
KROPOTKINE
« Le droit de vivre »
éléments de biographie
RUSSIE, LE MOMENT RÉVOLUTIONNAIRE
Document annexe
Piotr Alexeïevitch Kropotkine (Moscou, 1842 – Dmitrov, 1921), comme la plupart des premiers révolutionnaires russes de la dernière moitié XIXe siècle, est issue d'une famille aristocratique. Mieux encore, il descend d'une longue lignée princière, dynastique "remontant aux premiers souverains de Russie" (Garcia, 2015), et pour cette raison, a souvent été appelé prince Kropotkine.
"En ces temps-là, la fortune des seigneurs fonciers se mesurait au nombre d’âmes qu’ils possédaient. Âmes signifiait serf du sexe fort : les femmes ne comptaient pas. Mon père, qui possédait environ douze cents âmes, dans trois provinces différentes, et qui avait, outre les tenures de ses paysans, de larges étendues de terre cultivées par eux, passait pour un homme riche et vivait en conséquence, c’est-à-dire que sa maison était ouverte à tous et qu’il avait de nombreux domestiques.
Notre famille se composait de huit, parfois de dix ou douze personnes. Mais cinquante domestiques à Moscou et vingt-cinq autres à la campagne, cela ne paraissait pas excessif. Quatre cochers pour douze chevaux, trois cuisiniers pour les maîtres et deux cuisinières pour les serviteurs ; douze valets pour nous servir à table (un valet, l’assiette en main, debout derrière chaque convive), et d’innombrables filles de service dans la chambre des servantes — pouvait-on se contenter de moins ?"
Kropotkine, Memoirs of a Revolutionnist (Mémoires d'un révolutionnaire) traduit aussi par Autour d'une vie, première partie, chapitre III, traduction de Francis Leray et Alfred Martin, revue par l'auteur, Editions Scala, 1898.
texte complet : Livre:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu - Wikisource
Kropotkine suit classiquement l'Ecole des cadets (nommé premier page du Tsar) et poursuit brillamment des études militaires. Mais ses rêves sont ailleurs, il voulait étudier à l'Université, comme son frère Alexandre, mais continue son parcours militaire seulement par crainte d'une rupture d'avec son père et des conséquences matérielles qui en résulteraient, confie-t-il dans ses Mémoires. Alors il a l'idée de choisir une affectation dans un régiment de cosaques en Sibérie orientale, dans une région lointaine où il pourrait s'occuper à des affaires humaines et aux sciences, surtout la géographie, plutôt qu'à la pratique militaire. Dans la région du fleuve Amour, il s'appliqua à faire des réformes de la manière la plus respectueuse possible, entre 1862 et 1866, il aura l'occasion de faire ses premières recherches géographiques, qui deviendra sa spécialité. :
"Les cinq années que je passai en Sibérie me furent d'une extrême utilité pour la connaissance de la vie et des hommes. J'entrai en contact avec des gens de toute espèce : les meilleurs et les pires ; ceux qui étaient placés en haut de l'échelle sociale et ceux qui végétaient dans les bas-fonds, les vagabonds et les criminels prétendument incorrigibles. J'eus de nombreuses occasions d'observer les us et coutumes des paysans dans leur vie de tous les jours, et je fus encore mieux en situation de juger combien peu l'administration de l'État pouvait les aider, même si elle était animée des meilleures intentions (...) Entre dix-neuf et vingt-cinq j'eus à élaborer d'importants projets de réforme, j'eus affaire à des centaines d'hommes dans la région de l'Amour, je dus préparer et exécuter d'audacieuses expéditions avec des moyens ridicules ; et si toutes ces choses se terminèrent avec succès, je l'attribue au seul fait que j'eus bientôt compris le peu d'importance du commandement et de la discipline dans une œuvre séreuse. Il faut partout des hommes d'initiative ; mais une fois l'impulsion donnée, on doit mener l'entreprise, surtout en Russie, non pas militairement, mais d'une manière communiste, par l'entente entre tous. Je voudrais que tous ceux qui charpentent des plans d'organisation sociale pussent passer par l'école de la vie réelle avant de commencer à construire leurs utopies : nous entendrions alors beaucoup moins souvent parler de ces projets pyramidaux d'organisation militaire de la société" (Kropotkine, Mémoires, op. cité, 3e partie, chapitre 1).
C'est une période fondatrice, où il comprit assez vite "l'impossibilité absolue de rien faire de réellement utile aux masses par l'intermédiaire de la machine administrative. Je me défis de cette illusion à tout jamais" (Kropotkine, Mémoires, op. cité, 3e partie, chapitre IV). Puis, une insurrection de courageux déportés Polonais, (étudiants, artistes, artisans, officiers...) pendant l'hiver 1866, près du lac Baïkal, fut matée avec une telle violence que pour son frère et lui, "cette révolte fut une grande leçon. Nous comprîmes ce que cela signifiait d'appartenir à l'armée (...) Nous résolûmes donc de quitter le service militaire et de retourner en Russie." (Kropotkine, op. cité).
Il a alors enfin le courage d'affronter son père et rejoint l'université de Saint-Pétersbourg, et deviendra secrétaire de la Société de Géographie de Russie. Il fait des voyages d'étude dans les régions arctiques, en Finlande, en Suède. En 1871, il décline l'offre qui lui est faite de devenir secrétaire de la Société royale de géographie :
« Je voyais quelle somme immense de travail fournissait le paysan finlandais pour défricher le sol et briser les dures mottes d'argile, et je me disais : "J'écrirai, je suppose, la géographie physique de cette partie de la Russie, et j'indiquerai au paysan la meilleure manière de cultiver ce sol. Ici, un extirpateur américain serait inappréciable ; là, certaines méthodes de fumure seraient indiquées par la science... Mais à quoi bon parler à ce paysan de machines américaines, quand il a à peine assez de pain pour végéter d'une moisson à l'autre, quand le fermage qu'il a à payer pour cette terre argileuse devient de plus en plus élevé à mesure qu'il réussit à améliorer le sol ? Il ronge son biscuit de farine de seigle, dur comme pierre, qu'il cuit deux fois l'an. Avec ce pain, il mange un morceau de morue terriblement salée et boit du lait écrémé. Comment oserais-je lui parler de machines américaines quand tout ce qu'il peut produire, il le vend pour payer sa ferme et ses impôts ? Ce dont il a besoin, c'est que je vive avec lui, pour l'aider à devenir le propriétaire ou le libre possesseur de cette terre. Alors il lira des livres avec profit, mais non maintenant. »
"La science est une excellente chose. Je connaissais les joies qu'elle procure et je les appréciais peut-être plus que ne le faisaient beaucoup de mes collègues (...) Mais quel droit avais-je à ces nobles jouissances, lorsque, tout autour de moi, je ne voyais que la misère, que la lutte pour un morceau de pain moisi ? Tout ce que je dépenserais pour pouvoir m'attarder dans ce monde de délicates émotions, serait infailliblement pris dans la bouche même de ceux qui faisaient venir le blé et n'avaient pas assez de pain pour leurs enfants. Cela devait être pris sur le nécessaire de quelqu'un, parce que la production totale de l'humanité est encore trop peu élevée (...) Les masses ont besoin d'apprendre ; elles veulent apprendre ; elles peuvent apprendre (...) mais permettez-le-leur, mais donnez-leur les moyens d'avoir des loisirs ! Voilà la direction dans laquelle je dois agir, voilà les hommes pour qui je dois travailler. Tous ces discours sonores où il est question de faire progresser l'humanité, tandis que les auteurs de ces progrès se tiennent à distance de ceux qu'ils prétendent pousser en avant, toutes ces phrases sont de purs sophismes faits par des esprits désireux d'échapper à une irritante contradiction. Et voilà pourquoi j'envoyai à la Société de Géographie une réponse négative."
(Kropotkine, op. cité, 4e partie, chapitre I).
En 1872, il se rend en Suisse (Zurich, Neuchâtel, Genève, etc.), pour mieux connaître en particulier les sections suisses de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT, fondée en 1864 à Londres). Ceux qui l'animent sont exilés politiques, proscrits, bannis, trade-unionistes ou encore ouvriers migrants. Depuis les années 1840, ils établissent des réseaux, des correspondances, rédigent des articles de presse, mais aussi, forment des syndicats, initient des grèves dans différents pays et organisent la solidarité entre les différents groupes, en particulier dans les luttes (Bensimon, 2014). Depuis 1869 de vifs débats ont lieu entre les courants centralisateurs, autoritaires, qui se revendiquent de Marx et ceux qui sont attirés par l'anarchie de Bakounine. L'éviction de Bakounine et du philosophe (puis historien) James Guillaume (1844-1916) de l'AIT, pendant le sixième congrès de l'AIT, à La Haye, en 1872, et suscitera en réaction le Congrès d'une Internationale anti-autoritaire, à Saint-Imier, en Suisse, organisé par la dynamique Fédération jurassienne, fondée principalement par James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel (1844-1895), ouvrier graveur en horlogerie. A Neuchâtel, en plus de Guillaume ou Schwitzguébel, Kropotkine fait connaissance, en particulier, avec le socialiste révolutionnaire Benoît Malon (1841-1893), qui fut élu au Conseil de la Commune et défendit les Batignolles, dont il était le maire.
La Fédération Jurassienne est acquise au fédéralisme, à la coopération, à l'anarchisme. A Genève, il apprend à connaître divers ouvriers, rappelant le sacrifice pour eux que représentent à la fois la cotisation, modique mais conséquente pour leurs maigres salaires, ou encore le temps des réunions, "pour des hommes dont la journée commence à cinq ou six heures du matin, ces heures doivent être prises sur le repos nécessaire" (Kropotkine, op. cité, 4e partie, chapitre 4).
"... et je suis fermement convaincu que si la Fédération Jurassienne a joué un rôle sérieux dans le développement du socialisme, ce n’est pas seulement à cause de l’importance des idées anti-gouvernementales et fédéralistes dont elle était le champion, mais c’est aussi à cause de l’expression que le bon sens des horlogers du Jura avait donné à ces idées. Sans eux, ces conceptions seraient restées longtemps encore à l’état de simples abstractions. (...) L’exposé théorique de l’Anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération Jurassienne, et surtout par Bakounine ; la critique du Socialisme d’État — la crainte d’un despotisme économique, beaucoup plus dangereux que le simple despotisme politique — que j’entendis formuler là, et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montagnes du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers, et leur dévouement absolu à la cause du parti, tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées. J’étais anarchiste. (Kropotkine, op. cité, 4e partie, chapitre 5).
En 1872, toujours, un étudiant, Dmitri Klements, surnommé Kelnitz dans ses Mémoires, l'introduit dans le cercle Tchaïkovski , qui se réunissait le plus souvent "dans une petite maison que Sophie Pérovskaïa avait louée sous le faux nom et avec le faux passeport d’une femme d’ouvrier" (Kropotkine, op. cité, 4e partie, chapitre VII). L'auteur ne tarit pas d'éloges sur elle, sans jamais, étonnamment, évoquer son parcours qui le mènera au terrorisme et encore moins au rôle crucial qu'elle a joué dans l'assassinant du tsar Alexandre II.
"A cette époque, cependant — c’est-à-dire en 1872 — le cercle n’avait rien de révolutionnaire. S’il était resté un simple cercle d’études, il se serait figé dans une immobilité de monastère. Mais les membres trouvèrent une occupation suffisante. Ils se mirent à répandre de bons livres. Ils achetaient des ouvrages de Lassalle, de Bervi (sur la condition des classes ouvrières en Russie), de Marx, des ouvrages d’histoire russe, etc., — toute l’édition à la fois — et les distribuaient aux étudiants des provinces. En quelques années il n’y eut pas de ville d’une certaine importance dans les « trente-huit provinces de l’Empire russe », pour me servir du langage officiel, où ce cercle n’eût pas un groupe de camarades occupés à répandre ce genre de littérature
(...)
Si notre jeunesse n’avait fait que du socialisme théorique, elle se serait contenté d’une simple déclaration de principes socialistes, y compris la socialisation des moyens de production comme but final, et elle se serait lancée en même temps dans une agitation politique. C’est le chemin suivi en réalité par beaucoup de politiciens socialistes de la bourgeoisie dans l’Ouest de l’Europe et en Amérique. Mais nos jeunes gens avaient été attirés vers le socialisme d’une tout autre façon. Ils n’étaient pas des théoriciens du socialisme, mais il étaient devenus socialistes en vivant de la vie modeste des ouvriers, en ne faisant pas de distinction entre « le mien et le tien », entre membres du même cercle, et en refusant de jouir pour leur satisfaction personnelle des richesses qu’ils avaient hérité de leurs pères. Ils avaient fait pour le capitalisme ce que Tolstoï conseille de faire pour la guerre — à savoir que les gens au lieu de critiquer la guerre, tout en continuant de porter l’uniforme militaire, devraient refuser, chacun en particulier, d’être soldat et de se servir de ses armes. De même, nos jeunes gens et nos jeunes filles russes refusèrent, chacun de leur côté, de tirer un profit personnel des revenus de leurs pères. Une pareille jeunesse appartenait au peuple, et elle allait au peuple."
(Kropotkine, op. cité, 4e partie, chapitre VI).
A Pétersbourg, Kropotkine et ses amis fréquentent beaucoup d'ouvriers, des mécaniciens assez bien payés qui "de même que les ouvriers privilégiés du corps des bijoutiers à Genève... traitaient la masse des ouvriers de fabrique avec une sorte de mépris et ne se montraient pas empressés à devenir des martyrs de la cause socialiste" (Kropotkine, op. cité, 4e partie, chapitre VII). C'est un exemple parmi beaucoup d'autres que les système de domination dans le monde (et cela se vérifie à toutes les époques) doit une partie de son efficacité en hiérarchisant les dominés eux-mêmes, qui, selon leur statut social en tirent un certain bénéfice et se rapprochent des dominés, ou au contraire sont dominés de tous côtés, par les maîtres et les serviteurs dotés d'un certain pouvoir. Cela étant dit, le pater familias, aussi bas dans la hiérarchie fût-il, pouvait à son tour brimer sa femme du même rang que lui mais qui lui était toujours inférieure socialement.
Son affection se porte plutôt vers les tisserands et les ouvriers des fabriques de coton, qui retournaient dans leur village natal pendant l'été pour y cultiver la terre. La plupart vivaient en petites associations, artels "de dix ou douze personnes qui louaient un appartement commun et prenaient leurs repas ensemble, chacun payant sa quote-part mensuelle des dépenses générales. C’est dans ces logements que nous avions l’habitude d’aller et les tisserands nous mettaient en relation avec d’autres « artels » de maçons, de charpentiers et autres corps de métiers" (op. cité).
Borodine, alias Kropotkine, finit par être arrêté en 1874 et envoyé à la forteresse Pierre et Paul, où, par l'entremise de son frère Alexandre, il fut autorisé à continuer son travail géographique, tandis que sa sœur Hélène, plus tard, se battait pour son élargissement. Il connut des problèmes de santé difficiles, et fut transporté à l'Hôpital militaire de Saint-Pétersbourg, où il se rétablit. En 1876, on l'aide pour le faire évader et il s'enfuit en Suède où il parvient à monter sur un bateau de l'Union Jack, direction l'Angleterre. Il ne retournera plus jamais en Russie.
An Angleterre, il commença par gagner sa vie en rédigeant des comptes-rendus pour la revue Nature et des articles dans le Times, sur les explorations géographiques russes. Puis il retourna en Suisse fin 1876, où il se donna "corps et âme à la Fédération Jurassienne de l’Association Internationale des Travailleurs (...) Le but avoué de l’Association était dès son origine l’expropriation des propriétaires actuels du sol et des capitalistes, et la remise de tout ce qui est nécessaire à la production des richesses aux mains des producteurs eux-mêmes. Les ouvriers de toutes les nations étaient invités à s’organiser pour mener directement la lutte contre le capitalisme ; à rechercher les moyens de réaliser la socialisation des moyens de production et de consommation ; et quand ils seraient prêts à le faire, à prendre possession des moyens de production et à régler cette production sans tenir compte de l’organisation politique présente qui devait être soumise à une complète reconstruction. L’Association devait donc préparer elle-même une immense révolution, — une révolution qui ouvrirait à l’humanité une ère nouvelle de progrès basée sur la solidarité universelle. C’était là l’idéal qui tirait de leur assoupissement des millions d’ouvriers en Europe et amenait à l’Association ses meilleures forces intellectuelles." (Kropotkine, op. cité, 6e partie, chapitre I).
La Fédération jurassienne, autour de Kropotkine, est animée en particulier par des anciens communards. L'anarchiste et grand géographe Élisée Reclus (1830-1905), après s'être battu pour la Commune de Paris, est banni de France et s'exile en Suisse, où il se joint à la Fédération, dès 1874. Grand ami de James Guillaume, Élisée Reclus se lie aussi à Kropotkine en 1877 et collabore scientifiquement et politiquement avec lui et d'autres géographes anarchistes. On ne peut pas citer ici tous ces réfugiés de la Commune que rencontre Kropotkine en Suisse, parmi les plus connus : Gustave Lefrançais (1826-1901), dont le "livre sur la Commune", aux yeux de Kropotkine, "est le seul qui mette dans sa vraie lumière la véritable importance historique — communaliste — de ce mouvement" (op. cité, 6e partie, chapitre II). Le livre en question s'appelle Souvenirs d'un révolutionnaire De juin 1848 à la Commune et sera publié en 1902 ; Jean-Louis Pindy (1840-1917), un charpentier du Nord de la France élu au Conseil de la Commune et le médecin Paul Brousse (1844-1912), expulsé lui aussi de l'Internationale verrouillée par les marxistes, en 1872, dans sa section de Montpellier fondée par un certain Calas, sous l'égide de Marx lui-même. Citons enfin deux révolutionnaires Italiens fameux et très actifs, Errico Malatesta (1853-1932), qui publiera avec Kropotkine et d'autres, en 1879, le journal communiste libertaire Le Révolté, et Carlo Cafiero (1846-1892), son compagnon de lutte, qui deviendront "amis intimes" de Bakounine.
"Nous remarquions chez les nations civilisées le germe d’une nouvelle forme sociale, qui doit remplacer l’ancienne ; le germe d’une société composée d’individus égaux entre eux, qui ne seront plus condamnés à vendre leurs bras et leur cerveau à ceux qui les font travailler au hasard de leur fantaisie, mais qui pourront employer eux-mêmes leur savoir et leurs capacités à la production — dans un organisme construit de façon à combiner les efforts de tous, — pour procurer à tous la plus grande somme possible de bien-être, tout en laissant à l’initiative individuelle liberté pleine et entière. Cette société sera composée d’une multitude d’associations, unies entre elles pour tout ce qui réclame un effort commun (...) Une liberté complète présidera au développement de formes nouvelles de production, d’invention et d’organisation ; l’initiative individuelle sera encouragée et toute tendance à l’uniformité et à la centralisation combattue.
De plus, cette société ne se figera en des formes déterminées et immuables, mais elle se modifiera incessamment, car elle sera un organisme vivant, toujours en évolution. On ne sentira pas le besoin d’un gouvernement parce que l’accord et l’association librement consentis remplaceront toutes les fonctions que les gouvernements considèrent actuellement comme les leurs et que, les causes de ces conflits devenant plus rares, ces conflits eux-mêmes, au cas où ils pourraient encore se produire, seront réglés par l’arbitrage (;;;) Nous savions qu’il nous faudrait traverser une longue période de propagande incessante et de luttes continuelles, de révoltes isolées et collectives contre les formes actuelles de la propriété, de sacrifices individuels, de tentatives partielles de réorganisation et de révolutions partielles, avant que les idées courantes sur la propriété privée fussent modifiées. Et nous comprenions aussi que l’humanité ne renoncerait pas et ne pouvait renoncer tout d’un coup aux idées actuelles relatives à la nécessité de l’autorité, au milieu desquelles nous avons tous grandi. De longues années de propagande et une longue suite de révoltes partielles contre l’autorité, ainsi qu’une révision complète des doctrines actuellement déduites de l’histoire, seront nécessaires avant que les hommes comprennent qu’ils s’étaient mépris en attribuant à leurs gouvernants et à leurs lois ce qui n’était en réalité que la résultante de leurs propres habitudes et sentiments sociaux. "
"Pour moi, placé comme je l’étais, dans des conditions aussi favorables, j’arrivai peu à peu à comprendre que l’anarchisme représente autre chose qu’un simple mode d’action, autre chose que la simple conception d’une société libre ; mais qu’il fait partie d’une philosophie naturelle et sociale, dont le développement devait se faire par des méthodes tout à fait différentes des méthodes métaphysiques ou dialectiques, employées jusqu’ici dans les sciences sociologiques.
Je voyais qu’elle devait être construite par les mêmes méthodes que les sciences naturelles ; non pas, cependant, comme l’entend Spencer, en s’appuyant sur le fondement glissant de simples analogies, mais sur la base solide de l’induction appliquée aux institutions humaines, et je fis de mon mieux pour accomplir dans ce sens tout ce qui était en mon pouvoir." (Kropotkine, op. cité, 6e partie, chapitre II).
Kropotkine ne cesse pas, dans les années qui suivent, de faire entendre la voix des libertaires au sein même des organisations marxistes centralisées et autoritaires. En 1877, se faisant appeler Levachov, il se rend au Congrès Socialiste international à Gand, en Belgique : "Ce dernier était particulièrement important, car on savait qu’une tentative y serait faite par les social-démocrates allemands pour organiser le mouvement prolétarien dans toute l’Europe en un seul faisceau, soumis à un comité central, qui ne serait autre que l’ancien Conseil général de l’Internationale sous un autre nom. Il était donc nécessaire de défendre l’autonomie des organisations ouvrières dans les contrées de race latine, et nous fîmes de notre mieux pour être bien représentés à ce congrès
(...)
Vingt-deux ans se sont écoulés depuis ; on a tenu un grand nombre de congrès socialistes internationaux et à chacun d’eux la même lutte a recommencé — les social-démocrates essayant d’enrôler tout le mouvement prolétaire de l’Europe sous leur bannière et de le soumettre à leur contrôle, — et les anarchistes s’opposant à ces tentatives et les faisant échouer.
(...)
Dès ses débuts, le socialisme se développa dans trois directions indépendantes l’une de l’autre, dont chacune a trouvé son expression dans les théories de Saint-Simon, de Fourier et de Robert Owen. Le saint-simonisme a abouti à la social-démocratie, le fouriérisme à l’anarchisme ; tandis que de l’owenisme sont sortis en Angleterre et en Amérique le trade-unionisme, la coopération et ce qu’on appelle le socialisme municipal. En même temps l’owenisme reste hostile au socialisme d’État social-démocrate, tandis qu’il a de nombreux points de contact avec l’anarchisme. Mais faute de reconnaître que ces trois directions tendent par des chemins différents vers un but commun et que les deux dernières fournissent leur contribution précieuse au progrès de l’humanité, on a tenté pendant un quart de siècle de réaliser l’irréalisable utopie d’un mouvement socialiste unique calqué sur le modèle de la social-démocratie allemande." (op. cité, 6e partie, chapitre III).
En 1878, il rencontre et épouse Sofia Anaviev de famille juive, qui se serait révoltée contre l'exploitation des ouvriers par son père, qui gérait une mine d'or en Sibérie. On lit au détour d'une phrase dans les Mémoires qu'elle préparait un doctorat en sciences, que son mari et elle discutaient de tout (op. cité, ch. IV), mais Kropotkine ne l'évoque que très superficiellement, et parle encore moins de leur fille, Alexandra, qui naîtra en 1888. On sait qu'à Londres, Sofia a participé au groupe Freedom, initié par Charlotte Wilson, membre fondatrice de la Société Fabienne. C'est une époque effervescente outre-Manche pour l'anarchisme. Acquis aux idées de Benjamin Tucker, Henry Seymour lance le journal The Anarchist, dans lequel Kropotkine écrit des articles, jusqu'à l'apparition du premier numéro de Freedom, en octobre 1886, dans lequel Kropotkine écrira aussi une série d'articles réunis pour la première fois en français dans un recueil appelé Agissez-par vous-mêmes, traduit par un spécialiste de Kropotkine, Renaud Garcia (Nada, 2019).
Son identité découverte par la police, Kropotkine est obligé de quitter la Belgique pour Londres, puis Paris, il travaille à faire renaître le mouvement socialiste, très meurtri après l'écrasement de la Commune, avec quelques amis, dont Andrea Costa (1851-1910), un autre Italien de la Fédération jurassienne, ou encore "Jules Guesde et ses collègues, qui à cette époque n’étaient pas encore de rigides social-démocrates" (op. cité). Il écrit La Commune de Paris (1881) et Le gouvernement révolutionnaire (1880-82), dont nous reparlerons dans un article sur le sujet et rédige Les droits politiques dans la foulée, texte publié en 1882 dans le journal Le Révolté, puis dans un recueil, en 1885 : Paroles d'un révolté. Comme dans d'autres écrits, Kropotkine ne parle pas de droits politiques par circonvolutions dialectiques, comme le fait la philosophie en général, mais passe l'idéologie dominante au crible de la réalité des faits, le plus sobrement et le plus clairement possible. Le texte est reproduit ici intégralement, car il est d'un très grand intérêt :
"« La presse bourgeoise nous chante chaque jour, sur tous les tons, la valeur et la portée des libertés politiques, des « droits politiques du citoyen » : suffrage universel, liberté des élections, liberté de la presse, de réunion, etc. etc.
— « Puisque vous avez ces libertés, à quoi bon, nous dit-elle, vous insurger ? Les libertés que vous possédez ne vous assurent-elles pas la possibilité de toutes les réformes nécessaires, sans que vous ayez besoin de recourir au fusil ? » Analysons donc ce que valent ces fameuses « libertés politiques » à notre point de vue, au point de vue de la classe qui ne possède rien, qui ne gouverne personne, qui a très peu de droits et beaucoup de devoirs.
Nous ne dirons pas, comme on l’a dit quelquefois, que les droits politiques n’ont pour nous aucune valeur. Nous savons fort bien que depuis les temps du servage et même depuis le siècle passé, certains progrès ont été réalisés : l’homme du peuple n’est plus l’être privé de tous droits qu’il était autrefois. Le paysan français ne peut pas être fouetté dans les rues, comme il l’est encore en Russie. Dans les lieux publics, hors de son atelier, l’ouvrier, surtout dans les grandes villes, se considère l’égal de n’importe qui. Le travailleur français n’est plus enfin cet être dépourvu de tous droits humains, considéré jadis par l’aristocratie comme une bête de somme. Grâce aux révolutions, grâce au sang versé par le peuple, il a acquis certains droits personnels, dont nous ne voulons pas amoindrir la valeur.
Mais nous savons distinguer et nous disons qu’il y a droits et droits. Il y en a qui ont une valeur réelle, et il y en a qui n’en ont pas, — et ceux qui cherchent à les confondre ne font que tromper le peuple. Il y a des droits, comme, par exemple, l’égalité du manant et de l’aristo dans leurs relations privées, l’inviolabilité corporelle de l’homme, etc., qui ont été pris de haute lutte, et qui sont assez chers au peuple pour qu’il s’insurge si on venait à les violer. Et il y en a d’autres, comme le suffrage universel, la liberté de la presse, etc., pour lesquels le peuple est toujours resté froid, parce qu’il sent parfaitement que ces droits, qui servent si bien à défendre la bourgeoisie gouvernante contre les empiétements du pouvoir et de l’aristocratie, ne sont qu’un instrument entre les mains des classes dominantes pour maintenir leur pouvoir sur le peuple. Ces droits ne sont pas même des droits politiques réels, puisqu’ils ne sauvegardent rien pour la masse du peuple ; et si on les décore encore de ce nom pompeux, c’est parce que notre langage politique n’est qu’un jargon, élaboré par les classes gouvernantes pour leur usage et dans leur intérêt.
----------------------------------
En effet, qu’est-ce qu’un droit politique, s’il n’est pas un instrument pour sauvegarder l’indépendance, la dignité, la liberté de ceux qui n’ont pas encore la force d’imposer aux autres le respect de ce droit ? Quelle en est l’utilité s’il n’est pas un instrument d’affranchissement pour ceux qui ont besoin d’être affranchis ? Les Gambetta, les Bismarck, les Gladstone n’ont besoin ni de la liberté de la presse, ni de la liberté de réunion, puisqu’ils écrivent ce qu’ils veulent, se réunissent avec qui bon leur semble, professent les idées qu’il leur plaît : ils sont déjà affranchis, ils sont libres. S’il faut garantir à quelqu’un la liberté de parler et d’écrire, la liberté de se grouper, c’est précisément à ceux qui ne sont pas assez puissants pour imposer leur volonté. Telle a été même l’origine de tous les droits politiques.
Mais, à ce point de vue, les droits politiques dont nous parlons sont-ils faits pour ceux qui en ont seuls besoin ?
— Certainement non. Le suffrage universel peut quelquefois protéger jusqu’à un certain point la bourgeoisie contre les empiétements du pouvoir central, sans qu’elle ait besoin de recourir constamment à la force pour se défendre. Il peut servir à rétablir l’équilibre entre deux forces qui se disputent le pouvoir, sans que les rivaux en soient réduits à se donner des coups de couteau, comme on le faisait jadis. Mais il ne peut aider en rien s’il s’agit de renverser ou même délimiter le pouvoir, d’abolir la domination. Excellent instrument pour résoudre d’une manière pacifique les querelles entre gouvernants, — de quelle utilité peut-il être pour les gouvernés ?
L’histoire du suffrage universel n’est-elle pas là pour le dire ? — Tant que la bourgeoisie a craint que le suffrage universel ne devînt entre les mains du peuple une arme qui pût être tournée contre les privilégiés, elle l’a combattu avec acharnement. Mais le jour où il lui a été prouvé, en 1848, que le suffrage universel n’est pas à craindre, et qu’au contraire on mène très bien un peuple à la baguette avec le suffrage universel, elle l’a accepté d’emblée. Maintenant, c’est la bourgeoisie elle-même qui s’en fait le défenseur, parce qu’elle comprend que c’est une arme, excellente pour maintenir sa domination, mais absolument impuissante contre les privilèges de la bourgeoisie.
----------------------------------
De même pour la liberté de la presse. — Quel a été l’argument le plus concluant, aux yeux de la bourgeoisie en faveur de la liberté de la presse ? — Son impuissance ! Oui, son impuissance : M. de Girardin a fait tout un livre sur ce thème : l’impuissance de la presse. « Jadis, — dit-il, — on brûlait les sorciers, parce qu’on avait la bêtise de les croire tout-puissants ; maintenant, on fait la même bêtise par rapport à la presse, parce qu’on la croit, elle aussi, toute-puissante. Mais il n’en est rien : elle est tout aussi impuissante que les sorciers du Moyen Âge. Donc plus de persécutions de la presse ! » Voilà le raisonnement que faisait jadis M. de Girardin. Et lorsque les bourgeois discutent maintenant entre eux sur la liberté de la presse, quels arguments avancent-ils en sa faveur ? — « Voyez, disent-ils, l’Angleterre, la Suisse, les États-Unis. La presse y est libre, et cependant l’exploitation capitaliste y est mieux établie que dans toute autre contrée, le règne du Capital y est plus sûr que partout ailleurs. Laissez se produire, ajoutent-ils, les doctrines dangereuses. N’avons-nous pas tous les moyens d’étouffer la voix de leurs journaux sans avoir recours à la violence ? Et puis, si un jour, dans un moment d’effervescence, la presse révolutionnaire devenait une arme dangereuse, — eh bien ! ce jour-là on aura bien le temps de la raser d’un seul coup sous un prétexte quelconque. »
Pour la liberté de réunion, même raisonnement. — « Donnons pleine liberté de réunion, dit la bourgeoisie : — elle ne portera pas atteinte à nos privilèges. Ce que nous devons craindre, ce sont les sociétés secrètes, et les réunions publiques sont le meilleur moyen de les paralyser. Mais, si, dans un moment de surexcitation, les réunions publiques devenaient dangereuses, eh bien, nous aurons toujours les moyens de les supprimer, puisque nous possédons la force gouvernementale. »
« L’inviolabilité du domicile ? — Parbleu ! inscrivez-la dans les codes, criez-la par-dessus les toits » ! disent les malins de la bourgeoisie. — « Nous ne voulons pas que des agents viennent nous surprendre dans notre petit ménage. Mais, nous instituerons un cabinet noir pour surveiller les suspects ; nous peuplerons le pays de mouchards, nous ferons la liste des hommes dangereux, et nous les surveillerons de près. Et, quand nous aurons flairé un jour que ça se gâte, alors allons-y drument, fichons-nous de l’inviolabilité, arrêtons les gens dans leurs lits, perquisitionnons, fouillons ! Mais surtout, allons-y hardiment, et s’il y en a qui crient trop fort, coffrons-les aussi et disons aux autres : "Que voulez-vous, messieurs ! À la guerre comme à la guerre !" On nous applaudira ! »
« Le secret de la correspondance ? — Dites partout, écrivez, criez que la correspondance est inviolable. Si le chef d’un bureau de village ouvre une lettre par curiosité, destituez-le immédiatement, écrivez en grosses lettres : "Quel monstre ! quel criminel !" Prenez garde que les petits secrets que nous nous disons les uns les autres dans nos lettres ne puissent être divulgués. Mais si nous avons vent d’un complot tramé contre nos privilèges, — alors ne nous gênons pas : ouvrons toutes les lettres, nommons mille employés pour cela, s’il le faut, et si quelqu’un s’avise de protester, répondons franchement, comme un ministre anglais l’a fait dernièrement aux applaudissements du Parlement : — "Oui, messieurs, c’est le cœur serré et avec le plus profond dégoût que nous faisons ouvrir les lettres ; mais c’est exclusivement parce que la patrie (c’est-à-dire, l’aristocratie et la bourgeoisie) est en danger !" »
----------------------------------
Voilà à quoi se réduisent ces soi-disant libertés politiques.
Liberté de la presse et de réunion, inviolabilité du domicile et de tout le reste, ne sont respectées que si le peuple n’en fait pas usage contre les classes privilégiées. Mais, le jour où il commence à s’en servir pour saper les privilèges, — ces soi-disant libertés sont jetées par-dessus bord.
Cela est bien naturel. L’homme n’a de droits que ceux qu’il a acquis de haute lutte. Il n’a de droits que ceux qu’il est prêt à défendre à chaque instant, les armes à la main.
Si on ne fouette pas hommes et femmes dans les rues de Paris, comme on le fait à Odessa, c’est parce que le jour où un gouvernement l’oserait, le peuple mettrait en pièces les exécuteurs. Si un aristocrate ne se fraye plus un passage dans les rues à coups de bâton distribués à droite et à gauche par ses valets, c’est parce que les valets du seigneur qui en aurait l’idée seraient assommés sur place. Si une certaine égalité existe entre l’ouvrier et le patron dans la rue et dans les établissements publics, c’est parce que l’ouvrier, grâce aux révolutions précédentes, a un sentiment de dignité personnelle qui ne lui permettra pas de supporter l’offense du patron, — et non pas parce que ses droits sont inscrits dans la loi.
----------------------------------
Il est évident que dans la société actuelle, divisée en maîtres et serfs, la vraie liberté ne peut pas exister ; elle ne le pourra pas tant qu’il y aura exploiteurs et esclaves, gouvernants et gouvernés. Cependant il ne s’ensuit pas que jusqu’au jour où la révolution anarchiste viendra balayer les distinctions sociales, nous désirions voir la presse bâillonnée, comme elle l’est en Allemagne, le droit de réunion annulé comme en Russie, et l’inviolabilité personnelle réduite à ce qu’elle est en Turquie. Tout esclaves du Capital que nous sommes, nous voulons pouvoir écrire et publier ce que bon nous semble, nous voulons pouvoir nous réunir et nous organiser comme il nous plaira, — précisément pour secouer le joug du Capital.
Mais il est bien temps de comprendre que ce n’est pas aux lois constitutionnelles qu’il faut demander ces droits. Ce n’est pas dans une loi, — dans un morceau de papier, qui peut être déchiré à la moindre fantaisie des gouvernants, — que nous irons chercher la sauvegarde de ces droits naturels. C’est seulement en nous constituant comme force, capable d’imposer notre volonté, que nous parviendrons à faire respecter nos droits.
Voulons-nous avoir la liberté de dire et d’écrire ce que bon nous semblera ? Voulons-nous avoir le droit de nous réunir et de nous organiser ? — Ce n’est pas à un Parlement que nous devons aller en demander la permission ; ce n’est pas une loi que nous devons mendier au Sénat. Soyons une force organisée, capable de montrer les dents chaque fois que n’importe qui s’avise de restreindre notre droit de parole ou de réunion ; soyons forts, et nous pourrons être sûrs que personne n’osera venir nous disputer le droit de parler, d’écrire, d’imprimer, de nous réunir. Le jour où nous aurons su établir assez d’entente entre les exploités pour sortir au nombre de plusieurs milliers d’hommes dans la rue et prendre la défense de nos droits, personne n’osera nous disputer ces droits, ni bien d’autres encore que nous saurons revendiquer. Alors, mais seulement alors, nous aurons acquis ces droits, que nous pourrions vainement mendier pendant des dizaines d’années à la Chambre ; alors ces droits nous seront garantis d’une manière bien autrement sûre que si on les inscrivait de nouveau sur des chiffons de papier.
Les libertés ne se donnent pas, elles se prennent. »"
Pierre Kropotkine, Les Droits politiques, 1882
En 1883, dans le cadre du procès dit "Procès des 66", il est condamné, sans preuve, à cinq années de prison à Clairvaux, pour avoir prétendument participé à un attentat anarchiste à Lyon l'année précédente. Un grand nombre de savants anglais adressèrent une pétition au gouvernement français pour le défendre, qui sera signée, entre autres, par Camille Flammarion, Georges Clémenceau, Herbert Spencer, Algernon Swinburne ou encore Victor Hugo (cf. op. cité, chapitre VII), mais refusée par le biologiste Thomas Henry Huxley (1825-1895).
"Aujourd’hui, l’État est parvenu à s’immiscer dans toutes les manifestations de notre vie. Du berceau à la tombe, il nous étrangle dans ses bras. Tantôt comme État central, tantôt comme État-province ou canton, tantôt comme État-commune, il nous poursuit à chaque pas, il apparaît à chaque coin de rue, il nous impose, nous tient, nous harcèle.
Il légifère sur toutes nos actions. Il accumule des montagnes de lois et d’ordonnances dans lesquelles l’avocat le plus malin ne sait plus se retrouver. Il crée chaque jour de nouveaux rouages qu’il adapte gauchement à la vieille patraque rhabillée, et il en arrive à créer une machine si compliquée, si bâtarde, si obstructive, qu’elle révolte ceux-là même qui se chargent de la faire marcher."
(...)
"Qui dit « État » nécessairement dit « guerre ». L’État cherche et doit chercher à être fort, plus fort que ses voisins ; sinon, il sera un jouet dans leurs mains. Il cherche forcément à affaiblir, à appauvrir d’autres États pour leur imposer sa loi, sa politique, ses traités de commerce, pour s’enrichir à leurs dépens. La lutte pour la prépondérance, qui est la base de l’organisation économique bourgeoise, est aussi la base de l’organisation politique (...) Or, la guerre, — c’est le chômage, la crise, les impôts croissant, les dettes accumulées. Plus que ça. Chaque guerre est un échec moral pour les États."
(...)
"À quoi sert-elle, cette immense machine que nous nommons État ? — Est-ce à empêcher l’exploitation de l’ouvrier par le capitaliste, du paysan par le rentier ? Est-ce à nous assurer le travail ? à nous défendre de l’usurier ? à nous fournir la nourriture lorsque la femme n’a que de l’eau pour apaiser l’enfant qui pleure à son sein tari ?
Non, mille fois non ! L’État, — c’est la protection de l’exploitation, de la spéculation, de la propriété privée, — produit de la spoliation. Le prolétaire, qui n’a que ses bras pour fortune, n’a rien à attendre de l’État ; il n’y trouvera qu’une organisation faite pour empêcher à tout prix son émancipation."
(...)
"Cela durera-t-il ? Cela peut-il durer ? Évidemment non. Une classe entière de l’humanité, celle qui produit tout, ne peut pas toujours soutenir une organisation établie spécialement contre elle. Partout, — sous la brutalité russe comme sous l’hypocrisie gambettiste, — le peuple mécontent se révolte."
(...)
"Voici un riche propriétaire ; il demande l’expulsion d’un fermier-paysan qui ne paie pas la rente convenue. Au point de vue légal, il n’y a pas d’hésitation possible : puisque le paysan ne paie pas, il faut qu’il s’en aille. Mais si nous analysons les faits, voici ce que nous apprenons. Le propriétaire a toujours dissipé ses rentes en festins joyeux, le paysan a toujours travaillé. Le propriétaire n’a rien fait pour améliorer ses terres, et néanmoins la valeur en a triplé en cinquante ans, grâce à la plus-value donnée au sol par le tracé d’une voie ferrée, par les nouvelles routes vicinales, par le dessèchement des marais, par le défrichage des côtes incultes ; et le paysan qui a contribué pour une large part à donner cette plus-value à la terre, s’est ruiné ; tombé entre les mains des agents d’affaires, perdu de dettes, il ne peut plus payer son propriétaire. La loi, toujours du côté de la propriété, est formelle ; elle donne raison au propriétaire. Mais vous, en qui les fictions juridiques n’ont pas encore tué le sentiment de la justice, que ferez-vous ? Demanderez-vous qu’on jette le fermier sur la grande route — c’est la loi qui l’ordonne, — ou bien demanderez-vous que le propriétaire restitue au fermier toute la part de la plus-value qui est due au travail de celui-ci ? — c’est l’équité qui vous le dicte. — De quel côté vous mettrez-vous ? pour la loi, mais contre la justice ? ou bien pour la justice, mais alors contre la loi ?"
(...)
"Enfin vous étudiez les progrès industriels récents et vous voyez que la couturière n’a rien, absolument rien gagné à la découverte de la machine à coudre ; que l’ouvrier du Gothard meurt d’ankylostoma en dépit des perforatrices à couronnes de diamant, que le maçon et le journalier chôment comme auparavant à côté des ascenseurs Giffard, — et si vous discutez les problèmes sociaux avec cette indépendance d’esprit qui vous a guidé dans vos problèmes techniques, vous arrivez nécessairement à la conclusion que, sous le régime de la propriété privée et du salariat, chaque nouvelle découverte, lors même qu’elle augmente un peu le bien-être du travailleur, ne fait que rendre sa servitude plus lourde, le travail plus abrutissant, le chômage plus fréquent et les crises plus aiguës, et que celui qui a déjà pour lui toutes les jouissances est le seul qui en profite sérieusement."
(...)
Que nos groupes anarchistes ne soient qu’une petite minorité en comparaison des dizaines de millions qui peuplent la France, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, — rien de plus vrai. Tous les groupes représentant une idée nouvelle ont toujours commencé par n’être qu’une minorité. Et il est fort probable que comme organisation, nous resterons minorité jusqu’au jour de la révolution. Mais, est-ce un argument contre nous ? — En ce moment, ce sont les opportunistes qui sont la majorité : devrions-nous, par hasard, devenir aussi opportunistes ? Jusqu’en 1790, c’étaient les royalistes, les constitutionnalistes qui faisaient majorité : les républicains de l’époque devaient-ils, pour cela, renoncer à leurs idées républicaines et se faire aussi royalistes, lorsque la France marchait à grands pas vers l’abolition de la royauté ?"
(...)
"Dans les États actuels une loi nouvelle est considérée comme un remède à tous les maux. Au lieu de réformer soi-même ce qui est mauvais, on commence par demander une loi qui le modifie (...) Nous sommes tous tellement pervertis par une éducation qui dès le bas-âge cherche à tuer en nous l’esprit de révolte et développe celui de soumission à l’autorité ; nous sommes tellement pervertis par cette existence sous la férule de la Loi qui réglemente tout : notre naissance, notre éducation, notre développement, notre amour, nos amitiés, que, si cela continue, nous perdrons toute initiative, toute habitude de raisonner par nous-mêmes. Nos sociétés semblent ne plus comprendre qu’on puisse vivre autrement que sous le régime de la loi, élaborée par un gouvernement représentatif et appliquée par une poignée de gouvernants ; et lors même qu’elles parviennent à s’émanciper de ce joug, leur premier soin est de le reconstituer immédiatement. « L’an I de la Liberté » n’a jamais duré plus d’un jour, car après l’avoir proclamé, le lendemain même on se remettait sous le joug de la Loi, de l’autorité. (...° Plus tard, lorsque l’enfant entre dans la vie publique, la société et la littérature, frappant chaque jour, à chaque instant, comme la goutte d’eau qui creuse la pierre, continuent à nous inculquer le même préjugé. Les livres d’histoire, de science politique, d’économie sociale regorgent de ce respect à la loi : on a même mis les sciences physiques à contribution et, en introduisant dans ces sciences d’observation un langage faux, emprunté à la théologie et à l’autoritarisme, on parvient habilement à nous brouiller l’intelligence, toujours pour maintenir le respect de la loi. Le journal fait la même besogne : il n’y a pas d’article dans les journaux qui ne propage l’obéissance à la loi, lors même qu’à la troisième page on constate chaque jour l’imbécillité de la loi et que l’on montre comment elle est traînée dans toutes les boues, dans toutes les ordures par ceux qui sont préposés à son maintien. Le servilisme devant la loi est devenu une vertu, et je doute même qu’il y ait un seul révolutionnaire qui n’ait débuté dans son jeune âge par être défenseur de la loi contre ce qu’on nomme généralement « les abus », conséquence inévitable de la loi elle-même. (...) Quelle que fût cette loi, elle promettait d’atteindre également le seigneur et le manant, elle proclamait l’égalité, devant le juge, du pauvre et du riche. Cette promesse était un mensonge, nous le savons aujourd’hui : mais à cette époque elle était un progrès, un hommage rendu à la vérité. C’est pourquoi, lorsque les sauveurs de la bourgeoisie menacée, les Robespierre et les Danton, se basant sur les écrits des philosophes de la bourgeoisie, les Rousseau et les Voltaire, proclamèrent « le respect de la loi, égale pour tous » — le peuple, dont l’élan révolutionnaire s’épuisait déjà en face d’un ennemi de plus en plus solidement organisé, accepta le compromis. Il plia le cou sous le joug de la Loi, pour se sauver de l’arbitraire du seigneur. Depuis, la bourgeoisie n’a cessé d’exploiter cette maxime qui, avec cet autre principe, le gouvernement représentatif, résume la philosophie du siècle de la bourgeoisie, le dix-neuvième siècle. Elle l’a prêchée dans les écoles, elle a créé sa science et ses arts avec cet objectif, elle l’a fourré partout, comme la dévote anglaise qui vous glisse sous la porte ses traités religieux. Et elle a si bien travaillé, qu’aujourd’hui nous voyons se produire ce fait exécrable : au jour même du réveil de l’esprit frondeur, les hommes, voulant être libres, commencent par demander à leurs maîtres, de vouloir bien les protéger en modifiant les lois créées par ces mêmes maîtres. (...) La loi est un produit relativement moderne ; car l’humanité a vécu des siècles et des siècles sans avoir aucune loi écrite, ni même simplement gravée en symboles, sur des pierres, à l’entrée des temples."
(...)
"Magistrature, police, armée, instruction publique, finances, — tout sert le même dieu : le Capital ; tout cela n’a qu’un but : celui de protéger et de faciliter l’exploitation du travailleur par le capitaliste. Analysez toutes les lois faites depuis quatre-vingts ans, — vous n’y trouverez pas autre chose. La protection des personnes que l’on veut représenter comme la vraie mission de la Loi, n’y occupe qu’une place presque imperceptible ; car, dans nos sociétés actuelles, les attaques contre les personnes, dictées directement par la haine et la brutalité, tendent à disparaître."
(...)
Pour la protection de la propriété, les socialistes savent ce qu’il en est. Les lois sur la propriété ne sont faites pour garantir ni à l’individu, ni à la société la jouissance des produits de leur travail. Elles sont faites, au contraire, pour dérober au producteur une partie de ce qu’il produit et pour assurer à quelques-uns la part des produits qu’ils ont dérobés, soit aux producteurs, soit à la société entière. Lorsque la loi établit les droits de Monsieur un tel sur une maison, par exemple, elle établit son droit, non pas sur une cabane qu’il aurait bâtie lui-même, ou sur une cabane qu’il aurait élevée avec le secours de quelques amis, — personne ne lui aurait disputé ce droit s’il en était ainsi. La loi, au contraire, établit ses droits sur une maison qui n’est pas le produit de son travail, d’abord, parce qu’il l’a fait bâtir par d’autres, auxquels il n’a pas payé toute la valeur de leur travail, et ensuite — parce que cette maison représente une valeur sociale qu’il n’a pu produire à lui seul : la loi établit ses droits sur une portion de ce qui appartient à tout le monde et à personne en particulier. La même maison, bâtie au milieu de la Sibérie, n’aurait pas la valeur qu’elle a dans une grande ville, et sa valeur actuelle provient, — on le sait — du travail de toute une cinquantaine de générations qui ont bâti la ville, qui l’ont embellie, pourvue d’eau et de gaz, de beaux boulevards, d’universités, de théâtres et de magasins, de chemins de fer et de routes rayonnant dans toutes les directions. En reconnaissant donc les droits de Monsieur un tel sur une maison à Paris, à Londres, à Rouen, la loi lui approprie — injustement — une certaine part de produits du travail de l’humanité entière. Et c’est précisément parce que cette appropriation est une injustice criante (toutes les autres formes de propriété ont le même caractère), qu’il a fallu tout un arsenal de lois et toute une armée de soldats, de policiers et de juges pour la maintenir, contre le bon sens et le sentiment de justice inhérent à l’humanité."
(...)
"Ce que nous venons de dire sur les lois concernant la propriété s’applique complètement à cette seconde catégorie de loi, — les lois servant à maintenir le gouvernement, ou les lois constitutionnelles.
C’est encore tout un arsenal de lois, de décrets, d’ordonnances, d’avis, etc., servant à protéger les diverses formes de gouvernement représentatif, — par délégation ou par usurpation, — sous lesquelles se débattent encore les sociétés humaines. Nous savons fort bien, — les anarchistes l’ont assez souvent démontré par la critique incessante des diverses formes de gouvernement, — que la mission de tous les gouvernements, monarchiques, constitutionnels et républicains, est de protéger et de maintenir par la force les privilèges des classes possédantes : aristocratie, prêtraille et bourgeoisie. Un bon tiers de nos lois, — les lois « fondamentales », lois sur les impôts, sur les douanes, sur l’organisation des ministères et de leurs chancelleries, sur l’armée, la police, l’église, etc., — et il y en a bien quelques dizaines de mille dans chaque pays, — n’ont d’autre but que celui de maintenir, de rhabiller et de développer la machine gouvernementale, qui sert, à son tour, presque entièrement à protéger les privilèges des classes possédantes."
(...)
"Un « gouvernement révolutionnaire ! » Voilà deux mots qui sonnent bien étrangement à l’oreille de ceux qui se rendent compte de ce que doit signifier la Révolution Sociale et de ce que signifie un gouvernement (...) C’est que la révolution — synonyme de « désordre », de bouleversement, de renversement en quelques jours des institutions séculaires, de démolition violente des formes établies de la propriété, de destruction des castes, de transformation rapide des idées admises sur la moralité, ou plutôt sur l’hypocrisie qui en tient la place, de liberté individuelle et d’action spontanée — est précisément l’opposé, la négation du gouvernement, celui-ci étant synonyme de « l’ordre établi », du conservatisme, du maintien des institutions existantes, la négation de l’initiative et de l’action individuelle."
Kropotkine, Paroles d'un révolté, 1885
En 1887, il tirera des enseignements de ses incarcérations au travers de son livre Dans les prisons russes et françaises (1887) et, sur ce sujet-là aussi, il aura un point de vue radical, c'est-à-dire au plus près de ce que l'on connaît du système carcéral, et le plus éloigné de tout le discours idéologique dominant (jusqu'à ce jour) sur cette institution :
"...quels que soient les changements introduits dans le régime pénitentiaire, la récidive ne diminue pas. Et c'est inévitable, cela doit être ainsi : la prison tue en l'homme toutes les qualités qui le rendent mieux approprié à la vie en société. Elle en fait un être qui fatalement devra revenir en prison et qui finira ses jours dans un de ces tombeaux en pierre sur lesquels on inscrit Maison de détention et de correction et que les geôliers eux-mêmes appellent « Maison de corruption »
Si on me demandait - « Que pourrait-on faire cependant pour améliorer le régime pénitentiaire ? je répondrais : Rien ! On ne peut pas améliorer une prison. Sauf quelques petites améliorations sans importance, il n'y a absolument rien à faire qu'à la démolir"
"Une fois qu'un homme a été en prison, il y reviendra. C'est certain, c'est inévitable, et les chiffres le prouvent (... Mais il y a plus. Le fait pour lequel un homme revient en prison est toujours plus grave que celui pour lequel il avait été condamné la première fois. Si son premier acte a été un petit vol, il reviendra pour quelque grand coup (...) Tous les écrivains criminalistes sont d'accord là-dessus."
"La prison n'améliore pas les détenus. Et d'autre part, nous l'avons vu, elle n'empêche pas les ci-nommés crimes de se commettre: témoins, les récidivistes. Elle ne répond donc à aucun des buts qu'elle se propose d'atteindre.
Voilà pourquoi la question vient à se poser : "Que faire donc avec ceux qui méconnaissent la loi - je ne dis pas la loi écrite. Celle-ci n'est qu'un triste héritage d'un triste passé, mais les principes mêmes de moralité gravés dans le coeur de chacun ?"
C'est la question que notre siècle doit résoudre"
(On ne peut améliorer les prisons, Conférence donnée à Paris, salle Rivoli, le 20 décembre 1887).
En 1887, toujours, paraît L'Anarchie dans l'évolution socialiste, texte d'une conférence donnée par Kropotkine dans la salle Levis, à Paris, suivi deux ans après de La Morale anarchiste à Paris, brochure publiée en 1889 par Les Temps Nouveaux, édité rue Mouffetard à Paris par un des pionniers de l'anarchisme en France, Jean Grave (1854-1939), qui à la demande d'Elisée Reclus en 1883, avait animé Le Révolté, à Genève, qui deviendra en 1887 La Révolte, puis, reprenant un titre qu'il avait déjà employé pour des éditions de brochures, nous l'avons vu avec Kropotkine, Les Temps Nouveaux, de 1895 à 1914, qui édita des brochures thématiques en plus du journal, qui continuera de paraître après la guerre de 1919 à 1921.
"C'est que, -en proclamant la liberté des transactions, c'est-à-dire la lutte entre les membres de la société,
la société n'a pas mis en présence des éléments de force égale et les forts, armés pour la lutte de l'héritage paternel, l'ont emporté sur les faibles. Les millions de pauvres, mis en présence de quelques riches, devaient fatalement succomber.
Citoyennes et citoyens Vous êtes-vous posé cette question D'où vient la fortune des riches ? Est-ce de leur travail ? Ce serait une bien mauvaise plaisanterie que de le dire. Mettons que M. de Rothschild est [sic] travaillé toute sa vie. Mais, vous aussi chacun des travailleurs dans cette salle, a aussi travaillé. Pourquoi donc la fortune de Rothschild se chiffre-t-elle par des centaines de millions, et la vôtre par si peu de chose ?
La raison en est bien simple. C'est que vous vous êtes appliqués à produire vous-mêmes, tandis que M. Rothschild s'est appliqué à recueillir le fruit du travail des autres. Tout est là."
"L'origine de la fortune des riches, c'est votre misère 1 Point de misérable d'abord Alors il n'y aura
point de millionnaires."
"On a cherché à obvier à ces désastres. On a dit : Donnons à tous une instruction égale. Et on a répandu l'instruction. On a fait de meilleures machines humaines, mais ces machines instruites travaillent toujours pour enrichir les autres. Tel savant illustre, tel romancier de renom, malgré toute son instruction, tout son talent, est encore la bête de somme du capitaliste. Le bétail à exploiter s'améliore par l'instruction, mais l'exploitation, reste (...) On est venu parler ensuite d'association. Mais on s'est vite aperçu qu'en associant leurs misères, les travailleurs n'auraient pas raison du capital (...) Timide à ses débuts, le socialisme parla d'abord au nom du sentiment, de la morale chrétienne (...) Plus tard, le socialisme parla au nom de la métaphysique gouvernementale. Puisque l'Etat, disait-il, a surtout pour mission de protéger les faibles contre
les forts, il est de son devoir de subventionner les associations Ouvrières. L'Etat seul peut permettre aux associations de travailleurs de lutter contre le capital et d'opposer à l'exploitation capitaliste le chantier libre des travailleurs encaissant le produit intégral de leur travail. » A ceux-là la bourgeoisie répondit par la mitraillade de juin 48."
"Toutes les richesses accumulées sont des produitsdu travail de tous de toute la génération actuelle et de toutes les générations précédentes. Cette maison dans laquelle nous hommes réunis en ce moment, n'a de valeur que parce qu'elle est dans Paris, cette ville superbe où les labeurs de vingt générations sont venus se superposer. Transportée dans les neiges de la Sibérie, la valeur de cette maison serait presque nulle. porte en soi l'intelligence de cinq ou six générations elle n'a de valeur que comme partie de cet immense tout que nous appelons l'industrie du dix-neuvième siècle. Transportez votre machine à faire des dentelles
au milieu des Papous de la Nouvelle-Guinée, et là, sa valeur sera nulle
(...)
Tout est à tous ! Et nous défions qui que ce soit de nous dire quelle est la part qui revient à chacun dans les richesses. Voici un immense outillage que le dix-neuvième siècle a créé ; voici des millions d'esclaves en fer que nous appelons machines et qui rabotent et scient, tissent et filent pour nous, qui décomposent et recomposant la matière première, et font les merveilles de notre époque. Personne n'a le droit de s'accaparer aucune de ces machines et 'de dire aux autres « Ceci est à moi si vous voulez vous servir de cette machine pour produire, vous me paierez un tribut sur chaque chose que vous produirez, pas plus que le seigneur du moyen-âge n'avait le droit de dire au cultivateur « Cette colline, ce pré sont à moi et vous me paierez un tribut sur chaque gerbe de blé que vous récolterez, sur chaque meule de foin que vous entasserez ».
« Tout est à tous ! Et pourvu que l'homme et la femme apportent leur quote-part de travail pour produire les objets nécessaires, ils ont droit à leur quote-part de tout ce qui sera produit par tout le monde. »
Mais c'est le Communisme ? - direz-vous. Oui, c'est le Communisme mais le Communisme qui parle, non plus au nom de la religion, non plus au nom de l'Etat, mais au nom du peuple."
"Mais, il ne suffit pas de dire « Communisme, Expropriation ! » Encore faut-il savoir à qui incomberait la gérance du patrimoine commun, et c'est sur cette question que les écoles socialistes se trouvent surtout divisées, les unes voulant le Communisme autoritaire, et nous autres nous prononçant franchement pour le
Communisme anarchiste. (...) N'est-il pas absurde, en effet, de prendre au sein de la population un certain nombre d'hommes et de leur confier le soin de toutes les affaires publiques, en leur disant « Occupez-vous en, nous nous rechargeons sur vous de la besogne. A vous de faire des lois sur tous les sujets... (...) si vous tenez à vous entendre avec d'autres citoyens qui, eux aussi, se sont fait une opinion sur ce sujet, alors vous pourrez tout simplement entrer en échange d'idées avec vos voisins, et envoyer un délégué qui pourra se mettre d'accord avec d'autres délégués sur cette question spéciale mais vous réserverez certainement votre décision définitive. Vous ne lui confierez pas le soin de vous faire des lois. C'est ainsi qu'agissent déjà les savants, les industriels, chaque fois qu'ils ont à s'entendre sur des questions d'intérêt général. »
Mais ceci serait la négation du régime représentatif, du gouvernement et de l'Etat. Et cependant c'est l'idée qui germe partout, depuis que les vices du gouvernement représentatif, mis à mu, sont devenus si criants."
(...)
"Il n'y a pas à en douter les religions s'en vont. Le XIXe siècle leur a porté le coup de grâce (...) Mais, une société, humaine ou animale, ne peut pas exister sans qu'il s'élabore dans son sein certaines règles et certaines habitudes de morale. La religion peut passer, la morale reste (...) Ce fait est si frappant que les philosophes cherchent à l'expliquer par les principes d'utilitarisme et récemment Spencer cherchait à baser cette moralité qui existe parmi nous sur des causes physiologiques et lesbesoins de conservation de la race.
Quant à nous, pour mieux vous dire ce que nous en pensons, permettez-moi de l'expliquer par un
exemple :
Voilà un enfant qui se noie, et quatre hommes sur le rivage qui le voient se débattre dans les flots. L'un d'eux ne bouge pas – c'est un partisan de « Chacun pour soi » de la bourgeoisie commerçante, c'est une brute, n'en parions pas ! Un autre fait cette réflexion « Si je sauve l'enfant, un bon rapport en sera fait à qui de droit dans les cieux, et le Créateur me récompensera en doublant mes troupeaux et mes serfs. Et il se jette à l'eau. Est-ce un homme moral ? Evidemment non. C'est un bon calculateur, voilà tout. Un troisième l- - l'utilitaire - réfléchit ainsi... : « Les jouissances peuvent être classées en deux catégories les jouissances inférieures et les jouissances supérieures. Sauver quelqu'un, c'est une jouissance supérieure, infiniment plus intense et plus durable que toutes les autres donc, sauvons l'enfant ! (...) Et voici enfin le quatrième. Dès son enfance, il a été élevé à se sentir un avec tout le reste de l'humanité. Dès l'enfance, il a toujours pensé que les hommes sont solidaires. Il s'est habitué à souffrir quand d'autres souffrent à côté de lui et à se sentir heureux quand tout le monde est heureux. Dès qu'il a entendu le cri déchirant de la mère, il a sauté à l'eau sans réfléchir, par instinct, pour sauver l'enfant (...) Et bien, citoyens, toute la morale anarchiste est là. C'est la morale du peuple qui ne cherche pas midi à quatorze heures. Morale sans obligation ni sanction, morale par habitude. Créons des circonstances dans lesquelles l'homme ne soit pas porté à mentir, à tromper, à exploiter les autres et le niveau moral de l'humanité, de par la force même des choses, s'élèvera à une hauteur inconnue jusqu'à présent."
Kropotkine, L'Anarchie dans l'évolution socialiste, 1887.
En 1892, Kropotkine publie son livre le plus connu, La conquête du pain, (Paris, Préface d'Elisée Reclus), qui réunit, après remaniement profond des textes, des articles parus dans Le Révolté :
"L’idée bourgeoise a été de pérorer sur les grands principes, ou plutôt sur les grands mensonges. L’idée populaire sera d’assurer du pain à tous. Et, pendant que bourgeois et travailleurs embourgeoisés joueront les grands hommes dans les parlotes ; pendant que « les gens pratiques » discuteront à perte de vue sur les formes de gouvernement, nous, « les utopistes », nous devrons songer au pain quotidien.
Nous avons l’audace d’affirmer que chacun doit et peut manger à sa faim, que c’est par le pain pour tous que la Révolution vaincra.
Nous sommes des utopistes, — c’est connu. Si utopistes, en effet, que nous poussons notre utopie jusqu’à croire que la Révolution devra et pourra garantir à tous le logement, le vêtement et le pain, — ce qui déplaît énormément aux bourgeois rouges et bleus, — car ils savent parfaitement qu’un peuple qui mangerait à sa faim serait très difficile à maîtriser.
Dans les conditions de la révolution sociale " il n’y a qu’une seule solution vraiment pratique. C’est de reconnaître l’immensité de la tâche qui s’impose et, au lieu de chercher à replâtrer une situation que l’on aura soi-même rendue impossible, — procéder à la réorganisation de la production selon les principes nouveaux.
l faudra donc, selon nous, pour agir pratiquement, que le peuple prenne immédiatement possession de toutes les denrées qui se trouvent dans les communes insurgées ; les inventorie et fasse en sorte que, sans rien gaspiller, tous profitent des ressources accumulées, pour traverser la période de crise. Et pendant ce temps-là s’entendre avec les ouvriers de fabriques, en leur offrant les matières premières dont ils manquent et leur garantissant l’existence pendant quelques mois afin qu’ils produisent ce qu’il faut au cultivateur."
"Dans leurs plans de reconstruction de la société, les collectivistes commettent, à notre avis, une double erreur. Tout en parlant d'abolir le régime capitaliste, ils voudraient maintenir, néanmoins, deux institutions qui font le fond de ce régime : le gouvernement représentatif et le salariat.
Pour ce qui concerne le gouvernement soi-disant représentatif, nous en avons souvent parlé. Il nous reste absolument incompréhensible que des hommes intelligents -et le parti collectiviste n'en manque pas - puissent rester partisans des parlements nationaux ou municipaux, après toutes les leçons que l'histoire nous a données à ce sujet, en France, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou aux Etats-Unis
(...)
Il en est de même pour le salariat : car, après avoir proclamé l'abolition de la propriété privée et la possession en commun des instruments de travail, comment peut-on réclamer, sous une forme ou sous une autre, le maintien du salariat ? C'est pourtant ce que font les collectivistes en préconisant les bons de travail.
On comprend que les socialistes anglais du commencement de ce siècle aient inventé les bons de travail. Ils cherchaient simplement à mettre d'accord le Capital et le Travail. Ils répudiaient toute idée de toucher violemment à la propriété des capitalistes.
Si, plus tard, Proudhon reprit cette invention, cela se comprend encore. Dans son système mutuelliste, il cherchait à rendre le Capital moins offensif, malgré le maintien de la propriété individuelle, qu'il détestait du fond du coeur, mais qu'il croyait nécessaire comme garantie à l'individu contre l'Etat.
(...)
Mais comment peut-on défendre cette nouvelle forme du salariat - le bon de travail - si on admet que la maison, le champ et l'usine ne sont plus propriété privée, qu'ils appartiennent à la commune ou à la nation?
(...)
Les collectivistes commencent par proclamer un principe révolutionnaire - l'abolition de la propriété privée - et ils le nient sitôt proclamé, en maintenant une organisation de la production et de la consommation qui est née de la propriété privée.
Ils proclament un principe révolutionnaire et ignorent les conséquences que ce principe doit inévitablement amener. ils oublient que le fait même d'abolir la propriété individuelle des instruments de travail (sol, usines, voies de communication, capitaux) doit lancer la société en des voies absolument nouvelles ; qu'il doit bouleverser de fond en comble la production, aussi bien dans son objet que dans ses moyens ; que toutes les relations quotidiennes entre individus doivent être modifiées, dès que la terre, la machine et le reste sont considérés comme possession commune."
"Le collectivisme, comme on le sait, apporte à ce régime des modifications importantes, mais n’en maintient pas moins le salariat. Seulement l’État, c’est-à-dire, le gouvernement représentatif, national ou communal, se substitue au patron. Ce sont les représentants de la nation ou de la commune et leurs délégués, leurs fonctionnaires qui deviennent gérants de l’industrie. Ce sont eux aussi qui se réservent le droit d’employer dans l’intérêt de tous la plus-value de la production. En outre, on établit dans ce système une distinction très subtile, mais grosse de conséquences, entre le travail du manœuvre et celui de l’homme qui a fait un apprentissage préalable : le travail du manœuvre n’est aux yeux du collectiviste qu’un travail simple ; tandis que l’artisan, l’ingénieur, le savant, etc. font ce que Marx appelle un travail composé et ont droit à un salaire plus élevé. Mais manœuvres et ingénieurs, tisserands et savants sont salariés de l’État, — « tous fonctionnaires », disait-on dernièrement pour dorer la pilule."
Supposez une société, comprenant plusieurs millions d’habitants engagés dans l’agriculture et une grande variété d’industries, Paris, par exemple, avec le département de Seine-et-Oise. Supposez que dans cette société, tous les enfants apprennent à travailler de leurs bras aussi bien que de leurs cerveaux. Admettez enfin que tous les adultes, sauf les femmes occupées à l’éducation des enfants, s’engagent à travailler cinq heures par jour de l’âge de vingt ou vingt-deux ans à celui de quarante-cinq ou cinquante, et qu’ils s’emploient à des occupations au choix, en n’importe quelle branche des travaux humains considérés comme nécessaires. Une pareille société pourrait en retour, garantir le bien-être à tous ses membres, — c’est-à-dire, une aisance autrement réelle que celle dont jouit aujourd’hui la bourgeoisie. — Et chaque travailleur de cette société disposerait en outre d’au moins cinq heures par jour qu’il pourrait consacrer à la science, à l’art, et aux besoins individuels qui ne rentreraient pas dans la catégorie du nécessaire, sauf à introduire plus tard dans cette catégorie, lorsque la productivité de l’homme augmenterait, tout ce qui est encore aujourd’hui considéré comme luxueux ou inaccessible.
(Kropotkine, La Conquête du pain, Les Denrées, I et II).
"Mais là-haut on pense à toute sorte de choses, excepté aux souffrances de la foule. Lorsque la famine ronge la France en 1793 et compromet la révolution ; lorsque le peuple est réduit à la dernière misère, tandis que les Champs-Elysées sont sillonnés de phaétons superbes où des femmes étalent leurs parures luxueuses, Robespierre insiste aux Jacobins pour faire discuter son mémoire sur la Constitution anglaise ! Lorsque le travailleur souffre en 1848 de l’arrêt général de l’industrie, le Gouvernement provisoire et la Chambre disputaillent sur les pensions 41 militaires et le travail des prisons, sans se demander de quoi vit le peuple pendant cette époque de crise. Et si l’on doit adresser un reproche à la Commune de Paris, née sous les canons des Prussiens et ne durant que soixante-dix jours, c’est encore de ne pas avoir compris que la révolution communale ne pouvait triompher sans combattants bien nourris, et qu’avec trente sous par jour, on ne saurait à la fois se battre sur les remparts et entretenir sa famille. Le peuple souffre, et demande : « Que faire pour sortir de l’impasse ? »
III
Eh bien ! il nous semble qu’il n’y a qu’une réponse à cette question : — Reconnaître, et hautement proclamer que chacun, quelle que fût son étiquette dans le passé, quelles que soient sa force ou sa faiblesse, ses aptitudes ou son incapacité, possède, avant tout, le droit de vivre ; et que la société se doit de partager entre tous sans exception les moyens d’existence dont elle dispose. Le reconnaître, le proclamer, et agir en conséquence ! Faire en sorte que, dès le premier jour de la Révolution, le travailleur sache qu’une ère nouvelle s’ouvre devant lui : que désormais personne ne sera forcé de coucher sous les ponts, à côté des palais ; de rester à jeun tant qu’il y aura de 42 la nourriture ; de grelotter de froid auprès des magasins de fourrures. Que tout soit à tous, en réalité comme en principe, et qu’enfin dans l’histoire il se produise une révolution qui songe aux besoins du peuple avant de lui faire la leçon sur ses devoirs.
(Kropotkine, La Conquête du pain, L'aisance pour tous, II et II).
Les neuf dixièmes des fortunes colossales des États-Unis (Henry Georges l’a bien raconté dans ses Problèmes Sociaux) sont dus à quelque grande coquinerie faite avec le concours de l’État. En Europe, les neuf dixièmes des fortunes dans nos monarchies et nos républiques ont la même origine : il n’y a pas deux façons de devenir millionnaire.
Toute la science des Richesses est là : trouver des va-nu-pieds, les payer trois francs et leur en faire produire dix. Amasser ainsi une fortune. L’accroître ensuite par quelque grand coup avec le secours de l’État !
(Kropotkine, La Conquête du pain, L'expropriation, II).
'L’humanité a fait un bout de chemin depuis ces âges reculés durant lesquels l’homme, façonnant en silex des outils rudimentaires, vivait des hasards de la chasse et ne laissait pour tout héritage à ses enfants qu’un abri sous les rochers, que de pauvres ustensiles en pierre — et la Nature, immense, incomprise, terrible, avec laquelle ils devaient entrer en lutte pour maintenir leur chétive existence.
Pendant cette période troublée qui a duré des milliers et des milliers d’années, le genre humain a cependant accumulé des trésors inouïs. Il a défriché le sol, desséché les marais, percé les forêts, tracé des routes ; bâti, inventé, observé, raisonné ; créé un outillage compliqué, arraché ses secrets à la Nature, dompté la vapeur ; si bien qu’à sa naissance l’enfant de l’homme civilisé trouve aujourd’hui à son service tout un capital immense, accumulé par ceux qui l’ont précédé. Et ce capital lui permet maintenant d’obtenir,
rien que par son travail, combiné avec celui des autres, des richesses dépassant les rêves des Orientaux dans leurs contes des Mille et une Nuits.
(...)
Les prodiges accomplis dans l'industrie sont encore plus frappants. Avec ces êtres intelligents, les machines modernes, - fruit de trois ou quatre générations d'inventeurs, la plupart inconnus, - cent hommes fabriquent de quoi v&eci