres." (op. cité)

Kropotkine balaie le récit mythologique du contrat social de Rousseau, et rappelle quelques données anthropologiques, celles du clan, de la tribu qui précèdent les familles nucléaires, celles des communautés, qui possédaient (ou qui continuaient de posséder) la terre en commun, connaissaient, non pas un pouvoir supérieur et centralisateur mais toutes sortes de mutualisations, de fraternités.  Le propos de l'auteur manque cependant beaucoup ici de matière et de nuance,  le sujet est brossé à grands traits, comme à propos de cette "liberté" perdue à cause  des minorités dominantes qui "cherchent à transformer peu à peu ces hommes libres en serfs, en sujets",  ou encore l'affirmation que l'homme, d'un point de vue général de l'espèce, soit plutôt "batailleur par moment que féroce",  n'est pas d'une grande rigueur scientifique. Et ne parlons pas des guildes et autres fraternités du moyen-âge, qui n'avaient pas, nous l'avons entrevu ailleurs, que des qualités mais étaient aussi un sous-système de domination. Il ne faut pas oublier, pour les périodes anciennes,  que la science préhistorique est à ses balbutiements et que, l'histoire elle-même a considérablement étoffé sa connaissance depuis cette fin du XIXe siècle.

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Dans  La Guerre, un petit fascicule que Ktopotkine fait paraître une nouvelle fois dans Les Temps Nouveaux, en 1912,  rappelle que les conflits modernes sont toujours de nature économique avant d'être politique : "En effet, toutes les guerres que l’on a eues en Europe depuis cent cinquante ans furent des guerres pour des intérêts de commerce, des droits à l’exploitation (...)  En outre, il ne faut pas oublier que la vague industrielle, en marchant de l’occident vers l’orient, a aussi envahi l’Italie, l’Autriche, la Russie. Et ces États viennent affirmer à leur tour leur « droit » — le droit de leurs monopolistes et de leurs privilégiés — à la curée en Afrique et en Asie.

Le brigandage russe en Perse, le brigandage italien contre les Arabes du désert à Tripoli et le brigandage français au Maroc en sont la conséquence.

Le consortium de brigands, au service des monopolistes, a « permis » à la France de s’emparer du Maroc, comme il a permis aux Anglais de saisir l’Égypte. Il a « permis » aux Italiens de s’emparer d’une partie de l’Empire ottoman, pour empêcher qu’il ne soit saisi par l’Allemagne ; et il a permis à la Russie de saisir la Perse septentrionale, afin que les Anglais puissent s’emparer d’un bon morceau sur les bords du Golfe Persan, avant que le chemin de fer allemand n’y soit arrivé !

Et pour cela les Italiens massacrent ignoblement les Arabes inoffensifs et les sicaires du Tzar pendent les patriotes persans qui voulaient régénérer leur patrie par un peu de liberté politique.

Quels gredins que ces « honnêtes gens » !"

 Le deuxième chapitre s'intitule La Haute Finance, et rappelle ce que nous savons aujourd'hui avec encore plus d'acuité, à savoir le pouvoir colossal et dévastateur de la Finance mondiale : "S’il n’y avait que cela ! Mais aujourd’hui il y a dans chaque état une classe — une clique plutôt, — infiniment plus puissante encore que les entrepreneurs d’industrie et qui, elle aussi pousse à la guerre. C’est la haute finance, les gros banquiers qui interviennent dans les rapports internationaux et qui fomentent les guerres (...) Là où les naïfs croient découvrir de profondes causes politiques, ou bien des haines nationales, il n’y a que les complots tramés par les flibustiers de la finance. Ceux-ci exploitent tout : rivalités politiques et économiques, inimitiés nationales, traditions diplomatiques et conflits religieux (...) Quant aux centaines de mille vies humaines que coûtera la guerre, — qu’est-ce que la finance à y voir ! L’esprit du financier raisonne par millions, — par colonnes de chiffres qui se balancent mutuellement. Le reste n’est pas de son domaine : il ne possède même pas l’imagination nécessaire pour faire intervenir les vies humaines dans ses raisonnements"  C'est exactement ce qui se passe aujourd'hui avec le trading des matières premières par exemple, qui, à coups d'algorithmes secouent le cours des grains et détruisent des existences humaines en quelques secondes, nous verrons cela le temps venu. Et déjà, on voyait les mastodontes bancaires concentrer un pouvoir financier sans précédent :

 

"Quel monde ignoble à dévoiler, si quelqu’un se donnait seulement la peine d’étudier les coulisses de la haute pègre de la finance ! On le devine, rien que par le tout petit coin de voile soulevé par « Lysis » dans ses articles de La Revue (parus en 1908 en volume sous ce titre : Contre l’oligarchie financière en France). On voit, en effet, par ce petit travail, comment quatre ou cinq banques, — le Crédit Lyonnais, la Société Générale, le Comptoir National d’Escompte et le Crédit Industriel et Commercial, — possèdent en France le monopole absolu des grandes opérations financières.

(...)

On comprend ainsi quelle influence occulte les grands directeurs de ces Sociétés financières exercent sur la politique internationale. Avec leur comptabilité mystérieuse, avec les pleins pouvoirs que certains directeurs exigent et obtiennent des actionnaires — car il faut bien de la discrétion quand on paie 12 millions à M. Un Tel, 250.000 francs à tel ministre, et tant de millions, en plus des décorations, à la presse ! Il n’y a pas, dit « Lysis », un seul grand journal en France qui ne soit payé par les banques. Cela se comprend. On devine aisément ce qu’il fallu distribuer d’argent à la presse, lorsqu’on préparait dans les années 1906 et 1907 la série d’emprunts russes (d’État, des chemins de fer, des banques foncières). Ce qu’il y eut de plumitifs qui mangèrent gras avec ces emprunts, — on le voit par le livre de « Lysis ». Quelle aubaine, en effet ! Le gouvernement d’un grand État aux abois ! Une révolution à écraser ! Cela ne se rencontre pas tous les jours !

Le troisième et dernier chapitre traite de l'industrie de guerre  :

"En ce moment, il existe, en effet, des industries immenses qui occupent des millions d’hommes, et qui n’existent que pour préparer le matériel de guerre ; ce qui fait que les propriétaires de ces usines et leurs bailleurs de fond ont tout intérêt à préparer des guerres et à maintenir la crainte des guerres prêtes à éclater  (...) Or, il est de toute évidence, qu’il est de l’intérêt direct des capitalistes qui ont placé leurs capitaux dans ces entreprises, de maintenir toujours des bruits de guerre, de pousser sans cesse aux armements, de semer, s’il le faut, la panique. C’est ce qu’ils font en effet.

(...)

si les gouvernants se font quelquefois tirer l’oreille pour sonner la fanfare guerrière, n’y a-t-il pas cette prostituée — la grande presse — pour préparer les esprits à de nouvelles guerres, précipiter celles qui sont probables, ou, du moins, forcer les gouvernements à doubler, à tripler leurs armements ? 

(...)

En général, plus nous avançons dans notre civilisation bourgeoise étatiste, plus la presse, cessant d’être l’expression de ce qu’on appelle l’opinion publique, s’applique à fabriquer elle-même l’opinion par les procédés les plus infâmes. La presse, dans tous les grands États, c’est déjà deux ou trois syndicats de brasseurs d’affaires financières qui font l’opinion qu’il leur faut dans l’intérêt de leurs entreprises. Les grands journaux leur appartiennent et le reste ne compte pas.

Et Kropotkine de rappeler que les guerres modernes, avec des fronts gigantesques, des armes sophistiquées, sont "un massacre dont ceux qui n’ont pas suivi les détails des grandes batailles dans la guerre de Mandchourie et les atroces détails du siège et de la défense de Port-Arthur, n’ont absolument aucune idée."  Sans parler du gâchis humain monumental des biens, de tout un travail accumulé par des millions de gens sur des dizaines d'années :

 

"Ainsi l’état des forces mises en jeu est donné par le degré de développement technique des diverses nations, à un certain moment de l’histoire. Mais l’usage qui sera fait de ces forces, dépend entièrement de l’état d’asservissement à son gouvernement et à la forme étatiste d’organisation, auquel les populations se sont laissé réduire. Les forces qui auraient pu donner l’harmonie, le bien-être et une nouvelle efflorescence d’une civilisation libertaire, — une fois mises dans les cadres de l’État, c’est-à-dire d’une organisation développée spécialement pour enrichir les riches et absorber tous les progrès au profit des classes privilégiées, — ces même forces deviennent un instrument d’oppression, de misère, de privilèges et de guerres sans fin pour l’enrichissement des privilégiés." 

 

En 1913,  paraît La Science moderne et l'Anarchie, et son "invitation à traduire le langage scientifique en un langage « que tout le monde comprend » pour favoriser le développement d’une pensée critique et éviter l’imposition d’un argument d’autorité semble, à l’heure de la parcellisation des savoirs, plus que jamais d’actualité. De même, la distinction qu’il fait entre individuation, c’est-à-dire précise l’auteur, « le développement aussi complet que possible de l’individualité » et individualisme est toujours au cœur de la pensée sociologique (Corcuff, Ion et De Singly, 2005). En outre, sa vision téléologique de la science – « La recherche scientifique n’est fructueuse qu’à condition d’avoir un but déterminé […] » – n’est pas sans évoquer l’idée d’une science comme projet de résolution d’un problème par Bachelard.

(...)

Ce livre invite donc à penser les liens entre science et politique. Mais ces liens sont de nature différente de ceux imaginés par Popper. Dans son autobiographie, rapporte Achache (2011), Popper indique que sa théorie politique est le résultat de l’application d’un modèle épistémologique aux choses politiques. Loin de ce scientisme latent, Kropotkine propose la démarche inverse : appliquer une visée politique (l’émancipation des individus) à l’activité scientifique. En s’émancipant de ces liens disciplinaires, le chercheur contribue à émanciper le citoyen qu’il ne doit jamais cesser d’être."   (Dacheux, 2013).  

"L'Anarchie représente une tentative d'appliquer les généralisations obtenues par la méthode inductive-déductive des sciences naturelles à l'appréciation des institutions humaines. Elle est aussi une tentative de deviner, sur la base de cette appréciation, la marche de l'humanité vers la liberté, l'égalité et la fraternité, afin d'obtenir la plus grande somme possible de bonheur pour chacune des unités dans les sociétés humaines

(...)

Les social-démocrates nous recommandent la méthode dialectique pour élaborer l'idéal socialiste. Nous n'admettons pas du tout cette méthode, qui, d'ailleurs, n'est acceptée dans aucune des sciences naturelles. Au naturaliste moderne, cette 'méthode dialectique' rappelle quelque chose de bien ancien - de vécu et, heureusement, d'oublié par la science depuis bien longtemps."

(Kropotkine, La Science moderne et l'Anarchie, Paris, 1913, p. 132 et 48)   

 

Kropotkine écrit cette même année 1913  plusieurs brochures pour le journal des Temps Nouveaux, commençons par  La révolution sera-t-elle collectiviste ?  Disons-le d'emblée, dans ce texte il déploie un grand optimisme sur l'importance que prendrait l'anarchisme à l'avenir dans la société, optimisme qu'il tempèrera dans d'autres écrits : 

 

"Les Républicains de 1793 passé rêvaient une République construite sur le modèle des républiques de l’antiquité (...) Ont-ils réalisé cette République ? — Non ! non seulement l’ancien régime, pesant sur eux de tout son poids, les a tiré en arrière. Mais des idées nouvelles ont poussé la société en avant. Et lorsque leur rêve de la République universelle se réalisera un jour, cette République sera plus socialiste que tout ce qu’ils avaient osé rêver, et plus anarchiste que tout ce qu’un Diderot avait osé concevoir dans ses écrits. Elle ne sera plus République : elle sera une union de peuples plus ou moins anarchistes (...) Parce que l’idéal des républicains de 1793 n’était qu’une faible partie de l’idéal d’Égalité et de Liberté qui reparaît aujourd’hui sous le nom d’Anarchie (...) Et lorsque le communisme commencera à se développer lors de la révolution prochaine, Il ne sera plus ni chrétien, ni étatiste. Il sera tout au moins un communisme libertaire, basé — non plus sur l’évangile, non plus sur la soumission hiérarchique, mais sur la compréhension des besoins de liberté de l’individu. Il sera plus ou moins anarchiste, pour cette simple raison qu’à l’époque où le courant d’idées exprimé par Louis Blanc travaillait à créer un état jacobin avec tendances socialistes — de nouveaux courants d’idées, anarchistes, surgissaient déjà — les courants dont Godwin, Proudhon, Bakounine, Cœurderoy et même Max Stirner furent les porte-paroles (...) Et quelle que soit la société qui surgira de la Révolution européenne, elle ne sera plus républicaine dans le sens de 1793, elle ne sera plus communiste dans le sens de 1848, et elle ne sera plus État Ouvrier dans le sens de la démocratie sociale. Le nombre d’anarchistes va toujours en croissant. Et dès aujourd’hui même la social-démocratie se voit obligée de compter avec eux (...) Enfin, l’action de la conception anarchiste sur l’idéal de la social-démocratie est évidente ; et cette action ne dépend qu’en partie de notre propagande : elle résulte surtout des tendances anarchistes qui se font jour dans la société et dont nous ne sommes que les porte-paroles."

Quatre ans plus tard, la révolution russe viendra lui apporter un démenti cinglant, très vite confisquée justement par des communistes autoritaires, centralisateurs, hiérarchiques, dont les dérives criminelles ne sont plus à démontrer.  Ailleurs, c'est la social-démocratie qui prétendra incarner les idéaux de la Révolution. 

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Toujours pour les Temps Nouveaux, donc, il  rédige  Le Principe Anarchiste  (1913)

"À ses débuts, l’Anarchie se présenta comme une simple négation. Négation de l’État et de l’accumulation personnelle du Capital. Négation de toute espèce d’autorité. Négation encore des formes établies de la Société, basées sur l’injustice, l’égoïsme absurde et l’oppression, ainsi que de la morale courante, dérivée du Code romain, adopté et sanctifié par l’Église chrétienne. C’est sur une lutte, engagée contre l’autorité, née au sein même de l’Internationale, que le parti anarchiste se constitua comme parti révolutionnaire distinct (...) Il est évident que des esprits aussi profonds que Godwin, Proudhon et Bakounine, ne pouvaient se borner à une simple négation (...) « Point d’État », ou « point d’autorité », malgré sa forme négative, avait un sens profond affirmatif dans leurs bouches. C’était un principe philosophique et pratique en même temps, qui signifiait que tout l’ensemble de la vie des sociétés, tout, — depuis les rapports quotidiens entre individus jusqu’aux grands rapports des races par-dessus les Océans, — pouvait et devait être réformé..."

"Regardez autour de vous. Qu’en est-il resté de tous les partis qui se sont annoncés autrefois comme partis éminemment révolutionnaires ? — Deux partis seulement sont en présence : le parti de la coërcition et le parti de la liberté ; Les Anarchistes, et, contre eux, — tous les autres partis, quelle qu’en soit l’étiquette. C’est que contre tous ces partis, les anarchistes sont seuls à défendre en son entier le principe de la liberté. Tous les autres se targuent de rendre l’humanité heureuse en changeant, ou en adoucissant la forme du fouet. S’ils crient « à bas la corde de chanvre du gibet », c’est pour la remplacer par le cordon de soie, appliqué sur le dos. Sans fouet, sans coercition, d’une sorte ou d’une autre, — sans le fouet du salaire et de la faim, sans celui du juge et du gendarme, sans celui de la punition sous une forme ou sur une autre, — ils ne peuvent concevoir la société. Seuls, nous osons affirmer que punition, gendarme, juge, faim et salaire n’ont jamais été, et ne seront jamais un élément de progrès ; et que sous un régime qui reconnaît ces instruments de coërcition, si progrès il y a, le progrès est acquis contre ces instruments, et non pas par eux." 

Kropotkine affirme le "principe puissant" de l'anarchisme, "capable de donner une force irrésistible à la révolution, si un jour il est bien compris par les masses"  ou d'entamer "par vérité scientifique", "les mensonges de l’histoire, de l’économie sociale, de la philosophie" 

Cette même année 1913, 

En 1914, dans L’Action anarchiste dans la révolution, texte de 24 pages paru encore aux Temps Nouveaux, Kropotkine insiste sur le caractère insensé et vain de la terreur instituée par la Révolution française : "Quant à la Terreur organisée et légalisée, elle ne sert, en réalité, qu'à forger des chaînes pour le peuple. Elle tue l'initiative individuelle, qui est l'âme des révolutions ; elle perpétue l'idée de gouvernement fort et obéi, elle prépare la dictature de celui qui mettra la main sur le tribunal révolutionnaire et saura le manier, avec ruse et prudence, dans l'intérêt de son parti (...) La Terreur de Robespierre devait aboutir à celle de Tallien, et celle-ci — à la dictature de Bonaparte. Robespierre couvait Napoléon"  A cette violence, il faut opposer selon lui "quelque chose de tout à fait différent de ce qui fait sa force actuelle, d'autres éléments que ceux qu'elle a si bien appris à manier. C'est pourquoi il faut voir d'abord ce qui fait sa force, et à cette force — en opposer une autre, supérieure.

Qu'est-ce qui a permis, en effet, aux bourgeois d'escamoter toutes les révolutions depuis le quinzième siècle ? d'en profiter pour asservir et agrandir leur domination, sur des bases autrement solides que le respect des superstitions religieuses ou le droit de naissance de l'aristocratie ?

— C'est l'Etat. C'est l'accroissement continuel et l'élargissement des fonctions de l'Etat, basé sur cette fondation bien plus solide que la religion ou le droit d'hérédité — la Loi. Et tant que l'Etat durera, tant que la Loi restera sacrée aux yeux des peuples, tant que les révolutions à venir travailleront au maintien et à l'élargissement des fonctions de l'Etat et de la Loi — les bourgeois seront sûrs de conserver le pouvoir et de dominer les masses. (...) En effet, tant que toutes les affaires du pays seront remises à quelques-uns, et que ces affaires auront la complexité inextricable qu'elles ont aujourd'hui — les bourgeois pourront dormir tranquilles. Ce sont eux qui, reprenant la tradition romaine de l'Etat omniscient, ont créé, élaboré, constitué ce mécanisme : ce sont eux qui en furent les soutiens à travers l'histoire moderne. Ils l'étudient dans leurs universités ; ils le maintiennent dans leurs tribunaux, ils l'enseignent à l'école; ils le propagent, l'inculquent par la voie de leur presse (...) S'ils rencontrent des institutions, développées en dehors de ces conceptions, soit dans la vie des paysans français, soit ailleurs, ils les brisent plutôt que d'en reconnaître la raison. C'est ainsi que les jacobins ont continué l'œuvre de destruction des institutions populaires de la France, commencée par Turgot. Il abolissait les assemblées primaires de village, le mir qui vivait encore de son temps, le trouvant trop tumultueux, et insuffisamment ordonné. Les jacobins continuaient son oeuvre : ils abolissaient les communautés de famille, qui avaient échappé à la hache du droit romain ; ils donnaient le coup de grâce à la possession communale du sol ; ils faisaient les lois draconiennes contre les Vendéens par milliers que de se donner la peine de comprendre leurs institutions populaires."

Si le peuple "ne comprend pas que la vraie raison d'être d'une révolution populaire est de démolir l'Etat, nécessairement hiérarchique, pour rechercher à sa place la libre entente des individus et des groupes, la fédération libre et temporaire (chaque fois dans un but déterminé) ; s'il ne comprend pas qu'il faut abolir la propriété et le droit de l'acquérir, supprimer le gouvernement des élus, qui est venu se substituer au libre consentement de tous ; si le peuple renonce aux traditions de liberté de l'individu, de groupement volontaire et du libre consentement, devenant la base des règles de conduite, — traditions qui ont fait l'essence de tous les mouvements populaires précédents et de toutes les institutions de création populaire ; s'il abandonne ces traditions et reprend celles de la Rome romaine et catholique, — alors il n'aura que faire dans la révolution ; il devra laisser tout à la bourgeoisie, et se borner à lui demander quelques concessions."

"Le peuple a essayé à plusieurs reprises de rentrer dans les cadres de l'Etat, de s'en emparer, de s'en servir. Il n'y a jamais réussi.

Et il finissait toujours par abandonner ce mécanisme d'hiérarchie et de lois à d'autres que lui ; au souverain après les révolutions du seizième siècle ; aux bourgeois après celles du dix-septième en Angleterre et du dix-huitième en France."

"En effet, un Ferry peut détester un Clemenceau ; un Floquet, un Freycinet, un Ferry peuvent méditer les coups qu'ils préparent pour arracher la présidence à un Grévy ou à un Carnot ; le pape et son clergé peuvent haïr les trois compères et leur couper l'herbe sous les pieds ; le boulangiste peut envelopper dans ses haines le clergé et le pape, Ferry et Clemenceau. Tout cela se peut et cela se fait. Mais, quelque chose de supérieur à ces inimitiés les unit tous, depuis la cocotte des boulevards, jusqu'au mielleux Carnot, depuis le ministre jusqu'au dernier professeur d'un lycée laïque ou religieux. C'est le culte de l'autorité.

Ils ne peuvent concevoir la société sans un gouvernement fort et obéi. Sans la centralisation, sans une hiérarchie rayonnant depuis Paris ou depuis Berlin jusqu'au dernier garde-champêtre et faisant marcher le dernier hameau sur les ordres de la capitale, ils ne voient que l'émiettement. Sans un code — création commune des Montagnards de la Convention et des princes de l'empire — ils ne voient qu'assassinats, incendies, coupe-gorges dans les rues. Sans la propriété garantie par le code, ils ne voient que des champs déserts et des villes en ruine. Sans une armée, abrutie jusqu'au point d'obéir aveuglément à ses chefs, ils voient le pays en proie aux envahisseurs ; et sans les juges, enveloppés d'autant de respect que le corpus dei l'était au moyen-âge, ils ne prévoient que la guerre de chacun contre tous. Le ministre et le garde-champêtre, le pape et l'instituteur sont absolument d'accord sur ces points. C'est ce qui fait leur force commune.

Ils n'ignorent point que le vol est en permanence dans les ministères, civils et militaires. Mais « peu importe ! » disent-ils ; ce ne sont que des accidents de personnes ; et tant que les ministères existent, la bourse et la patrie ne sont pas en danger.

Ils savent que les élections se font avec de l'argent, des chopes de bière et des fêtes de bienfaisance, et que dans les Chambres les voix s'achètent par des places, des concessions et des vols. Peu importe ! — la loi votée par les élus du peuple, sera traitée par eux de sacrée. On l'éludera, on la violera si elle gêne, mais on fera des discours enflammés sur son caractère divin."

Ces passages très intéressants montrent bien l'acuité intellectuelle de Kropotkine, qui ne se contente pas d'un catéchisme marxiste sur les classes sociales, mais comprend que l'attachement à l'Etat, à l'ordre, aux lois, a été enracinée fortement pas dans la société,  par les classes dominantes, certes, mais en imprégnant de manière profonde toutes les couches de la société, du plus haut statut social au moins élevé. Il montre aussi à quel point, au-delà de toutes les divergences possibles, tous les partis gouvernementaux, même les plus opposés, sont d'accord sur ce qui fonde l'Etat, et toute sa cohorte de dispositions coercitives : 

"Le président du Conseil et le chef de l'opposition peuvent s'insulter mutuellement dans la Chambre mais, le tournoi de paroles fini, ils s'entourent mutuellement de respect : ils sont deux chefs, deux fonctions nécessaires dans l'Etat. Et si le procureur et l'avocat se lancent des insultes par dessus la tête de l'accusé et se traitent mutuellement (en langage fleuri) de menteur et de coquin, — les discours finis, ils se serrent la main et se félicitent l'un l'autre de leurs péroraisons « palpitantes ». Ce n'est pas hypocrisie, ce n'est pas du savoir vivre. Du fond de son cœur l'avocat admire le procureur et le procureur admire l'avocat ; ils voient l'un dans l'autre quelque chose de supérieur à leurs personnalités, deux fonctions, deux représentants de la justice, du gouvernement, de l'Etat. Toute leur éducation les a préparés à cette manière de voir qui permet d'étouffer les sentiments humains sous des formules de la loi. Jamais le peuple n'arrivera à cette perfection, et il ferait mieux de ne jamais vouloir s'y essayer.

Une adoration commune, un culte commun unit tous les bourgeois, tous les exploiteurs. Le chef du pouvoir et le chef de l'opposition légale, le pape et l'athée bourgeois adorent également un même dieu, et ce dieu d'autorité réside jusque dans les coins les plus cachés de leurs cerveaux. C'est pourquoi ils restent unis, malgré leurs divisions. Le chef de l'Etat ne se séparerait du chef de l'opposition et le procureur de l'avocat que le jour où celui-là mettrait en doute l'institution même du parlement, et où l'avocat traiterait le tribunal même en vrai nihiliste, c'est-à-dire nierait son droit à l'existence. Alors, mais alors seulement, ils pourraient se séparer. En attendant, ils sont unis pour vouer leurs haines à ceux qui minent la suprématie de l'Etat et détruisent le respect de l'autorité.  

(...) 

Toute une littérature immense, toutes les écoles sans exception, toute la presse sont à leur service, et dans leur jeunesse surtout, ils travaillent sans relâche à combattre toutes les tentatives d'entamer la conception étatiste légalitaire. Et quand des moments de lutte arrivent — tous, les décavés comme les vigoureux, se rangent serrés autour de ce drapeau. Ils savent qu'ils régneront, tant que ce drapeau flottera.

 Après avoir démontré la nécessité d'abolir l'Etat, Kropotkine ébauche sa manière "d'assurer, d'abord, l'existence et même l'aisance à tous, et de s'organiser de manière à produire, sociétairement, tout ce qui est nécessaire pour assurer l'aisance. Avec les moyens de production actuels, c'est plus que possible, c'est facile."  Pour cette raison, le peuple doit "s'organiser en société communiste, — non pas pour des considérations de justice absolue, mais parce qu'il est devenu impossible de déterminer la part de l'individu dans ce qui n'est plus une œuvre individuelle."

"Mais pour cela, il faut renoncer aux errements de l'ancienne économie politique bourgeoise. Il faut se défaire pour toujours du salariat sous toutes ses formes possibles, et envisager la société comme un grand tout, organisé pour produire la plus grande somme possible de bien-être, avec la moindre perte de forces humaines. Il faut s'habituer à considérer la rémunération personnelle des services comme une impossibilité, comme une tentative échouée du passé, comme un encombrement pour l'avenir, si elle continuait d'exister."

"Il serait certainement absurde de vouloir élaborer, dans l'imagination, une société telle qu'elle devra sortir de la révolution. Ce serait du bysantinisme que de se quereller d'avance sur les moyens de pourvoir à tel besoin de la société future, ou sur la façon d'organiser tel détail de la vie publique."

 Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas y réfléchir, bien au contraire, et l'auteur rappelle une chose qui est toujours d'une brûlante actualité. Si les "bourgeois", toutes tendances confondues, savent exactement ce qu'ils veulent en terme d'organisation sociale, ce n'est pas du tout le cas des révolutionnaires, qui préfèrent souvent "renvoyer à plus tard les discussions, que l'on nomme (à tort, bien entendu), théoriques, et l'on oublie que peut-être dans quelques années on sera appelé à donner son avis sur toutes les questions de l'organisation de la société, depuis le fonctionnement des fours à pain jusqu'à celui des écoles ou de la défense du territoire, — et que l'on n'aura même pas devant soi les modèles de la révolution anglaise, dont s'inspiraient les Girondins au siècle passé.

On est trop porté, dans les milieux révolutionnaires, à considérer la révolution comme une grande fête, pendant laquelle tout s'arrangera de soi-même pour le mieux. Mais, en réalité, le jour où les anciennes institutions auront croulé, le jour où toute cette immense machine — qui, tant bien que mal, supplée, aux besoins quotidiens du grand nombre, — cessera de fonctionner, il faudra bien que le peuple lui-même se charge de réorganiser la machine détraquée."

En conséquence, Kropotkine rappelle qu'il faut préparer le terrain pour une révolution efficace :

 

"il faut l'œuvre préparatoire. Il faut que les idées nouvelles, — celles qui marqueront un nouveau point de départ dans l'histoire de la civilisation, soient ébauchées avant la révolution ; qu'elles soient fortement répandues dans les masses, afin qu'elles puissent y être soumises à la critique des esprits pratiques et, jusqu'à un certain point, à la vérification expérimentale. Il faut que les idées qui germent avant la révolution soient assez répandues pour qu'un certain nombre d'esprits s'y sentent accoutumés. Il faut que ces mots : « anarchie », « abolissement de l'Etat », « libre entente des groupements ouvriers et des communes », « la commune communiste » deviennent familiers — assez familiers pour que les minorités intelligentes cherchent à les approfondir."

"Pendant la Grande Révolution de 1789-1794 ce furent les sections de Paris et d'autres grandes villes et des municipalités révolutionnaires dans les petites villes qui dépassant la Convention et les organes provinciaux du gouvernement révolutionnaire, se mirent à ébaucher des tentatives de reconstruction économique et de libre entente de la Société. C'est ce que nous démontrent, aujourd'hui, les documents, déjà publiés, concernant l'activité de ces organes trop méconnus de la révolution.

 

Un peuple qui aura su organiser lui-même la consommation des richesses et leur reproduction dans l'intérêt de toute la société, ne pourra plus être gouverné."

 

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Kropotkine publie son dernier ouvrage en 1921, L'Éthique (Les Éditions Invisibles), que préfacera Marie Goldsmith, dont l'essentiel de la pensée se trouve déjà dans L'Entraide, à savoir le fait que la source de la morale chez l'homme est "son instinct social naturel, avec tous ses dérivés supérieurs qui forment le contenu de toute morale : sympathie pour ses semblables, solidarité, entr’aide, sentiment de justice, générosité, abnégation. Cet ensemble de sentiments et d'instincts est inhérent à l'homme, comme est inhérente à lui la vie sociale elle-même. La société a précédé l'homme ; elle a existé avant que notre ancêtre anthropomorphe ne soit devenu homme (...)  Ce point de vue, tout en étant diamétralement opposé au point de vue individualiste, ne suppose, cependant, aucun assujettissement de l'individu : au contraire, il crée une harmonie entre lui et la société et élève l'individu à une hauteur qu'il n'atteint dans aucune morale religieuse ou métaphysique"  (M. Goldsmith, préface de l'opus cité).

Nous retrouvons dans cet ouvrage l'idée que l'anarchisme, et partant, la morale qui le soutient, peut désormais s'appuyer grâce à la science sur des connaissances, et non plus sur la métaphysique : 

"C'est ainsi que la science et la philosophie nous ont donné la force matérielle et la liberté de la pensée nécessaires pour permettre la venue d'initiateurs capables de conduire l'humanité dans la voie nouvelle du progrès général. Mais une partie de notre domaine intellectuel est restée en arrière des autres : c'est l'éthique, la science des fondements de la morale. Car il n'existe pas encore de doctrine qui, en accord avec l'état actuel des connaissances, ait utilisé les conquêtes de la science pour fonder la morale sur des bases philosophiques plus larges et donner aux peuples civilisés la force nécessaire pour la reconstruction future. Or, le besoin s'en fait partout sentir. Une nouvelle science de la morale, réaliste, libérée du dogmatisme religieux, des superstitions et de la mythologie métaphysique, comme en est déjà libérée la philosophie moderne fondée sur les sciences naturelles, une science de la morale qui serait en même temps animée par tous les sentiments élevés et tous les lumineux espoirs que fait naître en nous notre connaissance actuelle de l'homme et de son histoire, voilà ce que l'humanité réclame instamment"  (Kropotkine, op. cité) 

Contrairement à beaucoup d'autres philosophes, Kropotkine ne sépare pas la morale de la politique :  "Et comme aucun nouveau mouvement ne s'effectue sans éveiller un certain enthousiasme, nécessaire pour vaincre l'inertie intellectuelle, la nouvelle éthique aura pour tâche fondamentale de suggérer à l'homme un idéal capable d'éveiller l'enthousiasme et de donner aux hommes la force nécessaire pour faire passer dans la vie réelle ce qui peut concilier l'énergie individuelle avec le travail pour le bien de tous." 

En plaçant la morale au centre du politique, mais surtout, en soutenant que "l'ordre politique ne se soutient pas sans un haut niveau de morale individuelle" (Garcia, 2012), Kropotkine lance un défi anarchiste "à deux façons rivales de concevoir les rapports entre politique et morale : d'une part la perspective stratégique et relativiste du marxisme-léninisme ; d'autre part la prétendue neutralité axiologique du libéralisme, vouée à garantir la coexistence pacifique des libertés individuelles." (opus cité)

 

Nous ne nous pencherons pas davantage ici sur cet ouvrage "consacré presque exclusivement à l'exposé critique des grandes théories éthiques formulées jusqu'à présent" car plus philosophique que social et dépassant le cadre de notre étude. Précisons que le dernier chapitre "qui devait comprendre l'exposé des théories de Stirner, Nietzsche, Tolstoï, Multatuli et autres philosophes modernes, est resté inachevé" (opus cité). 

                   

                      BIBLIOGRAPHIE 

 

 

 

 

BENSIMON Fabrice, 2014,  « L'Internationale des travailleurs », Romantisme, 2014/1 (n° 163), p. 53-62

https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-1-page-53.htm

CORCUFF Philippe, Ion Jacques, DE SINGLY François, 2005,  "Politiques de l’individualisme, entre sociologie et philosophie",  Editions Textuel, Paris.

DACHEUX Éric, 2013,  Redécouvrir les liens entre science et anarchie pour penser l'indiscipline du chercheur et sa nécessaire responsabilité, Hermès, La Revue, n° 67, p. 192 à 198.

https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2013-3-page-192.htm

DALINE Victor et MIRONER Inès, 1974, "Autour du livre de Kropotkîne", in :  Annales historiques de la Révolution française, n°217, 1974. pp. 380-396

https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_1974_num_217_1_4172

RUBINSTEIN Daniel et CONFINO Michaël, 1992, "Kropotkine savant [Vingt-cinq lettres inédites de Pierre Kropotkine à Marie Goldsmith, 27 juillet 1901-9 juillet 1915*]", in  : Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 33, n°2-3, Avril-Septembre, pp. 243-301

https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1992_num_33_2_2320

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