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  • PLOUTOCRATIES | EUROPE CONTEMPORAINE I : L'EUROPE DES SEIGNEURS

    [ 1 ] L'Europe des Seigneurs ​ ​ Dans l'ombre des Etats-Unis Première séance du Conseil de la Société des Nations, le 16 janvier 1920, dans le salon de l'Horloge du ministère des Affaires étrangères, au quai d'Orsay à Paris, sous la présidence de Léon Bourgeois. tous les chemins Tous les chemins mènent à Cognac La « Esdéenne » des philantropes La « Esdéenne » des hauts fonctionnaires De gauche, Pierre Mendès France ? Le communisme ne passera pas « On ne saurait surestimer le rôle joué par Jean Monnet dans l'histoire de la reconstruction de l'Europe occidentale après la seconde guerre mondiale. De bien des manières, ce sont ses idées qui ont façonné la structure de l'économie de l'Europe et, par voie de conséquence, conditionné pour une large part son évolution politique. » ​ Irwin M. Wall, "Jean Monnet, les États-Unis et le plan français", in Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°30, avril-juin 1991. pp. 3- 21, traduction d'un article américain de Douglas Brinkley et Clifford Hacken (editeurs) : "Jean Monnet : the path to European unity, New York ", St. Martin's Press, 1991. https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1991_num_30_1_2371 Tous les chemins mènent à Cognac ​ Pendant que les ouvriers usent leur corps derrière leurs machines, pendant que des milliers d'hommes alimentent les boucheries des guerres, quelques privilégiés façonnent le monde en costume, de conciliabules en réunions plus ou moins discrètes dans des hôtels chics ou dans des officines. Un des personnages les plus importants de ce théâtre d'ombres, pour la reconstruction de la France et de la construction européenne, fait partie de cette prestigieuse élite. Il s'appelle Jean Monnet et comme il traîne un peu les pieds au lycée, sa famille l'envoie en stage à Londres auprès d'une société chargée de répandre à l'international le Cognac familial, celui de la firme JBG (Jean-Gabriel Monnet). Il a alors 16 ans. Deux ans plus tard, il implante JBG au Canada par le biais de la Hudson Bay Company (HBC). Trois ans se passent et la HBC obtient le droit de distribuer le cognac Monnet dans tout le Canada. Jean Monnet voyage dans les pays scandinaves, l'Egypte, la Russie, etc., et revient à Cognac quand éclate la première guerre mondiale (Bossuat, 2014) , Le courtier de HBC, Robert Kindersley, qui deviendra un des directeurs de la Banque d'Angleterre, lui renvoie l'ascenseur, selon l'expression consacrée. Il introduit Monnet auprès de milieux d'affaires, tandis que du côté privé, l'avocat de famille, Maître Benon, fait de même en l'introduisant auprès du président socialiste du Conseil, René Viviani, qui fait partie de son réseau. Ce dernier accepte de recevoir Monnet, et ce dernier lui expose ses idées pour ravitailler les Alliés. Il convainc Viviani, impressionne Alexandre Millerand, ministre de la Guerre, puis le Contrôleur Général des Armées (CGA) Mauclair, et enfin et surtout, le ministre du commerce Etienne Clémentel, qui fait de lui son représentant à Londres. 1916, Jean Monnet a 28 ans et représente la France au Comité exécutif interallié des ressources. ​ Cette période est très formatrice pour la pensée européenne de Monnet. En effet, une partie de ceux qui dirigent le Conseil Allié des Transports Maritimes ( Allied Maritime Transport Control ), comme Arthur Salter ou Bernardo Attolico, suivront Monnet à la Société des Nations (SDN, cf. plus bas), forts d'une première expérience commune qui sera formalisée par Ernst Haas dans les années 1950, comme méthode fonctionnaliste d'intégration, autour de deux idées-forces : le transfert de loyauté, et l'engrenage : Tous ces hommes expérimentaient alors "« un dirigisme inter-étatique, supranational, pris en main par des technocrates fortement soudés », qui feront ensuite carrière dans l'appareil administratif de la Société des Nations et même, plus tard, comme fut le cas de Monnet, dans les nouvelles institutions européennes. " (Enache, 2015 ; citation de Jules Maurin, " Economie de guerre en France en 1914-1918, mise en place et fonctionnement ", in "L'économie de guerre du XVIe siècle à nos jours", Colloque international de Montpellier, Éditions Université Paul Valéry de Montpellier, 1989, p. 100) . ​ " Dès la bataille de la Marne en 1915, les états-majors doivent se rendre à l’évidence : ils ne peuvent plus continuer à s’en tenir la règle du « business as usual » pour la gestion de l’économie . Étape par étape, ils mettent donc en place à Londres des organismes leur permettant d’administrer collectivement le tonnage des navires, l’accès aux ressources financières, à l’alimentation de base et aux munitions. Ne pouvant plus décider souverainement, les États doivent désormais se consulter mutuellement. " (Decorzant, 2011) ​ En 1916, toujours au sein du Conseil inter-allié, un Comité du blé (Wheat Executive ) est constitué et les " trois gouvernements alliés tentent ainsi de fixer les prix du blé sur le marché mondial et puis celui du fret, évitant par conséquent de se faire concurrence entre eux. " (Enache, 2015) . A la manœuvre, on trouve trois hauts fonctionnaires qui, ordinairement représentent les intérêts de leur pays, mais qui, " se comportèrent comme s'ils n'étaient qu'une seule et même instance agissant pour l'intérêt commun. […] Le Wheat Executive , en effet, devait m'apporter la première preuve concrète que les hommes, lorsqu'ils sont placés dans certaines conditions, voient que leur intérêt est commun et dès lors sont portés à se mettre d'accord ." (Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, [1976] 2011, Chapitre III « 1914-1918. L'Action commune », p. 76) . Avec l'intérêt commun en vue, donc, les hommes entrent alors dans "l"engrenage", un enchaînement vertueux où ils mutualisent le fret maritime. Mais Monnet écrit ses Mémoires après la sortie de l'ouvrage de Haas : " À la limite, on peut soupçonner que Monnet les rédigea sous l'impression de la lecture du livre de Ernst Haas sur ce que devrait être sa méthode fonctionnelle, tant elles sont transparentes. Considérées uniquement de ce point de vue, les Mémoires font preuve de cette mise en scène recherchée du mythe Jean Monnet accusée par Marc Joly ." (Enache, 2015) . Marc Joly : Le mythe Jean Monnet, Contribution à une sociologie historique de la construction européenne , Paris, Editions CNRS, 2007, cf. p. 112. ​ On ne peut manquer d'être frappé par une certaine naïveté de la part de Monnet. Difficile, en effet, de déduire un comportement général à partir du contexte très particulier de la guerre. Par ailleurs, le problème ne concerne ici qu'une denrée, elle-même vitale pour les populations, pas un enchevêtrement d'intérêts économiques disparates et complexes. Mais aussi, c'est un commerce très particulier que celui du blé, dont l'urgence vitale pour les population engage plus qu'à l'habitude la volonté des parties prenantes à résoudre rapidement les problèmes. Enfin, l'ambition de Monnet serait plus crédible, si l'intéressé lui-même n'avait pas joué autant sur les deux tableaux de l'intérêt privé et de l'intérêt public, nous allons le voir. Ce qui n'a, bien entendu, au regard de l'histoire, aucun caractère de surprise, nous le savons bien. On ne sera pas étonné que Monnet choisisse alors HBC pour assurer le ravitaillement de guerre de la France (mais aussi de l'Angleterre), qui rapporta un million de livres de bénéfice à l'entreprise. Non seulement Monnet conduira personnellement les négociations, mais Kindersley renvoya une nouvelle fois l'ascenseur à Monnet en lui prêtant 2 millions de francs pour sauver son entreprise familiale en difficulté (Éric Roussel, Jean Monnet , Fayard, 1996). Ce n'est pas tout. "L'engrenage", cette fois, est bien personnel. Monnet obtient un prêt de la banque J.P Morgan, et Lazard Frères prend en 1920 des participations dans son négoce : Monnet bénéficiera grâce à l'ensemble de ces appuis une ligne largement ouverte de crédit auprès de la banque Charpentier (qui règne sur le négoce du Cognac), jusqu'au milieu des années 1920 (Bonin, 2009) . La vie d'adulte de Monnet est à peine lancée, mais elle est déjà un raccourci de beaucoup de ce qui caractérise l'existence des élites qui dirigent le monde. Une notoriété, une assise sociale, économique, et un réseau solide d'influences, tout particulièrement, qui ouvre un champ immense de possibilités de devenir : Certes, contrairement à beaucoup de ses petits camarades, Monnet n'appartient pas à l'élite capée des grandes écoles. Mais toutes les opportunités qui se sont présentées à lui ne se seraient pas offertes s'il était né dans un cadre social bien moins privilégié. Il ne serait pas parti se former à l'étranger. Il n'aurait pas rencontré Viviani par relation familiale, etc. etc. "Il devient en 1926 vice-président de la banque américaine Blair and Co., liée à la Chase Manhattan Bank et à la famille Rockefeller. Il occupe aussi le poste de vice-président de la Bancamerica-Blair Corporation et de la Holding Transamerica Corporation, permettant de faire le lien entre les financiers américains et français. Après son retour de Chine, il lance sa propre banque, la Monnet, Murnane and Co., puis la Monnet & Murnane Limited, implantée à Hong Kong." Comment les Etats-Unis contribuent-ils à affaiblir l'économie française, dir. Christian Harbulot, Ecole de Guerre Economique, EGE, 2021 https://www.ege.fr/sites/ege.fr/files/media_files/rapport_alerte_usa_2021.pdf Avec Monnet, et toute cette intelligentsia qui cherche, comme nous allons le voir, à transformer la planète en un vaste terrain de jeu économique, l'imbrication entre éducation privilégiée, monde politique, affaires économiques, intérêts privés et intérêts généraux, est très serrée. A cela, il faut ajouter les professions de foi généreuses des uns et des autres sur le bien commun, qui, comme pour tous leurs prédécesseurs, viennent démentir tout un ensemble d'actes, de faits qui placent toujours les intérêts privés des puissants loin devant les intérêts publics. ​ SDN 1 ​ ​ ​ ​ La « Esdéenne » des philanthropes. ​ Après la guerre, si Monnet est nommé au poste de Secrétaire adjoint de la nouvelle Société des Nations (SDN), créée le 28 avril 1919, c'est parce le philosophe et historien Élie Halévy (1870-1937) a décliné la même proposition, pour pouvoir se consacrer à son histoire du peuple anglais au XIXe siècle (Casanova, 2003) . Son patron, le Secrétaire général, n'est autre que " L’Honorable Sir James Eric Drummond ", selon les termes mêmes de l'annexe II du Pacte de la SDN, futur comte de Perth, en 1902, qui siège à la chambre des Lords de 1915 à 1919. Tout comme le choix, au plus haut niveau de la SDN, de Drummond ou de Monnet, celui des autres chefs, sous-secrétaires de l'organisation, reflètent bien, nous allons le voir, le type de projet de mondialisation que veulent promouvoir et diffuser les élites économiques, américaines au premier chef. C'est le président américain lui-même, Woodrow Wilson, qui propose la "Création d’une association des nations" devant le Congrès des États-Unis le 8 janvier 1918, sous la forme d'un programme, dit des "Quatorze points", où figurent la " Suppression, autant que possible, de toutes les barrières économiques " (3e point) et la création d'une "société des nations" qui " soit constituée en vertu de conventions formelles ayant pour objet d'offrir des garanties mutuelles d'indépendance politique et d'intégrité territoriale aux petits comme aux grands États. ".(14e point), vue de la SDN bien plus idéaliste que celle exposée le 14 février en séance plénière de la Conférence de la paix, où il présente le pacte de la SDN, qui entérine les voies dominatrices de la colonisation et du racisme : ​ "1. Les principes suivants s'appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d'être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d'incorporer dans le présent pacte des garanties pour l'accomplissement de cette mission. 2. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d'assumer cette responsabilité et qui consentent à l'accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de mandataires et au nom de la Société." ​ Traité de Versailles, 1919, Pacte de la Société des Nations, Article 22 Société des Nations, Pacte du 28 juin 1919, MJP (univ-perp.fr) ​ On remarquera en passant la volonté de se soustraire d'avance à tout pouvoir national, fût-il démocratique : " Les bâtiments et terrains occupés par la Société, par ses services ou ses réunions, sont inviolables" (Pacte... op. cité, article 7.5). Nous verrons ailleurs que, plus près de nous, les dirigeants européens emploieront la même précaution antidémocratique dans le cadre européen. ​ Après cela, la lecture de l'introduction du pacte prête à sourire, avec ses sempiternelles formules de catéchisme humaniste : " D'entretenir au grand jour des relations internationales fondées sur la justice et l'honneur", " pour leur garantir la paix et la sûreté", "De faire régner la justice" . ​ Il suffira qu'un éminent représentant du capitalisme privé, Elihu Root, président de la Carnegie Endowment for International Peace (Dotation Carnegie pour la paix internationale), n'obtienne pas satisfaction de ses deux amendements proposés, pour faire capoter la présence des Etats-Unis au sein de la SDN. Si les Etats-Unis n'entrent pas dans l'organisation, ce n'est pas seulement, comme les livres d'histoire le racontent, parce que le projet de la SDN est partie du Traité de Versailles que ne ratifiera pas le Sénat américain. Cet échec est dû en partie à la position que prend Root, qui révisera ensuite ses positions et acceptera la proposition de Drummond de faire partie de l'équipe de juristes travaillant à la formation d'une Cour permanente de justice internationale. C'est Andrew Carnegie lui même qui finance par un don le Palais de la Paix de La Haye, construit en 1913, dans lequel sera logé la Cour. En fait, dès " le début des années 1920, la philanthropie est donc très impliquée dans le lobbying en faveur de la SDN aux États-Unis. " (Tournès, 2012) . Il y a donc l'histoire policée de la SDN, qu'on raconte de manière très résumée aux écoliers, au moyen d'événements extérieurs qui ont une importance très relative, quand les véritables ressorts, les véritables motivations sont à rechercher ailleurs, dans l'action frénétique des grands capitalistes à contrôler les gouvernements : c'est ce que nous allons examiner maintenant. Raymond Blaine Fosdick appartient aux mondes politique et philanthropique américains : " la grande philanthropie, les partis politiques et l’administration fédérale sont trois mondes précocement et étroitement interconnectées " (Tournès, 2012) . Fosdick est un disciple et admirateur de Woodrow Wilson, dont il a suivi l'enseignement à l'université de Princeton. Il sera trésorier du parti démocrate pour la campagne de Wilson, qui le nommera sous-secrétaire de la SDN, en mai 1919. Mandaté par Rockfeller pour mener une enquête sur l'organisation des polices européennes, il entrera en 1921 au Board of trustees de la fondation Rockfeller en 1921, après avoir quitté la SDN. De 1922 à 1937, la fondation subventionnera largement la section d'Hygiène (SH) créée par la SDN, dont le président en 1923, Edgar Sydenstricker, est nommé sur recommandation de la fondation, comme le sera après lui Franck Boudreau. Il faut y ajouter d'autres contributions comme celle de l'Organisation économique et financière (OEF, Economic and Financial Organisation , EFO, 1923), dérivée de la Commission Économique et Financière Provisoire (CEFP), nerf économique et financier du Conseil et de l'Assemblée de la SDN, 800.000 dollars de 1930 à 1946, ou encore 140.000 dollars de 1933 à 1940 à l'Institut international de coopération intellectuelle (IICI), branche de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle (CICI), organismes de la SDN créés pour promouvoir les échanges internationaux entre scientifiques, universitaires, artistes, intellectuels. En finançant entièrement l'IICI à partie de 1937, Rockfeller va phagocyter à son profit la Conférence permanente des hautes études internationales, créée en 1928, et imposer à sa tête un homme de ses réseaux, l’économiste australien John Bell Condliffe et changer l'orientation sécuritaire de la Conférence en une orientation de commerce international " fonctionnant sur le mode de l’open door , supposé créer richesse et stabilité internationale, idée à laquelle la politique philanthropique donne incontestablement une légitimité, et qui sera après 1945 un des piliers de la nouvelle architecture de l’économie mondiale." (Tournès, 2012) . ​ Pourtant, nous sommes encore loin du compte. Il faut y ajouter, par l'intermédiaire de Fosdick, le don personnel de John D. Rockfeller de 2 millions de dollars, en 1927, pour la construction de la bibliothèque de la SDN. Par ailleurs, le rôle des fondations, celles de Rockfeller en tête, " ne se limite pas au financement, mais inclut une participation directe à l’élaboration des projets subventionnés. " (Tournès, 2012) . Au final c'est à une vaste colonisation de la pensée économique mondiale à laquelle on assiste, complétée par une batterie d'instituts économiques, 46 entre 1933 et 1940, pour une moitié en dehors des Etats-Unis, pour plus de dix millions de dollars, sans compter des financements de divers organismes de relations internationales spécialisés dans les études économiques : Harvard Law School's Institute, The Hawaii Institute for Public Affairs (HIPA), ou encore la Deutsche Hochschule für Politik (DHfP), à Berlin, la section internationale de l’Institut d’économie et d’histoire de Copenhague, l’Institut de droit constitutionnel et international de l’Université de Lvov, le Royal Institute of International Affairs de Londres, le Canadian Institute of International Affairs, l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève (IUHEI), le Centre d’étude de politique étrangère de Paris, etc. (cf. Tournès, 2012) . Nous verrons ailleurs que ce système de lobbying capitaliste continuera son oeuvre antidémocratique au travers de toutes les grandes organisations européennes et mondiales jusqu'aujourd'hui. Quoi de plus pernicieux, par exemple, que de s'attirer les bonnes grâces de fonctionnaires sanitaires de pays à dominer, en leur offrant de confortables voyages d'études ? Ce programme concernera "entre 1922 et 1937 près de 1 000 personnes issues de 40 pays ou possessions coloniales." (Tournès, 2012) . ​ On le voit bien, si les Etats-Unis ne font pas partie de l'organisation, celle-ci est solidement noyautée et contrôlée par la première puissance mondiale au travers des puissants du pays, liés au président lui-même : " Au total, la philanthropie rockefellerienne occupe une place majeure dans la vie de la Société, contribuant certaines années jusqu’à 40 % au budget global de la SH, de l’OEF et de l’IICI, une proportion qui monte à 80 % voire 100 % si l’on considère les programmes spécifiques auxquels les subventions successives sont destinées. " (Tournès, 2012) . Il n'est pas difficile de comprendre pourquoi les philanthropes américains, en bon capitalistes, investissaient, comme nous venons de le voir, autant d'argent dans des différents instituts intergouvernementaux. Cherchant à échapper au " carcan d’un contrôle de nature politique " (Ghébali, 1970 : 83) , les organismes comme l'OEF ont cherché à " se libérer de la surveillance intergouvernementale et à devenir une organisation indépendante pour promouvoir la coopération économique et financière en 1940 " (Clavin et Wessels, 2005 : 465 ) en s'appuyant sur un matériau statistique de plus en plus important au cours du temps. Mais à la différence des Etats, les organismes internationaux (OI) échappent " au pluralisme des systèmes parlementaires, plus ou moins démocratiques.... " et " ne reproduisent pas l’articulation majorité-opposition dans un système de partis, par exemple. Les objectifs de l’action se relient directement à la production de savoir, sans médiation pluraliste. En outre, et ce point est important, les représentants des gouvernements « échappent », dans les enceintes internationales, au contrôle du fonctionnement étatique dans son ensemble " (Cussó, 2012) . Différents chercheurs ont souligné les différentes influences des activités techniques internationales, dans les domaines économiques et financiers, sur les pratiques politiques. Michele D'Alessandro, de l'Università commerciale Luigi Bocconi, de Milan, par exemple, pense qu'entre 1925 et 1929, se dessine un nouveau mode de gouvernance : "Des industriels, des banquiers, des représentants syndicaux, des économistes… auraient pu pousser certains principes internationaux, tout en étant agents de « policy change » dans l’arène étatique. En fait, M. D’Alessandro définit toujours l’expertise technique internationale comme celle qui se fait en s’éloignant des gouvernements." (Cussó, 2012) . Pour Michel Fior, "la SDN joue un rôle remarquable dans le processus d’élaboration, de légitimation et de diffusion de l’orthodoxie financière dans les années 1920 et contribue ainsi au déclenchement de la crise économique et politique des années 1930. L’intervention de la SDN en Autriche en serait un exemple." (Cussó, 2012) . Qui était alors, à la manœuvre en Autriche ? Jean Monnet, qui comme Salter et les autres, cherchaient à installer en Europe des pouvoirs supranationaux échappant aux décisions d'ordre démocratique. Les grands organismes internationaux, dont la SDN est un des premiers exemples, figurent donc parmi les outils puissants de lobbying permettant aux ultrariches de contourner les dispositifs plus ou moins démocratiques, avec le concours de technocrates, d'experts de haute volée, choisis pour leur conformité idéologique et prétendument indépendants : ​ " L'objectif initial du travail de la section était de collecter des statistiques économiques. Sous cette forme, la Section économique et financière n'avait ni le mandat ni le pouvoir de formuler des recommandations politiques (bien que ses données éclairent souvent les choix politiques des gouvernements (...) De soi-disant «experts indépendants» ont été détachés auprès des comités économiques et financiers, à la suite de négociations informelles en coulisses [ behind-the-scenes negociations ] entre les gouvernements des principaux États membres de la Ligue." (Clavin et Wessels, 2005 : 470-472 ) . ​ Le Bureau international du travail (BIT), secrétariat de l'OIT, l'Organisation Internationale du Travail, font, comme la SDN, partie intégrante du Traité de Versailles, signé le 28 juin 1919. Parmi ces grandes organisations économiques internationales, citons aussi la Chambre de commerce internationale (CCI), fondée en juin 1920 dans le sillage de la conférence d'Atlantic City (24 et 25 octobre 1919), organisée par l'United States Chamber of Commerce , fondée en 1912. Thomas W. Lamont et Edward R. Stetinius, à la fois banquiers de Morgan et délégués à la Conférence de la Paix, qui se passe au même moment à Paris, s'occupent d'établir les contacts entre les hommes d'affaires invités. Ayant séjourné de longs mois en Europe, ils ont tissé des liens étroits avec Jean Monnet. Quoi de plus naturel, quand on sait que Morgan est la " firme qui joue alors un rôle décisif dans le montage des emprunts français aux États-Unis ". (Druelle-Korn, 2008) . Parmi les hommes délégués par les patrons américains on trouve le puissant président de la Standard Oil, et de leur côté, Clémentel (ministre du commerce depuis 1915) et Monnet se chargent de la délégation française. On y trouvera Eugène Schneider (1868-1942), deuxième du nom, président des Forges et Aciéries du Creusot, Julien Potin, héritier de la maison Félix Potin, le financier et baron Emile Michon du Marais, Directeur-Général des Affaires Financières du Crédit Lyonnais, etc. De congrès en congrès, on comprend comment, loin des instances gouvernementales ce sont de puissants hommes d'affaires qui se rencontrent, discutent âprement et décident des formes de réponses à donner à un ensemble de problèmes économiques européens, avec l'aval et le concours de politiciens du plus haut niveau : ​ " Lors du 3e Congrès de la CCI organisé à Rome sous la présidence d’Étienne Clémentel en mars 1923, un Comité de financiers se constitue. On y note la présence du Belge Maurice Despret [président de la Banque de Bruxelles, gendre du ministre Charles Graux ] , du Français Maurice Lewandowski [directeur du Comptoir national d'escompte de Paris] , de l’Italien Alberto Pirelli [à la tête de l'empire industriel de pneumatiques, président depuis 1919 de la Confédération Générale de l’Industrie Italienne, la Confindustria] , de financiers anglais et suédois, placés sous la présidence de l’Américain Fred I. Kent, le vice-Président de Bankers Trust Cie et représentant de l’American Bankers Association. À l’issue de tractations complexes une résolution émanant de financiers est officiellement présentée. Elle souligne l’interdépendance des désordres économiques de la période : réparations, dettes interalliées, déséquilibres budgétaires, inflation, fluctuations excessives des changes. " ​ Largement diffusées dans la presse, ces résolutions seront engagées et diffusées, au premier chef par celui qui remplacera Clementel à la présidence du CCI, l'Américain Willis Holyoake Booth, vice-Président de la Guaranty Trust Company. Elles seront citées par Raymond Poincaré (1860-1934), plusieurs fois ministre, président de la République de 1913 à 1920, ou par Gustav Streseman (1878-1929), qui sera chancelier, ministre des affaires étrangères de la nouvelle République de Weimar, en même temps que le puissant patron du parti des industriels (Parti populaire allemand, DVP), possédant le journal Deutsche Stimmen, dans lequel il écrit ses articles. Dans le sillage de ce troisième congrès de la CCI sont créés en 1924 les comités Dawes et Mc Kenna, dans le cadre de la Commission des Réparations, pour solutionner le problème du paiement des réparations allemandes et établir l'ampleur de la fuite des capitaux allemands à l'étranger : Streseman impose alors Hjalmar Schacht, fils d'un riche négociant allemand, économiste, banquier, qu'il nomme président de la Reichsbank (1924-1930). Nous ne rentrerons pas plus avant dans la politique allemande, ce n'est pas le sujet, ici. Il fallait évoquer à quel point la toile d'araignée géante politico-économique européenne et américaine se tisse de manière inextricable entre les pouvoirs privés et publics, avec partout des balises, des relais, des leviers de contrôle actionnés par les grandes puissances de l'argent. On voit une nouvelle fois ici l'imbrication serrée des pouvoirs économiques et politiques, qui agissent en permanence en coulisse, loin du regard du citoyen, qui, dans les meilleurs cas, demeure au rang de spectateurs, très loin de la réalité des officines et de la multitude de relations, de décisions, d'entreprises sinon secrètes, très discrètes, opérées entre les acteurs majeurs des affaires du monde, privés ou publics. SDN 2 ​ La « Esdéenne » des hauts fonctionnaires Tout ce qui précède nous permet de mieux considérer les véritables objectifs, cachés ceux-là, du projet philanthropique des grandes fortunes américaines, et de relativiser ceux qui sont bien affichés, et mis en avant par la publicité, comme "faire le bien-être de l'humanité à travers le monde" ou de "promouvoir la compréhension entre les nations en réduisant les tensions qui pourraient mener à l'affrontement armé" (Rockefeller Foundation, Annual Report, RFAR, 1932, p. 278) . ​ " Nous commençons aujourd'hui une grande expérience et, pour réussir, il faut qu'elle soit aidée par la bonne volonté des peuples, par leur confiance, par la coopération loyale et suivie des gouvernements et des peuples. " ​ On ne doute pas de l'honnêteté de Paul Hymans, avocat progressiste, ministre belge qui sera le deuxième président de la SDN, quand il s'exprime ainsi à l'ouverture de l'organisation, mais force est de constater l'abîme existant, quelque soit l'époque étudiée, entre la parole politique et la réalité, que ce soit l'enchevêtrement permanent des intérêts publics et privés qui sont à l'œuvre ou le poids quasiment inexistant de la "volonté des peuples". ​ Nous avons vu, et nous continuerons de le voir, les affirmations lénifiantes des philanthropes ne résistent pas à l'examen et cachent mal toutes les entreprises de pénétration, de colonisation, d'envahissement du monde qu'ont entamé les élites économiques, en particulier américaines, supportées par une cohorte de disciples de la nouvelle économie, d'un nouvel ordre du monde ébauché par les puissants de la planète. Les hauts fonctionnaires internationaux " que Drummond sut recruter avec discernement " sont alors les plus importants de ces zélateurs, que l'écrivain Albert Cohen s'est plu à croquer avec ironie dans Belle du Seigneur, au travers du personnage d'Adrien Deume : L'auteur savait de quoi il parle, il avait occupé des postes similaires au BIT et à l'OIT entre 1926 et 1951 ! C'était des situations très enviables. Leurs rémunérations dépassaient celle "des administrations les mieux rétribuées au monde" (Gerbet et al., 1996 : 39) , recrutés à la fois sur l'excellence mais aussi selon "un système voisin de la cooptation" (op. cité : 39) . Entre 1919 et 1931, leur nombre passe de 120 à 700. ​ Reprenons maintenant l'énumération des collègues de Jean Monnet. Nous avons parlé de Fosdick, évoquons désormais Paul Mantoux, fils d'industriel, spécialiste du monde anglo-saxon, qui deviendra directeur de la section politique de la SDN et sera, avec William Rappard, (formé aux Etats-Unis), cofondateur de l'IUHEI, institut financé par Rockefeller, et dont il assurera la première direction, en 1927. Le groupe d'économistes associés à cet institut a été étudié de près par Quinn Slobodian dans son livre The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (2018), où l'auteur met bien en évidence son rôle dans la promotion du néolibéralisme, en diffusant et en défendant les idées les économistes autrichiens comme Ludwig von Mises (1881-1973) ou Friedrich August von Hayek (1899-1992), et bien d'autres. On savait depuis un bon moment déjà que l'IUHEI était devenu " la véritable plaque tournante du néo-libéralisme dans les années 1930 " (Denord, 2002) . ​ Comme les deux personnalités précédentes, Lord James Arthur Salter (1881-1975) est lui aussi né dans un milieu d'affaires. Il est le fils aîné de James Edward Salter, maire d'Oxford en 1909, qui possède une compagnie de navigation de luxe, Salters Steamers, composée d'une flotte de navires à vapeur, sur la Tamise. A la SDN, Arthur Salter dirigera le Service d'études économiques et prendra une part active à la construction de l'outil statistique, dont Adolphe Quetelet, en 1853, déjà, voulait " étendre ses bienfaits à toutes les contrées et à répandre de nouvelles lumières sur les véritables intérêts des gouvernements " (A. Quetelet, Compte-rendu du Congrès international de statistique de 1853, p. 19) , tandis que Lavoisier, plus d'un siècle auparavant, en avait clairement perçu les dangers idéologiques : ​ " Un travail de cette nature contiendroit, en un petit nombre de pages toute la science de l’économie politique, ou plutôt cette science cesseroit d’en être une ; car les résultats en seroient si clairs, si palpables ; les différentes questions qu’on pourroit faire, seroient si faciles à résoudre, qu’il ne pourroit plus y avoir de diversité d’opinion ." (Antoine-Laurent Lavoisier, 1743-1794, "Résultats extraits d'un ouvrage intitulé: de la richesse territoriale du royaume de France. ", Paris, Corancez & Roederer, An IV [1791], page 14). ​ De manière corollaire, toujours dans le soin de supranationalité antidémocratique, Salter, dans une lettre du 14 février 1920, suggère à Drummond d'élire directement, de sa propre autorité, les membres de la Commission internationale de statistique " sans passer par les directives actuelles du Conseil " (ASDN [Archives de la SDN], Carton R.289 "International Statistics") , alors composé de représentants du Royaume-Uni, de la France, de l’Italie, du Japon, de la Belgique, du Brésil, de la Grèce et de l’Espagne. Au fur et à mesure, les outils de comparaison et d'harmonisation statistiques dotent la SDN de capacités de connaissances sur les "productions agricoles et minières mondiales, du commerce, de l’industrie, de la force de travail, des finances publiques… Un des premiers exercices de pouvoir est bien celui de compter les populations gouvernées et de répertorier les richesses. Dans la même veine, là où il y aurait des objectifs communs (liberté de commerce), un premier pas est fait, avec les données harmonisées, pour imaginer qu’il pourrait y avoir également des politiques communes. Dans ce sens, la comparaison permet de renforcer le vecteur normatif de l’action internationale." (Cussó, 2012) . Cette culture de l'évaluation qui commence préfigure les futures échelles de classements internationaux et autres benchmarkings . C'est ainsi que le tableau 74 du premier annuaire de la SDN "est en fait le produit d’un long processus technique et la représentation d’une étape intermédiaire dans la promotion du libre commerce. Si les barrières douanières doivent diminuer, voire disparaître, les statistiques doivent à la fois refléter ce but et l’encourager." (Cussó, 2012) . ​ Salter écrira un certain nombre de notes qui aboutiront au rejet de la part du gouvernement de la Grande-Bretagne du Plan Briand d'Union fédérale européenne, projet " qu’il juge fumeux, anti-américain et qui affaiblit avant tout la SDN alors composée essentiellement de pays européens. Et pourtant, dès 1925, il est l’un des rares contacts et soutiens de Richard Coudenhove-Kalergi et de son projet de Paneurope. " (Le Dréau, 2008) . En 1926, le 1er congrès paneuropéen se déroule à Vienne du 3 au 6 octobre, et reçoit l'appui du gouvernement autrichien par la voix du chancelier Rudolf Ramek, qui parle de "préparer la paix permanente et le progrès économique de l'Europe" et d'une "coopération confiante... au service de la reconstruction de l'Europe". Dans la grande salle du Konzerthaus, près « de deux mille personnes, originaires de vingt-quatre pays, appartenant pour la plupart à l’élite économique, politique et intellectuelle de l’Europe (...) Ce succès est cependant tempéré par l’ambiguïté de la campagne d’invitations menée par l’Union paneuropéenne. Au-delà des adhérents au mouvement, le recrutement s’est opéré à partir des réponses favorables recensées en 1925-26 lors du sondage sur la possibilité et la nécessité des Etats-Unis d’Europe. De plus, la brochure accompagnant les cartons d’invitation présente l’événement non comme le Congrès d’un mouvement militant, mais comme “la première grande manifestation de solidarité européenne. " » (Théry, 1998) . On est frappé par les similitudes d'ordre idéologique, politique et social entre la situation d'hier et d'aujourd'hui, que nous examinerons plus tard. Arthur Salter a aussi exposé ses propres vues sur le sujet dans un document en 1929, qu'il publiera en 1931 : Les Etats-Unis d’Europe, conçus à l'image de la SDN qu'il partage avec Monnet et d'autres, sorte de ligue des Nations dont le pouvoir devait être aux mains d'un secrétariat plénipotentiaire, à la tête d'un un marché commun caractérisé par Zollverein , un système douanier au tarif commun à toutes les marchandises importées de l’extérieur. On retrouve les idées européennes des technocrates de la SDN dans le travail du journaliste Francis Delaisi (1873-1947), d'origine modeste, qui a commencé par œuvrer aux côtés des socialistes, dans la ligue des droits de l'homme ou l'université populaire. Aristide Briand, comme beaucoup d'autres acteurs du paneuropéanisme s'était tourné vers des projets d'ordre principalement économique, il en vint, avec son Memorandum, en 1930, à privilégier la voie politique ( "..c’est sur le plan politique que devrait être porté tout d’abord l’effort constructeur tendant à donner à l’Europe sa structure organique." ). Beaucoup de responsables allemands y voient un projet hégémonique français (cf. Théry, 1998 ), et bientôt, l'accession d'Hitler au pouvoir allait mettre temporairement un coup d'arrêt à cette effervescence autour de l'union européenne qui, nous le voyons, dès le départ, forme des projets essentiellement économiques, matérialistes, capitalistes, menés seulement par ceux qui dirigent les pays les plus riches, avec en partie la volonté d'en écarter les peuples, où de très nombreuses dimensions humaines, sociales, culturelles, sont totalement absentes des projets ou des discussions. Des voix se sont élevées cependant, comme celle du socialiste chrétien André Philip, alors avocat défendant en particulier les objecteurs de conscience, qui sera plus tard ministre des Finances. Philip accordait au plan Briand une grande ambition et pensait que la " construction effective et durable de l'Europe ne peut être effectuée sur le seul terrain économique ; une organisation de sa vie politique doit être poursuivie parallèlement afin d'établir, à chaque instant et pour tous les problèmes, l'organisation populaire nécessaire pour faire le contre-poids aux forces économiques ; il faut donc absolument reprendre et poursuivre jusqu'à sa réalisation la proposition Briand de création d'un lien fédéral européen." ( A. Philip, Le Christianisme et la paix, Paris, éditions Je Sers, 1932, p. 136) . ​ ​ économique : A l'inverse, Herriot affirmera : "" Nous ne croyons pas, pour notre part qu’il y ait intérêt à partir de la notion politique pour retrouver la notion économique. Selon nous c’est l’ordre inverse qui s’impose; c’est l’observation des faits et des lois de l’économie européenne qui doit conduire à des conceptions politiques nouvelles! " (Edouard Herriot, Europe, Paris, Rieder, 1930) . de gauche PMF ? ​ De gauche, Pierre Mendès France ? De Gaulle, tout comme son ministre des Affaires Etrangères, Georges Bidault, avaient au sortir de la deuxième guerre mondiale, 1939-1945, " de fermes propositions sur le sort futur de l’Allemagne " (Lacroix-Riz., 1989) , ou encore une volonté de retrouver une puissance et une place de choix dans le concert des nations. Position qui a été jugée intenable par la plupart des responsables politiques et économiques, devant l'impossibilité du pays de se reconstruire sans une aide extérieure, en l'occurrence les Etats-Unis, qui, en plus de tout le travail de propagande et d'influence réalisé en Europe, opèrera ce qui n'est autre qu'un chantage de grande envergure, qui sera détaillé dans le prochain chapitre. Mais tout d'abord, il faut évoquer ce moment où le pouvoir aurait pu conduire une autre politique économique, en donnant plus de crédit au projet très critiqué du ministre de l'Economie Nationale, nommé en septembre 1944, Pierre Mendès France, dit PMF, " trop audacieux pour les tenants d'une économie libérale, en ce sens qu'il prévoyait la nationalisation des industries clés, c'est-à-dire des réformes qui portaient sur la structure même de l'économie, à quoi s'ajoutait une bonne dose de déflation et d'austérité, le tout devant permettre à l'Etat de disposer des moyens d'une politique industrielle cohérente." (Wall, op. cité) . Plusieurs remarques. Tout d'abord, PMF a mis du temps avant d'introduire les nationalisations dans son programme : " Il n’est pas évident que Mendès France ait été jusqu'à là (sic) partisan des nationalisations. Le document programme de février 1944 ne les mentio nne pas. " (Mioche, 1987) . Dans tous les cas, le Commissaire aux Finances du Comité Français de Libération Nationale (CFLN) a de grandes ambitions pour le pays : ​ " Puisque notre pays a été ravagé, ne nous contentons pas de reproduire à l’identique, gardons-nous de reconstruire n’importe comment. Refaisons notre pays à neuf, tel que nous voulons qu’il soit, en respectant ses caractères propres, tout ce qu’il a pu accumuler de profondément humain et qui représente une civilisation que nous aurions tort de renier. Travaillons aussi dans un esprit nouveau, empreint de générosité, de largeur de vue » (préambule p. IV). " ​ De belles paroles, mais on préfèrera comme d'habitude les faits, et les contradictions du socialiste Mendès France auront en partie raison de son projet. Quelle audace, pour reprendre le mot de Wall, peut-on attribuer à PMF ? Invoquant à plusieurs reprises le plan quinquennal soviétique " si magnifiquement exécuté ", ou encore les " hauts faits sur le front de la production " (Bauchet, 1989) , stratégie manifeste pour s'attirer les sympathies socialistes de la SFIO et communistes du PCF, il ne reçoit pas du tout l'adhésion escomptée de la gauche ouvrière (ni du MRP, ni de l'entourage du général de Gaulle). C'est que derrière le ton lyrique habituel des élites parlant au peuple, se profile l'austérité récurrente qu'elles lui inflige. PMF demeure farouchement attaché à une politique monétaire rigoureuse, " dont le PCF refuse les modalités jugées trop sévères pour les salariés " (Bauchet, 1989 ) , opposé aux relèvements des salaires, qui n'atteindraient pas avec son plan leur niveau de 1938, sans parler du maintien du rationnement, ou encore la semaine de travail portée à... 48 h ! (Mioche, 1987) . En 1944, le " Conseil supérieur de la Tunisie proteste contre le refus du Commissaire aux finances d’attribuer une indemnité temporaire aux fonctionnaires. " (op. cité) . La même année, en Algérie, PMF se heurte aux organisations ouvrières, qui ont quant à elles l'initiative des hausses de salaires, qui seront relevés selon le système du "minimum vital", que les patrons réintègrent souvent avec profit dans leurs prix de vente (op. cité) . Très isolé, PMF démissionne en avril 1945. Rivalisant au projet de PMF, est conçu le plan Monnet, qui " profita du vide que laissait la défaite de Mendès — à laquelle il n'était pas étranger — et reprit à son compte l'héritage des efforts de planification antérieurs. " (Wall, op. cité) . Le regard critique que lui ont porté les experts américains est très instructif. Ils lui reprochent " le choix de six secteurs économiques de base au détriment d'autres secteurs, notamment de ceux qui touchaient directement les conditions de vie de la population. Or les Américains étaient convaincus que les communistes devaient d'abord leur succès aux privations dont souffraient les populations. L'idée s'imposait donc à Washington que, pour lutter contre les communistes, le meilleur moyen était d'inonder l'Europe de biens de consommation (ce qui allait devenir le premier objectif du plan Marshall) [ du nom de George Marshall, ancien chef d’état-major de l’armée américaine en Europe devenu Secrétaire d’État, NDR ]. Le plan Monnet choisissait au contraire de faire passer l'industrie lourde avant les biens de consommation ou le logement (l'absence de prévisions concernant la construction de logements abordables constituait même, du point de vue américain, son insuffisance la plus criante)" (Wall, op. cité) . ​ Nous voyons bien ici à quel point nous sommes loin du monde fraternel et égalitaire évoqué par le Conseil National de la Résistance. Ceux qui préparent l'avenir du pays sont tournés exclusivement vers l'économie, la production, l'industrie, pour redevenir une puissance, coûte que coûte, au mépris des besoins et des attentes des travailleurs. Il n'y a pas, malgré les belles paroles de certains, de plan cherchant à soumettre l'économie à un projet plus vaste de société. Les rênes sont toujours confiées exclusivement à des technocrates, des économistes, les idées et les débats en témoignent largement, et les remarques des américains à Monnet ne manquent pas de saveur, puisqu'ils s'accordent ici avec leurs bêtes noires, les communistes, pour rappeler, non par altruisme, mais à cause de leur obsession de la vague rouge, le danger d'appauvrir les peuples, que ne craignent visiblement ni Monnet (on s'en serait bien douté) mais aussi l'homme du Front Populaire, Mendès France, membre du second cabinet Blum en 1938, qui, en dépit de sa position plus keynésienne du contrôle de l'économie par l'Etat, n'aurait pas empêché d'ériger une société très austéritaire, aveugle et sourd aux attentes des plus faibles. Mais, ironie là encore, on voit à quel point tous les camps idéologiques n'avaient, du point de vue de leurs dirigeants, s'entend, nul projet de grande ambition pour la société, quand on sait que Monnet convaincra les communistes des bienfaits de son plan de production et de productivité à outrance : cf. Après-guerre, le visage de la gauche . ​ le communisme... « Aucune force au monde n’empêchera les nations d’Occident, à demi détruites, affamées et ruinées, d’entendre l’appel que les Etats-Unis leur jettent – sont obligés de leur jeter, afin de ne pas mourir eux-mêmes étouffés sous l’accumulation de leurs propres richesses. » ​ François Mauriac, Figaro Littéraire du 4 juillet 1947. ​ ​ Le communisme ne passera pas ​ ​ ​ ​ Entrer par les portes dérobées de l'Histoire, qu'elles aient été longtemps ignorées ou, le plus souvent, soigneusement dissimulées tout le temps de l'école, est incomparablement plus instructif que la visite touristique qui nous a été faite de son décor. Si vous ouvrez un manuel scolaire ou faites une recherche sur internet, vous trouverez rapidement la composition du premier gouvernement de la IVe République, mais certainement pas le chantage imposé au gouvernement français par les Etats-Unis, menaçant de lui couper les vivres s'il ne se débarrassait pas de ses ministres communistes. ​ " Si les communistes restent au pouvoir, a prévenu l'ambassadeur américain à Paris, Jefferson Caffery (1886-1974), la France ne recevra plus un seul dollar des États-Unis. Le 5 mai 1947, Paul Ramadier (1888-1961), président socialiste du Conseil, les expulse du gouvernement tripartite réunissant les démocrates chrétiens du MRP (Mouvement républicain populaire), les socialistes de la SFIO (Section française de l'Internationale ouvrière) et les communistes du PCF [Parti Communiste Français]. Deux jours plus tard, les Américains lui ouvrent une ligne de crédit de 250.000 dollars. " Frédéric Charpier, L'histoire secrète des grèves de 1947-1948 , dans "Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, Le vrai visage du capitalisme français", direction Benoît Collombat et David Servenay, avec F. Charpier, Martine Orange et Erwan Seznec, Paris, Editions La Découverte / Poche, 2010 : p. 61. ​ Cependant, les historiens divergent sur l'implication directe des Etats-Unis dans l'éviction des ministres communistes, et ce n'est pas l'avis de Serge Berstein, Pierre Milza, Irwin Wall ou encore Philippe Buton, qui affirme qu'aucun document ne prouve cette affirmation (Vivens, 2015) . ​ La réussite de l'Europe Recovery Program (ERP), plus connu sous le nom de plan Marshall, signé par seize pays, à la conférence de Paris le 20 septembre 1947, et accordant des prêts aux divers pays européens pour se reconstruire, sera conditionné à toutes sortes d'exigences de la part du pouvoir américain. Il n'était pas pensable pour les Américains que l'Allemagne demeure trop affaiblie, désarmée, pour l'empêcher de former un rempart contre le communisme, ou encore, de redevenir, en particulier pour l'Angleterre, un partenaire commercial profitable. Nous avons vu ailleurs que, comme en France, les industriels américains n'avaient pas eu beaucoup de scrupules à commercer avec le pouvoir hitlérien, sans compter sa honteuse politique de sauvetage et de recrutement d'anciens criminels nazis (cf. Big Business : Les Etats-Unis et l'Allemagne hitlérienne, 1933 - 1945 ). Pour la France elle-même, ce sont toutes sortes de contraintes qui seront posées comme condition à la délivrance de prêts successifs, en pressant sans cesse les hauts fonctionnaires français et en finissant de briser à chaque fois les réticences, jusqu'au plus haut niveau du gouvernement, par la menace de la non délivrance des prêts. On retrouve là encore Jean Monnet à la manœuvre, en Commissaire en mission à Washington, réclamant du Comité Economique Interministériel (CEI) d'être réaliste et d'accepter la raison du plus fort. Monnet a été nommé à la tête du Commissariat Général au Plan (CGP) à sa création, en janvier 1946, un organisme rattaché directement au cabinet du Président du Conseil, chargé de planifier la reconstruction de l'économie. Encore une fois, plusieurs structures du régime de Vichy préfigurent l'organisation d'après-guerre, comme l'Office central de répartition des produits industriels (OCRPI), les Comités d'organisation (CO), dont il a été question ailleurs (cf. Vichy et le capitalisme ) ou encore la Délégation générale à l'équipement national (DGEN), qui assurait la planification pendant le régime de Vichy, dont le dernier plan portait le titre de "Tranche de démarrage", reprit nous l'avons vu, par Mendès-France. Les contraintes ou d'intenses pressions politiques pousse les dirigeants français à accepter un certain nombre d'exigences américaines. Et ne parlons même pas de toutes les réunions informelles entre experts étasuniens, tel Harry White, Sous-Secrétaire d’État à la Trésorerie, et européens pour s'accorder sur les salaires, l'inflation, la monnaie, etc., dans les économies européennes d'après-guerre (Mioche, 1987) . En 1946, ce sont les accords Blum-Byrnes (Léon Blum représentant le gouvernement français et James Byrnes l'Etat américain), qui ouvrent grand la porte aux films américains, dont bon nombre sont déjà rentabilisés aux Etats-Unis, suscitant une vive réaction du milieu artistique français. En 1948, une dizaine de milliers de personnes défileront contre ces accords, avec à leur tête des cinéastes comme Jacques Becker, Jean Grémillon, Louis Daquin, Yves Allégret, ou des acteurs et actrices telle Simone Signoret, Jean Marais ou Raymond Bussières (Le Monde Diplomatique août-septembre 2019, article de Geneviève Sellier, "Des quotas de films américains"). En 1947, le pouvoir américain demande l'éviction, nous l'avons vu, des ministres communistes , ou encore la demande expresse de maintenir, pour la stratégie américaine, le pouvoir nationaliste à Tunis (Télégramme du résident général de France à Tunis, Jean Mons, n° 365-366, Tunis, 7 mai 1947, 1 p., B.9.1 (1948), Archives du Ministère des Affaires Etrangères [MAE], cité par Lacroix-Riz, op. cité) . Le syndicat anticommuniste américain AFL (American Federation of Labor ), fédération américaine du travail, fondée en 1886, ainsi que le département d'Etat américain et la CIA aident et financent pendant plusieurs années la fraction socialiste de la C.G.T, Force Ouvrière (FO), menée alors par Léon Jouhaux, de plus en plus anticommuniste en 1947, qui finira par devenir un syndicat autonome. Cette influence américaine a bien été étudiée par Tania Régin (Force Ouvrière à la lumière des archives américaines , Cahiers d’histoire Revue d’histoire critique n° 87, 2002), ou encore Irwin M. Wall (L’influence américaine sur la politique française, 1945-1954, Paris, Balland, 1989). On ne s'étonnera donc pas qu'André Barjonet, l'économiste permanent de la CGT, ait parlé de " croisade anticommuniste " (La C.G.T., Histoire, Structure, Doctrine, Paris, Seuil, 1968 : 51). ​ Mais surtout des contraintes économiques diverses, comme accepter d'acheter des produits dont la France n'avait pas besoin : pommes de terre, fruits secs, poudre d'oeufs, etc. " attribués d'office par Washington " ( Télégramme de Paris à Washington, 20 janvier 1948, Y 52 3 B, MAE, cité par Lacroix-Riz, op. cité ). De même, les Etats-Unis profitent d'une surproduction de produits stimulants ("incentive goods ") pour obliger la France d'acheter le surplus : cigarettes, chewing-gum, etc., quand l'ambassadeur de France à Washington, Henri Bonnet, fait remarquer à ses interlocuteurs américains qu'il aurait mieux valu, pour son pays, leur acheter par exemple du savon ou des chaussures de travail pour les mineurs (Lacroix-Riz., 1989) . " On allongerait indéfiniment la liste des dossiers où se révèle la perception de l’impuissance française, du secteur pétrolier à la publicité pour les produits américains, de 1’"assainissement" intérieur exigé par Washington aux amendes infligées pour non respect de la clause 50-50 de la loi Bland et Magnusson de mars 1949 (en vertu de laquelle les produits livrés au titre du Plan Marshall devaient, pour moitié au moins, "naviguer sous pavillon américain " (op. cité) . ​ ​ Nous voyons bien là, l'usage que font les Etats-Unis de leur puissance économique comme arme de pouvoir propre à contrôler la politique intérieure d'autres pays, ce que ne cesseront de faire les gouvernements américains tout au long du XXe siècle. Déjà, nous avons vu comment, avant et pendant la deuxième guerre mondiale, les élites politiques et économiques s'étaient affranchis d'un certain nombre de principes d'humanité et de justice. Les Etats-Unis sont depuis longtemps un "Etat-entreprise", selon la formule de Michael Parenti ( Democracy for the Few , New-York, St. Martin's Press, 1974) . Dans les années 1920 déjà, le président Coolidge déclarait : "After all, the chief business of the American people is business... / Après tout, l'affaire qui intéresse le peuple américain par-dessus tout, ce sont les affaires. " ( Discours prononcé à l' American Society of Newspaper Editors in Washington, D.C. le 17 jan vier 1925 ). Cette vision très matérialiste, très monolithique du destin national, s'accompagne de vues politiques à la fois manichéennes et intolérantes de la politique (voir : Big Business , Les Etats-Unis dans la guerre 1939/45) , motivées en partie par " une honteuse hystérie anticommuniste qui semblait mettre en doute la solidité même de cette puissance. " (Portes, 2017) . Sans cette éviction, aurait-on évité en France les grèves générales de 1947-1948, avec sa cohorte de violences ? Aurait-on poursuivi avec succès une politique de progrès social sur le modèle du Front Populaire ? ​ ​ ​ ​ ​ ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ANDRIEU Claire, 2014, "Le programme du CNR dans la dynamique de construction de la nation résistante", Dans Histoire@Politique, 2014/3 (n° 24), pages 5 à 23 ​ BAUCHET Pierre, 1989, Introduction, in "Pierre Mendès France et l'économie : pensée et action : actes d'un colloque à l'Assemblée nationale à Paris, les 11 et 12 janvier 1988,, dir. : Michel Margairaz, Institut Pierre Mendès France. ​ BERGER Karine et RABAULT Valérie, 2011, "Les Trente Glorieuses sont devant nous ", Paris, Editions Rue Fromentin. ​ BERSTEIN Serge, 2008, "Léon Blum, un intellectuel en politique ", in : Histoire@Politique 2008/2 (n° 5), page 8 https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2008-2-page-8.htm ​ BONIN Hubert, 2009, "Cognac, une place bancaire au cœur d'une économie ouverte à l'international (dans les années 1900-1930) ", in "La croissance en économie ouverte (XVIIIe-XXIe siècles): Hommages à Jean-Charles Asselain ", ouvrage dirigé par Bertrand Blancheton, (GREThA - Groupe de Recherche en Economie Théorique et Appliquée - UB - Université de Bordeaux - CNRS), Editions Peter Lang. 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  • AFRIQUE NOIRE, DOMINATIONS et ESCLAVAGES, 4 : GHÂNA LE PAYS DE L'OR, VIIIe-XIIIe siècle

    Afrique NOIRE , domi natio ns et es c lavages [ 4 ] Bura-Asinda-Sikka, IIe-XIe siècle Ghâna : Le pays de l'or VIIIe - XIIIe siècle Bura-Asinda-Sikka, IIe - XIe siècle On retrouve vraisemblablement cette pratique dans la nécropole de Bura, à 150 km au nord de Niamey, qui fait partie d'une aire à vocation funéraire, appelée aussi Bura-Asinda-Sikka, en République du Niger, quand bien même Asinda-Sikka est loin d'être le seul site associé à Bura, comme Kareygorou, Tondikwarey, Yasaan, Gabu, Theim-Kareygusu ou Rozi (voir carte ci-contre) , ou encore Tondi-Mecirey, Dulgu-Zindia Dulgu-Kabbangu, Setawey, Jaje-Tondi ou Mendaw. Bura a été découverte par hasard seulement en 1975, par Abdurahman Sindy, un jeune homme q ui trouva deux têtes de statuettes pendant u ne partie de chasse et les donna aux enfants de s on village (dont une fut perdue) qui en firent des jouets (Gado, 1993) . C'est e n en parlant à son grand frère Dulla Sindy, chauffeur à l 'IRSH (Institut de Recherches en Sciences Humaines) de l’Université de Niamey, trois ans plus tard, que ce dernier apporta la statuette restante à l'Institut. Le site sera fouillé à partir de 1983 par le chef du départemen t d'art et d'archéologie de l 'IRSH, l'historien Boube Gado (1944-2015) . Les sites ont révélé notamment des urnes ou jarres funéraires anthropomorphes en terre cuite réalisées entre le IIe au XIe siècle, selon la datation traditionnelle au carbone 14. A l'origine posées sur le sol à l'envers, elles étaient surmontées d'une tête h umaine, avec, pour la plupart, des scarifications faites au front, aux tempes ou aux joues (Gado, 1993) . Ces urnes c ontenaient des os, des crânes, des offrandes de nourriture cuite pour les morts, ou encore des vêtements. Au-dessous des corps, à 1.50 m plus profondément, d'autres squelettes ont été trouvés sous certaines urnes, une pointe de flèche fichée dans le crâne, individus d'évidence sacrifiés pour accompagner un personnage important dans sa tombe ; ce peut être, comme dans d'autres cultures, des personnes sacrifiées pour garder les morts d'un rang social élevé dans l'au-delà : esclaves, serviteurs, parents, etc. (Gado, 1993 ; Gilbert, 2020) . ​ Bien identifiées par sexe, non par les organes sexuels le plus généralement, mais plutôt par la coiffure, les urnes anthropomorphiques et zoomorphiques le sont aussi par groupes ou sous-groupes ethniques; au travers de la scarification, mais aussi par rangs sociaux, dont les plus importants semblent être des personnages athlétiques, guerriers ou chasseurs, dotés d'armures, de carquois ou de couteaux. On voit encore ici que nous avons affaire à une société très hiérarchisée, qui a largement tiré profit des découvertes faites dans l'Aïr dès la fin du IIIe millénaire avant notre ère, utilisant le fer mais aussi le cuivre et le laiton. Cette relation avec le nord de l'Afrique est confirmée par les différents artefacts retrouvés, comme les représentations de chevaux, les objets en cuivre, ou encore les perles de verre (Magnavita, 2013) . Le plus étonnant c'est que ces sociétés étaient entourés de populations vivant encore à l'âge de la pierre taillée et polie, et l'historien Boube Gado s'est demandé si là n'était pas l'objet du mythe songhay relatant la lutte des génies zin du fleuve luttant contre les zin des morts pour assurer le contrôle du Niger, tous deux combattus par les génies ancestraux des Songhay, les tooru, symbolisant la lutte des différentes sociétés en présence, du IIe au VIe siècle, pour la prééminence dans la région (Gado, 1993) . ​ Découverte tardivement, la culture de Bura est encore très mal connue, mais elle est déjà célèbre par sa profusion artistique qui a attisé localement et internationalement l'appât du gain, provoquant un pillage intense, des trafics douteux, inondant le marché de l'art et de la contrebande, attisant l'appétit de certains collectionneurs : rien de nouveau puisque de nombreuses histoires de ce type émaillent l'histoire de l'art africain (mais aussi de bien d'autres régions du monde riche s en antiquité) depuis la colonisation européenne du continent. Ainsi, depuis 1994, "90 % des sites de Bura, au Niger, ont été dégradés par des fouilles clandestines" (" Enquête sur le pillage des objets d'art", article du Monde Diplomatique, janvier 2005, p. 19) . Il va sans dire que les objets concernés , comme bo n nombre d'autres qu'on retrouve dans les musées dédiées à l'art africain traditionnel, n'étaient pas considérés seulement comme des objets esthétiques, mais faisaient avant tout partie d'un système religieux, idéologique, propre à chacune des cultures qui les ont produits. Concernant les objets de la culture Bura-Asinda-Sikka, nombre d'entre eux concernent les symboles de puissance masculine (le phallus), celle de l'aristocratie guerrière aussi avec ses chevaux et ses armes, avec ses rangs, sa hiérarchie, associée au domaine de la mort, de la vie après la mort, où les élites continuent d'être honorées et servies, et les plus humbles de subir leur asservissement : ​ Urnes, jarres funéraires ​ terre cuite, forme phallique et anthropomorphe vers IIIe - XIe siècle collection privée Paire de têtes terre cuite, G : h. 17.3 x l. 7.4 x p . 4.5 cm D : h. 20.2 x l. 9.3 x p. 5 cm ​ vers IIIe - X I e siècle ​ Metropo litan Museum of Art (MMA), New-York ​ terre cuite, forme phallique h. 70 x l . 25 c m ​ vers IIIe - XIe siècle collection privée terr e cuite, h. 41.3 x l . 18.4 c m ​ vers VIIIe - Xe siècle collection privée Statuette équestre cavalier et cheval ​ terre cuite, h. 62 x l. 52 x p.20 cm ​ vers IIIe - X I e siècle ​ collection privée Statuette équestre torse de cavalier ​ terre cuite, h. 30.5 x l. 15 x p. 18 cm ​ vers IIIe - XIe siècle Metropo litan Museum of Art (MMA), New-York Ghâna, le pays de l'or ​ ​ ​ ​ “ Tenkamenîn est maître d’un vaste empire et d’une puissance qui le rend formidable ” ​ Al-Bakri, Le Livre des Routes et des Royaumes", الكتاب المسالك والممالك : al-Kitab al-Masalik w’al- Mamalik (appelé aussi le " Routier" par les historiens) à pr opos du roi d u Ghana, en 1067, successeur de son oncle maternel, Beci. ​ Carte du Ghana / Wagadou , avec régions occupées lors de sa plus grande extension, d'Awkar (Awk er, Aoukar, Aouker), de Baxunu (Baghena), de Diara*, de Gajaaga (Galam, royaume) de Gidimaxa (Guidimakha), d e Hodh, de Mema , de Neema (Nema), de Kaniaga, de S osso, de Tagant, de Termessa (Termes, Tourmiss), de Wangara, de Zafunu (Jafunu) et du Tekrour et Bambuk (Bambouk) voisins. ​ * Diara : Diarra, Dyara, Jaara, Diawara, Jawara, Jawaara : région occupée par un royaume appelé aussi Kingi (Kigi, Ki ngui) et qui sera plus tard absorbé par l'empire du Mali, puis du Songhaï. La première mention connue de l'empire du Ghana date du VIIIe siècle, sous la plume de l'astronome arabe Abou Abdallah Muhammad ibn Ibrahim al-Fazari ( † vers 800), nous a été transmise par des passages cités de son œuvre dans les Prairies d'Or, d'Al-Masudi (cf. Afrique Noire...I ). Al-Fazari y fait mention du "Ghâna, pays de l'or" ( bilād al -tibr) . Si on ne peut pas prendre au pied de la lettre la métaphore du géographe persan Ibn al-Faqih al-Hamadânî (...Fakih al Hummadjuni) affirmant que l'or y "poussait dans le sable comme les carottes" ( Al-Faqih, Mukhtasar Kitab al-Buldan , "Abrégé du Livre des Pays", V I, 87 , vers 903), il est certain que la région abondait en métal précieux, extrait en particulier des zones aurifères du Bambouk et du Tekrour, mais aussi en cuivre, et contribuait largement à la richesse des souverains, ce que le géographe Mohammed Abul-Kassem ibn Hawqal, toujours au Xe siècle, confirmera en affirmant que le roi du Ghana "e st le souverain le plus riche de la terre en raison des mines d’or qu’il contrôl e dans son pays" (Agabi, 1998) . Aux témoignages des littérateurs de culture arabe s'ajoutent de nombreux récits de traditions orales teintées de légendes, non seulement des Soninkés ("Les hommes du marché"), appelés Sarakollés (Sarakolés, Sarakholés) par les Wolofs, mais aussi des Malinkés, Bambaras ou Peuls, qui permettent de jeter la lumière sur ce qui a été un des plus anciens empires connus du Soudan, étant entendu qu'il ne s'agit pas ici du pays qui porte le même nom, mais de la région géographique soudanaise, charnière entre Sahel, au nord, et forêts équatoriales, au sud, et qui court du sud du Sénégal jusqu'à l'ouest de l'Etat du Soudan lui-même, arrosée par les bassins du Sénégal, du Niger et du Tchad. Son nom v ient de l'arabe, bilād al-sūdān , qui signifie "pays des Noirs" ​ ​ Ces récits ont été scrupuleusement recueillies par l'ethnologue Germaine Dieterlen (qui travailla aux côtés de Marcel Griaule ou Jean Rouch à faire connaître, en particulier, les cultures Dogon et Bambara) et le traditionaliste malien Diarra Sylla, dont les ancêtres, installés à Yéréré après la ruine de l'empire, se sont faits les généalogistes de la tradition de Yéréré, racontée par les maîtres du verbe que sont les gessere (griots). Appelé Ghana par les chroniqueurs arabes, du nom qu'ils donnai ent à leurs souverains (" manna " en soninké : "assis sur la peau" , sous-entendu "du trône"), le pays ne se confond pas avec l'Etat moderne du Ghana (voir carte en exergue) et fera l'objet de beaucoup de chroniques d'auteurs musulmans (Dieterlen et Sylla, 1992). "Au moment des indépendances africaines, l’Etat du Ghana servit de référence aux dirigeants de l’Afrique occidentale soucieux de retrouver les racines du pouvoir africain. C’est ainsi que Kwamé N’Kruma, devenu maître de la Gold Co ast en 1957, décida de nommer son pays Ghana, bien qu’il n’y ait aucune relation ethnique ou géographique entre ce jeune Etat et l’empire médiéval" (Agabi, 1998) . Cependant, il pourrait y avoir un lien entre l'ancien Ghana, dont une tradition historique raconte qu'il fut conquis par les Almoravides d'Abou Bakr, en 1077, qui détruisirent Kumbi Saleh (voir plus loin), la capitale, et le nouvel Etat, sur le territoire duquel les ancêtres des Akans (supposé être une forme de "Ghana"), se seraient réfugiés à partir du Ghana ancien inféodé encore une fois par les Berbères. Il aura fallu en effet 44 souverains berbères (Agabi , 1998 ) , avant qu'un premier souverain noir ne parvienne à repousser ceux-ci jusqu'à Tagant (voir carte) et fonde un empire vers la fin du VIIIe siècle . Chasseur et guerrier, Dinga Cissé, devient le premier roi (tunka ) des Soninkés, et sera surnommé Kaya Maghan (Kaya Magan, Maître de l'or). Une tradition le fait naître à Assouan (Sonna, en soninké) d'une famille originaire d'une région appelée Hindi ou Findi, qui a été rapproché de l'Inde. Une autre tradition rapportée par Charles Monteil (1871-1949), ethnologue amateur de l'administration coloniale, lui prê te une ascendance juive ou iranienne, selon les versions. En fait, ces récits "n'ont aucune prétention historique", et ont plutôt "une portée "religieuse et sociale" (François de Medeiros, "Chapitre 5, Les peuples du Soudan : mouvements de populations", Histoire Générale de l'A frique, t ome III. L'Afrique du VIIe au XIe siècle, dirigé par Mohammed El Fasi et Ivan Hrbek, Editions Unesco, 1990) . Dinga arrive au Sahel, dans le sud mauritanien, à la tête de guerriers à cheval, accompagnés de nombreux esclaves (komo , sing. kome , en soninké ; dion , en bambara) . Ce qui ne l'empêcha pas de réduire en esclavage et assimiler des groupes de populations mandingues qui y vivaient, les Kagoro (Xusa), dont sont issus les Kamara (Camara), Folona, Sumare et autres Jariso. On ne sera pas étonné qu'il en aille autrement de l'élite mandingue, dont une partie, probablement choisie parmi les plus influents, fut invitée à s'associer, à faire alliance avec les vainqueurs, tout particulièrement les Karo et les Kousa, de langue malinké , l'aristocratie guerrière des Kagoro (Kakolo), qui habitaient le Kaarta et le Kaniaga (cf. carte) et des Koussata/ Kousata (Fride, 2021 ). Le fils cadet de Dinga, Diabé Cissé, descendra plus au sud, réunira autour de lui divers clans soninkés, par serments, et fera de Kumbi (Koumbi) sa capitale (appelée Ghana par le Tarik-al-Sudan), cité fondée vers le VIe siècle (Boxus, 2006 ), dans le pays de Baghena (Baxunu) renommée Kumbi-Saleh par les auteurs arabes, d'après un saint d'origine arabe, saint Saleh (Kane, 2004 ). La ville se situe dan s une région appelée Wagadou (de waga "troupeaux", et dou "pays", ou ville en mandé, comme Ouagadougou : "ville des troupeaux"), qui donnera son nom à l'Etat constitué par les premiers rois soninkés. Comme dans d'autres cultures du monde, les dominants mettent en avant un certain nombre de traits liant les souverains au sacré pour asseoir leur prééminence et leur autorité : initiation, acquisition de pouvoirs sacrés des fondateurs, Dinga, puis son fils cadet Diabé, sans parler de leur connaissance de causes primordiales, comme le ser pent Bida (ou Biida : "python" en soninké, Wagadu Biida ), dont le meurtre permettra d'expliquer les terribles sécheresses que subira le pays et qui désagrègeront les communautés, ou encore le sacrifice nécessaire, chaque année, d'une jeune vierge offerte à Bida pour assurer l'abondance de l'or. Deux ingrédients idéologiques récurrents apparaissent ici, commun à nombre de civilisations : le sacrifice, non seulement d'une jeune fille, mais d'une femme dans un état associé à la pureté, une vierge, ce qui fait partie de l'immense appareillage social de domination des femmes, mais aussi, le droit d'aînesse, en l'occurrence, la relation de domination, mais aussi de dépendance de l'aîné vis-à-vis du cadet, qui est une des briques sociales les plus importantes de beaucoup de sociétés africaines : ​ ​ “ Lorsqu'après quatre siècles et demi de cet arrangement Sia Niakaté fut désignée par les vieillards de Kumbi pour être offerte en sacrifice à Bida, Fata Maga Niakaté son cousin et fiancé ne se résigna pas. Deux fois déjà, les anciens avaient désigné ses précédentes fiancées pour être immolées, deux fois il avait accepté leur décision. Il alla trouver son frère aîné Mana Maga qui commandait Kumbi pour lui demander d'intervenir auprès des anciens mais Mana Maga, tout en compatissant aux douleurs de son cadet, s'y refusa. Le soir du sacrifice, Sia, résignée à son sort, parée et parfumée, fut escortée par les tambours de noce jusqu'au puits où vivait Bida. Elle était vêtue du voile blanc des épousées, mais sous ce voile, Fata Maga s'était glissé, armé d'un sabre affûté comme un rasoir. La jeune fille fut menée auprès de la demeure de Bida, puis son escorte se retira à bonne distance pour observer accomplissement du sacrifice. ​ La nuit tombée, dans un éclat de lumière éblouissant, Bida sortit la tête une première fois pour examiner celle qu'on lui offrait. Les tambours battirent, les femmes poussèrent des youyous stridents. Mais certains s'interrogèrent : n'avait-on pas aperçu deux jeunes filles au lieu d'une sur le bord du puits ? Vers minuit, Bida surgit nouveau ; les témoins crurent alors bien voir deux formes côte à côte. Enfin, quand Bida émergea pour la troisième et dernière fois, tandis qu'on battait des tambours et poussait des cris, la tête du python tranchée d'un coup de sabre s'en alla rouler au loin comme une gerbe de feu. La foule comprit que seul Fata Maga était capable d'un tel crime et se précipita chez lui. Il s'était enfui. Les hommes s'élancèrent à sa poursuite et, parmi eux, Mana Maga qui était le seul posséder un cheval plus rapide que celui de son frère. Mais, l'ayant rejoint, au lieu de le capturer, il l'encouragea fuir et lui donna la direction suivre. Il regagna ensuite la troupe des poursuivants, mais ceux-ci, se méfiant de son manège, qu'il avait répété par deux fois, voulurent l'abattre. Mais Mana Maga rattrapa alors son cadet et ils enfuirent ensemble vers l'Ouest, chevauchant pendant deux jours. Au bout de ce te mps, Fata Maga, n'ayant rien mangé, s'arrêta épuisé sous un arbre, un drame * , disant il allait mourir. Son frère partit la recherche de gibier mais sa quête fut vaine Ne voulant pas rentrer sans quelque aliment pour Fata Maga il se tailla un morceau du mollet pansa la plaie avec amadou de son briquet et une bande de sa robe fit cuire la viande et la donna manger son frère qui ignorant son origine trouva le morceau trop petit son goût * . ​ Quand Fata Maga se fut restauré, ils reprirent leur route vers l'Ouest. Alors qu'ils étaient arrêtés près une mare, la plaie de Mana Maga l'empêcha de se relever. Celui-ci décida de s'installer en ce lieu où le gibier venait s'abreuver et où il était facile de chasser Son cadet vit alors la blessure et comprit d'où lui était venue la nourriture qui l'avait sauvé. Éperdu de reconnaissance, il décida de chanter à jamais les louanges de son aîné et de prendre le dyamu ( patronyme) de Drame * * , de l'arbre témoin du sacrifice de son frère. Ils donnèrent au lieu où ils installèrent le nom de Diara (« guérir » en sarakolé) qui devint la capitale d'un royaume qui s'étendit du Kîgi [Kingui, NDR] au Kaarta et sur lequel les Niakaté régnèrent encore pendant quatre siècles et demi. ” ​ * goût : " Cet épisode est un thème très fréquent et répété dans la plupart des légendes retraçant l'origine des castes de griots ou celle un senâkuya (alliance cathartique)." ​ ** d rame : " Le drame "(sarakole) produit des fruits dont l'aspect et la saveur rappellent ceux des raisins ; en bambara, begu (Laennea acida )" ​ (Meillassoux, 1963) ​ ​ Mais, comme dans les autres cultures, il existe aussi un certain nombre de pratiques qui resserrent le tissu social et recherchent sa cohésion, comme la singulière "parenté à plaisanterie" ( sanankuya ), que Dinga établit par pacte ( jongu ) avec les Peuls (Pulaar, Pulars, Fulbes/Foulbés, Fulani/Foulani, de " fu lla " : "errants", " fullade " : "éparpiller"). Dinga instaure ce pacte avec un acte fort, puisqu'il se marie avec une femme peul nommée Bori, avant d'interdire les mariages entre Peuls et Soninkés, établissant ainsi une sorte de "cousinage à plaisanterie" fait de joutes verbales à base de moqueries et de plaisanteries réciproques sur chacune des parties, moyen de parvenir le plus pacifiquement possible à une société multiculturelle ( Fri de, 2021 ; Salifou, 2014 ). Par ailleurs, l'examen de nombreux mythes de fondation sociale, en Afrique noire, lie des pouvoirs de nature différente. Ils sont fondés sur une hiérarchisation et une interdépendance (Alliot, 1981 ) , certes, mais à l'intérieur de ce cadre contraint, la différence est non seulement tolérée mais encouragée et institutionnalisée. Il en découle des États pluri-ethniques, pluri-lingues et de grande tolérance religieuse ( Ba, 2017) , tout à fait à l'opposé ou très différemment de la manière dont se sont formés les É tat dans d'autres parties du monde, comme en Europe, en Chine ou ailleurs, si ce n'est, et ce n'est pas un point de détail, qu'ils se sont tous beaucoup plus construits et déconstruits dans l'opposition, l'affrontement, la domination par la guerre ou la division et la ségrégation sociale, que par la coopération. ​ Les Soninkés forment une des sociétés des plus hiérarchisées d'Afrique de l'Ouest, pratiquant comme beaucoup d'autres un esclavage très ancien : "En effet, j'estime que le système des castes, dans lequel est inséré celui de l'esclavage intérieur soninké, est antérieur au contact de l'Afrique de l'Ouest avec le monde arabo-m usulman entre le VIIe et le XIe siècles (esclavage pratiqué par des Africains sur d'autres Africains). La traite transsaharienne au Moyen Âge, de même que l'esclavage transatlantique de l'époque moderne, loin d'avoir affaibli cet esclavage interne, l'ont transformé en l'amplifiant à l'échelle internationale" (Sy, 2000) . Les traditions du Yéréré font de Diabé un maga (maître, chef, littéralement maître [ma ] du ciel [ ka, ga ]), comme tous ceux qui lui succèderont. Avec ses fils, Diabé compte parmi les pre miers wage/wago , "nobles", qui possèderont des vaga du , "pays des wage" (Dieterlen et Sylla, op. cité). : un schéma classique et universel de domination par des souverains grands propriétaires de domaines fonciers. Les termes ne manquent pas pour ceux qui occupent des positions de domination et de commandement : le roi du Wagadou est dit Kaya Maghan (ou Magan, "chef de guerre courageux"), tunka , "premier chef" ou "premier roi" ou simplement timka, "chef " (Sy, 2000 ) . Ce sont eux, conseillers royaux, officiers de l'armée, gouverneurs de province ou encore chefs de police (Dieterlen et Sylla, 19 92 ), qui profiten t de cette main d'œuvre corvéable à merci, affectée en particulier aux travaux agricoles, à tous les travaux publics ou au travail dans les mines d'or (mais aussi de cuivre ou de fer), où ils creusaient les puits, lavaient le sable dans les cours d'eau : On aura compris qu'ils exerçaient les travaux les plus pénibles. Par ailleur s, le géographe Abū Ubayd al-Bakrī, (El-Bekri, 1040-1094) nous apprend vers 1068, que " les souverains levaient un impôt de dix mithkal s sur chaque esclave exporté du pays. Du VIIIe au XIIe siècles au moins, ce sont donc des milliers de mithkals que les esclaves ont fait rentrer dans le trésor royal. L’argent tiré de cette activité, directement ou à travers des impôt s et taxes levés, contribuaient à enrichir le Ghana. C’est ainsi que G. Dieterlen et Cl. Meillassoux affirme que la pratique de l’esclavage a toujours été un moyen de développement au Ghana" (Sangare, 2013 ) . C'est encore le témoignage d' Al-Bakri qui nous autorise à penser que le Wagadou continuait à pratiquer la coutume des morts d'accompagnement : "A la mort du roi, ils construisent, avec du bois de saj un un grand dôme, qu’ils établissent sur le lieu qui doit servir de tombeau; ensuite ils placent le corps sur un canapé garni de quelques tapis et coussins, et le placent dans l’intérieur du dôme; ils posent auprès du mort ses parures, ses armes, les plats et les tasses dans lesquels il avait mangé ou bu, et diverses espèces de mets et de boissons. Alors ils enferment avec le corps de leur souverain plusieurs de ses cuisiniers et fabricants de boissons ; on recouvre l’édifice avec des nattes et des toiles; toute la multitude assemblée s’empresse de jeter de la terre sur ce tombeau et d’y former ainsi une grande colline " (Al-Bakri, "Le Livre des Routes...", op. cité ) . Le grand poète sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), premier président de son pays, composera un poème sur Kaya-Magan qui rappelle nombre d'œuvres de la littérature mondiale à la gloire des puissants depuis la très haute antiquité , entièrement pétrie d'une idéologie aristocratique où la vie du prince n'est que geste inaugurale et magnifique, où il est l'origine du peuple, le dispensateur de sa vie et de sa prospérité générale : "KAYA-MAGAN je suis ! la personne première...Que l’on chauffe douze mille écuelles cerclées du serpent de la mer pour mes sujets...Mangez et dormez enfants de ma sève..." (L. S. Senghor, "Kaya-Magan", Éthiopiques, Editions Le Seuil, 1956). ​ ​ 1068 : "Le Livre des Routes...", op. cité mithkal : (mit gal, mithqal ), unité de poids équivalan t à la sextula latine (1/6e d'once) et au dinar d'or, utilisée depuis le VIIIe siècle, soit environ 4,6 g rammes d'or. mithkal ​ ​ Le royau me de Wagadou ne se fonde pas à partir de rien, loin de là. Les bases d'un état centralisé a été posé depuis fort longtemps dans la région, entre - 200 et + 200 environ, en relation avec d'autres pôles de pouvoir, dont le premier, très urbanisé a été le complexe Tichit-Walata (Oualata, voir carte du royaume du Ghana), dont on connaît des centaines de lieux de peuplement, fortifiés ou non, au cours de la deuxième moitié du millénaire avant notre ère, mais aussi les centres de Hodh et d'Awkar (Aoukar), nom du pays, selon Al-Bakri, (op. cité) région où résidait alors la cour royale, avec Koumbi Saleh au sud, ou enc ore, aux frontières de l'est, le pôle économique de Mema, fort de centaines de sites et pourvoyeur essentiel de fer, mais aussi celui de Wangara, pourvoyeuse d'or, selon Al-Idrissi (cf. Livre du divertissement... ), o ù les marchands exerçaient une sorte de monopole sur le commerce du précieux métal (Kéa, 2004 ) . Au Ve et VIe siècle, le Ghana commence par dominer l'économie de la région, en raison de la disparition progressive du royaume des Garamantes et, à la fin du Xe siècle, prend le contrôle du commerce centralisé par Tegdaoust/Awdaghast, capitale des Sanh adja. Aux XIIe et X IIIe siècle, en pleine expansion du commerce, sont fondées les villes de Chinguetti, Ouadane (Wadan), cités berbères, mais aussi Oualata (Walata) et Tichitt (Tichit), dans l'orbite ghanéenne, qui, avec d'autres, nous ont laissé des vestiges de leurs ksours, servant de centres commerciaux au commerce transsaharien : ​ ​ Le développement de l'agriculture, de l'artisanat, (en particulier le travail du cuir) du commerce de l'or mais aussi du sel (salines de Awlil, Teghaza et Ijil : Boxus, 2006 ) a g é néré de plus en plus d'excédents gérés par des pouvoirs de plus en plus riches qui centralisent de plus en plus le contrôle des biens et des personnes , notamment par le tribut, par l'impôt ou même le butin de guerre, ce qui a bouleversé l'organisation économique : Les spéci alisations se sont accrues, les sociétés se sont davantage hiérarchisées, la distinction espace privé et espace public s'est renforcée (Kea, 2004) : autant de signes d'une société de plus en plus marquée par les différences sociales, depuis les esclaves qu i ne possèdent rien jusqu'aux riches marchands, notables et surtout, princes et souverains. L'emplacement même de Koumbi Saleh a été contestée par certains spécialistes, ayant un certain nombre d'arguments pour l 'identifier à Djenné-Jeno (Jenne-Jenno, Diané, à 3 km de l'actuelle Djenné, au Mali), érigée sur les bases de l'ancienne cité de Dia, fondée au début du 1er millénaire avant notre ère, tand is qu'Awdāghust ( Aoudaghost, A wdagast , Tagdawst) que l'on identifie généralement à Tegdaoust, et qui sera la capitale d'un royaume berbère, pourrait êtr e rapprochée de l'ancienne Sang hana /Sunghâna (Kritzinger, 2010 ) . Par ailleurs, comme cela s'est passé avec les premiers royaumes d'Afrique australe, un certain nombre d'auteurs ont commencé par attribuer les progrès et les innovations des civilisations soudanaises à des populations caucasiennes de souche hamitique, parentes de celles qui sont à l'origine des cultures égyptienne et m ésopotamienne, reléguant les populations noires à la marge de la civilisation. Parmi eux, l'historien Yves Urvoy ira jusqu'à être convaincu qu'en Afrique "les Blancs ont apporté la graine d’un type supérieur d’organisation" (Urvoy, 1949 : 21-22, cf. note ci-dessous ) . Depuis, la recherche historique a complètement balayé ce type de travers idéologique. Un autre handicap à la connaissance des premières cultures autochtones de la région, sont les premières sources historiques sur le sujet, toutes d'origine islamique (puisqu'elles étaient les seules à y employer l'écriture), leurs auteurs n'échappant pas toujours aux contraintes idéologiques : ​ " certains doivent tenir compte des intérêts et des visées expansionnistes des maîtres pour lesquels ils ont mission de recueillir des informations ; ainsi en est-il d’ Ibn Ḥawḳal, qui travaille pour les Fatimides. Al-Bakrī est sans conteste l’auteur dont la contribution s’est révélée la plus importante, mais il ne connaît pas les pays qu’il décrit depuis l’Espagne, et les données de sa relation reposent pour l’essentiel sur la compilation des auteurs précédents, grâce aux archives officielles du califat de Cordoue, et sur les récits des voyageurs qu’il a interrogés . Selon toute probabilité, aucun de ces écrivains n’a visité le Soudan avant Ibn Baṭṭūṭa (VIIIe/XIVe siècle). " (F. de Medeiros, op. cité) ​ auteurs : M aurice Delafosse (1870-1926), "Haut Sénégal-Niger," 1912 ; Herbert Ric hmond Palmer "The Bornu Sahara and Sudan " , London, John Murray, 1936 ; Capitaine Yves Urvoy "Histoire des populations du Soudan Central (Colonie du Niger)" Larose - Paris - 1936 ; "Histoire de l'Empire du Bornou"" Larose, Paris1949. D'autre part, les colonisateurs arabes et leurs partisans convertis ont exercé très tôt sur l'ensemble de l'Afrique du Nord et du Soudan une domination technique, militaire ou religieuse prépondérante, ayant converti de nombreuses populations animistes à l'islam. Dans de telles conditions, il n'est aucunement étonnant que l'histoire pré-islamique du Soudan, ou encore celle des régions qui n'ont pas été soumises à l'autorité des conquérants islamiques, soit demeurée longtemps sous le boisseau. A tel point où ce sont les sociétés soudanaises elles-mêmes qui, au travers de traditions orales, ont fini par attribuer leur fondation à des ancêtres blancs. En réalité, elles sont nées à une époque où les populations berbères du Nord devenaient prédominantes, cela a été dit, en devenant en particulier des vecteu rs efficients de l'expansion islamique dans les pays soudanais. Ainsi, des traditions orales à Tombouctou, par exemple, colportaient que la première dynastie régnant à Ghana était blanche, contredisant l'ensemble des témoignages des littérateurs arabes des trois premiers siècles de l'hégire qui ne font aucunement mention d'une telle chose, qu'il s'agisse du Ghana, mais aussi du Tekrour (Tekrur, Takrūr, Takrour) ou encore du Songhaï / Songhay (F. de Medeiros, op. cité) , royaumes q ue nous étudierons plus loin. Nous avons là, une fois encore, cette sorte de complexe du dominé, subjugué par la puissance, l'éclat de la culture dominatrice, qui déprécie sa propre culture et en invente une autre, qu'il admire, à laquelle il va vouloir se rattacher généalogiquement et spirituellement. La chose est d'autant plus regrettable que, selon certains historiens, la présence des populations noires remontaient dès le néolithique bien plus au nord du Sahara, dans le Tāgant, l’Awkār, le Hōdh (Ḥawḍ), le Tīris ou encore l’Adrār. Tout comme il est fort probable que "les bases d'un Etat organisé comme celui du Ghana décrit par les sources arabes remontent à l’époque du Ier millénaire avant l’ère chrétienne" (F. de Medeiros, op. cité) . D'autre part, on insiste plus sur les conflits entre Berbères nomades et pasteurs noirs sédentaires, occultant ainsi les dynamiques culturelles et sociales qui ont dû animer sur de longues périodes l'ensemble de la région : "On a souvent trop insisté sur la dichotomie entre les Berbères nomades et la population noire sédentaire. Si la réalité des conflits entre ces deux groupes ne doit pas être niée, il ne faut pas oublier qu’en même temps les nécessités d’ordre économique et politique ont conduit les Blancs et les Noirs à une symbiose et une coopération réelle. C’est pourquoi il n’est plus permis d’interpréter seulement les relations des ethnies sahéliennes, blanches et noires, en termes d’affrontements raciaux et religieux" (op. cité) . Témoin de cette construction sociale en partie commune, la ville de Kumbi Saleh, comme d'autres, était formée de deux cités distinctes que décrit Al-Bakri ("Le Livre des Routes...", op. cité), l'une réservée aux Musulmans, avec douze mosquées, où exerçaient imams, juristes, savants, et l'autre, où résidait le roi (dont les ministres étaient majoritairement musulmans), et qui abritait aussi une mosquée pour les visiteurs musulmans. ​ Comme un peu partout dans le monde, les princes des grands empires soudanais fondent une grande partie de leur autorité sur une aristocratie guerrière, dotée d'une puissante cavalerie et de nombreux archers (sans doute cavaliers eux aussi). Même si le nombre de 200.000 hommes et de 40.000 archers donnés par Al-Bakri est sans doute surestimé, l'archéologie va dans le sens d'une grande densité de population et d'une grande capacité du riche Etat ghanéen à fournir l'alimentation des chevaux et hommes, ainsi que les matériaux pour l'équipement des cavaliers et de leur monture : fer, laiton, cuir, etc., pour les rênes, les selles, les étriers, etc. Mais le Ghâna/Wagadu, entre le VIIIe et le XIIe siècle, s'il soumet à son autorité à la fin du Xe siècle, comme cela a été évoqué, la confédération de nomades berbères Sanhadja/Anbiya (Iznagen, Zenaga), doit compter sur l'opposition des puissances montantes du Takrour, dans l'actuel Sénégal, et de Kawkaw/Gao, au Mali, en particulier, traversées et aiguillonnées par de nouvelles idéologies religieuses issues de l'islam : kharijite avant tout, mais aussi malékite, sunnite, chiite ou encore mahdiste. ​ ​ On a souvent dit que le royaume du Sosso (Soso) aurait détruit celui du Ghana au XIIIe siècle ainsi que d'autres petits royaumes, Delafosse datant la conquête de 1203 ("Haut-Sénégal-Niger", tome II, p. 165-166, Paris, 1912). Puis, il aurait été intégré par la force à l'Empire du Mali en expansion. En fait, les historiens pensent plutôt aujourd'hui que cet élargissement s e serait effectué au Wagadu de manière pacifique et diplomatique, par le contrôle des réseaux commerciaux , en particulier, contrairement au caractère militaire de conquête qu'on lui a longtemps prêté , et, "par ce truchement, la diffusion de systèmes à « castes », distinguant différents groupes endogames selon les spécialisations économiques des acteurs sociaux (Tamari 1997), aurait eu un impact sur des sphères de production aussi diverses que le travail de la poterie, de la sculpture sur bois ou du cuir (Frank 1998 ; Gosselain 2000 ; Pinault-Paradis 2001 ; Sall 2001)" (Van Doosselaere, 2005) . Il faut bien sûr ajouter à cela la déstabilisation causée par l'expansion des Almoravides, bousculant dans leur sphère d'influence les valeurs animistes. Mais si a longtemps cru que le Gh ana avait été conquis par les Almoravides vers 1076, cette version a été sérieusement remise en doute par différents travaux de chercheurs anglo-saxons, spécialement ceux de David Courtney Conrad et Humphrey John Fisher (1982), Lamin Ousman Sanneh (1942-2019), professeur à l'université de Yale, d'origine gambienne, ou encore Mervyn Hiskette (1982). Ils ont "sérieusement mis en doute cette hypothèse et on a de plus en plus tendance à estimer que cette conquête n’a jamais eu lieu et que les deux puissances ont toujours entretenu des relations amicales. Une source autorisée a pu écrire il y a peu de temps : « Il semble plus vraisemblable que les Soninke du Ghana aient été en bons termes avec les Almoravides du désert, qu’ils soient devenus leurs alliés plutôt que leurs ennemis et que ce soit par des moyens pacifiques que ces derniers les persuadèrent d’adopter l’islam sunnite comme religion de l’empire du Ghana. » Selon diverses sources arabes, notamment al-Bakrī, la capitale comptait, pendant la période pré-almoravide, une importante communauté musulmane comprenant non seulement des marchands, mais aussi des courtisans et des ministres. Les dirigeants du Ghana étaient donc depuis longtemps déjà exposés à l’influence islamique ; il est également probable que l’islam apparut d’abord au Ghana sous la forme kharidjite. Il se peut donc que la « conversion » de la population du Ghana à l’islam par les Lamtūna en 469/1075 (pendant la conquête almoravide évoquée par al-Zuhrī) ait simplement consisté à imposer l’islam malikite orthodoxe à une communauté ibadite, comme cela avait déjà été le cas pour les habitants d’Awdāghust. Le plus grand succès de l’intervention almoravide fut sans aucun doute d’avoir obtenu la conversion du souverain et de sa cour" ("Chapitre 13, Les Almoravides", Ivan Hrbek et Jean Devisse, Histoire Générale de l'A frique, t ome III, op. cité). ​ On ne peut donc que s'interroger sur cette pseudo-conquête almoravide que l'historien Ibn Khaldun tient pour vraie, non seulement sans l'ombre d'un doute, mais en donnant des détails sur cette terrible invasion : ​ "Le Royaume du Ghana était tombé dans le dernier affaiblissement vers l'époque où l'empire des porteurs du litham [les Almoravides] commençait à devenir puissant ; aussi, ce dernier peuple qui habitait immédiatement au nord du Ghana; du côté du pays des Berbères, étendit sa domination sur les Noirs, dévasta leur territoire, et pilla leurs propriétés. Les ayant soumis à la capitation, il leur imposa un tribut et porta un grand nombre d'entr e eux à embrasser l'islamisme. L'autorité des souverains de Ghana s'étant anéantie, leurs voisins, les Sousou [Sosso, NDR] subjuguèrent ce pays et réduisirent les habitants en esclavage" (I. Khaldoun, " Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale", tome deuxième, traduction M. Le Baron de Slane, Alger, 1854) . ​ La tradition orale, quant à elle, a préféré expliquer la destruction de l'empire ghanéen par la mort du serpent sacré qui pourvoyait à la prospérité des habitants (Chavane, 1985). Cet exemple qui nous montre encore une fois les multiples écueils auxquels les historiens de l'Afrique se heurte quand ils cherchent à puiser non seulement dans la tradition orale, mais dans les textes historiques eux-mêmes, des matériaux susceptibles de les aider à comprendre les évènements passés. ​ Evoquons pour finir, et en quelques mots, l'émigration des Koussas a u Nord, vers le Macina, dirigés par Faré Biramou Tounkaré, qui fondent la ville de Koussata et différents villages, dont Méma était la capitale. Surnommé Garakhé pour sa cruauté, il tuait chaque semaine soixante fils aînés parmi les nouveaux-nés, pour contrecarrer la réalisation d'une prédiction qui avait annoncé qu'un des fils des Koussas viendrait à l'assassiner pour prendre sa place. Finalement la prédiction se réalisa. La femme d'un certain Batigui Doucouré accoucha d'un garçon au même moment où son esclave accoucha d'une fille, et Batigui ordonna de permuter les enfants, la fille esclave chez le s nobles, le fils noble chez les esclaves, pour sauver le petit garçon, qui grandit et qui finit par tuer le souverain. Lassés de nombreuses haines et de batailles intestines, les Koussas émigrèrent à nouveau en différents lieux selon les clans (Niakate, 1946). ​ ​ Faré : "roi", en soninké Garakh é : en soninké, "coups de tête" d'un taureau ou d'un bélier. ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ​ ​ AGABI C, 1998, article "Ghana" in Encyclopédie berbère , 20 | 1998, Gauda — Girrei. https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/1915 ​ ALLIOT Michel, 1981, "L’État et la société en Afrique noire, greffes et rejets", in "État et société en Afrique noire", Actes du Colloque organisé au Centre d’études africaines, Paris, SFHOM (Société Française d'Histoire des Outre-Mers). https://www.persee.fr/docAsPDF/outre_0300-9513_1981_num_68_250_2286.pdf ​ BA Abdourahmane, 2017, "Chapitre 1. Le Takrur historique et l'héritage du Fuuta Tooro. 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  • PLOUTOCRATIEs | LE MOMENT RÉVOLUTIONNAIRE X : Les anarchistes

    RUSSIE · Le moment révolutionnaire (1825 - 1922) 10 . Anarchistes en révolution ​ « Les vagues aspirations politiques de l’intelligentsia russe en 1825 s’érigèrent, un demi-siècle plus tard, en un système socialiste achevé et cette "intelligentsia" elle-même [se constitua] en un groupement social et économique précis : la démocratie socialiste. Les relations entre le peuple et elle se fixèrent définitivement : le peuple marchant vers l’auto-direction économique et civile ; la démocratie cherchant à exercer le pouvoir sur le peuple. La liaison entre eux et nous ne peut tenir qu’à l’aide de ruses, de tromperies et de violences, mais en aucun cas d’une façon naturelle et par la force d’une communauté d’intérêts. Ces deux éléments sont hostiles l’un à l’autre. » Piotr Andreïevitch Archinov, Histoire du mouvement makhnoviste, 1921 Il n'est qu e de relire les textes de Lénine, qui ont déjà été amplement introduits ici, pour se rendre compte que l'homme de la Lena a véhiculé des conceptions sociales libertaires très proches des anarchistes, très vite contredites par les faits après la révolution d'octobre, quand les bolcheviks auront le pouvoir et l'exerceront avec autorité, intolérance et violence aussi bien sur les ennemis que sur les amis de la liberté et du bien commun, ce que nous avons commencé d'entrevoir ici. Un célèbre anarchiste, Voline, de son vrai nom Vsevolod Mikhailovich Eichenbaum (1882/1945, mort d'une tuberculose incurable), confirme tout ceci par des propos d'une grande justesse : ​ « le bolchevisme au pouvoir combattit l’idée et le mouvement anarchistes et anarcho-syndicalistes, non pas sur le terrain des expériences idéologiques ou concrètes, non pas au moyen d’une lutte franche et loyale, mais avec les mêmes méthodes de répression qu’il employa contre la réaction : méthodes de pure violence. Il commença par fermer brutalement les sièges des organisations libertaires, par interdire aux anarchistes toute propagande ou activité. Il condamna les masses à ne pas entendre la voix anarchiste, à la méconnaître. Et puisque, en dépit de cette contrainte l’idée gagnait du terrain, les bolcheviks passèrent rapidement à des mesures plus violentes : la prison, la mise hors la loi, la mise à mort. Alors, la lutte inégale entre les deux tendances – l’une au pouvoir, l’autre face au pouvoir – s’aggrava, s’amplifia et aboutit, dans certaines régions, à une véritable guerre civile. En Ukraine, notamment, cet état de guerre dura plus de deux ans, obligeant les bolcheviks à mobiliser toutes leurs forces pour étouffer l’idée anarchiste et pour écraser les mouvements populaires inspirés par elle. Ainsi, la lutte entre les deux conceptions de la Révolution Sociale et, du même coup, entre le Pouvoir bolcheviste et certains mouvements des masses laborieuses tint une place très importante dans les événements de la période 1919-1921. (...) Il convient de rappeler ici que l’idéologie de Lénine et la position du parti bolcheviste avaient beaucoup évolué depuis 1900. Se rendant compte que les masses laborieuses russes, une fois lancées dans la Révolution, iraient très loin et ne s’arrêteraient pas à une solution bourgeoise - surtout dans un pays où la bourgeoisie existait à peine comme classe - Lénine et son parti, dans leur désir de devancer et de dominer les masses pour les mener, finirent par établir un programme révolutionnaire extrêmement avancé. Ils envisageaient maintenant une révolution nettement socialiste. Ils arrivèrent à une conception presque libertaire de la révolution, à des mots d’ordre d’un esprit presque anarchiste - sauf, bien entendu, les points de démarcation fondamentaux : la prise du pouvoir et le problème de l’Etat. ​ Lorsque je lisais les écrits de Lénine, surtout ceux postérieurs à 1914, je constatais le parallélisme parfait de ses idées avec celles des anarchistes, exception faite de l’idée de l’Etat et du Pouvoir. Cette identité d’appréciation, de compréhension et de prédication me paraissait, déjà, très dangereuse pour la vraie cause de la Révolution. Car - je ne m’y trompais pas - sous la plume, dans la bouche et dans l’action des bolcheviks, toutes ces belles idées étaient sans vie réelle, sans lendemain. Ces écrits et ces paroles, fascinantes, entraînantes, devaient rester sans conséquences sérieuses puisque les actes ultérieurs n’allaient certainement pas correspondre aux théories. Or, j’avais la certitude que, d’une part, les masses, vu la faiblesse de l’anarchisme, allaient suivre aveuglément les bolcheviks, et que, d’autre part, ces derniers allaient, fatalement, tromper les masses, les égarer sur une voie néfaste. Car, inévitablement, la voie étatiste allait fausser et dénaturer les principes proclamés. C’est ce qui se produisit, en effet. (...) " Tout le pouvoir aux Soviets ! " n’était donc au fond, selon les anarchistes, qu’une formule creuse, pouvant recouvrir plus tard n’importe quel contenu. Elle était même une formule fausse, hypocrite, trompeuse, " car, disaient les anarchistes, si le " pouvoir " doit appartenir réellement aux Soviets, il ne peut pas être au parti ; et s’il doit être au parti, comme les bolcheviks l’envisagent, il ne peut appartenir aux Soviets ". C’est pourquoi les anarchistes, tout en admettant que les Soviets pouvaient remplir certaines fonctions dans l’édification de la nouvelle société, n’admettaient pas la formule sans réserve. (...) L’interprétation de l’appel à la paix immédiate était aussi très différente. Les anarchistes entendaient par là une action directe des masses armées elles-mêmes, par-dessus la tête des gouvernants, des politiciens et des généraux. D’après les anarchistes, ces masses devaient quitter le front et rentrer dans le pays, proclamant ainsi hautement, à travers le monde, leur refus de se battre stupidement pour les intérêts des capitalistes, leur dégoût de l’ignoble boucherie. Les anarchistes étaient d’avis que, précisément, un tel geste — franc, intègre, décisif — aurait produit un effet foudroyant sur les soldats des autres pays et aurait pu amener, en fin de compte, la fin de la guerre, peut-être même sa transformation en une révolution mondiale. Ils pensaient qu’il fallait au besoin, profitant de l’immensité du pays, y entraîner l’ennemi, le couper de ses bases, le décomposer et le mettre hors d’état de combattre. Les bolcheviks avaient peur d’une telle action directe. Politiciens et étatistes, ils songeaient, eux, à une paix par la voie diplomatique et politique, fruit de pourparlers avec les généraux et les " plénipotentiaires " allemands. » ​ Voline, La Révolution inconnue, 1917-1921 , 1947 , écrit en français et publié de manière posthume par Les Amis de Voline, en 1947. ​ ​ Après la révolution de février, et jusqu'à l'arrivée des bolcheviks au pouvoir en à octobre 1917, les anarchistes avaient connu une période faste pour leur mouvement tant d'un point de vue humain que politique, affirmera en substance Grigori Maksimov . Les émigrés qui avaient fui la Russie tsariste purent rentrer dans leur pays, reformer avec d'autres des groupes, publier de nombreuses publications de toutes sortes (magazines, tracts, livres, journaux, brochures, etc.) pour faire connaître leurs idées. Les grands journaux comme Goloss Trouda ("Voix du Travail", dont Maksimov participe à la création en 1911), Bourevestnik, Anarchia (environ 25.000 tirages chacun), étaient non seulement diffusés dans les grandes cités, " mais aussi dans les villes de province, comme Kronstadt, Iaroslavl, Nijni-Novgorod, Saratov, Samara, Krasnoïarsk, Vladivostok, Rostov sur le Don, Odessa et Kiev. (En 1918, des journaux anarchistes sortaient à Ivanovo-Vosnesensk, Chembar, Ekaterinbourg, Koursk, Ekatérinoslav, Viatka.) " (Grigori P. Maksimov, Syndicalists in the russian revolution, Chicago, 1940). Tout le monde n'a pas perçu cette parenthèse enchantée de la même façon. Le brillant rédacteur qu'était Voline racontera après son retour des Etats-Unis, pendant l'été 1917, que "« les anarchistes n’étaient qu’une poignée d’individus sans influence » et se rappelle qu’à sa grande surprise, « au cinquième mois d’une grande révolution aucun journal anarchiste, aucune voix anarchiste ne se faisait entendre dans la capitale [face à] l’activisme sans limite des bolchéviques ». En novembre, un périodique libertaire de Pétrograd affirmait : « Jusqu’à présent, l’anarchisme n’a eu qu’une influence extrêmement limitée sur les masses, ses forces sont faibles et insignifiantes, et l’idée elle-même en est corrompue et déformée »" (Stephen Anthony Smith, Red Petrograd, Revolution in the Factories, 1917–1918 , Cambridge University Press, 1983 / Pétrograd Rouge. La Révolution dans les usines (1917-1918) , Editions les Nuits Rouges, 2017) . ​ A Moscou, les anarchistes organisent des groupes de milice armée appelée "Garde Noire" et siègent au conseil de la "Maison de l'Anarchie" nouveau nom de baptême de l'ancienne chambre de commerce, le Club des commerçants, sur Malaya/Malaïa Dmitrovka, réquisitionnée par la fédération anarchiste communiste de Moscou entre mars 1917 et avril 1918 et fondée par une grande figure de l'anarchisme individualiste, farouchement antibolchevique, le poète Lev Tcherny (Cherny, Černyj, Chornyi : Pavel Dmitrievitch Tourtchaninov / Turchaninov, 1875-1921), qui en sera aussi le secrétaire (Paul Avrich, The Russians Anarchists : "Les Anarchistes russes", Princeton University Press, 1967). La Maison de l'Anarchie est organisée avec l'aide de Piotr Andrelevitch Archinov (Arshinov, 1887-1937, mort fusillé), ouvrier-serrurier qui avait abattu d'un coup de revolver Vassilenko, le patron des ateliers ferroviaires d'Alexandrovska le 7 mars 1907. Fait prisonnier en 1911, il se liera au révolutionnaire ukrainien Nestor Makhno, venu au communisme libertaire pendant la révolution de 1905 (dont nous parlerons plus amplement dans la prochaine partie), et qui avait créé le 29 mars 1917 un groupe d'autogestion appelé Union des paysans, au moment où de tels mouvements se développaient un peu partout dans le pays. Dans les années 1920-1930 Makhno et Archinov, avec d'autres anarchistes, penseront l'anarchisme autour d'idées réunies sous le nom de "plateformisme", dont le texte paraîtra dans le journal anarchiste Dielo Trouda (Cause Ouvrière) de juin et juillet 1926, N¨13 et 14, intitulé Plate-forme organisationnelle de l’Union Générale des Anarchistes , surnommée plateforme d'Archinov. Il a été écrit à cinq mains : Makhno, Archinov, Ida Mett , Jean Valevsky et J. Linsky et sera critiqué en détail, avec une certaine dose de mauvaise foi, par Voline l'année suivante (avril 1927) dans une "Réponse de quelques anarchistes russes à la Plateforme ", (cf. Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l'organisation de Proudhon à nos jours , Spartacus, 1987.). ​ ​ ​ Maksimov : Grigori Petrovitch Maksimov (Maximov, Maximofff, dit Lapote, 1893-1950). Agronome, élu député des soviets de Petrograd il s'enrôlera en 1918 dans l'Armée rouge mais refusera l'année d'après d'exécuter un ordre relatif à la répression brutale de paysans à Kharkov : "L’Armée rouge est organisée pour lutter contre les ennemis du peuple russe, et non contre les paysans et les ouvriers, je ne pacifierai pas les paysans" déclare-t-il avec force (M. Gudel, Delo Truda – Awakening. 1950. N° 33) Condamné à mort, il ne devra sa grâce qu'aux efforts tenaces du Syndicat panrusse des métallurgistes pour défendre sa cause. Il assiste aux funérailles de Kropotkine, luttant pour que l'appareil d''Etat bolchevique ne récupère à son profit le legs intellectuel de l'anarchiste, empêchant en particulier de l'enterrer aux frais de l'Etat (Alexandre Berkman [1870-1936], Le mythe bolchevik , 1922 ; G. Maksimov, Pourquoi et comment les bolcheviks ont expulsé les anarchistes de Russie ? , Stettin, 1922). Maksimov sera arrêté pour propagande anarchosyndicaliste en 1921 et finalement libéré en septembre et expulsé avec d'autres du pays, en Tchécoslovaquie et aidé par les anarcho-syndicalistes allemands derrière R. Rocker, ce qui permet à Maximov de se déplacer à Berlin (Rudolf Rocker, Aus den Memoiren eines deutschen Anarchisten ("Mémoires d'un anarchiste allemand"), Francfort-sur-le-Main, 1974). Il œuvrera beaucoup pour les anarchistes emprisonnés au sein d'une organisation appelée la Croix Noire et avec l'AIT il participe à créer un groupe du même type en Russie. Exilé aux Etats-Unis, (Chicago, Philadelphie, etc.) il produira une œuvre théorique conséquente, dont un très remarqué The guillotine at work ("La guillotine à l'oeuvre", Chicago, 1940), qui détaille la machine répressive des bolcheviks ​ Goloss Trouda : Golos Truda (Голос Труда, "La Voix du Travail"), journal mensuel, de tendance anarchiste, fondé à New-York en 1911 par l'Union des travailleurs russes aux Etats-Unis et au Canada, en langue russe et transféré à Petrograd pendant la révolution de 1917, et animé en particulier par Grigori Maximov ou Voline. ​ Bourevestnik, Anarchia : L'Anarchie (анархия, anarkhiya, anarhija, anarchia ) était dirigé par des juifs polonais, les frères Gordin (Gordine, Abba L' vovič et Vol'f L' vovič ), qui avaient aussi dirigé le Burevestnik (Bourevestnik , "L'oiseau de Tempête"), dont un des fondateurs était Apollon Kareline (1863-1926). Alexandre Gué (Ghé, Gé, Gay, 1879-1919), probablement d'origine française, y a aussi participé après son exil en Suisse, avant de se tourner vers les bolcheviks, en entrant au VTsIK et en organisant la terreur rouge autour de Terek, dans la région du Caucase, où les Blancs auront sa peau alors qu'il était alité à cause du typhus. Ida Mett de son vrai nom, Ida (Ayda) Lazarévitch-Gilman (1901-1973), d'une famille juive où le père est marchand de tissus, à Smorgon (Smarhon, district de Vilna, en Biélorussie). Elle fait des études de médecine tout en étant révolutionnaire, syndicaliste et libertaire, mais, recherchée par la police pour ses actions militantes, elle est obligée de fuir la Russie dès 1924. Pologne, France, où elle rencontre à Paris celui qui deviendra son mari, Nicolas Lazarévitch (1895-1975), ouvrier, électricien, militant libertaire lui aussi, né en Belgique. Il sera expulsé de France avec elle pour avoir soutenu sa campagne de dénonciation des conditions de travail ouvrier en Russie et se réfugieront en Belgique, jusqu'en 1936 (où naîtra leur fils Marc en 1832), année de leur retour en France, où ils font des démarches de citoyenneté grâce à leur ami Boris Souvarine, qui avait publié l'année précédente un livre retentissant sur Staline, (Staline, Aperçu historique du bolchevisme, Plon, 1935). Emprisonnés tous deux au début de la seconde guerre mondiale dans deux camps d'internement différents (lui au camp du Vernet, en Ariège) elle et Marc dans celui de Rieucros (près de Mende, en Lozère) avant d'être assignés à résidence surveillée. Elle écrira en particulier Souvenirs sur Nestor Makhno en 1948 (en français) et La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des soviets , la même année. ​ Valevsky ou Walecki, de son vrai nom Issak (Isaac) Gurfinkiel (1905- ?), né à Varsovie (Pologne), ouvrier typographe, anarchiste-communiste. Il arrive à Paris en 1923 et collabore avec différentes revues : "La Revue Anarchiste" de Sébastien Faure, La Revue Internationale Anarchiste, le Libertaire, le journal polonais Walka ("La Lutte"), ou encore le Dielo Trouda, et ce dès le premier numéro : ​ " Le seul principe organisationnel des travailleurs avant et après la Révolution Sociale repose sur le fédéralisme, c’est-à-dire sur l’union des diverses organisations sur la base d’un libre accord. Ce sera la seule façon possible d’éviter le danger de la création d’un appareil bureaucratique, inévitable lors d’une édification centralisée, qui monopolise les conquêtes de la Révolution et se présente ainsi comme sa plus grande menace . " (Valevsky, La voie de la révolution sociale , Dielo Trouda, N°1, 1925) . ​ En 1927, il traduira pour Makhno les débats autour de la Plateforme, présentée au cinéma Les Roses de l'Haÿ-les-Roses, dans le Val-de -Marne, qui réunit des anarchistes de différents pays. ​ Linsky "Dans les numéros 20-21 du Dielo Trouda de janvier-février 1927, de nombreux articles rendent hommage au dixième anniversaire de la Révolution de février 1917 en Russie. L’article de Linsky note l’impossibilité de créer des organisations ouvrières indépendantes dans l’URSS de l’époque en raison de la toute-puissance de la GPU. Linsky compare la situation des travailleurs russes à celle des travailleurs allemands en 1916-1917 et ne voit que les comités d’usine comme une force capable d'y faire face." (Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et pouvoir collectif, Examen des idées et des pratiques libertaires, de Proudhon à 1939 ) . Dans plusieurs articles (" Que faire ? ", " Avertissement ", etc.), le journal Goloss Trouda "soumet à l’attention des travailleurs tout un programme concret et détaillé des mesures urgentes, immédiates, telles que : réquisition par les organismes ouvriers des produits de première nécessité et organisation des stocks et dépôts de distribution (pour parer à la famine) ; création de restaurants populaires ; organisation méthodique des comités de maisons, (de locataires), de rues, de quartiers et ainsi de suite (pour parer à l’insuffisance des logis et commencer, en même temps, à remplacer les propriétaires par des collectivités d’usagers) : autrement dit, socialisation immédiate et progressive des lieux d’habitation ; réquisition immédiate et progressive (toujours par les organismes ouvriers) des entreprises abandonnées par leurs propriétaires ; organisation immédiate des travaux publics (pour entreprendre tout de suite les réparations urgentes dans les villes, sur les voies ferrées, etc.), confiscation immédiate d’une partie des fonds en banques afin de permettre le développement de la nouvelle production collective ; reprise des relations régulières entre les villes et la campagne : échange de produits entre les organisations ouvrières et les cultivateurs socialisation des chemins de fer et de tous les moyens de communication ; réquisition et socialisation des mines aussi rapidement que possible aux fins d’approvisionnement immédiat (par les soins des organisations ouvrières, des usines, chemins de fer, habitations, etc., et en matières premières. Le gouvernement bolcheviste était loin d envisager de telles mesures, car elles tendaient, nécessairement, à diminuer son rôle, à le reléguer au second plan, à démontrer rapidement son inutilité et, finalement, à s’en passer. Il ne pouvait l’admettre." ( Voline, La Révolution inconnue, 1917-1921 , écrit en français et publié de manière posthume par Les Amis de Voline, en 1947). ​ Le 13 octobre 1917 , "Goloss Trouda réclame un « contrôle ouvrier total sur toutes les activités de l’usine, un contrôle réel et non fictif, contrôle de la réglementation du travail, de l’embauche et du licenciement, des horaires, des salaires et des méthodes de fabrication ». Soviets et Comités d’usine surgissent partout, à une vitesse incroyable. Ce développement tient au caractère absolument radical des problèmes auxquels devait faire face la classe ouvrière. Les Soviets et les Comités, infiniment plus près des réalités de la vie quotidienne que les syndicats, sauront être des porte-parole beaucoup plus efficaces des aspirations fondamentales des masses" (Pallis et Morel, 1973). ​ ​ De la même manière que ceux qui gouvernaient au nom des révolutionnaires français, les bolcheviks n'ont tenu aucun compte de ceux qui imaginaient la société nouvelle plus libre, plus coopérative aussi, non pas organisée du haut vers le bas de manière verticale, de manière autoritaire et coercitive, comme tous les gouvernements avant eux. Non seulement les bolcheviks ont méprisé les conceptions libertaires, mais il les ont combattues, et parfois très violemment. Déjà, à la fin de l'année 1917, on pouvait constater ici ou là, de vives frictions entre les représentants du gouvernement et tous les "communards" divers et variés qui poursuivaient le travail de la révolution pour une existence plus libre et plus heureuse. Voline raconte à ce sujet une de ses propres expériences du moment : Deux ou trois ouvriers de l'usine pétrolière Nobel, qui comptait alors environ 4000 employés, se présentèrent au siège de l'Union pour la propagande anarcho-syndicaliste de Petrograd. Leur usine ayant été abandonnée des propriétaires, les ouvriers avaient décidé, après de nombreuses discussions, de la reprendre en main collectivement. Ils s'en ouvrirent au gouvernement bolchevik pour obtenir de l'aide, mais le Commissariat du Peuple au Travail déclara qu'il ne pouvait rien faire pour le moment "et que le gouvernement prendrait sous peu des mesures générales en vue de leur remise en marche." Les ouvriers n'ont pas pour autant baisser les bras et ont commencé de planifier la remise en marche de l'usine. "Or, le Comité ouvrier de l’usine fut avisé par le Commissariat du Travail que, le cas de celle-ci n’étant pas isolé et un grand nombre d’entreprises se trouvant dans une situation analogue, le gouvernement avait pris la décision de fermer tous ces établissements, d’en licencier les ouvriers en leur versant le montant de deux ou trois mois de salaire et d’attendre des temps meilleurs." Une assemblé générales confirma que les travailleurs étaient en total désaccord avec le gouvernement et le firent savoir, mais celui-ci leur réitéra son "refus catégorique" . Le gouvernement proposa une nouvelle réunion, à laquelle les ouvriers convièrent un orateur anarchiste, Voline lui-même, pour évaluer le problème de manière contradictoire. ​ C'est le commissaire lui-même, Chliapnikov, qui vint représenter le gouvernement : "C’est lui qui parla le premier. D’un ton sec, officiel, il répéta les termes de la décision prise par le gouvernement et développa les motifs qui l’avaient amené à la prendre. Il conclut en déclarant que cette décision était ferme, irrévocable, sans appel, et qu’en s’y opposant les ouvriers commettraient un acte d’indiscipline dont les conséquences pourraient être graves pour eux et pour le pays." C'est alors que Voline se leva pour s'adresser aux ouvriers : " Camarades, vous travaillez depuis des années dans cette usine. Vous voulez continuer ici votre travail libre. C’est parfaitement votre droit. C’est, peut-être, même votre devoir. En tout cas, le devoir évident du gouvernement - qui se dit vôtre - est de vous faciliter la tâche, de vous soutenir dans votre résolution. Mais le gouvernement vient de vous répéter qu’il se voit impuissant à le faire et que pour cette raison, il va fermer l’usine et vous licencier, ceci au mépris de votre décision et de vos intérêts. Je tiens, avant tout, à vous dire qu’à notre sens - je parle au nom de "l'Union anarcho-syndicaliste" - l’impuissance du gouvernement (qui se dit vôtre) n’est pas une raison pour vous priver de votre morceau de pain honnêtement gagné. (...) Au contraire, repris-je, ces hommes-là (je désignai les "membres du gouvernement"), qu’ils s’appellent " gouvernement " ou autrement, auraient dû vous féliciter de votre initiative, vous encourager et vous dire comme nous vous disons, nous : Vu l’impuissance des autorités, il ne vous reste qu’une seule issue, c’est de vous débrouiller vous-mêmes et d’en sortir par vos propres forces et moyens. Votre gouvernement devrait y ajouter que, comme tel, il fera tout de même son possible pour vous venir en aide aussitôt qu’il le pourra. Moi, je ne suis pas membre du gouvernement ni ne veux l’être ; car aucun gouvernement, vous le voyez, n’est capable de faire le nécessaire pour vous ni organiser la vie humaine en général. J’ajouterai donc autre chose. Je vous pose une question : Avez-vous les forces et les moyens pour tâcher de continuer le travail ? Croyez-vous pouvoir réussir ?" Voline, La Révolution inconnue..., op. cité. ​ Plusieurs ouvriers s'exprimèrent sur le sujet pour dire qu'ils avaient pensé à l'ensemble des problèmes qui se posaient à eux et les avaient dans l'ensemble résolus, en particulier les plus cruciaux : le manque de combustible, qu'ils iraient chercher dans une autre région et le transport, pour lequel ils étaient en pourparlers avec des camarades du chemin de fer, mais aussi la clientèle de l'usine, qu'ils connaissaient bien. En dépit de tous ces arguments, Chliapnikov resta inflexible et menaçant : " La situation présente ne dépend pas de notre volonté. Elle n’a pas été créée par nous. Nous en subissons, tous, les conséquences pénibles et fatales. Elles le sont pour tout le monde, et pour quelque temps encore. Les ouvriers n’ont qu’à s’y faire comme tout le monde, au lieu de chercher à créer des situations privilégiées pour tel ou tel groupe de travailleurs. Une pareille attitude serait essentiellement bourgeoise, égoïste et désorganisatrice. Si certains ouvriers, poussés par des anarchistes, ces petits-bourgeois et désorganisateurs par excellence, ne veulent pas le comprendre, tant pis pour eux ! Nous n’avons pas de temps à perdre avec les éléments arriérés et leurs meneurs. (...) De toutes façons, je tiens à prévenir les ouvriers de cette usine et aussi messieurs les anarchistes, ces ratés et désorganisateurs professionnels, que le gouvernement ne peut rien changer dans ses décisions prises à bon escient et qu’il les fera respecter, d’une manière ou d’une autre. Si les ouvriers résistent, tant pis pour eux ! Ils seront tout simplement licenciés de force et sans indemnité. Les plus récalcitrants, les meneurs, ennemis de la cause générale prolétarienne, s’exposeront, de plus, à des conséquences infiniment plus graves. Et quant à messieurs les anarchistes, qu’ils prennent bien garde ! Le gouvernement ne pourra tolérer qu’ils se mêlent des affaires qui ne les regardent pas et qu’ils excitent les honnêtes ouvriers à la désobéissance... Le gouvernement saura sévir contre eux, et il n’hésitera pas. Qu’ils se le tiennent pour dit ! " Quelques semaines après, "l’usine fut fermée et les ouvriers licenciés, toute résistance étant impossible devant les mesures prises par le gouvernement " ouvrier "contre les ouvriers." Voline, La Révolution inconnue..., op. cité. ​ ​ "Partout et en toutes choses, le même phénomène apparaissait : production, transports, échanges, commerce, etc., tombaient dans un chaos inconcevable. Les masses n’avaient aucun droit d’agir de leur propre initiative. Et les " administrations " (Soviets ou autres) se trouvaient constamment en faillite. Les villes manquaient de pain, de viande, de lait, de légumes. La campagne manquait de sel, de sucre, de produits industriels. Des vêtements pourrissaient dans les stocks des grandes villes. Et la province n’avait pas de quoi s’habiller. Désordre, incurie, impuissance régnaient partout et en tout. Mais quand les intéressés eux-mêmes voulaient intervenir pour résoudre énergiquement tous ces problèmes, on ne voulait rien savoir. Le gouvernement entendait " gouverner ". I1 ne tolérait aucune " concurrence ". La moindre manifestation d’un esprit d’indépendance et d’initiative était taxée d’" indiscipline " et menacée de sévères sanctions. Les plus belles conquêtes, les plus beaux espoirs de la Révolution étaient en train de s’évanouir. Et le plus tragique était que le peuple, dans son ensemble, ne s’en rendait pas compte. Il " laissait faire ", confiant dans son " gouvernement " et dans l’avenir. Le gouvernement prenait son temps pour mettre sur pied une force coercitive imposante, aveuglément obéissante. Et quand le peuple comprit, il était trop tard." ​ Voline, La Révolution inconnue..., op. cité. ​ ​ Du 7 au 14 janvier 1918 se tient le Ier Congrès panrusse des syndicats, où s'oppose avec acuité les deux visions principales et antagonistes du devenir de la révolution, étatisation et centralisation du côté bolchevique socialisation et autogestion du côté des anarchistes, qui avaient plusieurs représentants anarcho-syndicalistes, dont Justin Petrovitch Jouk (1887-1919), du comité d'usine de la poudrerie de Schlüsselbourg, qui a défendu son autogestion, mais aussi Bleikhman, Chatov, Maximov, et un certain Laptev. Nous l'avons déjà vu, le pouvoir, l'autonomie des soviets, des comités d'usine avaient été sapés au fur à mesure par les communistes bolcheviks ou mencheviks, qui avaient préféré les contrôler via les syndicats, répondant à leur conception hiérarchique du pouvoir : Sans surprise, le Congrès confirmera cette main mise du gouvernement bolchevique sur la centralisation des décisions, au détriment de l'autonomie des soviets, et des initiatives citoyennes en général. ​ L'anarchiste allemand Rudolf Rocker (1873-1958), a recueilli à l'époque le témoignage de "douzaines d'hommes et de femmes qui avaient pris part aux congrès de la IIe Internationale et de l'Internationale des syndicats rouges à Moscou et qui nous ont rapporté ce qu'ils avaient vécu et appris. Parmi eux se trouvaient des partisans des tendances socialistes les plus diverses et des citoyens de huit nations différentes, mais quel changement d'hier à aujourd'hui !" (R. Rocker, Der Bankrott des russischen StaatKommunimus / La faillite de l'Etat communiste russe, 1921, traduction française de Pierre Galissaire, sur Libertaire.net ). Pour l'époque qui nous concerne ici, à savoir le printemps 1918, il écrit : " "Après l'armistice avec l'Allemagne, la misère se fit sentir de manière très dure dans les masses. Les «commissaires du peuple» ne trouvèrent d'autre remède à ce mal que d'édicter décret sur décret, ce qui ne pouvait évidemment avoir aucun effet. Les anarchistes, comme tous les autres révolutionnaires sérieux, voyant maintenant où menaient les agissements des bolcheviks, ne purent naturellement rester indifférents à la ruine générale qui menaçait le pays et la population tout entière. Ils commencèrent donc à réagir avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Leur première œuvre fut de créer des cuisines populaires et des asiles pour la population affamée et sans logis. Mais ils essayèrent avant tout de rassembler les travailleurs des villes et des campagnes dans des syndicats et de créer des communautés communistes villageoises." (Rocker, op. cité). Signalons au passage que la compagne de Rocker, Millie Wittkop-Rocker (1877-1955) était une militante féministe et anarchiste, qui émigrera en 1894. Il est difficile de rendre compte de la situation chaotique et dramatique du pays à ce moment-là, et particulièrement celle de Petrograd, où la Commission extraordinaire d'évacuation, créée le 21 février, reçoit "l'ordre d'établir un cordon autour de la capitale afin d'empêcher, d'une part, l'arrivée de réfugiés et de déserteurs et, de l'autre, le départ de la population (...) « Les rues de Petrograd sont couvertes de charognes de chevaux. On ne les mange pas encore. ». Mais la presse réclamait déjà la création d'une commission des inhumations car « la révolution et les fusillades se prolongeant, les cadavres restent sur les chaussées plusieurs jours, voire plusieurs semaines ». Une vague de lynchages déferla sur la ville ; on tuait sans scrupules, sans preuves, sans raison. Avec le départ des commissaires, « deux tendances se partagent la rue : les anarchistes extrémistes de Blejhman et les Cents-noirs ». Ainsi 90 % des attaques de rue se terminaient par un assassinat, précisait le responsable de la sécurité de la ville, et 99 % des vols et des assassinats étaient commis par des individus en uniforme « qui ont à leur disposition des voitures, des armes et jusqu'à des formulaires de mandats de perquisition et de saisie d'armes » (Bérard, 1993). Une atmosphère de suspicion, de danger permanent est constamment entretenue par les journaux officiels comme la Pravda, qui appelle à "renforcer la vigilance révolutionnaire à l'égard du « foyer de la contre-révolution », et à établir la terreur contre « les bandits, les spéculateurs, les maraudeurs, les gardes blancs, les hooligans, bref, tout ce louche Petrograd ! » (...) Parallèlement, la Commission pour la lutte contre les pogroms et le sabotage fut chargée « d'organiser des rafles massives afin de démasquer et d'arrêter les éléments criminels. En cas d'évacuation de Petrograd, cette catégorie de personnes ne devrait quitter la ville qu'en dernier lieu. » (Bérard, op. cité). ​ Les bolcheviks portent une part de responsabilité non négligeable dans cette confusion entre anarchisme et brigandage sans foi ni loi. Même s'il est clair qu'une frange minoritaire d'anarchistes a pratiqué la violence et le crime, il est sûr que les mot d'ordre violents entendus ici ou là a entraîné un nombre important de délits ou de crimes qui dépassent de loin le cadre anarchiste. Il n'empêche, une large propagande fut lancée contre les milieux libertaires, et la presse SR et menchevik a ainsi régulièrement dénoncé un problème devenu récurrent dans les milieux anarchistes, celui de se démarquer difficilement des "anarcho-bandits" et de leurs expropriations sauvages (Peter Gooderham, The anarchist movement in Russia, 1905-1917 , Bristol University, 1981). On lit un peu partout que Lénine (quand ce n'est pas attribué à Trotsky), aurait lancé le mot d'ordre : "Pillez les pillards, volez les voleurs", à commencer par l'historien Stéphane Courtois (Communisme et totalitarisme , collection Tempus, Editions Perrin, 2009) mais ni lui ni personne, à ma connaissance, n'indique la moindre source de ce slogan, copié et recopié à partir des ouvrages d'historiens reconnus comme lui, et pourtant, nous l'avons vu, si prompts à la manipulation sur le sujet. Dans un discours, Lénine évoque en tout cas une rencontre faite au congrès des Cosaques entre "le vieux bolchevique" et "un Cosaque" . "Le Cosaque lui ayant demandé : C'est vrai que vous êtes des pillards, vous autres bolchéviks ? le vieux répondit : Oui, nous pillons ce qui a été pillé." (Lénine, Discours devant les propagandistes , 23 janvier / 5 février 1918, paru dans la Pravda N° 18, du 24 janvier / 6 février 1918 ). Juste après, Lénine parle de faire "adopter par le Comité exécutif central un nouvel impôt sur les possédants, mais vous devez vous-mêmes l'appliquer sur place, afin que la main du travailleur se referme sur chaque billet de 100 roubles amassé au cours de la guerre. Ce n'est pas l'arme à la main que vous aurez à vous battre : la guerre armée est terminée, cette guerre-là commence." (op. cité). Le passage est intéressant à double titre : primo il rappelle un certain nombre de textes que nous avons cités et qui, tout en déclarant la guerre aux riches, rappelle que cette lutte se fera de manière organisée par les agents de l'Etat et secundo, il dit clairement qu'il ne veut pas être celui qui met le feu aux poudres, dans le combat mené contre ceux qui s'opposent à la politique bolchevique. Les discours comme les actes de Lénine sont donc contradictoires, car un certain nombre d'énoncés et de mesures se fondent sur une idée de justice, tandis que certains textes incitent à la violence et parfois au crime, et que sa politique autoritaire est particulièrement révoltante envers les anarchistes pacifiques. ​ Il ne s'agit pas ici, comme nous l'avons bien fait comprendre tout au long de cet exposé des révolutions russes, ni d'élever Lénine, ni de le conspuer sans raison valable, mais seulement de réunir le plus de faits historiques pour que chacun et chacune puisse en dresser un portrait le plus éloigné possible de toute idéologie. Sur le sujet, on peut conclure, à ce stade, que la politique menée par le leader bolchevik, en particulier avec la démultiplication des organes discrétionnaires de l'Etat, dotés d'un pouvoir autoritaire et coercitif, s'est très vite éloignée du projet humaniste dessiné par l'homme de la Lena depuis des années dans son œuvre. Un certain nombre de propositions politiques, en particulier des anarchistes, auraient pu lutter plus efficacement contre les injustices sans créer ni attiser une situation de tension déjà extrême et de guerre permanente entre les classes sociales. Nous y reviendrons plus loin. ​ ​ Ancre 1 yartchouk Un autre témoignage intéressant est celui d'un anarchiste de premier plan, comme le tailleur Efim Yarchuk (Yefim Iartchouk, Yartchouk), de son vrai nom Chaim Zakhariev/ Zakharyev Y., 1882/1886-1937, exécuté sous Staline pendant les procès de Moscou. Il participe activement à la révolution de 1905, pour laquelle il est condamné à vingt ans de travaux forcés, auxquels il échappera par la fuite. Il s'exilera aux Etats-Unis puis, revenu en Russie comme d'autres au moment de la révolution de février, il participe à Golos Truda, entre au CMR en octobre et est élu au soviet de Kronstadt en janvier 1918, avant d'être arrêté comme beaucoup d'autres anarchistes, nous le verrons, en avril 1918 par la Tcheka. Dans son ouvrage L'autogestion à Kronstadt (1917), il rapporte son expérience communautaire développée dans l'île, où les membres de l'Union des Agriculteurs de Kronstadt fabriquait pendant leurs loisirs des objets utiles (faux, socs de charrue, clous, fers à cheval, etc) donnés aux paysans via les soviets locaux. On y créa aussi des soviets ruraux appelés "communes de culture", où la répartition des produits cultivés était le plus souvent proportionnelle aux journées de travail fourni : "Les communes s’avérèrent vivaces : elles existaient toujours sous la même forme en 1921. Ce fut la seule organisation que les bolchéviks n’avaient pas supprimée. On peut expliquer cela peut-être par le fait que Kronstadt s’opposa fortement aux décrets des bolcheviks et défendit longtemps son indépendance." ( Yartchouk, op. cité, in Kronstadt 1921 , d'Alexandre Skirda, Edition de la Tête dont de la Feuilles, 1971 ). A l'automne 1917, un projet de socialisation des habitations fut formé par un groupe d'anarchistes, renforcé par les doléances d'un certain nombre d'habitants se plaignant de l'insalubrité de leurs logements, due en particulier par le manque d'entretien des propriétaires, et responsable d'une "forte mortalité infantile" ( Yartchouk, op. cité). Les bolcheviks ayant mis leur nez dans cette affaire revinrent avec des instructions du gouvernement central et "exigèrent à la séance suivante du soviet l’élimination de l’ordre du jour de ce projet, du fait que, déclaraient-ils, une question aussi sérieuse ne pouvait être résolue qu’à l’échelle de toute la Russie, et Lénine préparait déjà un décret dans ce sens ; pour cette raison, dans l’intérêt de la chose, le soviet de Kronstadt devait attendre des instructions du centre. (...) Les anarchistes, les S.R. de gauche et les maxima listes insistèrent pour que le projet soit abordé tout de suite. Il apparut dans le débat que l’aile gauche du soviet bolcheviks était et pour la réalisation immédiate du projet. Les bolcheviks et les S.R. mencheviks constituèrent alors un « front commun » et quittèrent la salle de l’Assemblée. Ils furent accompagnés par des applaudissements bruyants et des quolibets : « Enfin, ils ont fini par s’entendre ! » (...) Les bolcheviks, ayant pris conscience de leur fauxpas, revinrent à la séance et le premier point — la propriété privée sur les habitations et la terre est supprimée — fut adopté à l’unanimité pour le principe. Toutefois, lorsque les autres points du projet vinrent à être examinés où il était envisagé en particulier de le réaliser immédiatement, alors les bolcheviks quittèrent à nouveau la salle de séance. Quelques bolcheviks, trou vant impossible cette fois de se soumettre à la discipline du parti, d’autant plus, comme ils l’expliquèrent en¬ suite, qu’ils avaient reçu de leurs électeurs le mandat de voter pour la réalisation immédiate du projet, restèrent à la séance du soviet ; ils reçurent une « punition sévère » : exclusion du parti pour « déviation anarcho- syndicaliste ». ( Yartchouk, op. cité). On découvre ici très concrètement la contradiction profonde entre les slogans déclinés à l'envi par Lénine et les bolcheviks sur "tout le pouvoir aux soviets", sur la libération du peuple de leurs exploiteurs, etc., et la réalité jaco bine, autoritaire, centralisatrice, de la forme de pouvoir exercé par Lénine et les commissaires du peuple dès la prise de pouvoir bolchevique. Nous voyons déjà ici que, contradiction là encore, le pouvoir bolchevique ne va pas s'opposer seulement à ceux qui veulent écraser la révolution, mais aussi à tous ceux qui veulent la réaliser eux-mêmes, selon les conditions particulières de leurs modes d'existence. ​ En février 1918, le Goloss Trouda s'inquiète de nouvelles mesures autoritaires sur la liberté de la presse, touchant non seulement la presse bourgeoise (ce qui a le total soutien des anarchistes), mais hélas, aussi, la presse libertaire : ​ "Nous venons de recevoir un exemplaire des " Dispositions provisoires concernant le mode d’édition de tous imprimés, périodiques ou non, à Pétrograd ". Nous avons toujours considéré la lutte implacable contre la presse bourgeoise comme la tâche immédiate des travailleurs à l’époque de la Révolution Sociale. Supposez donc un instant, cher lecteur, que cette Révolution suive, dès ses débuts, notre voie anarchiste : des organismes ouvriers et paysans se créent et se fédéralisent en une organisation de classe ; ils prennent en mains la vie économique du pays, ils combattent eux-mêmes, et à leur manière, les forces adverses. Vous comprendrez facilement que la presse, en tant qu’instrument d’action de la bourgeoisie, serait combattue par ces organismes d’une manière essentiellement différente de celle employée par notre gouvernement " socialiste " pour combattre la presse " bourgeoise ". En effet, est-ce que ces " Dispositions provisoires " visent la presse bourgeoise ? Lisez attentivement les articles 2 à 8 de ces " Dispositions ". Lisez surtout avec attention le paragraphe intitulé : " Interdiction et confiscation. " Vous aurez la preuve palpable que, du premier de ces articles au dernier, ces " Dispositions " suppriment, non pas la presse bourgeoise, mais toute ombre de liberté de la presse en général. Vous verrez que c’est un acte typique, établissant la plus rigoureuse censure pour toutes les publications qui auraient le malheur de déplaire au gouvernement, d’où qu’elles viennent. Vous constaterez que cet acte établit une multitude de formalités et d’entraves absolument inutiles." ( Article de Goloss Trouda, n◦ 18, du 13 février 1918, in Voline, La Révolution... , op. cité). ​ ​ Durant les premiers mois de 1918, face à la montée en puissance de la Tcheka, la fédération anarchiste de Moscou se constitua une cinquantaine de groupes armés appelée "gardes noires" capables, avec un armement léger, de défendre des locaux ou de participer à des actions, et qui portait chacune un nom : Ouragan, Avant-garde, Autonomie, Tempête, Fraternité, etc.). Rejetant avec force le traité de Brest-Litovsk si avantageux pour l'Allemagne, ils se préparèrent à attaquer les troupes d'occupation austro-allemandes, ce qui aurait constitué une violation du traité que ne pouvait tolérer le pouvoir bolchevik. Ce dernier commença alors par lancer une vaste opération de propagande contre l'ensemble des anarchistes, quels qu'ils soient : " Tout d'abord la presse communiste, sous l'ordre du gouvernement, entreprit contre les anarchistes une campagne de calomnies et de fausses accusations, de jour en jour plus violentes. En même temps, on préparait activement le terrain dans les usines, à l'armée et dans le public, par des meetings et des conférences. On tâtait partout l'esprit des masses. Bientôt le gouvernement acquit la certitude qu'il pouvait compter sur ses troupes et que les masses resteraient plus ou moins indifférentes ou impuissantes." ( Voline, La Révolution... , op. cité). ​ Finalement, les bolcheviks décidèrent une action d'ampleur contre les anarchistes après leur confiscation de la voiture de l'ambassadeur américain. Dans la nuit du 12 au 13 avril, la Tcheka investit massivement à la fois la Maison de l'Anarchie et une vingtaine d'hôtels particuliers réquisitionnés par le mouvement pour loger des sans-abris ou des mal-logés. L'attaque se soldera par une trentaine de victimes et une douzaine de blessés côté anarchiste (Alexandre Skirda, Les Anarchistes russes, les soviets et la révolution de 1917, Editions de Paris, 2000). Le 30 avril, le pouvoir lance de nouvelles attaques contre des foyers anarchistes, pour les empêcher de troubler la cérémonie traditionnelle du 1er mai. C'est une maison de la rue Volkovaïa qui sera la cible des gardes rouges, où une centaine de fusils sont saisis, avec des caisses de cartouches, des grenades, des mitrailleuses, etc. Bleikhman est arrêté. ​ ​ Rapidement, devant les difficultés et peu de succès rencontrés, certains anarchistes, comme Kropotkine, firent leur autocritique : « Discutant des activités et du rôle des anarchistes dans la révolution, Kropotkine déclara : “Nous anarchistes avons beaucoup parlé de révolutions, mais peu d’entre nous ont été préparés au travail réel à faire pendant le processus. J’ai indiqué certaines choses sur cette question dans ma Conquête du pain. Pouget et Pataud ont également esquissé une ligne d’action dans leur travail sur le syndicalisme et l’organisation coopérative.” Kropotkine pensait que les anarchistes n’avaient pas donné suffisamment d’éléments concernant les fondamentaux de la révolution sociale. Les faits réels dans un processus révolutionnaire ne se situent pas tant dans la lutte réelle – qui est, simplement la phase destructrice nécessaire pour dégager la voie pour un effort constructif. Le facteur de base dans une révolution, c’est l’organisation de la vie économique du pays. La révolution russe a prouvé de façon concluante que nous devons nous préparer à fond pour cela. Tout le reste est d’une importance mineure. Il était venu à penser que le syndicalisme révolutionnaire était susceptible de fournir ce dont la Russie a le plus manqué : la voie par laquelle la reconstruction industrielle et économique du pays pouvait découler. Il s’est référé à l’anarcho-syndicalisme. Cela et les coopératives permettraient d’éviter à d’autres pays certaines des erreurs et des souffrances que la Russie traverse. » Emma Goldman (1869-1940), Mes deux années en Russie, publié d'abord sous le titre Ma désillusion en Russie et amputé des treize derniers chapitres, 1923. Celle qui s'exprime ici s'est exilée très tôt aux Etats-Unis (elle n'a pas dix-sept ans) après ses sœurs, rejointe par ses parents, en 1885. Couturière, autodidacte, elle devient théoricienne de l'anarchisme. Avec son compagnon Alexander Berkman (1870-1936), tous deux d'origine lithuanienne, ils ont déjà une longue histoire militante américaine quand ils sont expulsés vers la Russie au tout début de l'année 1920, en particulier au travers du magazine anarchiste Mother Earth , que Goldman fonde avec Max Baginski (1864-1943) en mars 1906. Condamné pour avoir tenté d'assassiner l'industriel Henry Clay Frick, le 23 juillet 1892, figure détestable du capitalisme dont nous reparlerons ailleurs, Berkman passera 14 ans en prison. Quand les Etats-Unis s'engagent dans la guerre de 1914-1918, Goldman et Berkman s'opposent fermement et publiquement à la conscription, ce pour quoi ils sont emprisonnés et expulsés comme beaucoup d'autres vers la Russie. ​ ​ ​ ​ Le tour qu'avait pris la révolution sera l'objet pour eux d'un cruel désenchantement, comme pour nombre d'anarchistes, qui connaît son acmé lors de l'écrasement de la révolte des marins de Cronstadt, en 1921, et la persécution des anarchistes qui suivit, avec de très nombreuses arrestations. Les prisons de Butyrka (Boutyrka) et de Taganskaya, à Moscou, deviennent un temps des prisons pour anarchistes, y compris des anarchistes ukrainiens de l'ancienne Nabat, groupe libertaire fondé à Koursk en 1917, auquel participera Avec Berkman, elle décide de quitter à nouveau la Russie. Son témoignage sur cette période est particulièrement intéressant car il n'est pas manichéen. A Arkhangelsk, au nord de la Russie ( voir carte ), par exemple, elle reconnaît l'excellente gestion de l'approvisionnement ou des écoles, l'investissement de tous les travailleurs qui ne comptent pas leurs heures de travail, "vivant de harengs et de thé", témoigne de la reconnaissance des juifs envers une nouvelle Russie qui les protège des pogroms ou encore, reconnaît les qualités de certains responsables du gouvernement, comme Angelica Balabanova ou Anatoli Lounacharski, dont elle apprécie en partie le projet éducatif (E. Goldman, op. cité). En 1922, ils écriront ensemble une lettre à leurs amis américains qui paraîtra la même année dans le journal Freedom, pour faire connaître la situation en Russie : ​ ​ « Chers camarades, la persécution des factions révolutionnaires en Russie n’a pas diminué avec les changements politique et économique produits sous les bolcheviks. Au contraire, elle s'est intensifiée et elle est devenue plus implacable. Les prisons de Russie, d’Ukraine, de Sibérie, sont remplies d’hommes et de femmes – et même, dans certains cas, d'enfants – qui osent avoir des opinions différentes de celles du Parti communiste au pouvoir. Nous disons « avoir des opinions » à bon escient. Car dans la Russie d’aujourd’hui, il n’est pas du tout nécessaire d’exprimer vos divergences en paroles ou en actes pour faire l’objet d’une arrestation ; le simple fait d’avoir des opinions opposées fait de vous la victime officielle du pouvoir suprême du pays, la Tcheka, cette okhrana bolchevique toute-puissante, dont la volonté n'est soumise ni à la loi ni au devoir. ​ Mais de tous les éléments révolutionnaires en Russie, ce sont les anarchistes qui subissent maintenant la persécution la plus impitoyable et la plus systématique. Leur répression par les bolcheviks a commencé dès 1918, lorsque, au mois d’avril de la même année, le gouvernement communiste a attaqué, sans provocation ni avertissement, le Club anarchiste de Moscou et, par l’utilisation de mitrailleuses et d’artillerie, a « liquidé » toute l’organisation. C’était le début de la traque anarchiste, mais elle avait un caractère sporadique, se déclenchant brusquement, sans plan véritable et souvent, par des actions contradictoires. Ainsi, les publications anarchistes sont ici autorisées, là supprimées, et les anarchistes eux-mêmes arrêtés un jour, libérés un autre ; parfois abattus, ou au contraire, sollicités pour accepter la plupart des postes de responsabilité. Mais cette situation chaotique a pris fin au Xe Congrès du Parti communiste russe, en avril 1921, au cours duquel Lénine a déclaré une guerre ouverte et impitoyable non seulement contre les anarchistes, mais contre « toutes les tendances anarchistes et anarcho-syndicalistes petites-bourgeoises où qu’elles se trouvent ». C’est alors que commença l’extermination systématique, organisée et la plus impitoyable des anarchistes dans la Russie dirigée par les bolcheviks. Le jour même du discours de Lénine, des dizaines d’anarchistes, d’anarcho-syndicalistes et de sympathisants ont été arrêtés à Moscou et à Petrograd, et le lendemain, des arrestations massives de nos camarades ont eu lieu dans tout le pays. Depuis lors, la persécution s’est poursuivie avec une violence croissante, et il est devenu tout à fait évident que plus les compromis du régime communiste avec le monde capitaliste étaient grands, plus les persécutions de l’anarchisme étaient vives. ​ C’est devenu la politique établie du gouvernement bolchevique que de déguiser sa procédure barbare contre nos camarades en accusation invariable de banditisme. Cette accusation est désormais portée contre pratiquement tous les anarchistes arrêtés, et souvent même contre de simples sympathisants de notre mouvement. Une méthode puissante et pratique, car, à travers elle, quiconque peut être secrètement exécuté par le Tcheka, sans audience, procès ou enquête. ​ La guerre de Lénine contre les tendances anarchistes a pris une forme des plus révoltantes et des plus barbares d'extermination. En septembre dernier, de nombreux camarades ont été arrêtés à Moscou et, le 30 de ce mois, les Izvestia ont publié la déclaration officielle selon laquelle dix des anarchistes arrêtés avaient été abattus « comme des bandits ». Aucun d’entre eux n’avait bénéficié d’un procès ou même d’une audience, et ils n’étaient même pas autorisés à être représentés par un avocat ou à recevoir la visite d’amis ou de parents. Parmi ceux qui avaient été exécutés se trouvaient deux des anarchistes russes les plus connus, dont l’idéalisme et la dévotion de toute une vie à la cause de l’humanité avaient résisté à l’épreuve des cachots tsaristes et de l’exil, ainsi qu'à la persécution et à la souffrance dans divers autres pays. Il s’agissait de Fanny Baron, qui s’était évadée de prison de Riazan plusieurs mois auparavant, et de Lev Tchorny [Tcherny; NDR] , le conférencier et écrivain populaire, qui avait passé de nombreuses années de sa vie dans une katorga [camp de travail, NDR] sibérienne pour ses activités révolutionnaires sous le tsarisme. Les bolcheviks n’ont pas eu le courage de dire qu’ils avaient tiré sur Lev Tchorny ; dans la liste des fusillés, il apparaissait sous le nom de « Turchaninoff », certes son nom véritable, mais inconnu de certains de ses amis, même les plus proches. ​ La politique d’extermination se poursuit. Il y a plusieurs semaines, d’autres arrestations d’anarchistes ont eu lieu à Moscou. Cette fois, ce sont les anarchistes universalistes qui en ont été les victimes – le groupe que même les bolcheviks avaient toujours considéré comme le plus amical avec eux-mêmes. Parmi les personnes arrêtées figuraient également Askaroff, Shapiro et Stitzenko, membres du Secrétariat de la section moscovite des Universalistes, et bien connus dans toute la Russie. Ces arrestations, aussi scandaleuses soient-elles, ont d’abord été considérées par les camarades comme dues à l’action non autorisée d’un agent Tchekist trop zélé. Mais des informations ont depuis été reçues selon lesquelles nos camarades universalistes sont officiellement accusés d’être des bandits, des faussaires, des Makhnovtsy et des membres du « groupe clandestin Lev Tchorny ». Ce que signifie une telle accusation n’est que trop bien connu de ceux qui connaissent les méthodes bolcheviques. Cela signifie razstrel, exécution par balle, sans entendre ni avertissement. ​ Le caractère diabolique du but de ces arrestations et accusations est presque inimaginable. En accusant Askaroff , Shapiro , Stitzenko et d’autres d'« appartenance au groupe clandestin Lev Tchorny », les bolcheviks cherchent à justifier leur meurtre odieux de Lev Tchorny, Fanny Baron et des autres camarades exécutés en septembre ; et, d’autre part, à créer un prétexte commode pour fusiller encore plus d’anarchistes. Nous pouvons assurer aux lecteurs sans réserve et absolument qu’il n'existe pas de groupe clandestin Lev Tchorny . L’affirmation du contraire est un odieux mensonge, parmi les nombreux autres de la même espèce répandus par les bolcheviks contre les anarchistes en toute impunité. ​ Il est grand temps que le mouvement ouvrier révolutionnaire mondial prenne conscience de la politique sanglante et meurtrière que le régime bolchevique mène contre tous ceux qui ont des sensibilités politiques différentes. Et il est impératif pour les anarchistes et les anarcho-syndicalistes, en particulier, de prendre des mesures immédiates pour mettre un terme à une telle barbarie, et de sauver, si cela est encore possible, nos camarades de Moscou emprisonnés menacés de mort. Certains des anarchistes arrêtés sont sur le point de déclarer une grève de la faim à mort, comme leur seul moyen de protestation contre la tentative bolchevique d’outrager la mémoire du martyr Lev Tchorny après l'avoir assassiné de manière atroce. Ils exigent le soutien moral de leurs camarades, au sens large. Ils ont le droit d’exiger cela, et plus encore. Leur sublime abnégation, leur dévouement de toute une vie à la grande cause, leur fermeté inébranlable, tout cela leur donne ce droit. Camarades, amis, partout ! C’est à vous d’aider à défendre la mémoire de Lev Tchorny et en même temps de sauver les précieuses vies d’Askaroff , Shapiro , Stitzenko et d’autres. Ne tardez pas ou il sera peut-être trop tard. Exigez du gouvernement bolchevique les prétendus documents de Lev Tchorny qu’ils affirment détenir, « impliquant Askaroff, etc., dans le groupe de bandits et de faussaires Lev Tchorny ». De tels documents n’existent pas, à moins qu’il ne s’agisse de faux. Défiez les bolcheviks de les produire, et laissez la voix de tout révolutionnaire honnête et de tout être humain décent soulever des protestations dans le monde entier contre la persistance, au sein du système bolchevique, d'odieux assassinats d'opposants politiques. Hâtez-vous, car le sang de nos camarades coule en Russie. ​ Emma Goldman et Alexander Berkman ​ Stockholm, 7 janvier 1922 » ​ Freedom, vol. XXXVI, n°391 (Janvier 1922). ​ ​ ​ Askaroff : Herman (German) Jakobson (Iakobson) Askarov (1882-1946), pseudonymes : Karlovitch, H. Kleiner, Oskar Burritt, dont le frère, Nicolas, anarchiste lui aussi, fut fusillé en 1906, année où German est condamné pour actes terroristes. Il s'enfuit, est refait prisonnier puis libéré et émigre à Genève puis en Paris, où il fonde, dans une grande pauvreté, le groupe d'exilés Anarkhist , puis la revue du même nom ( P. Avrich, op. cité). En 1917, il retourne en Russie et entre au comité de rédaction de Goloss Trouda. Après l'Union des communistes anarchistes de Moscou en 1919, il rejoint l'année d'après la section moscovite des Anarchistes Universalistes, le groupe d'anarchistes le plus conciliant avec le régime bolchevique, et devient rédacteur en chef de son journal, Universal . Il sera régulièrement détenu jusqu'à sa mort, dans un camp de prisonniers d'Arkhangel, où il aurait été abattu. ​ Shapiro : Alexandre Moissevitch (Moissejewitsch) Shapiro (Abram S., Sapiro, Schapiro, 1883-1946), fils d'un révolutionnaire juif, grandit à Constantinople. Polyglotte, il fait de brèves études à la Sorbonne à Paris, faute d'argent et rejoint son père à Londres, où il devient le secrétaire de Kropotkine. Fondateur du groupe communiste libertaire de Londres avec Varlan (Varlaam) Tcherkesov (Tcherkesof, Tcherkezov, 1846-1925) en 1905, organisateur comme Kropotkine ou Rocker de la Croix rouge anarchiste, qui soutient les militants anarchistes emprisonnés. En 1907 il est nommé délégué de la Fédération anarchiste juive de Londres au Congrès anarchiste international d'Amsterdam. Il arrive en Russie à l'été 1917 et aide Voline à lancer Goloss Trouda dans le pays. Il se joindra plus tard à Emma Goldman et Alexander Berkman pour tenter d'obtenir de Lénine la libération d'anarchistes emprisonnés, mais il fut emprisonné lui-même et expulsé de Russie, après quoi il poursuivra son travail militant, participant activement à la constitution de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), œuvrant en Espagne et en Suède. (source : https://www.ephemanar.net/decembre05.html#shapiro ) ​ Stitzenko : Stepan Pavlovitch Stetzenko (Stytsenko, Stytsko et Stychenko, 1899-1937), anarcho-syndicaliste à partir de 1917, il entre au secrétariat de l'Union des anarchistes universalistes en 1920. Il se battra jusqu'au bout pour secourir les anarchistes emprisonnés, comme Vladimir Barmach (Barmash, 1879-après 1938), déporté à Kostroma ( Répression de l'Anarchisme en Russie soviétique * , Groupe des anarchistes russes exilés en Allemagne, traduction de Voline, Paris, Librairie Sociale 1923) , pour la libération duquel il s'est rendu à la Tcheka en compagnie d'autres membres du secrétariat universaliste, comme Shapiro et Askarov, ce qui les conduisit eux aussi en prison. Stetzenko passera le reste de sa courte vie entre camps et prisons, abattu le 28 décembre 1937 avec Alexander Aleksandrovitch Yascheritsyn (1899-1937) au camp de travail correctionnel du Nord-Est, dans le kraï (division administrative de type oblast ) de Khabarovsk, dans la Russie extrême-orientale, en face du Japon (voir carte ). Yascheritsyn avait dirigé les socialistes-révolutionnaires (S-R) de gauche dans le district de Jizdinski (province de Kalouga) et arrêté pour suspicion d'implication dans un soulèvement à Moscou. Il deviendra communiste anarchiste après sa libération et milita activement dans des centres ouvriers des provinces de Kalouga et Briansk, entre Moscou et la frontière ukrainienne, voir carte ( source : https://libcom.org/article/stetzenko-stepan-pavlovich-1899-1937 )$ ​ * "L’énumération complète des saccages, bannissements et fusillades d’anarchistes dans les immenses provinces de Russie, ces dernières années, nous aurait pris plus d’un volume. Un fait caractéristique parmi tous est que même les tolstoïens, – comme on sait, les anarchistes les plus pacifiques, – ont subi d’atroces persécutions du gouvernement des soviets. Des centaines d’entre eux sont actuellement encore emprisonnés. Leurs communes furent maintes fois anéanties par la force armée (par exemple, dans le gouvernement de Smolensk). D’après des données précises, jusqu’à fin 1921, il y avait une liste exacte de 92 tolstoïens fusillés (principalement pour refus de servir militairement). Ces exemples pourraient être multipliés à l’infini, pour démontrer que comparativement aux faits qui se présenteront un jour à l’historien minutieux, ceux rassemblées dans cet ouvrage ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan." ​ ​ ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ​ AUDOUIN-ROUZEAU Stéphane et WERTH Nicolas, 2012, Y ashka - journal d'une femme combattante en russie (1914-1917) , présenté par les deux auteurs, Editions Armand Colin. ​ AZAROVA Katerina, 2007, ​Appartements communautaires à Moscou : un territoire partagé , Dans L'Homme & la Société 2007/3-4, n° 165-166, pages 161 à 175. https://www.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2007-3-page-161.htm#re3no3 ​ BÉRARD Ewa, 1993, Pourquoi les bolcheviks ont-ils quitté Petrograd ?, In : Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 34, n°4, Octobre-Décembre 1993. pp. 507-527. https://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1993_num_34_4_2367 ​ CHOPARD Thomas, 2012, Maria Botchkareva, Yashka. 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L'histoire du divorce en Russie soviétique. Ses rapports avec la politique familiale et les réalités sociales, In : Population, 36ᵉ année, n°1, 1981. pp. 41-61. https://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1981_num_36_1_17143 ​ ZAKHAROVA Maria et PAUTHE Nicolas, 2016, « La liberté de la presse et des médias en Russie », Droit et société, 2016/2 (N° 93), p. 437-452. https://www.cairn.info/revue-droit-et-societe-2016-2-page-437.htm ​ ​

  • ISRAEL et le drame palestinien : LE LIVRE NOIR DU SIONISME, VIe partie : La Nakba 3

    “ לחסל Détruire להרוג Tuer לגרש Expulser ” al-Nakba, 3 septembre- décembre 1948 Le drame palestinien LE LIVRE NOIR DU SIONISME (VI) نكبة ​ ​ Sandra Watfa, Liban Illustration de son recueil graphique sur la Nakba : Palestinians ongoing dispossession (" La dépossession continue des Palestiniens"), White Magic Studios, Maple Publishers, mai 2023. ​ ​ ​ ​ ​ ​ CARTE A ​ ​ ​ ​ CARTE B ​ ​ CARTE C ​ ​ ​ CARTE D ​ ​ ​ ​ ​ CARTE E ​ 10 septembre Al-Qudayriyya (Quderiya, Sheikh al-Rumi) est une nouvelle fois attaquée. Sa capture cause 32 morts et le village est détruit par explosions. Le moshav de Kahal (Kachal), est construit en 1980 sur les terres du village. (Abu Sitta, 2010 : 96 ; Zochrot : al-Qudayriyya ) . ​ mi-septembre 16 septembre 17 septembre Déjà occupée à la mi-mai, Jaffa est progressivement détruite dans son ensemble, partiellement ou complètement selon les endroits. L'armée israélienne y pratique un pillage estimé quotidiennement à 30.000 livres. Certaines maisons sont détenues par ceux qui les ont accaparées en premier (Segev, 1984 ; Al-Aref, 1956-1958, vol.1, pp. 250-268 ; Palumbo, 1987). ​ Deuxième plan de partage proposé par Bernadotte : "dans lequel la Transjordanie annexerait le Néguev, la Judée et la Samarie. La confédération entre Israël et la Transjordanie proposée lors du premier plan du 27 juin 1948 disparaît du nouveau plan. Ce plan prévoit un État juif sur la Galilée. Il propose également le passage de Jérusalem sous contrôle international et le rapatriement (ou dédommagement) des réfugiés juifs et arabes, dans chaque État nouveau devant être créé. Au sujet des réfugiés, Bernadotte écrit : « Ce serait offenser les principes élémentaires que d'empêcher ces innocentes victimes du conflit de retourner à leur foyer, alors que les immigrants juifs affluent en Palestine et de plus menacent de façon permanente de remplacer les réfugiés arabes enracinés dans cette terre depuis des siècles ». Il critique « le pillage sioniste à grande échelle et la destruction de villages sans nécessité militaire apparente. »" ​ Wikipedia : Folke Bernadotte ; ( citation du Rapport intermédiaire du Médiateur de l'Organisation des Etats-Unis pour la Palestine, Assemblée générale, 3e session, Supplément n°11 (A/648), ​ ​ Assassinat de F. Bernadotte, organisé par Yehoshua Zettler, commandant de la section du Lehi de Jérusalem ( op. cité ) . ​ 17/18 septembre ​ ​ A quelques km au nord de Safed (carte A), le village de Marus est complètement démoli par l'IDF ; plusieurs Arabes trouvent la mort, certains sont blessés (Abu-Sitta, 2010, p. 96). ​ 21 octobre ​ ​ Occupation de Beer-Sheba (carte D) : voir Opération Yoav, plus bas. ​ env. 23 octobre ​ ​ Al-Qubayba (Al-Qubeiba, Ramla), à quelques km au SO de Ramla, déjà occupée le 27 mai par la Brigade Givati (cf. partie IV ), est durement touchée jusqu'en juin. Dans une réunion de Cabinet, Bechor Shitrit (1895-1967), ministre des Affaires des Minorités, a exposé le sujet des destructions de village. Ytzhak Gvirtz (Gvirts, 1928-2010), qui appartenait à la division religieuse (mais bien armée) du Lehi, qui était aussi directeur du Département de la Propriété des Absents a traité des questions financières que soulèvent les destructions de villages. Dans une lettre adressée à Shitrit, Gvirtz affirmera qu'il était "prêt à accepter la proposition selon laquelle nous ne voulons pas le retour des Arabes dans ces villages." ​ (21 juillet 1948. 75. ISA, MMA, 297/5 ; Khalidi, 1992 ) ​ Sur les ruines du village, les Israéliens élèveront la même année celui de Kfar/Kefar Gevirol (K. Gvirol), et sur ses terres, la colonie de Ge'alya (Galia), un moshav fondé par des immigrants de Bulgarie. ​ ​ ​ division religieuse : "La plupart de la formation a été effectuée la nuit afin de permettre aux étudiants de la Yeshiva de poursuivre leurs études religieuses. Parallèlement aux combats, les membres de la Division religieuse priaient en public, donnaient des cours de Torah et le samedi, organisaient des fêtes de Shabbat festives avec des chants de Shabat et des cours de Torah." (Freedom Fighters of Israel Heritage Association, FFI Lehi, notice biographique ). 29 octobre ​ ​ Nouveau massacre, cette fois à Al-Dawayima (Ad-Dawayima, Dawaimeh), à moins de 10 km à l'ouest d'Hébron (carte D), par le 89e bataillon de la 8e Brigade blindée de Moshe Dayan, et ses trois colonnes de tanks, selon des témoins, commandée par Yitzhak Sadeh et appuyée par la Brigade Givati. 80 à 100 villageois, selon certains historiens, sont abattus dans leur maison ou dans la mosquée, alors que le mukhtar, Hassan Mahmoud al-Hudeib, a dressé une liste de 455 victimes , chiffre corroboré par celui que la garnison égyptienne de Bethléhem a câblé : "les Juifs ont massacré 500 hommes, femmes et enfants", tandis que le consul-général américain parlait quant à lui de 500 à 1000 habitants "alignés et abattus à la mitrailleuse" (Morris, 2004 : 469). On rapporte des actes horribles comme des têtes d'enfants brisées avec des bâtons, des meurtre de vieilles dames, de mère avec son enfant et de viols (Palumbo, 1987 : 12 ; Mahmoud al Hudeib, "Al-Dawayimah Village ", 1985 ; A. Atharbeh, Al-Dawayimah , pp. 212-216, Birzeit Research Center, The Palestinian Destroyed Villages, 21 April 1997 ; Khalidi, 1992 : 213-216 ; Benvenisti, 2000 : 153 ; Morris, 2004 : 469 ; "Terror in Dawayima : Testimony of Rushdieh al Hudeib " (fils du précédent), dans "Palestine : Memories from 1948 ", ed. Conti and Alcantara, Hesperus, 2018. , pp 67- 75. ; Abdel Jawad, 2007 : 89) ​ En 1955, le moshav d'Amatzia (Amatsya, Amazya) sera fondé sur les ruines du village (Khalidi, 1992 : 213-216). ​ Le 7 novembre 1948, une discussion générale a lieu au sein du Conseil d'Etat provisoire israélien (qui a précédé la Knesset, entre mai 1948 et avril 1949) sur les atrocités de la guerre, et la question d'al-Dawayima est évoquée. Le ministre de l'agriculture (1948-49), Aharon Zisling (Aaron Cisling, Cizling ; A. Tzizling, 1901-1964), appartenant au Mapam, réagissant probablement, selon Morris, à une lettre reçue de Shabtai Kaplan, a déclaré : « Je n’ai pas pu dormir de la nuit… C’est quelque chose qui détermine le caractère de la nation. . . Les Juifs ont eux aussi commis des actes nazis.» (Khalidi, 1992 : 213 ; Morris, 2004 : 488). Le soldat et journaliste S. Kaplan a en effet écrit une lettre, découverte par l'historien israélien Yair Auron, qui va dans le sens des autres témoignages du massacre de Dawayima. Kaplan soutient ce que nous savons maintenant très bien, à savoir que, loin de l'idéologie diffusée de la "pureté des armes" de Yitzhak Sadeh, cette tuerie de masse faisait partie d'un "système d'expulsion et de destruction" qui avait un objectif clair : "Moins il reste d'Arabes, mieux c'est." (Jonathan Cook, "Decades on, Israel tries to bury its darkest times ", The National [quotidien publié à Abou Dhabi, Emirats Arabes Unis, depuis 2008], 22 mars 2016). ​ ​cf. aussi : Adam Raz, Classified Docs Reveal Massacres of Palestinians in '48 – and What Israeli Leaders Knew , article d'Haaretz du 9 décembre 2021 : traduction complète sur Association France Palestine Solidarité : "Des documents confidentiels dévoilent des massacres de Palestiniens en 48 – et ce que les dirigeants israéliens savaient". ​ ​ ​ ​ Dawayima, vestiges du sanctuaire (maqâm) de Cheikh Ali 15/22 octobre ​ ​ Opération Yoav (Yo'av), dite aussi Opération Dix Plaies, qui est concentrée sur la région désertique au sud du pays, le Néguev (Negev, Naqab), que les Israéliens voudraient conquérir, cherchant en premier lieu à éloigner les forces égyptiennes des voies entre Beer-Sheba, Hébron et Jérusalem. L'opération doit son nom à Yitzhak Dubno, nom de code Yoav, officier supérieur du Palmah et décédé dans une attaque aérienne des forces égyptiennes contre le kibboutz de Negba le 21 mai 1948. les Dix Plaies font bien sûr référence au récit biblique des dix plaies envoyées par Dieu en châtiment aux Egyptiens pour le fait de retenir le peuple juif en captivité (Livre de l'Exode, chapitres 7 à 12). L'opération est menée principalement par la brigade Givati, appuyées ponctuellement par les brigades Yiftach et Negev, ou encore le 89e bataillon de la 8e blindée (comme à Beer-Sheba ou Dawayima). ​ ​ ​ ​ OPERATION YOAV, env. 15 / 22 octobre 1948 sources principales : Khalidi, 1992 ; Morris, 2004 date localité commentaires 18/19 octobre Bayt Affa (Beit Affa) Déjà attaquée le 27 janvier (cf. partie IV ), puis les 8/9 juillet (cf. partie V ), le village (à l'est d'Ashkelon, carte C) est repris une dernière fois même si les habitants ont probablement été déplacés lors de la première occupation Bayt Tima (Beit Tima) A quelques km au sud du précédent (mais carte D). Après une tentative infructueuse d'infiltration le 9 février, la Brigade Givati occupe un village quasi-désert (les gens ont fui), après un bombardement aérien et d'artillerie lourde, commencé dès la mi-octobre contre beaucoup d'objectifs de cette opération. 19/20 octobre Hulayqat Au sud du précédent. Des habitants avaient déjà fui de terreur (comme ceux de Kawkaba) après le massacre des fermiers du village proche de Burayr, le 13 mai (Morris, 2004 ; cf. partie IV ). Les Israéliens reprirent le village le 8 juillet mais furent chassés par les forces égyptiennes qui subirent de grosses pertes à la nouvelle bataille du 20 octobre, ce qui permit selon l'écrivain égyptien Abd al-Mun'im, "à l'ennemi d'ouvrir une route vers ses colonies au sud et de devenir une sérieuse menace pour nos forces". (Khalidi, 1992 : 104) 20 octobre Kawkaba A l'est d'Ashkelon (carte C). Selon les Egyptiens, le village fut occupé par Israël le 14 juin, au mépris de la trêve. Abd al-Mun'im rajoute que les habitants ont été expulsés par la même occasion. Le moshav Kokhav Michael (Mikha'el) sera fondé sur les terres du villages en 1950, par des immigrants juifs irakiens. 21 octobre Beer-Sheba (Beer-Sheva, Bir-a- Saba, Beersheba) Alors une petite ville (carte D) à grande majorité arabe en 1948 avec environ 4000 habitants, la population sera massivement expulsée par I'Etat israélien, qui en fera une des grandes villes du pays (6e rang, env. 204.000 habitants). A noter qu'une opération parallèle, nommée "Python", a été menée tout spécialement dans la région entre Beer-Sheba et Hébron, en particulier Al-Qubeiba (Kubeiba) et Dawaima. ​ Occupation de Beer-Sheba (carte D) par le Palmah, qui commet plusieurs massacres, causant la mort de 19 civils pour le premier, puis de 20 soldats égyptiens qui s'étaient rendus et étaient donc prisonniers et pas moins de neuf enfants et d'une mère, gravement blessée. Les massacres s'accompagneront de pillage et du vol de plusieurs tracteurs (Abu-Sitta, op. cité). ​ ​ 22/23 octobre Ra'na Dans le district d'Hébron (carte C), à une trentaine de km à l'est d'Ashdod. Beaucoup d'habitants, comme dans d'autres villages sur les collines autour d'Hébron, prirent le chemin de l'exode avant l'arrivée des troupes israéliennes. Le kibboutz de Gal On avait été établi sur les terres traditionnelles du village en 1946. ​ Zikrin A une vingtaine de km à l'est d'Ashkelon (carte C). Déjà sévèrement attaqués le 6 août (cf. partie V ), une partie des habitants avaient fui, les autres seront expulsés par la suite. Kidna (Kudna) Au sud-est du précédent. Comme dans tous les autres villages de cette opération, les habitants ont été expulsés. La colonie de Paggit, fondée en 1952, qui semble avoir disparu, puis le kibboutz Beit Nir (Beyt Nir), fondé en 1955, l'ont été en accaparant des terres du village. 23 octobre Ajjur A quelques km au NE du précédent. Déjà touchée par les assauts israéliens à partir des 12-15 juillet (cf. partie V ), à la suite de quoi avaient eu lieu les premiers exodes des habitants. Les terres du village seront accaparées par les Israéliens pour établir cinq colonies : Les moshavot d'Agur, en 1950, de Tirosh, en 1955, de Tzafirim et de Giv'at Yesh'ayahu (Givat Yeshayahu), en 1958, et enfin, le village communautaire de Srigim-Li On (Yichouv Kehilati ), en 1960. ​ 23/24 octobre Dayr al-Dubban (Deir al-Dubban) Au SO du précédent. Le moshav de Luzit a été implanté sur les terres du village, en 1955. 24 octobre Bayt Jibrin (Beit Jibrin) 21 km au NO d'Hébron (carte D). Défendu par le 1er bataillon de l'armée égyptienne sur la ligne de front la séparant de l'armée israélienne. Par ici, beaucoup d'habitants se réfugient dans des caves historiques, surtout après les bombardements aériens sur le village, à compter du 18 octobre. Le porte-parole de l'armée israélienne dira que "durant des opérations pour couper les routes, certaines localités étaient si affaiblies que les prendre était une chose qui semblait évidente." (Khalidi, 1992 : 210) . C'est une des rares fois où Ben Gourion refusera à Yigal Allon (à sa demande) de faire sauter quelques maisons (Morris, 2004 : 354). Morris ajoute : "Cependant, habituellement, il faisait le choix de l'omission. Par exemple, sa longue entrée sur la réunion du 18 août, sur la question du retour des réfugiés, au cours de laquelle plusieurs des participants s'extasient sur la nécessité de détruire les villages, omet simplement toute mention du sujet." (op. cité) . Encore plus intéressant : Morris, toujours, rappelle en comparaison les entrées du Journal de Weitz (III, 331) et le protocole de réunion de Ya'akov Shimoni pour montrer que Ben Gourion s'était volontairement censuré sur le sujet dans son propre journal. Comme beaucoup de grands criminels de guerre, Ben Gourion connaissait parfaitement la dimension éthique indéfendable de son action. La colonie israélienne de Beit Guvrin (Beyt Guvrin, Beit Jubrin), un kibboutz, s'est implanté en 1949 sur les terres spoliées du village . 28 octobre Al-Qubayba (Hébron) Au SO du précédent. Selon Morris, la dépopulation du village fait suite à l'assaut. Le moshav de Lakhish (Lachish) sera implanté sur les terres du village en 1955. ​ ​ ​ Isdud Au sud d'Ashdod (carte C). Menacée depuis le 15 mai par des raids israéliens, du fait de sa position sur la ligne de front précitée, défendue encore ici par Gamal Abd al Nasir (Abdel Nasser), le village, au sud d'Ashdod, est visé les 2/3 juin, par une "fusillade meurtrière", autour du village, selon le New York Times, puis un autre assaut, les 9/10 juin, où semble-t-il, les "Renards de Samson" ont opéré (Pour la tuerie du mois d'août, cf. partie V ), Comme d'autres villages de la région depuis le 18 octobre, Isdud est bombardée sans retenue pendant trois jours (New York Times 19 octobre, 29 octobre 1948). A l'est du village, sur ses terres, seront établis les moshavim de Bnei Darom (Bene D.), en 1949 (m. shitufi , de Sde Uziyahu (Uzziyyahu, Uzijahu) et de Shtulim (Shetulim) en 1950, et Gan HaDarom (Ha-Darom), en 1953. 29 octobre Al-Dawayima Nouveau massacre, à moins de 10 km à l'ouest d'Hébron (carte D), par le 89e bataillon de la 8e Brigade blindée de Moshe Dayan, et ses trois colonnes de tanks, selon des témoins, commandée par Yitzhak Sadeh et appuyée par la Brigade Givati. ​ ​ 23/24 octobre Dayr al-Dubban (Deir al-Dubban) Au SO du précédent. Le moshav de Luzit a été implanté sur les terres du village, en 1955. fin octobre Arab al-Jubarat (tribu bédouine du Neguev) Tueries indiscriminées au sein de cette tribu ( cf. Abu Sitta, 2010) . ​​ A Dawayima, 80 à 100 villageois, selon certains historiens, sont abattus dans leur maison ou dans la mosquée, alors que le mukhtar, Hassan Mahmoud al-Hudeib, a dressé une liste de 455 victimes , chiffre corroboré par celui que la garnison égyptienne de Bethléhem a câblé : "les Juifs ont massacré 500 hommes, femmes et enfants", tandis que le consul-général américain parlait quant à lui de 500 à 1000 habitants "alignés et abattus à la mitrailleuse" (Morris, 2004 : 469). On rapporte des actes horribles comme des têtes d'enfants brisées avec des bâtons, des meurtre de vieilles dames, de mère avec son enfant et de viols (Palumbo, 1987 : 12 ; Mahmoud al Hudeib, "Al-Dawayimah Village ", 1985 ; A. Atharbeh, Al-Dawayimah , pp. 212-216, Birzeit Research Center, The Palestinian Destroyed Villages, 21 April 1997 ; Khalidi, 1992 : 213-216 ; Benvenisti, 2000 : 153 ; Morris, 2004 : 469 ; "Terror in Dawayima : Testimony of Rushdieh al Hudeib " (fils du précédent), dans "Palestine : Memories from 1948 ", ed. Conti and Alcantara, Hesperus, 2018. , pp 67- 75. ; Abdel Jawad, 2007 : 89) ​ En 1955, le moshav d'Amatzia (Amatsya, Amazya) sera fondé sur les ruines du village (Khalidi, 1992 : 213-216). ​ Le 7 novembre 1948, une discussion générale a lieu au sein du Conseil d'Etat provisoire israélien (qui a précédé la Knesset, entre mai 1948 et avril 1949) sur les atrocités de la guerre, et la question d'al-Dawayima est évoquée. Le ministre de l'agriculture (1948-49), Aharon Zisling (Aaron Cisling, Cizling ; A. Tzizling, 1901-1964), appartenant au Mapam, réagissant probablement, selon Morris, à une lettre reçue de Shabtai Kaplan, a déclaré : « Je n’ai pas pu dormir de la nuit… C’est quelque chose qui détermine le caractère de la nation. . . Les Juifs ont eux aussi commis des actes nazis.» (Khalidi, 1992 : 213 ; Morris, 2004 : 488). Le soldat et journaliste S. Kaplan a en effet écrit une lettre, découverte par l'historien israélien Yair Auron, qui va dans le sens des autres témoignages du massacre de Dawayima. Kaplan soutient ce que nous savons maintenant très bien, à savoir que, loin de l'idéologie diffusée de la "pureté des armes" de Yitzhak Sadeh, cette tuerie de masse faisait partie d'un "système d'expulsion et de destruction" qui avait un objectif clair : "Moins il reste d'Arabes, mieux c'est." (Jonathan Cook, "Decades on, Israel tries to bury its darkest times ", The National [quotidien publié à Abou Dhabi, Emirats Arabes Unis, depuis 2008], 22 mars 2016). ​ ​cf. aussi : Adam Raz, Classified Docs Reveal Massacres of Palestinians in '48 – and What Israeli Leaders Knew , article d'Haaretz du 9 décembre 2021 : traduction complète sur Association France Palestine Solidarité : "Des documents confidentiels dévoilent des massacres de Palestiniens en 48 – et ce que les dirigeants israéliens savaient". ​ ​ ​ ​ Dawayima, vestiges du sanctuaire (maqâm) de Cheikh Ali fin oct./ début nov. Dayr Sunayd 12 km au sud d'Ashkelon (carte D). Déjà éprouvé par une bataille, le 19 mai, des forces égyptiennes victorieuses (que raconte Nasser, alors jeune officier), le village subit des bombardements aériens depuis les 15-16 octobre, particulièrement sévères le 21. Au nord, du village, s'établira le kibboutz de Yad Mordechai (Y. Mordekhay), en 1949. ​ Al-Khalasa (El Khalsa) A 23 km au SO de Beer-Sheba (carte E). La région sera utilisée comme zone militaire d'entraînement par l'armée israélienne. 4 novembre ​ Hamama Près des quartiers nord d'Ashkelon (carte C). Le quotidien Filastin rapporte que le village subit différentes attaques en janvier, notamment celles de colons de Nitzanim, une première le 22 janvier, qui blessent 15 paysans, don deux sérieusement, puis une seconde, le 24, qui ouvre le feu sur les villageois, faisant un mort et un blessé. Le 17 février, c'est un groupe de villageois attendant le bus Hamama-Isdud qui est visé, blessant deux personnes (Filastin 23 janvier, 25 janvier, 18 février 1948). Les bombardements aériens incessants finiront de faire fuir la population, en même temps que la retraite des colonnes égyptiennes, le 28 octobre. Le village était encore occupé par beaucoup de réfugiés qui avaient fui Isdud et sa région. Le massacre de Dawayima, selon Morris, causé au même moment, aurait précipité des exodes massifs. Le kibboutz de Nitzanim a été fondé en 1943 sur des terres traditionnelles du village, changé en Kfar (Kefar) HaNoar Nitzanim ("Jeune village Nitzanim") en 1949, le moshav de Beit Ezra (Beyt E.) s'implante en 1950, ​ 4 novembre Al-Jiyya Au sud d'Ashkelon (carte C). Les moshavot de Ge'a (Gea) et Beit Shikma (Beyt Shiqma) ont été établis sur ses terres respectivement en 1949 et 1950. Al-Jura (Gaza) L'établissement de la ville d'Ashkelon, en 1948, se fera en partie sur les ruines du village. Al-Majdal (Gaza ) Comme le précédent, c'est en partie sur ses ruines que se fonde Ashkelon. Sur des terres du village seront établis les moshavot de Mash'en et de Nir Yisrael (Israel) en 1949, de Berekhya (Brehya), en 1950, et le village de Kfar Silver, en 1957. Début novembre Hiribya (Hirbiya) A 14 km au nord de Gaza (carte D). Le kibboutz de Zikim (Ziqim), fondé en 1949, et celui de Karmia (Karmiyya), établi en 1950 par un gar'in de Nahal issu d'Hashomer Hatzaïr, dont les membres, venant de France et de Tunisie, avaient été entraînés à Beit Zera, en Galilée (carte A). gar'in : (garin , plur : gar'inim, garinim : "graines" ) : groupe de Juifs étrangers ou israéliens de 18 à 23 ans qui vivent à l'étranger et font le choix de vivre en Israël pour servir dans l'armée israélienne, après quoi ils sont intégrés à un programme qui les prépare à l'avance à intégrer la culture juive (langue, histoire, culture), à la sauce idéologique sioniste, bien entendu, comme cela a déjà été souligné plusieurs fois. Les Nahal garinim, litt. "graines de Nahal", désignent des groupes estampillées "nahal " : terme formé de l'acronyme Noar Halutzi Lohem : "Jeunesse pionnière combattante", désignant un programme alliant service militaire et colonie agricole, dans laquelle les appelés servent en groupes dans diverses institutions civiques liées à l’éducation, l’agriculture, la formation, etc. C réé en août 1948 par Ben Gourion, à la demande de la jeunesse israélienne, le système nahal a fondé un certain nombre de colonies sur ce principe, qui ont continué de prospérer par la suite. 4/5 novembre Bayt Jirja A l'est du précédent (carte C). 5 novembre Barbara Depuis janvier le village est victime de l'entreprise terroriste sioniste, comme de très nombreuses localités arabes, que ce soit un bus passant à travers le village et ouvrant le feu, ou le 12 janvier, selon Filastin , le mitraillage des fenêtres d'une école, alors vide, ou encore le 10 avril, des tirs sur des paysans plantant dans leurs champs, blessant l'un d'entre eux et suscitant la riposte d'une milice villageoise. Bombardé à partir du 15 octobre, un certain nombre d'habitants ont fui ou ont été expulsés. Les moshavot shitufi Mavki'im et Talmei Yaffe (Talmey Y.) seront fondés sur leurs terres, respectivement en 1949, par des immigrants hongrois, et 1950, par des immigrants polonais et roumains. ​ 18/24 octobre ​ ​ L'Opération Ha-Har ("La Montagne"), est menée par l'IDF contre les villages au sud-ouest de Jérusalem, avec les Brigades Harel et Etzioni. Elle a pour objectif "d’élargir le corridor israélien vers Jérusalem et de le relier au territoire occupé dans les collines d’Hébron." ("Opération ha-Har ', Interactive Encyclopedia of the Palestine Question) . ​ ​ OPERATION HA-HAR, 18 / 24 octobre 1948 source principale : Khalidi, 1992 ; Morris, 2004 date localité commentaires 19 octobre Dayr Aban (Deir Aban) A 21 km à l'ouest de Jérusalem (carte C). Le village a subi plusieurs attaques : le 17 janvier, lors d'un raid punitif en réponse à l'embuscade de Kfar Etzion (cf. partie IV ) et le 20 mars, avec des échanges de tirs toute la journée avec la colonie de Hartuv, auj. disparue. Les forces égyptiennes furent trompées par un stratagème des Israéliens, qui, au moyen d'un phonographe et des haut-parleurs diffusèrent des bruits de mitrailleuse, ce qui, en plus de vrais tirs d'artillerie et de mortiers "Davidka", mit en déroute les Egyptiens. Les habitants ont été expulsés. Quatre colonies ont accaparé des terres du village : Le kibboutz de Tzor'a (Tzora), fondé en 1948, les moshavim de Mahseya (Machseya) et de Yish'i (Yishi) ainsi que la ville de Bet Shemesh (Beit, Beyt S.), en 1950. ​ 20 octobre Beit Jamal (Beit Jimal) Quelques km au SO du précédent. Village occupé mais préservé, où vit une communauté chrétienne de la congrégation des Salésiens. Après cette occupation, la Brigade Givati s'est rendue, semble-t-il, à Beit Jibrin dans le cadre de l'Opération Yoav. 22 octobre Bayt Nattif Au sud du précédent. Village stratégique, qui contrôlait la route de Bethléhem passant par Ajjur et Jibrin, utilisée par les forces égyptiennes. Les habitants avaient fui en grande partie. Quatre colonies seront établies sur leurs terres : Le kibboutz Netiv HaLamed-Heh ("Voie des 35" : cf. embuscade de Kfar Etzion, du 14 janvier dans partie IV ), en 1949 ; Le moshav religieux d'Aviezer (Avi'ezer) et les moshavim de Roglit, et de Neve Michael, en 1958, ces deux derniers fusionnant plus tard en un seul, portant le nom de ce dernier, 20 octobre Zakariyya (Zekharya) A l'ouest du précédent. De manière très exceptionnelle, les villageois n'ont été expulsés qu'en juin 1950, sans coercition, et le nouveau moshav fondé juste après à sa place reprendra son nom, Zekharia (Zekharya). 21 octobre Jarash Petit hameau au NE du précédent. ​ ​ Sufla A l'est du précédent. ​ ​ Bayt Itab (Beit Itab) A 18 km à l'ouest de Jérusalem. Comme d'autres localités du corridor de Jérusalem, le village a été pris juste après la deuxième trêve. Le moshav de Nes Harim s'établira sur des terres du village en 1950. 21 octobre et suivants Al-Walaja Au NO de Bethléhem. Bastion de la puissante famille Darwich, défendu par les Egyptiens. Il semble que la prise du village, comme ceux de Beit Safafa et de Beit Jala (cf. ci-dessous) ait fait partie d'une opération corollaire à celle d'Ha-Har pour contrôler la ligne de chemin de fer du corridor de Jérusalem, Jérusalem-Tel Aviv, l'opération Yekev ("vignoble"), dirigée par Moshe Dayan. Le moshav ​ ​ d'Amminadav (Aminadav) sera créé en 1950 sur les terres du village (Zochrot, al-Walaja ). Batir Beit Safafa (Bayt Safafa) village voisin de Malha qui deviendra un quartier sud de Jérusalem, à cheval sur Jérusalem E et O (carte C), sur la ligne verte (cf. partie IV ). Beit Jala (Bayt Jala, B. Jallah) Ville arabe chrétienne de Cisjordanie, au sud du précédent. ​ L'Etat israélien y a confisqué beaucoup de terres pour la fondation de colonies : Le village communautaire de Har Gilo, en 1968 ; la ville de Gilo, en 1970 et le quartier de Givat HaMatos, construit illégalement au sud de Jérusalem-Est à partir de 1991. ​ 19/24 octobre Burayj (Bureij) Petit hameau isolé à l'ouest de Bet Shemesh. Les habitants ont été expulsés et déplacés de force dans des villages de la seconde moitié du corridor de Jérusalem. Le moshav agricole Sdot Micha (Sedot Mikha) sera établi par des immigrants du Maroc, sur les terres du village en 1955. ​ ​ 28 / 31 oct. ​ ​ ​ ​ Opération Hiram, dirigée par Moshe Carmel, montée pour prendre la région de Haute Galilée, contrôlée par l'ALA de Qawuqji et un bataillon syrien. C'est la dernière grande opération des forces israéliennes qui achèvent dans la région du Wadi Ara (Nahal Iron) la conquête moderne de la Palestine par les sionistes. Mais en novembre et décembre, les Israéliens ont poursuivi leur "nettoyage" ( סוכנים מנקים, " mopping up " en anglais), sorte de "coups d'éponge" pour tenter d'effacer partout où c'est possible le caractère arabe de la région, ce qui a été poursuivi jusqu'à ce jour, nous le verrons. ​ ​ ​ Wadi Ara : "vallée reliant la côte près de Hadera au Marj Ibn Amir (Emek Izrael) et à Afoula (l’actuelle Route 65)" (Pappé, 2006) OPERATION HIRAM, 18 / 31 octobre 1948 (carte A ) source principale : Khalidi, 1992 ; Morris, 2004 date localité commentaires env. 18/19 octobre Al-Nabi Rubin (Akka / Acre) A une trentaine de km au NO d'Acre, près de la frontière libanaise (carte A). L'armée israélienne va ordonner aux villageois de traverser la frontière pour rejoindre le Liban. Mi-novembre, Moshe Carmel informe le 1er ministre Ben Gourion du bon déroulé de l'expulsion. ​ Sur des terres confisquées au village (mais aussi à ceux de Suruh et Tarbikha), des immigrants juifs de Hongrie et de Roumanie fonderont en partie le moshav de Shomera (Somera), en 1949, établi surtout sur le village même de Tarbikha (cf. plus bas) ; celui d'Even Menachem (Menahem), est établi en 1960 ; celui de Kfar Rosenwald, en 1967, du nom d'un philanthrope américain, William R.. rebaptisé Zar'it (Zekher Rosenwald Imanu Yisha'er Tamid , ("La mémoire de Rosenwald sera toujours avec nous"). Enfin, le moshav de Shtula (Shetula) sera établi par des immigrants irakiens en 1969. 29 octobre Mirun (Meirun, Meiron) A quelques km à l'ouest de Safed. Expulsés en deux temps par la Haganah, le 10 mai, puis à la fin octobre lors de l'occupation du village par les forces israéliennes, qui avaient aussi détruit un pont à sa périphérie, les 28 et 29 mai, dans le cadre d'une lutte contre les forces libano-syriennes. Malgré des bombardements aériens, la résistance a été vigoureuse. Le moshav de Meron a été ensuite fondé sur les ruines du village, en 1949. Safsaf A 7 km au NO de Safed, Safsaf a été le quartier général du second bataillon Yarmouk (Yarmuk) d'Adib al-Shishakli, futur président de Syrie. Plusieurs massacres ont ici été rapportés par Israël Galili, chef du Haut-Commandement des forces de la Haganah, puis de l'IDF : 52 hommes attachés à une corde, jetés dans un puits et abattus ; Plusieurs cas de viols et d'autres meurtres encore. Le moshav d'ha-Shahar, rebaptisé Kfar Hoshen, appelé aussi Safsuf (Sifsofa), a été bâti sur des terres confisquées au village en 1949, tout comme Bar Yohaï (B. Yochaï, Yochay), un village communautaire (religieux) fondé en 1977 et enfin, celui d'Or HaGanuz, en 1989. ​ ​ 30 octobre Jish Très voisin du précédent. " 150 à 200 Arabes tués ; 10 prisonniers de guerre marocains assassinés, parmi les victimes civiles, 4 chrétiens maronites, une femme et son bébé. Plusieurs maisons volées, 605 livres, de vols de bijoux et d'autres objets de valeur, personnes tuées pour avoir réclamé leurs objets de valeur, un doigt coupé pour en retirer une bague." (Abu Sitta, 2010 : 96) 29-30 0ctobre Tarshiha env 20 km à l'est de Nahariya, le village est pris par la Brigade Oded, appelée aussi 9e Brigade. Plusieurs colonies sont établies sur les terres du village : Le moshav de Me'ona, en 1949, celui d' Ein Yaakov, en 1953, la ville de Ma'alot en 1957, qui fusionnera en 1963 avec la ville arabe pour former Ma'alot-Tarshiha, et enfin, la ville de Kfar Vradim, en 1984. Suhmata Tout proche du précédent. Après avoir résisté courageusement avec l'aide de villages voisins, les populations, comme dans d'autres cas similaires, sont "punis" pour leur résistance par leur expulsion au-delà de la frontière libanaise. En 1949, une nouvelle colonie israélienne s'installe sur les terres du village, le moshav de Tzuri'el (Tzuriel, Tsuriel). La même année est établi le moshav de Hosen (Chosen) sur les mêmes terres. 30 octobre Sa'sa A 12 km au NO de Safed. Un massacre avait eu lieu les 14/15 février (cf. partie IV ). Le second, le 30 octobre, se produit alors même qu'il n'y a aucune résistance de la population, qu'Israel Galili qualifie de "crime de masse" (Khalidi, 1992 : 497) . Certains habitants avaient fui le matin, après avoir vu un bombardement aérien de B-17 et C-47 sur Jish et Safsaf, où des atrocités avaient été aussi commises, selon des témoins interrogés par l'historien palestinien Nafez Nazzal (né en 1941, cf. : "The Palestinian Exodus from Galilee, 1948", Institute for Palestine Studies, 1978). Le kibboutz laïc (aucune synagogue) fondé en 1949 sur les ruines du village après sa dépopulation conservera son nom : Sasa, que certains Juifs rattachent au Rabbi Levi ben Sisi (IIe-IIIe s.). 30 octobre Dayr al-Qasi (D. al-Qassi) A l'ouest de Sa'sa. Comme d'autres villages situés près des frontières libanaises (carte A), sa dépopulation et sa repopulation font l'objet d'une attention particulière des autorités israéliennes, qui voudraient installer des immigrants formés au combat. L'expulsion des villageois sera donc tardive, comme à Tarshiha ou Al-Bassa, probablement entre janvier et mai 1949. Sur les terres spoliées, sera établi le moshav d' Elkosh (Elqosh), en 1949, fondé par des immigrants du Yémen puis les petits villages communautaires (Yishouv kehilati ) de Matat (Mattat), en 1979 et Abirim (Mitzpe A., Abbirim), en 1980 Dayshum 13 km au N de Safed. Morris affirme que le village a été abandonné avant l'assaut, probablement après les nouvelles des massacres de Safsaf et de Jish. Ils ont cependant pu être expulsés vers le Liban, comme d'autres habitants frontaliers. Le moshav de Dishon sera fondé par des immigrants lybiens en 1953, juste à côté des ruines du village palestinien. ​ ​ Eilabun A une vingtaine de km au SO de Safed. Village chrétien arabe (principalement Maronite), où malgré la reddition demandée par quatre prêtres, la Brigade Golani exécutera 12 jeunes hommes Arabes de la tribu bédouine d'Arab al-Mawasi, en représailles d'une procession, un mois auparavant, où les villageois auraient brandi les têtes décapitées de deux soldats israéliens disparus après une attaque, le 12 septembre. Les troupes israéliennes ont pillé le village et ont expulsé quelque 800 habitants vers le village voisin de Maghar, un peu plus au nord, puis vers Mirun et enfin, par delà la frontière libanaise (Morris, 2004 : 479) ​ ​ D'autres membres de la tribu bédouine précitée ont été victimes de Tsahal fin octobre ou début novembre à Khirbat al-Wa’ra al-Sawda, au NO de Tibériade. Un témoignage oral évoque l'assassinat de 14 jeunes hommes regroupés et abattus, dont deux ont survécu (Khalidi, 1992 : 546) . Fara A une quinzaine de km au nord de Safed. ​ Al-Farradiyya SO de Safed. Des villageois d'Akbara, d'al-Zahiriyya al-Tahta avaient trouvé refuge ici au début mai, fuyant les raids de l'opération Yiftach. Le village est cerné mais, semble-t-il non investi par les forces israéliennes, et beaucoup d'habitants y resteront jusqu'à l'assaut final de février 1949. Sur les terres accaparées au village, seront fondé le kibboutz de Parod, en 1949, par des immigrants hongrois, le moshav de Shefer, en 1950, et celui d'Amirim, en 1958, un moshav où les habitants sont végétariens. Fassuta (Fassouta) Env. 15 km à l'ouest de Nahariya, non loin de la frontière avec le Liban. Le village fait partie d'une liste établie en 1949 par les autorités israéliennes de villages voués à l'expulsion des habitants (avec Tarshiha, Mi'ilya, Jish, Hurfeish, Rihaniya, Zakariya, Majdal, etc.), mais ce plan a été contesté par le ministère des Affaires Etrangères et un certain nombre d'habitants, en particulier à Fassuta ou à Jish (600 chrétiens maronites), par exemple, ont finalement été autorisés à rester, quand les musulmans étaient quant à eux, ici ou là, expulsés (Morris, 2004 : 507, 509, 511, 514, 534, 537). Ghabbatiyya A quelques km au SE du précédent. Kafr Inan (Kafr Anan) SO proche de Safed. Comme al-Farradiyya ou d'autres localités de Galilée, Kafr Inan ne sera pas vidé de ses habitants avant février 1949, leur nombre ayant augmenté par les exilés de nombreux villages, rappellera Bechor Shitrit, ministre des Minorités. Ces expulsions, ensuite, se feront pour une moitié au sein du territoire d'Israël, et pour une autre, par des transferts de population dans le Triangle (cf. partie IV ), sous autorité jordanienne. Le but pour Israël étant de conquérir toute la Galilée, le transfert des habitants sera organisé, souligne Morris, de manière à ce qu'ils ne puissent plus retourner chez eux (Khalidi, 1992 : 21) . Le village communautaire de Kfar Hananya (Kefar Chananya) s'établira au sud du village en 1977, ​ Marus 7 km au NE de Safed. Les services de renseignements israéliens rapportent un exode des villageois de Marus, qui coïncide avec celui de beaucoup de villages de la Galilée au même moment, victimes en de multiples endroits d'assauts israéliens, frappant les Palestiniens de terreur physique et psychologique. Les habitants restants à la fin de l'opération ont probablement été expulsés, affirme Morris. Al-Ras al-Ahmar Les habitants ont eu probablement vent des massacres de Safsaf, toute proche et ont fui avant la prise du village, sans doute au Liban comme la plupart des frontaliers, suggère Morris. En mai 1949, le village désert est rebaptisé Kerem Ben Zimra et s'apprête à recevoir des immigrants Juifs. Sabalan (Safed) env 15 km à l'ouest de Safed. Saliha Env. 12 km au nord de Safed. Le village a été occupé temporairement le 18 mai. C'est encore Israël Galili qui rapporte, lors d'une réunion de cadres du Mapam, un nouveau massacre de la 7e Brigade, de sinistre réputation. 94 personnes mortes dans l'explosion de leurs maisons. ​ Sur les ruines, s'élèvera le kibboutz de Yir'on, en 1949. Sur les terres du village, on fondera plus tard, en 1958, le moshav d'Avivim, abandonné et rétabli en 1963 par des immigrants du Maghreb. 30/31 octobre Kafr Bir'im (Biram,Kfar Bar'am) env. 10 km au NO de Safed. Le village se rend les tout premiers jours de novembre. Certains habitants sont trouvés dans des grottes et transférés à Jish, dans des maisons vides. La cour israélienne statue en juillet 1952 qu'il n'y a pas de raison d'empêcher leur retour chez eux, ce qui n'empêche pas l'armée de raser le village en 1953. Un peu plus loin vers l'est, des membres du Palmach établissent le kibboutz de Bar'am (Baram) en 1949, localité juive connue depuis le IIIe siècle. Sur les terres du village, des immigrants du Maroc et d'Iran fondent le moshav de Dovev, en 1958. Arab al-Samniyya (Khirbat al-Suwwana) Env. 19 km au NE d'Acre. "Ben Gourion a prédit que si les combats reprenaient dans le nord de la Palestine, la Galilée devait devenir « propre » et « vide » des Arabes, et a laissé entendre que ses généraux lui avaient donné cette assurance." (Khalidi, 1992 : 5) . Selon le New York Times, le pillage a été systématique, à l'aide de camions militaires, comme dans d'autres villages, où ils s'appropriaient par ce vol des chèvres, des moutons, , ou encore des mules (op. cité : 6). Sur les terres du villages seront fondés les moshavot de Ya'ara, en 1950, par des immigrants du Yémen ; d'Avdon, en 1952, par des immigrants de Tunisie et d'Iran ; de Manot, en 1980. 31 octobre Iqrit env. 10 km à l'est du précédent. Une partie des habitants, à majorité chrétienne, a été transportée vers le village palestinien d'al-Rama, 20 km plus au sud, les autres se sont éparpillés au Liban. Selon Morris, "le cas d'Iqrit et d'autres villages frontaliers montre bien combien était farouche la détermination de l'IDF de créer une bande frontalière, au nord" (Morris, 1987 : 237-239). En 1949, le moshav de Shomera est établi en partie sur des terres du village, par des immigrants de Hongrie et de Roumanie, comme celui de Goren, en 1950, par des Yéménites ; d'Even Menachem, en 1960, fondé par des Nord-Africains, et enfin, Gornot HaGalil, village communautaire en 1980. ​ (Khirbat) Iribbin (Arab al-Qulaytat) ​ A l'ouest du précédent. Après sa dépopulation, il faut attendre 1958 avant de voir le kibboutz d'Adamit s'établir sur ses terres. Hula (Hule, Houla, Houle) Village du Liban, à quelques km des colonies israéliennes de Menara (Manara) et de Margaliot, au nord du Doigt de Galilée. La Brigade Carmeli y commet un massacre, une semaine après la prise du village. Femmes et enfants sont expulsés, mais la plupart des hommes (entre une trentaine et une soixantaine) entre 15 ans et 60 ans sont abattus (Odd Karsten, "Libanon farvel: Israels første nederlag " : "Adieu Liban — La première défaite d'Israël"), Editions Aschehoug, 2010) ​ Mi'ilya (Mhalia) ​ A env. 15 km à l'est de Nahariya. Début 1948, la Haganah cause des pénuries alimentaires et du harcèlements auprès des villageois. En octobre, beaucoup fuient pendant l'assaut mais ont ensuite l'autorisation exceptionnelle d'y revenir (Morris, 1987 : 228) . Mais en janvier 1949, des villageois sont expulsés vers Jenine et se plaignent d'avoir été volés par des soldats (Morris, 1987 : 352) . Le village demeurera sous loi martiale, comme beaucoup d'autres localités arabes, jusqu'en 1966. Al-Mansura (Acre, Akka) Village frontalier du Liban. Après l'attaque, les habitants sont expulsés. Certains passent la frontière pour le Liban, d'autres sont emmenés par camion au village d'al-Rama (Rame), plus au sud. Malgré des demandes réitérées, ils ne furent jamais autorisés à rentrer chez eux. Le moshav Netu'a, en 1966, sera fondé sur les terres du village. ​ Ruines d'Al-Mansura (Acre), photo de Garo Nabaldian (colorisée) Interactive Encyclopedia of the Palestine Question, al-Mansura — المَنْصُورَة ​ ​ 29-31 octobre Hurfeish (Hurfaysh,Hurfesh) ​ Village druze pris autour du 31 octobre par la Brigade Oded, dont l'IDF avait prévu l'expulsion des habitants en décembre 1949, mais ce plan avait été abandonné (Morris, 1987 : 242, 251, 349) et le village a été préservé. Tarbikha Près de la frontière libanaise, à l'ouest d'Al-Mansura, le village est pris comme beaucoup d'autres sans résistance. Quelques jours après, tout début novembre, les habitants sont expulsés, avec l'ordre de passer la frontière vers le Liban. Le moshav de Shomera sera fondé en grande partie à la place de l'ancien village, mais d'autres colonies confisqueront des terres du village, les mêmes qui concernent Al-Nabi Rubin, cf. plus haut. ​ ​ Suruh ​ Voisine immédiate de la précédente, dont les terres sont sensiblement accaparées pour les mêmes colonies. Alma Village à 15 km env. au nord de Safed, dont les habitants seront expulsés. Un moshav religieux du même nom s'établira en 1949 à 500m de l'emplacement de l'ancien village. ​​ Majd al-Krum ​ (Majd al-Kurum) 16 km à l'est d'Acre, près de la ville de Karmiel, fondée en 1964. Village préservé, mais capturé fin octobre, dont la reddition devait prémunir de représailles, mais le 6 novembre, après un cafouillage opposant deux unités israéliennes, cinq villageois ont été exécutés et une maison démolie. Nahf (Nahaf, Nahef) Des meurtres sélectifs y auraient été commis (Abu Sitta, 2010 : 96). ​​ Buleida (Bulayda) ​ Dans le sud du Doigt de Galilée, près de la frontière libanaise. Selon Pappé, c'est le dernier village pris lors de l'Opération Hiram, qui a résisté pendant dix jours, soutenu par des soldats libanais. Devant la défaite, les habitants désespérés ont fui : "Le 31 octobre, la Galilée, région autrefois presque exclusivement palestinienne, était occupée en totalité par l’armée israélienne." (Pappé, 2006) Un certain nombre de localités, situées à bonne distance de la frontière libanaise, seront préservées de la plus grande violence israélienne, mais subissent la domination et l'humiliation de l'occupant. En effet, une partie des habitants se sont enfuis de terreur, et ceux qui demeurent seront soumis, comme il a été dit, à la loi martiale, jusqu'en 1966, sans parler d'un certain nombre de mesures qui maintiendront les Arabes israéliens dans un statut de citoyenneté de seconde zone, nous en reparlerons. Les principales localités occupées lors de l'Opération Hiram et qui ne seront pas détruites sont les suivantes : Al-Bi'na (Bii'na, el-Baneh, Bi'ne, Bina) ; Deir al-Asad (Dayr al-A.) où les Israéliens tuent deux personnes et incendient trois maisons fin octobre ou début novembre ; Kaukab (Kawkab) Abu al-Hija, Sakhnin, Arraba (Arrabat al-Battuf), Deir Hanna, Maghar (Magar), Rihaniya (Rehaniya), occupée majoritairement par des Circassiens (ou Tcherkesses, mais eux se disent Adyguéens), populations caucasiennes victimes de la Russie tsariste, en général musulmans d'obédience sunnite (vous pouvez localiser tous ces noms de villages ou de villes sur la carte A). ​ ​ Les soldats israéliens ont continué de commettre bien d'autres crimes après leurs grandes opérations planifiées. A Sha'b (Sha'ab, Shaab), près d'Acre, prise en juillet ( cf. partie V) , les habitants subissent à nouveau des violences début novembre : "Expulsion forcée/marche de la mort dans la boue. Des tirs « en l’air pour effrayer les réfugiés en fuite » ont blessé un petit garçon. Un témoin oculaire a vu de nombreux cadavres." (Abu Sitta, 2010 : 96) . Le 12 décembre, des atrocités sont commises à AL-Nabi Yusha (Nabi Yosha, carte A), dans le Doigt de Galilée ( אצבע הגליל, Etzba HaGalil, appelé aussi par les Britanniques "Galilee panhandle "), village investi lors de l'opération Yiftach, nous l'avons vu ; en janvier 1949 à Al Araqib, à quelques km au nord de Beer Sheba (carte D), ce sont 14 personnes qui sont abattues ; Des personnes de la tribu bédouine des Azazma (Azazima, Azazme, Azazmeh, al-Azazmeh), en janvier 1949, se font mitrailler par des hélicoptères (op. cité) , et ce n'est probablement là qu'une petite partie des attaques meurtrières qui ont été commises. Depuis le mois de décembre, priorité fut donnée aux militaires israéliens de "nettoyer le Neguev des nombreuses tribus bédouines qui l'habitaient." (Pappé, 2006). Citons la grande tribu de Tarabine, celle de Tayaha, de al-Hajare, expulsées surtout vers Gaza, mais aussi en Jordanie. Les Azazmeh, autorisés à revenir, seront à nouveau expulsés entre 1950 et 1954, devenus "la cible favorite d’une force des commandos spéciaux israéliens, l’unité 101, dirigée par un jeune officier ambitieux nommé Ariel Sharon." (Pappé, 2006) . ​ En décembre, Yosef Weitz visitait le village d'Al-Zib, au nord de Nahariya (carte A), et notait qu'il avait été "complètement rasé", avant d'observer plus loin : "Je me demande maintenant s'il était bon qu'il soit détruit ou si la vengeance n'aurait pas été plus grande si nous avions installé des Juifs dans les maisons du village." Il ajoute que ces maisons vides auraient été "une bonne chose pour l'établissement de nos frères (Juifs), qui ont erré générations après génération, réfugiés... plongés dans la souffrance et le chagrin, pour qu'ils trouvent enfin un toit au-dessus de leur tête... C'était [la raison de] notre guerre." (Morris, 2004 : 358). ​ "Entrée du 18 décembre 1948, Weitz, Journal, III, 367. En parlant de « vengeance » Weitz fait probablement référence ici à un épisode personnel : l’un de ses fils, Yehiam, a été tué lors d’un raid de Palmah en 1946 sur le pont d’Al Zib." (Morris, 2004 : 401, note 105). ​ Le nombre d'Israéliens arabes dans le nouvel Etat hébreu, de régime militaire, s'élève à 125.000 sur un total de 879.000 habitants. Ils seront 229.844 sur 2.088.685 d'habitants fin 1959 (Landau, 1960 : 2-3) . Les quelque soixante-dix villages de Galilée, en plus des villes d'Haïfa, d'Akka (Acre) et de Nazareth abritent après l'indépendance la population arabe la plus importante (env. 100.000), à laquelle il faut ajouter des villes et des villages du centre du pays et des communautés bédouines au Naqab (Manna, 2022 : 88) . La dépopulation arabe pendant la nakba s'est accompagnée d'un accaparement massif des terres palestiniennes par les Juifs, puisque les expropriations massives, entre 1947 et 1949, ont fait perdre aux Arabes 60 à 70 % de leurs terres (Löwy, 2001) . Les colons juifs peuvent donc amplement se satisfaire de leur grand "nettoyage", selon, nous l'avons vu, leur vocabulaire de prédilection, une opération à très bon compte, puisqu'ils avaient pendant longtemps, nous l'avons vu, prévu des transferts de population contre des compensations financières conséquentes. ​ En janvier 1949, les Israéliens terminent d'occuper la Galilée et le Neguev (Negev, Naqab), mais continuent, jusqu'au 1er avril, d'occuper des postes militaires et des villages syriens (Pappé, 2006 ) . ​ L'occupant met alors en œuvre différentes stratégies pour continuer de gérer la désarabisation du pays. Par exemple, en créant le 12 janvier 1949, au sein de son armée, une unité des Minorités, "composée de druzes, de circassiens et de bédouins, recrutés pour une seule et unique mission : empêcher les villageois et citadins palestiniens de revenir dans leurs maisons." (Pappé, 2006 ) . Rien d'étonnant ensuite que cette classe de citoyens serviles, dotée d'un seul coup d'un certain pouvoir envers leurs semblables, exerce à son tour des formes de violence sur les villageois qu'ils contrôlent, cette méthode de domination est connue depuis très longtemps dans l'histoire. Dès février, on en a la confirmation par un rapport "sur l’action recherche et identification des villages d’Arraba et de Deir Hanna [carte A, au SE de Karmiel]. À Deir Hanna , des balles ont été tirées au-dessus des têtes des citoyens (ezrahim ) que l’on rassemblait pour identification. Quatre-vingts ont été conduits en prison. Il y a eu des cas de comportement « inconvenant » de la part de la police militaire à l’égard des citoyens locaux pendant cette opération." (Archives des FDI / IDF [Forces de Défense Israélienne], 51/957, dossier 1683, bataillon 103, compagnie C ; cité par Pappé, 2006) . Par euphémisme, le caractère "inconvenant" désigne en fait, en général, toutes sortes de harcèlements physiques et psychologiques. Pire, après avoir cessé de déporter des Palestiniens au Liban, à partir du 16 janvier 1949, l'unité des Minorités a reçu une nouvelle mission : empêcher les réfugiés d'opérer la moindre tentative de franchir le périmètre de leur village. Un paysan venait au village pour moissonner son champ, un autre pour récolter des fruits : ils étaient la plupart du temps abattus : "tir réussi contre des Palestiniens qui tentaient de revenir dans le village de Blahmiya et d’y récupérer leurs affaires." note, satisfait, un supplétif musulman ​ (Archives des FDI, 50/2433, dossier 7, cité par Pappé, 2006) . Mais officiellement, on laissait les représentants du gouvernement israélien raconter leurs salades idéologiques sans les contredire, à l'image d'Abba Eban, ambassadeur d'Israël auprès de l'ONU (1949-1959) pouvait affirmer sans être contredit que personne n'était responsable ou n'avait à rendre de comptes à propos du "problème humain" posé par les réfugiés (Pappé, 2006) . ​ C'est ainsi que l'achèvement du nettoyage ethnique de la Nakba s'est poursuivi d'octobre 1948 à l'été 1949, et les observateurs de l'ONU, du ciel ou du sol, assistaient de manière neutre, silencieuse, à la déportation massive qui avait lieu sous leurs yeux. Certains ont bien écrit un rapport, que le secrétaire général n'a jamais publié, d'autres ont été choqués "par l’ampleur du pillage en cours, lequel, en octobre 1948, avait touché tous les villages et toutes les villes de Palestine." (Pappé, 2006) . En août 1949, encore, "une unité de Tsahal a capturé une jeune Bédouine, l'a retenue captive dans un avant-poste du Néguev, l'a violée collectivement, exécutée sur ordre du commandant du peloton et l'a enterrée dans une tombe peu profonde dans le désert. Vingt soldats ayant participé à l'épisode, dont le commandant du peloton, ont été traduits en cour martiale et envoyés en prison" (article d'Haaretz, 29 octobre 2003). ​ Tout comme les observateurs de l'ONU, les représentants de la Croix-Rouge attestent de nombreuses violations des droits fondamentaux jusqu'en 1949. Quand ils découvrent, par exemple, un charnier à Jaffa, le gouverneur militaire de Jaffa explique de manière débonnaire qu'il s'agissait probablement de contrevenants aux ordres stricts de couvre-feux, qui donnaient l'autorisation d'abattre quiconque ne le respectait pas : ​ "Sous couvert de couvre-feux et de bouclages, les Israéliens ont également commis d'autres crimes à Jaffa, qui étaient représentatifs de beaucoup de choses qui se sont produites ailleurs. Le crime le plus courant était le pillage, qu'il soit de type officiel et systématique ou privé et sporadique. Le genre systématique et officiel a été ordonné par le gouvernement israélien lui-même et a ciblé les magasins de gros de sucre, de farine, d'orge, de blé et de riz, que le gouvernement britannique gardait pour les populations arabes. . Le butin confisqué a été envoyé aux colonies juives" (Pappé, 2006) . ​ Des groupes de population étaient parfois autorisés à revenir là où ils vivaient avant la nakba, mais ils sont triés sur le volet par les autorités israéliennes, en particulier pour des intérêts divers, en particulier électoralistes. Par ailleurs, ces villageois avaient en permanence une épée de Damoclès sur leur tête, car ils étaient susceptibles à tout moment d'être expulsés de force et transférés dans d'autres lieux, "à cause de l’avidité des fermiers juifs, en particulier des kibboutzniks, qui convoitaient leurs terres ou leur site." (Pappé, 2006) . ​ Selon l a résolution de l'ONU sur la partition à deux Etats, un arabe, l'autre juif, leur création devait aboutir au plus tard le 1er octobre 1948. P ar conséquent, le mois de septembre a été marqué par des tractations de plusieurs États arabes, menés par l’Égypte, la Syrie et l’Arabie Saoudite. L'Arabie était favorable à l'établissement d'un gouvernement palestinien sous la direction du mufti, Hajj Amin al-Husayni, qui devait administrer les territoires sous le contrôle des armées arabes. L'Égypte, contrairement à la Jordanie, y était opposée et a poussé à organiser une conférence nationale palestinienne à Gaza, qui s'est déroulée à la fin de septembre, et au cours de laquelle a été mis en place un « gouvernement panpalestinien » pour lequel le Conseil de la Ligue arabe choisit de nommer le financier Ahmad Hilmi Pasha Abd al-Baqi (1882-1961) en tant que premier ministre. Membre du Haut Comité arabe en 1936, nationaliste, il avait créé, en plus de la banque arabe, "la Banque agricole pour fournir des crédits aux paysans, la Banque nationale arabe et le Fonds national pour sauver les terres arabes menacées de saisie par les sionistes. Il a mis en place le projet Dunam dont le but était de permettre à chaque Palestinien de posséder un dunam de terre dans les régions où les terres étaient menacées de saisie sioniste." (Interactive Encyclopedia of the Palestine Question , article "Hilmi Pacha Abd al-Baqi" ). ​ ​ ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ABDEL JAWAD (ABD AL-JAWAD) Saleh, 2007, "“ Zionist Massacres: The Creation of the Palestinian Refugee Problem in the 1948 War, ”, dans Israel and the Palestinian Refugees , Eyal Benvenisti, Chaïm Gans et Sari Hanali (Eds), pp. 59-127, Berlin - New York, Springer. ​ ABU-SITTA Salman H, 2010, Atlas of Palestine 1917-1966 , Palestine Land Society, London ​ AL-AREF Aref, 1956-1958, " al-Nakba : nakbat filastin wa'l-firdus al-mafqud : "La Catastrophe palestinienne et le paradis perdu", 1956-1958, 3 volumes, Beirut and Sidon, Asriyya Press ​ BENVENISTI Meron, 2000, "Sacred landscape, the buried history of the Holy Land since 1948" ("Paysage sacré : l’histoire enfouie de la Terre Sainte depuis 1948." ) Berkeley, University of California Press, KHALIDI Walid, 1992, All That Remains : The Palestinian Villages Occupied and Depopulated by Israel in 1948", Institute for Palestine Studies. ​ LÖWY Ilana, 2001, "Les « présents absents » : La situation impossible des Arabes d'Israël ", dans Mouvements 2001/1, n° 13, pages 109 à 114. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2001-1-page-109.htm ​ MORRIS Benny, 1987, "The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947-1949 " Cambridge University Press. ​ MORRIS Benny, 2004, " The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited ," Cambridge University Press. ​ MORRIS Benny, 2008, "1948 — The First Arab-Israeli War", Yale University Press. ​ PALUMBO Michael, 1987, " The Palestinian Catastrophe — The 1948 Expulsion of a People from Their Homeland" . 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  • AFRIQUE NOIRE, DOMINATIONS et ESCLAVAGES, 6 : KANEM-BORNOU-SAO

    Afrique NOIRE , dominations et esclavages [ 6 ] KANEM B assin du Lac Tchad SAO - VIe + XVIe s. B O R NOU - - K ANEM VI IIe - - XVIe s. - - Tête féminine ​ terre cuite incisée H. 6.4 x L. 5.6 cm x P. 6 .8 cm ​ Culture Sao, Wadjo, près de Kousseri, nord Cameroun vers - IXe - XIe siècle ​ don de Roger Gatau (administration coloniale) en 1949 ​ Muséum d'Histoire Naturelle de La Rochelle H. 1982 A l'instar d'autres régions d'Afrique, orientale ou australe, la présence d'hominidés est attestée dans le bassin du lac Tchad depuis très longtemps, 7 millions d'années en l'occurrence pour l'homme de Tournaï, le plus vieux connu, puis 3.5 millions et demie pour Abel, un australopithèque. Les traces humaines réapparaissent vers - 700.000 ans, qui ne signifient pas du tout que les régions concernées étaient alors vides d'habitant, et deviennent plus importante au paléolithique moyen, entre - 170.000 et -150.000 ans (Reounodji et al., 2014) . Cette longue histoire humaine ne nous concerne pas ici, car les premiers signes de domination et d'inégalité sociale par la distinction entre riches et pauvres, faibles et puissants, n'apparaissent qu'à la fin du paléolithique (ce qui ne signifie pas, bien sûr une égalité dans tous les domaines avant cette période). Ce sujet a été examiné dans le dossier Préhistoire . Mais il nous a semblé utile, à ce stade de ce dossier sur l'Afrique noire, de rappeler aux lectrices et aux lecteurs, à toutes fins utiles, que l'histoire des sociétés organisées, dont nous essayons ici de donner un aperçu des enjeux de pouvoir, de domination et de richesse, n'est qu'un long aboutissement d'une très longue histoire humaine dont nous ne pouvons saisir que quelques bribes, au travers des vestiges archéologiques, en particulier autour de leurs galets et de leurs pierres taillées, ou encore des peintures rupestres. ​ A ​ Carte du bassin du Lac Tchad, aire S ao (basée sur Lebeuf, 19 62 et Klee et al., 2004) C Carte politique du bassin du lac Tchad, 1570-1600 Source : Gargari (@Gargaristan) / Twitter B ​ Carte de la r égion du lac Tchad, au croisement des cultures sahariennes et subsahariennes ( ba sée sur Dewière, 2017) . D Carte de la pénétration de l'Islam dans le Bilad-al-Sudan (Gast, 2000) . ​ Les premières sociétés néolithiques connues au sud-ouest du lac Tchad sont le fait de sociétés agro-pastorales qui seraient les ancêtres des Sao (Seu, Saou, Sow, So So, etc.) auxquels se rattachent aujourd'hui, entre autres, les populations Kotoko et Kanouri (Lange, 1989) , ce dont nous pouvons douter, nous le verrons. R éunies sous le terme de culture Gajiganna , nom du village du nord du Nigéria au nord de Maiduguri, elles s'installent dans les yaérés (plaines inondables ou plaines firki) du lac Tchad ou des rives du Chari-Logone, vers - 3800, bâtissant des villages vers - 3500/3000 (Mallet et Vernet, 2013 ; Reounodji et al., 2014) , et commençant à domestiquer, entre autres, différentes graminées (Poacées), principalement le millet perlé ou mil (pennisetum glaucum ) et du riz sauvage (Oryza barthii, O. longistaminata), que certains chercheurs datent plutôt au début de la période qu'ils appellent Final ou Later Stone Age (" Age de pierre final"), qui font apparaître les dernières industries lithiques des régions concernées, en l'occurrence 1800-800 pour le bassin du lac Tchad, dates qu'ils font correspondre à la culture Gajiganna ( Klee et al., 2004 ). On voit ici que les spécialistes du sujet, face à la complexité de la question, diffèrent dans leurs interprétations. Nous ne pouvons nous attarder ici sur cette question qui sort du cadre de notre sujet, mais il nous semblait utile d'évoquer quelque peu la formation des premiers peuplements dans le bassin du lac Tchad, vu l'écheveau complexe du tissu social en question, pour avoir ensuite une idée plus claire sur les réalités sociales de la région. ​ yaéré et firki : "Les Yaérés sont des formations végétales submergées par les crues du Logone, au Tchad et au Nord-Cameroun. Elles se développent sur les argiles noires sahéliennes et soudaniennes se craquelant à la dessiccation. Cela donne un paysage de mosaïques formations boisées -formations herbacées. Les zones exondées, plus éloignées de l’influence des crues sont colonisées par des formations steppiques zonales à Acacia seyal et Balanites aegyptiaca (« Karal » ou « Firki ») ou à A cacia nilotica nilotica dans les dépressions" (Spichiger, 2010) C'est dans les yaérés que sont élevés progressivement des tells ou buttes dits anthropiques, formés par l'accumulation des vestiges d'habitats successifs, de torchis et de briques crues (Lebeuf, 1969), les protégeant sans doute des crues (Bouimont, 1994). A Daima, on trouve des buttes de 250 par 170 mètres (Treinen-Claustre et Connah, 1982) , mais certaines, à Goulfeil (Goulfey) ou Makari (cf. carte A), s'étendent sur 500 ou près d'un km de long. Occupées inégalement, certaines comme Mdaga, au Tchad, seront habitées entre le Ve siècle avant notre ère jusqu'au milieu du XIXe siècle, soit "2400 ans de présence humaine environ" (Lebeuf, 1980). Sur ces buttes, s'installent des populations vivant d'agriculture, de chasse (à l'arc et à la sagaie) et de pêche. Des centaines d'entre elles ont été répertoriées, dont les plus anciennes ont été datées du IXe au Ve siècle avant notre ère (Lebeuf, op. cité) , moment où apparaît l'âge l'âge du fer selon les sites (-500 - 200). Ces buttes ont été attribuées pour la plupart à des populations toujours entourées d'un épais mystère, regroupées sous le nom de Sao, cette "civilisation née de l'argile", selon la formule de l'ethnologue Marcel Griaule (Les Sao légendaires, 1943) , qui ceindront leurs villages de hautes murailles défensives en terre crue à partir des XIIe-XIIIe siècles (Lebeuf, 1980). Comme dans beaucoup d'autres cultures, les Sao, et les Kotoko après eux, le choix de l'emplacement des buttes anthropiques, de la longueur ou la hauteur des murailles, etc., était entouré de différents rituels, mais aussi de sacrifices, comme l'emmurement d'un couple de jeunes gens (qu'on retrouve là encore dans d'autres cultures), toutes sortes de pratiques après lesquelles seulement on pouvait procéder au partage des terres habitables et cultivables (Makrada Maïna, 2017 ) . Pour les Kotoko de Goulfeil, le mot "sao " viendrait justement d'un mot kotoko : "sawe ", qui veut dire muraille, mais on trouve aussi saw-ay ou sawo , qui veut dire "épine", ou encore : "succès", "victoire" (Makrada Maïna, 2017 ) . Pendant qu'on dressait des murailles, se généralisait la pratique d'inhumation dans les jarres (connue aussi du Moyen-Orient), dans lesquelles on a trouvé, en particulier à Mdaga, des statuettes, des figurines animales ou anthropomorphiques, représentant pour une part des ancêtres, mais aussi des bracelets, des pots, des labrets, etc. ​ ​ Cimetière sao, fouilles d'Annie et Jean-Paul Lebeuf, et de Marcel Griaule, Midigué, Tchad, 1950. A droite : double jarre, celle du b as contenant le défunt est recouvert d'une autre. Les tombes retrouvées avant la première moitié du premier millénaire ne présentent pas de distinction sociale notable (à Zilum, Kursakata ou Daima, par exemple, dans le Bornou / Borno), à l'exception de quelques perles d'amazonites ou de cornaline trouvées sur différents sites (Zilum, Houlouf, Doulo Izgawa, Ghwa Kiwa, Aissa Dugjé (cf. carte A), liées au commerce international des Garamantes (v. - 1000 à + 700), s'il faut en croire les auteurs romains ( Maceachern, 2019 ) . Le sud du lac Tchad semble donc un des rares endroits en Afrique où une forme d'égalitarisme social a perduré très longtemps, puisque nous avons vu qu'au Soudan ou en Egypte, ce n'était déjà plus le cas au milieu du IIIe millénaire avant notre ère (cf. Afrique noire I, Antiquité ). Cette situation a sans doute profité aux Garamantes jusqu'à la disparition de l'état garamantien, qui s'y approvisionnait en esclaves (Maceachern, 2019 ) . Au détour du milieu du premier millénaire de notre ère, ces sociétés changent totalement de physionomie, si l'on en juge la soudaine profusion de biens exotiques (perles de verre et de cornaline en particulier), des ornements (bracelets, colliers, etc.) en cuivre, bronze, fer, comme à Daima (Daima III, 700-1200), au Nigéria, Mdaga ou Houlouf (Cameroun), dont un certain nombre enrichit les tombes et qui témoigne de la constitution d'une forme hiérarchique, de rangs sociaux (Maceachern, 2019 ) . P lus d'une douzaine de squelettes de chevaux ont été trouvés à Aissa Dugjé (vers 600-780), pour certains mis délibérément en sépulture, et différents autres dans les montagnes Mandara, ce qui ne peut alors être le fait que des individus de rang élevé et qui indique probablement un développement accéléré de la hiérarchisation sociale. On ne peut pas ne pas penser au fait que le cheval est l'outil principal du commerce esclavagiste au sud du bassin du lac Tchad, que les auteurs arabes sont les premiers à relater, nous le verrons, comme pour l'ensemble de l'Afrique islamisée. Cependant, il s'agit ici de chevaux de petite taille, de poneys, qui étaient beaucoup en usage dans le Bilad al-Sudan ("pays des noirs"), selon les auteurs arabes. En 1068, Al-Bakri s’étonnera par exemple de la taille réduite des chevaux d'apparat devant le trône du roi du Ghâna ( Cuoq, 1975) . ​ Timbre du Tchad, un des cinq bracelets anthropomorphes en bronze sao ( v. Xe-XVIe siècle), découverts par J-P Lebeuf en 1962 à Gaoui (Gawi, Gahui), à 10 km au nord de la capitale, N'Djamena. ​ gawi : litt. : "fort" en arabe tchadien ; ma ka kânzia , en kotoko de Kousseri (Lebeuf, 1965) Nous aurions aimer compter sur le tout premier des témoignages connus des littérateurs arabes ayant visité la région au moment même où les Sao développaient leurs hiérarchies sociales, mais la Configuration de la Terre (وضع الأرض, Surat al-Ardh , 977), du géographe Mohammed Abul-Kassem ibn Hawqal, dont les voyages se situent entre 943 et 969, est très vague sur les populations du sud du lac Tchad, qualifiées de "païens et féticheurs", qui pourraient être tout à la fois des Kanembu (Kanembou, du Kanem), Kanuri (principalement du Bornou), Mandara ou Sao/Kotoko. Par ailleurs, Ibn Hawqal prétend que l'eau est rare dans la région et les pâturages introuvables, alors que beaucoup de cours d'eau se jettent dans le lac Tchad, ce qui fait vraiment douter de ses connaissances (Makrada Maïna, 2017 ) . Rappelons ici, cela a déjà été évoqué, que beaucoup de géographes travaillaient alors à partir d'ouvrages divers bien plus que par des voyages personnels dans les pays concernés. ​ Statue squelettique ​ bronze, alliage de métaux et pie rre volcanique (pouzzolane) H. 31.5 cm ​ Culture Sao, v. XIIe-XVe siècle ​ Collection particulière On peut ainsi évoquer Giovanni Leone L'Africano (Leon l'Africain), né Hassan al-Wazzan, en 1488, dans l'Andalousie musulmane (Al-Andalus), à Grenade, qui, lui non plus n'a probablement jamais mis les pieds dans la région, et dont des chercheurs ont étudié la fameuse Cosmographia dell'Africa (Description de l'Afrique, 1526) et relevé bon nombre d'erreurs (Fauvelle-Aymar et Hirsch, 2009) . Il évoque des populations habitant "à côté d'un très grand lac autour duquel vivent des peuplades de Seu (Sao) et de Gorrhan" (Léon L'Africain, op. cité) , et du royaume du Bornou, ennemi des Sao. Seu : Lorenzo Giovani d’Anania, géographe vénitien parlera de "Sauo", comme une autre orthographe de "Seu" : "« Sauo », Ch'altri han detto « Seu » " L'Universale fabbrica del Mondo, ovvero Cosmografia (1582). ​ " Ce roy aume est gouverné par un puissant seigneur, qui est de l’origine de Bardoa, peuple de Libye, et tient environ trois mille chevaux, et de fantes [fantassins, NDR] tel et si grand nombre, qu'il luy plaît, pource que tout le peuple est dédié à son service, et en use comme bon luy semble, sans toutefois imposer aucun subside ny tribut, hors mis qu'il leve la decime des fruits provenans de la terre, et n'a autre revenu qu'à dérober et voler ses voisins, qui luy sont ennemis, lesquels habitent outre le désert de Sea [Seu : Sao NDR] , qu'ils traversoyent anciennement à pied en nombre infiny, courant tout le royaume de Borno, là où ils deroboyent, et enlevoyent ce qu'ils pouvoyent avoi r. M ais ce Roy-ci a tant fait avec les marchands de Barbarie, qu'ils luy amenent des chevaux, leur donnant pour cheval quinze ou vingt esclaves en échange. Par ce moyen il donne bon ordre de faire des courses sur ses ennemis et fait attendre les marchans en délayant leur payement jusques à son retour" (Léon L'Africain, op. cité, tra duction Charles-Henri Auguste Shefer, orientaliste, historien, 1820-1898 ). L'islam devient la religion officielle de la cour royale du Kanem au XIe siècle, dirigé alors par les Zaghawa (probablement ibadites), bientôt renversés par les Sefuwa (Sayfuwa, Seyfuya, Sayfawas), d'obédience sunnite malékite ( Dewière, 2017), dont la dynastie Teda des Sef (ou Sayfiya) aurait fondé le royaume du Kanem au VIIIe siècle, avec Njimi comme capitale (carte C) , mentionné par Al-Yaqubi dès 889, dans son Kitâb al-Buldân . Comme les autres puissances musulmanes, le Kanem prend part au commerce transsaharien, traite esclavagiste comprise, bien entendu, de Njimi vers les pays arabes, au travers des voies classiques des oasis du Kawar et du Fezzan (carte B), dans les actuels Niger et Lybie. Ce n'est pas sur l'or, mais, en plus du commerce du natron (kilbu ), c'est bien l'esclavage qui fonde la prospérité du Maï du Kanem et son "emprise sur ses sujets est absolue. Il réduit qui il veut en esclavage" dira Ibn Furtû (I. Fourtou) dans ses chroniques du Bornou (cf. plus bas) . Cette prospérité est rapidement mise à mal par des conflits inter-dynastiques et des conflits avec des Teda-Tubu (Toubou, carte B), une population de pasteurs au Tibesti, qui affaiblissent grandement les Sefuwa et qui poussent à l'émigration une partie de la population, qui s'installe au Bornou, dont les souverains se succèdent depuis le VIIIe siècle (cf. Urvoy, 1941 ). Une nouvelle dynastie, celle des Bulālah (Bulala, Boulala), établis d'abord près du lac Fitri (carte C), achève de pousser dehors les Sefuwa qui se réfugient au Bornou sous le règne du Maï 'Umar b. Idrīs (1382-1387), où sont déjà présents leurs vassaux, et qui construiront un Etat solide jusqu'au XVIIIe siècle (Dewière, 2017) . De plus, dès le règne d'Idris b. Ali (1497-1519), les Sefuwa reconquièrent le Kanem, créant un double état Kanem-Bornou, sans pour autant que cessent les conflits dynastiques intermittents. La majorité de la population est paysanne et largement exploitée par les différents pouvoirs, comme dans la plupart des pays du monde pendant des millénaires, payant un loyer à des propriétaires fonciers, comme autant de seigneurs féodaux (Makrada Maïna, 201 7 ). Et encore une fois, les élites se servent des femmes et de leur ventre pour permettre au pouvoir des uns et des autres de se maintenir, par des mariages inter-familiaux ou avec des femmes esclaves. En entrant dans l'orbite islamique, sans parler des pèlerinages de souverains à la Mecque ( حَجّ : ḥadj, ḥağğ ), ce sont de multiples réseaux intellectuels, religieux, commerciaux, diplomatiques, etc. qui se mettent en place ou se renforcent avec nombre de centres importants de l'Afrique musulmane et au-delà, augmentant significativement l'influence du Bornou : ​ "Le Borno devint également un grand centre intellectuel fréquenté par des lettrés du Bilād al-Sūdān et d’autres parties du monde musulman. La reconnaissance par de nombreux ˓ulamā˒ [uléma, ouléma , NDR] des prétentions des mai du Borno contribua grandement à asseoir l’influence culturelle du Borno dans une grande p artie de ces États. En pays Hawsa [Haoussa, NDR, carte A et D] , cette évolution fut sans doute pour beaucoup dans l’instauration d’un tribut (gaisuwa ou tsare en hawsa) versé régulièrement par les dirigeants musulmans de cette région au calife du Borno" (Barkindo, 1999) . ​ Les souverains du Bornou cherchent aussi à renforcer leur contrôle sur les Etats satellites, périphériques du royaume, et obtient du Mandara un approvisionnement régulier en fer et en esclaves, quand le Kotoko et le Baguirmi (carte B) fournit les peaux de bêtes, l'ivoire et, lui aussi, des esclaves. ​ Tout en prenant leur revanche sur les Sao, qui, selon la tradition orale, leur aurait causé plusieurs défaites, les Sefuwa s'implantent au Bornou pour profiter aussi dans de terres très fertiles. Au XIVe siècle, ils se seraient alliés aux Arabes, aux Touaregs et autres Toubou pendant une période de sécheresse, pour leur infliger une lourde défaite ( Gustav Nachtigal, 1834-1885, " Sahara und Sudan. Ergbnisse sechjähriger Reisen in Afrika " : "Sahara et Soudan. Compte-rendu de six ans de voyages en Afrique", paru en deux volumes, de 1879 à 1881 et un troisième volume posthume en 1889 ). L es conquêtes qui s'ensuivent, avec razzias, batailles, dominations, réductions vont de pair avec les traditionnelles stratégies de pouvoir des élites, anoblissant en particulier des chefs ennemis vaincus, sous des prétextes religieux, pour pouvoir agréger de nouveaux territoires, augmenter leur puissance armée en mobilisant différents peuples contre les Sao (Makrada Maïna, 201 7 ) . Ces derniers avaient eu très tôt des conflits avec le Royaume de Bornou (Borno) nous rapportent Ahmad (Ahmat) Ibn Furtû (I. Fartuwa), dont l'explorateur allemand Heinrich Barth (1821-1865) trouve au Bornou deux ouvrages vers 1850, le Kitāb ġazawāt Barnū et le Kitāb ġazawāt Kānim , respectivement "Les Conquêtes du Borno", daté de 1576, et "Les Conquêtes du Kanem", de 1578 ( Dewière, 2017). par ailleurs, Barth découvre en 1851 le Diwan (écrit en arabe ou Girgam , en langue kanuri) la chronique royale des sultans ( maguni ) de la dynastie des Sefuwa, qui s'échelonne du Xe au XIXe siècle et qui nous délivre de précieux renseignements sur une très longue période. On ne sera pas étonné d'apprendre que le Diwan n'est pas parole d'Evangile et que, travaillé comme bon n ombre de textes historiques par l'idéologie. En plus du fait qu'il ne précise pas que les rois, jusqu'à l'islamisation du royaume, étaient païens, le Diwan "occulte les problèmes de succession et les conflits en général. Ce que le diwan cherche à prouver est la continuité dynastique et religieuse du Kanem‑Borno. L’enchainement des noms de rois au fil des siècles aplatit l’histoire de la région en lui conférant une unité artificielle. En cela, ce document est entièrement à la gloire de la dynastie des Sayfawas et ne saurait suffire à une compréhension totale de l’histoire politique du Kanem‑Borno" ( Hiribarren, 2020). ​ Dans sa chronique du Bornou, Ind Furtû distingue bien les Kotoko des deux groupes Sao (Sao-Tatala et Sao-Ngafata) contemporains et nous apprend que des Kotoko avaient été enrôlés par Idris Alauma, qui chargea la tribu de Kotoko de les combattre : ​ "Quand il (Idriss Alauma) vint au pouvoir par la grâce de Dieu, sa miséricorde, sa grâce et sa volonté, il analysa et planifia comment les réprimer et les extirper de leur iniquité. Il fût à l’origine de nombreux stratagèmes grâce à son excellente clairvoyance et son esprit astucieux. Ainsi, il établit (manazil ) près d'eux des colonies musulmanes, de sorte que les campagnes des musulmans contre eux soient faciles. Ainsi, il accentua les raids dans leur région en été (Sayf ) et en hiver (shitar ), de sorte qu'ils n’eurent aucun repos chez eux ; troisièmement, il détruisit leurs cultures en automne (Kharif ) ; quatrièmement, il chargea la tribu de Kotoko d’assaillir leurs bateaux (pirogues ) par surprise pendant qu’ils étaient désarmés ; suite à cela, certains furent massacrés et d’autres capturés. Ces stratagèmes ont été appliqués jusqu'à ce que [les Tatala] soient totalement affaiblis" (op. cité, in Makrada Maïna, 201 7 ). ​ Au début de son ouvrage, l'auteur avait précisé que, traqués par l'armée du Bornou, les Sao-Ngafata chercheront asile chez les Sao-Tatala, car ils étaient de la même espèce (jins ). Nous avons-là de bons indices qui nous permettent de douter que les Sao soient les ancêtres des Kokotos, mais leur installation sur d'anciennes buttes sao, le rattachement à leur culture depuis des siècles autorisent à penser qu'ils ont une réelle légitimité à se revendiquer de la culture qui les a précédés. ​ ​ Les Sao n'étaient pas les seuls païens à subir les razzias des chasseurs d'esclaves du Fezzan, tout à la fois acheteurs, revendeurs et producteurs d'esclaves : "Chaque année, des expéditions sont menées au Kanem, au Borku [Borkou, carte B] , au Bahr al Ghazâl [région à l'extrême sud du Soudan actuel] Les Toubous [carte B] du Borku (Anakaza), du Bahr (Kreda et Kesherda), du Kanem et du Manga (Groupes Daza) sont encore païens. Nom bre de populations sédentaires du Kanem, e n particulier sur les rives du lac, le sont aussi. De toute façon, les Fezzanais ne font pas scrupule de razzier des musulmans. Chaque campagne rapporte 1 500 esclaves, au moins autant de chameaux" ( Zeltner, 1953) . Furtû parle même de massacres des Sao-Ngafata et Sao-Tatala organisés par les campagnes militaires du Maï (roi) Idriss Alauma (Alaoma, règne de 1564 à 1576), pendants lesquelles on tuait systématiquement les hommes et on épargnait femmes et enfants pour les conduire en captivité. Ajouté à la migration de groupes Sao vers le sud, poussés par les Kanembu, tout cela aura eu pour conséquence d'essaimer en petits groupes ou d'assimiler les rescapés à d'autres populations, au premier chef les Kotoko, dont il est question à partir du XVIe siècle dans la littérature historique, mais aussi les Kanuri, les Kanembu et sans doute les Massa et les Baguirmi, après ce qui a peut-être ressemblé à un génocide (et plus exactement un ethnocide). Ainsi, les mythes sao se sont répandus bien loin du lac Tchad, dans des régions occupées par les Toubou, les Touaregs et les Arabes, comme au Kawar (carte B), dans la région d'Agadez, au centre du Niger, ou encore à Bilma (carte D), au nord du pays, très certainement par des groupes sao déportés collectivement ou individuellement comme esclaves (Makrada Maïna, 2017 ) . ​ ​ T erre cuite sao, fouilles de Jean-Paul Lebeuf : A gauche tête provenant de Fort-Lamy, rives du Chari ; à droite, représentation de nouveau-né ayant peut-être servi à un bouchon de poterie. ​ Dessin paru dans le Bulletin du Museum national d'histoire naturelle, 2e s., tome X, n° 6, 1938 ​ https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5528771q/f13.item.zoom ​ ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ​ ​ ​ ​ BARKINDO Bawuro Mubi, 1999, "chapitre 17, Le Kānem-Borno : ses relations avec la Méditerranée, le Baguirmi et les autres États du bassin du lac Tchad" Histoire générale de l’Afrique, tome V, L’Afrique du XVIe au XVIIIe siècle, dirigé par Bethwell Allan Ogot, Paris, Éditions UNESCO, pp. 541-565 EN LIGNE (comme les autres volumes sur le site de l'UNESCO : https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000184292 ​ BOUIMONT Tchago, 1994, "La métallurgie ancienne du fer dans le sud du Tchad. 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  • PLOUTOCRATIEs | LES UTOPIES SOCIALES : XVIIe siècle/2

    document annexe : Les sociétés utopiques [ 6 ] XVIe - XVIIIe siècles XVIIe siècle ( 2 ) 1640, Della Repubblica di Lesbo ..., Vincenzo Sgualdi Une république de pirates ? 1641, A Description of the famous kingdom Macaria, Hartlib/Plattes 1648, Novae Solymae , Samuel Gott 1651, The Law of Freedom , Gerrard Winstanley 1653, Artamene ou le Grand Cyrus, M. de Scudéry 1654, Loix, status, ordonnances, et coustumes, pour un nouvel Estat, Balthazar Gerbier 1656, The Commonwealth of Oceana , William Harrington 1659, A Holy Commonwealth , Richard Baxter sgualdi ​ En 1640 , paraît à Bologne, chez Tebaldini, le livre de l'abbé bénédictin Vincenzo Sgualdi , intitulé Della Republica di Lesbo overo della Ragione di stato in un dominio aristocratico. Comme son nom l'indique, le modèle de société choisi par l'auteur est d'ordre aristocratique, inspiré par la tradition platonicienne des meilleurs, aristoi , en grec, optimati en latin : ottimati, dans la langue italienne de l'auteur. Lui-même faisait partie de la prestigieuse académie littéraire des Incogniti à Venise, dont Giovanni Botero avait fait l'éloge plus tôt, en 1605, avec Relatione della Republica Venetiana. " Si la description de cette république « fantastique » de Lesbos s’apparente à une idéalisation assumée du meilleur des régimes, comme il l’a explicitement annoncé dans l’adresse au lecteur, les rappels historiques sont néanmoins légion, qui renforcent la légitimité d’une comparaison implicite avec le régime aristocratique vénitien. " ( Lattarico, 2014 ). Quelques repères classiques des utopies, l'île de Lesbos, un espace-temps différent, n'y font rien, nous sommes encore dans une pseudo utopie politique réaliste parfaitement opposée à l'utopie sociale de type démocratique et égalitaire. pirates A droite, Vincenzo Sguardi : Della Republica di Lesbo ( Bologne, 1646). Les autres livres : Marco Montalbani : Discorsi de principi della nobilta (Valgrisi, 1551) ; Domenico Regi : Della Vita di Tomaso Moro, Malatesta, (Milan, 1675) ; Diego Saavedra Fajardo : L'idea del principe politico christiano (Pezzana, Vénétie, 1 674) Une république de pirates ? ​ Le calviniste François Le Vasseur prend aux Anglais l'île de la Tortue en 1640 , et dont on peut lire dans des textes de l'époque (Perron, 2001) et jusqu'aujourd'hui, ici ou là, qu'il aurait établie une "République huguenote" de type égalitaire ( Michel Lebris, interview de l'Humanité, 4 août 2001, https://www.humanite.fr/node/250359 ). C'est avec l'aide de flibustiers et de boucaniers que Le Vasseur prit le contrôle de l'île de la Tortue. Plus généralement, ces aventuriers installés sur l'île de la Tortue et celle d'Hispaniola (Saint-Domingue) sont avant tout des pirates, des flibustiers. Mais la légende d'aventuriers fondant une société communautaire ne résiste pas une seconde à l'histoire. Ils « mettent en communauté tout ce qu'ils possèdent et ont des valets qu'ils font venir de France. Ils paient leur passage et les obligent à servir pendant trois ans. On les nomme des " engagés " » ( Alexandre Exquemelin [Oexmelin, Exmelin, Esquemeling, vers 1645 - vers 1707], Histoire des avanturiers, des boucaniers et de la Chambre des comptes établie dans les Indes, 1686, première édition française, Jacques Le Fèbvre [Lefèbvre], Paris [citation en français moderne] ). La version française a été "augmentée d'une dizaine de chapitres... copiés sur d'autres auteurs, soit totalement imaginaires" (Camus, 1990) . L'édition originale en néerlandais date de 1678 (Jan ten Hoorn, Amsterdam) : de Americaensche Zee-Roovers : Behelsende Een Pertinente En Waerachtige Beschrijving Van Alle de Voornaemste Roveryen En Onmenschelijcke Wreedheden, ... America, Gepleeght Hebben ("Les pirates d'Amérique, Histoire des pillages et description minutieuse des cruautés des pirates..."). ​ " Le Vasseur favorisa, grâce à son navire, l'importation d'esclaves indiens et noirs de la côte ouest du Yucatan et de Cuba. Devenu gouverneur, Le Vasseur installa à la Tortue une forme de dirigisme absolu pendant plus de dix années sans que la couronne française n'intervienne dans ses décisions de développer l'île " (Perron, 2001) . ​ flibustiers : de l'ancien anglais flibutor, freebetter , issu lui-même du néerlandais vrijbuiter : pirate. Ce mot a été donné par les Français aux pilleurs de la mer des Antilles, qu'ils soient pirates ou corsaires, mais il a une connotation moins péjorative que le pirate, car il s'attaque en théorie à un ennemi reconnu comme ennemi de guerre, et non à l'aveugle, par pur souci d'obtenir un butin. Par ailleurs, les gouverneurs français de l'île de la tortue les recruteront "comme protecteurs' mais aussi "comme corsaires en temps de guerre" (Perron, 2001) .. Un certain nombre de ces flibustiers obtiendront, d'ailleurs, des lettres de corsaire, qui est la noblesse de la piraterie. En effet, ils agissent dans les faits comme d'autres pirates (corsari , corsaro , en italien), mais de manière officielle, dans le cadre de la course ou guerre de course, forme de guerre maritime, navale, dans laquelle des particuliers étaient autorisés par le pouvoir, de manière contractuelle, par "lettre de marque" ou "lettre de course", à capturer des navires étrangers en temps de guerre, avec leur cargaison, sans parler des pillages de villes, de rançons ou de butins exigés au nom de la guerre, de la colonisation de territoires. Les corsaires peuvent ainsi " commercer librement leurs pillages car ils auront un port d'attache, ce qui n'est pas le cas pour les pirates. " (op. cité) . En général, ils reversaient le dixième de leur butin. ​ boucaniers : Exquemelin explique que le mot vient de boucan , de barbacoa , terme utilisé par les Tainos pour parler de l'action de fumer la viande. Il désigne d'abord des aventuriers expulsés de Saint Christophe vers 1629 et qui se sont reconvertis un temps à la chasse au boeuf et au sanglier pour leur cuir et leur viande (et au tannage des peaux dont ils feront commerce). Après 1660, après que le gibier a été en partie épuisé ou détruit par leurs ennemis espagnols (Exquemelin, op. cité) , ils redeviendront flibustiers "chasseurs de richesses et d'hommes" (Perron, 2001) . ​ aventuriers : "l es aventuriers français […] s’étant rendus maîtres de l’île, ils délibérèrent entre eux de quelle manière ils s’y établiraient. […] Voilà donc nos aventuriers divisés en trois bandes : Ceux qui s’adonnèrent à la chasse, prirent le nom de boucaniers; Ceux qui préféraient la « course », s’appelèrent flibustiers, du mot anglais « flibuster » qui signifie corsaire; Ceux qui s’appliquèrent au travail de la terre retinrent le nom d’habitants. " ​ ​ Ainsi, cette société des "frères de la côte", selon le surnom qu'ils s'étaient donné (op. cité) était égalitaire, oui, mais seulement "pour les quelques propriétaires de fusil" (op. cité), et sûrement pas pour les esclaves blancs qui précéderont ceux de la traite négrière, asservis par les colons en général, qui " meurent en grand nombre pendant leur terme de trois ans, tant les fièvres, le scorbut, les maladies pulmonaires et les privations font des ravages dans la population " (D'Ans, 1987) . C'est ainsi qu'Exquemelin lui-même, fils d'apothicaire protestant de Honfleur, engagé auprès de la Compagnie des Indes Occidentales en 1666, a été laissé pour mort après avoir subi de cruels traitements de la part de son maître et a été sauvé par des boucaniers. ​ On donne parfois pour exemple Bertrand d'Ogeron de La Bouëre (1613-1676), gouverneur de l'île de la Tortue entre 1665, comme initiateur d'une société "coopérative" (Hamonet, 2007) , mais cela ne concerne qu'un nombre de dispositions très restreintes. Comme ses prédécesseurs, il fit venir des engagés qu'on exploita tout autant ainsi que des esclaves. Grâce à lui, la flibuste connut son âge d'or, par d'importants butins pris dans de très nombreux pillages auprès de villes et de navires espagnols. D'ailleurs, c'est de cette époque que nous viennent les noms des plus célèbres pirates : François l'Olonnais, Michel le Basque, Pierre François, Mombars, Barthélémy, ou encore Henry Morgan, ou David Mansfield. Il ne faut donc pas étendre à un quelconque pays ce qui nous a été rapporté sur l'organisation de "ces républiques flottantes" qu'ont pu représenter les navires des "frères de la côte" : élection du capitaine, modes de révocation, plafonnement des salaires, équité des "salaires", de logement et de nourriture entre capitaine et matelots, compensation financière des "accidents du travail", à la hauteur du handicap survenu dans des batailles, etc., Exquemelin parle de "chasse-partie" (dérivé de charte-partie) pour désigner " ce qui revient au capitaine, au chirurgien et aux estropiés " (Exquemelin, op. cité) ou encore des associations deux à deux qui permet d'hériter des biens de celui qui trépasse (Perron, 2001) . Mais les pirates étaient loin d'être les seuls à établir de telles règles de justice sociale : nous avons vu que c'était un des aspects des corporations de métiers depuis longtemps déjà. ​ rapporté : par Exquemelin, on l'a vu, mais aussi Raveneau de Lussan (1663 - après 1700) dans son Journal du voyage fait à la mer de Sud, avec les flibustiers de l'Amérique en 1684 et années suivantes (Jean-Baptiste Coignard, Paris, 1689). hartlib ​ Longtemps attribuée à Samuel Hartlib (1600-1662), A description of the famous kingdome of Macaria... , publié de manière anonyme en 1641 (Londres, Francis Constable) est en fait l'oeuvre de son ami Gabriel Plattes (vers 1600-1644), selon ce qu'a démontré en 1974 Charles Webster (“The Authorship and Significance of Macaria”, Past and Present 56, 1974, 43-49). Dans le sillage de Bacon, c'est encore une utopie portée par la science, la technologie, et tout spécialement celle de l'agriculture, pour le bienfait à la fois physique mais aussi métaphysique des humains, en lien avec la morale puritaine et les préoccupations millénaristes qui imprègnent à nouveau l'Europe (en particulier l'Allemagne réformée) depuis plus d'un siècle (Sur Macaria, par exemple, tous les curés sont médecins). Le texte, très court, ne permet que de brosser à grands traits les idées de l'auteur, mais nous savons qu'il n'est pas question du tout de redistribuer des richesses. Au contraire, la constitution du Royaume permet " aux ministres d'État, aux juges et aux chefs-officiers, de grands revenus " et à défaut d'être vertueux dans leurs devoirs, les Grands s'y tiennent " par crainte de perdre leurs propres grands domaines ". Nous ne sommes pas là dans l'utopie mais dans une ébauche de réformes, de projets principalement techniques qui, petit à petit, feront de plus en plus partie de l'évolution réelle des pays, et qui préfigurent à la fois le mouvement des Lumières et la révolution industrielle à venir. gott La Novae Solymae de Samuel Gott (1613-1671), publiée en 1648 (Londini/Londres, Joannis Legati/John Legat) n'a eu aucun succès. L'oeuvre a longtemps été attribuée à John Milton , de quatre ans son aîné, mais dans un article approfondi de 1910, Stephen Jones a établi de sérieux arguments historiques en faveur du politicien londonien ( S. Jones, The Authorship of Nova Solyma', The Library , 3e série, 1 : 3, p 225-238 ). Gott étudia à la Merchant Taylor School (son père était négociant en fer), puis à St Catarine's College de Cambridge (un lieu privilégié pour les études hébraïques, dont il devient un expert), devient bachelier en 1632 avant d'être admis la même année à Gray's Inn, (litt. "auberge des Grey"), une des quatre "Inns of Court" (avec Lincoln's Inn, Middle Temple et Inner Temple). des associations, voire collèges, en fait, qui forment les avocats plaideurs ("barristers "). "Il est probable qu'en raison de ses antécédents sociaux, religieux et éducatifs, Gott connaissait d'autres personnes travaillant sur les mêmes problèmes que lui, comme Milton, Dury , Hartlib, Theodor Haak , William Petty et lié à Andrae au travers de Comenius." Dury : John Dury (vers 1600-1680), théologien et penseur attaché au "cercle de Hartlib ", ami de Grotius , connaissant Descartes, à l'origine avec d'autres, comme Hartlib ou Comenius de la Royal Society . Il fut un des premiers à avoir formalisé la bibliothéconomie dans The Reformed Librarie-Keeper , en 1650. ​ Theodor Haak (1605-1690) : Érudit allemand, traducteur, voyageur, Haak a fait partie du "Groupe 1645", lui aussi relié au cercle de Hartlib dans la formation du projet de la Royal Society. Il eut en particulier une riche correspondance scientifique avec Marin Mersenne (1588-1648), théologien et mathématicien français, en relation avec Pascal, Fermat ou Descartes, lui-même à l'origine avec d'autres de l'Académie des sciences créée par Colbert en 166. Haak lui adressait des travaux de toutes sortes, sur les marées, les planètes, les lunettes téléscopiques, etc. ​ Beaucoup plus romanesque que la plupart des utopies, Novae Solymae relate en six livres, en plus du thème classique du voyage en contrée inconnue, au travers de nombreux personnages, nombre d'aventures rocambolesques, mais aussi des histoires d'amour avec, bien entendu des visées d'éducation morale (Held, 1914) . ​ Les principaux héros sont trois étudiants de Cambridge, Apollos, Eugene et Joseph, ce dernier étant de retour dans sa patrie, puisqu'il est le fils du chef de Nova Solyma, Jacob. La ville surplombe une colline, avec douze portes nommées d'après les douze tribus d'Israël. C'est en fait une Jérusalem nouvelle " dont les murs ne portent pas les traces du passé " que Gott décrit là, dans une attitude millénariste. Les Juifs y sont convertis au christianisme et disparaissent en tant que peuple. Cet antisémitisme ne semble pas, chez Gott, découler d'une détestation des Juifs, mais d'un sentiment bien plus courant de supériorité idéologique (au nom de la "vraie religion"), alors qu'il était autrement plus virulent chez Bacon, qui, en 1624, dans sa propre utopie de La Nouvelle Atlantide ( New Atlantis ), écrit un récit sinistrement prophétique où les Juifs sont transférés dans une île voisine de la Nouvelle Atlantide et traités " comme tous les impies de la manière la plus cruelle. " La vie intellectuelle et spirituelle des habitants est très inspirée de la Christianopolis d'Andreae, mais aussi de la New Atlantis de Bacon. La préoccupation première de Gott est l'éducation, non seulement de la jeunesse mais tout au long de la vie de l'individu, un individu plutôt masculin car, selon le révérend Walter Begley (qui avait traduit l'oeuvre en anglais et l'avait attribuée à Milton en 1902), "les femmes sont complètement ignorées" (W. Begley, Nova Solyma, the Ideal City ; Or, Jerusalem Regained , 1902) . Comme chez Andreae, il y a chez Gott l'obsession d'une personne complète corps et esprit, qui le conduit en plus de l'éducation scolaire, à donner une grande importance à l'exercice physique, dès les premiers pas de l'enfant : " après cela nous pratiquons la course, la danse, la natation, le tir à l'arc et d'autres activités de même type suscitent aussi notre intérêt". A Nova Solyma, l'enfant est pris en charge plus tard par les académies publiques, à l'âge de dix ans. Avant cet âge l'éducation met l'accent sur la grammaire et les mathématiques et comme toujours, sur la formation de la foi du citoyen, du respect de son prochain, de ses parents, des anciens, ainsi que de l'Etat, en particulier au travers de nombreux prêches sur toutes ces matières éthiques. L'attention est portée aux enfants qui ont davantage de difficultés que les autres : " Les moins doués ne sont pas plus méprisés à ce titre, et jugés indignes d'une telle éducation. En effet, nous faisons des efforts particuliers dans leur cas afin qu'ils puissent atteindre au moins le maximum de leur capacité. " On trouve chez Gott comme chez Novae le souci premier d'une formation polyglotte, en particulier les langues anciennes (grec, hébreu, latin) dans l'étude de l'histoire des peuples anciens (Held, 1914 ) . Pour cette raison, ces langues sont parlées dans des conversations quotidiennes. Mais on a la même exigence pour les langues modernes, qui permettent en particulier de converser le mieux possible avec des correspondants ou des marchands étrangers. Les élèves, parvenus à un degré suffisant de connaissance dans un domaine particulier, se spécialisent pour pouvoir exercer au mieux leurs talents. En plus de la rhétorique, une place particulière est donnée à la littérature : roman, théâtre, et plus encore poésie, considérée comme une de ses formes les plus hautes, entièrement tournée vers le domaine religieux (en particulier les psaumes). Une chose intéressante est la critique que l'auteur fait des romans d'amour à l'eau de rose qui circulent à l'époque et dont un bon nombre sont importés d'Espagne. Comme dans la vie réelle, les élèves qui n'ont pas les talents prisés par les élites sont dirigés vers des domaines moins considérés, en l'occurrence, l'artisanat ou l'agriculture. Avant toute chose, cependant, c'est l'observation de la nature qui est la base de la connaissance : "L'ingéniosité humaine produit certaines inventions, mais elles n'ont en réalité d'autre source que celle de la nature. Que fait d'autre un cuisinier, un médecin ou un chimiste, quand ce qu'il obtient est tiré de la préparation ou de la distillation de produits naturels ? Bien mieux, les oeuvres les plus originales et admirables de l'art, si nous les examinons de manière approfondie, nous montrerons qu'elles sont en fait banales et insignifiantes : en effet, car les meilleures d'entre elles, ont été découvertes plutôt qu'inventées. " ​ On voit bien que, depuis les débuts de la chrétienté, les théologiens tentent par tous les moyens de réduire l'homme à une créature qui tire l'entièreté de ses facultés, de ses dons, de ses œuvres, de Dieu lui-même, ce dont les hommes d'église tirent en parti leur morale d'une humilité qui pousse jusqu'à l'effacement de la personnalité, de la singularité, au profit de la gloire de son Créateur. A chaque oeuvre, morale, philosophique, scientifique, correspond pendant des siècles à une charge écrasante sur la société empêchant au mieux les hommes de s'émanciper de cette tutelle, qui réclame de chaque partie de son corps une soumission de tous les instants aux principes qui ont été forgé par les élites religieuses, comme dans beaucoup d'autres civilisations. Le roman utopique, nous le voyons-là encore, est le plus souvent, un lieu manifeste de cette tyrannie de la pensée, une véritable dictature de l'esprit. scudéry 1651 , voir : The Law of Freedom , Gerrard Winstanley Dans "Artamene ou le Grand Cyrus", Madeleine de Scudéry (1607-1701) réinvestit "la première voix de femme" (la poétesse Sappho, VIIe-VIe siècles), selon les mots de Bernard Ledwige ("Sapho, la première voix de femme", Paris, Mercure de France, 1987), dans le dernier tome (X, 2) de ce qui demeure le plus long roman de la littérature française, qui occupe pas moins de dix volumes, écrits de 1649 à 1653 et dont l'oeuvre complète fut publiée pour la première fois en 1654 sans mention d'éditeur. Dans cette histoire fleuve, le personnage de Sapho s'enfuit avec Phaon au " Pais des nouveaux Sauromates " (" que quelques uns confondent avec les Scythes "), un petit état forgé par un " illustre Grec, ayant ramassé tous ceux qui volontairement voulurent estre tout à la fois, & ses Disciples, & ses Sujets" en résistant aux Sauromates, guerriers brutaux qui "sacrifient les Prisonniers qu'ils ont fait à la guerre ". C'est séparé de leur royaume de " trois grandes journées de Deserts à passer... " que le prince hellène a créé son Etat " pour y renfermer toutes les vertus, & toutes les Sciences, qu'il vouloit inspirer dans l'ame de ses Sujets : & que pour empescher les vices de leurs voisins de s'opposer à son dessein ". Et pour protéger davantage son royaume, le prince avait instauré la coutume " de ne souffrir presque jamais qu'un Estranger qui vient parmy nous, sorte de nostre Païs ". De plus, "l'on n'y rentre mesme pas, si l'on n'en est jugé digne. " Un habitant pouvait obtenir la permission de voyager à l'étranger, mais au retour, " il faut estre examiné durant trois Mois, afin de voir si les moeurs de celuy qui revient ne se sont point corrompuës durant son absence. " ( extraits d'Artamene ou le Grand Cyrus, dédié à madame la duchesse de Longueville, par Monsieur de Scudéry, Gouverneur de Nostre Dame de la Garde, dixième partie, Leyden, 1656, avec privilège du roy ) Le pays des nouveaux Sauromates est un " Empire de l'Amour " qui est aussi un temple des sciences et des arts. " & l'idée de ce petit Estat qui n'a point de voisins, me plaist tellement" raconte Sapho, " que si les Femmes voyageoient aussi souvent que les hommes, ie [ sic ] pense que i'aurois la curiosité d'y aller ". ​ un "petit Estat qui n’a point de voisins ", où on " n’entre mesme pas, si l’on n’en est jugé digne " et où " on fait promettre de ne sortir jamais du Païs, sans la permission du Prince, qui ne la donne que rarement " (op. cité) . Sauromates : nom que l'autrice emprunte aux auteurs antiques, comme Hérodote, qui ont parlé de peuples Sarmates et Sauromates. Longtemps considérés comme légendaires, l'archéologie a fini par montrer la réalité de peuples iranophones où des femmes riches étaient prêtresses ou encore guerrières. L'une d'entre elles a été trouvée dans une sépulture de Kourgane (IVe siècle avant notre ère), non loin du xutor (ferme) de Sladkovskij, près de Rostov-sur-le-Don, en fait, une tombe à dromos , sorte d'allée entourée de murs qui y conduit. "Le long du bras de l'«amazone», il y avait une épée en fer (longue de 0,73 m) à poignée de bronze. Près du poignet droit était placé un carquois rempli de flèches à pointes en fer et en bronze." (Smirnov et David-De-Sonneville, 1982) gerbier Nous ne nous arrêterons pas sur les “Loix, status, ordonnances, et coustumes, pour un nouvel Estat,” de Sir Balthazar Gerbier (1592-1663), écrit en 1654 , qui sont, avec son Project for Establishing a New State in America ( 1649, "Projet d'établissement d'un nouvel Etat d'Amérique"), comme celui d'un établissement en Guyane en 1660, autant d'entreprises politiques et secrètes qui ne nous intéressent pas ici et qui ne se sont jamais concrétisées, ni de près ni de loin, semble-t-il. harrington James Harrington (1611-1677) développera un projet politique dans The Commonwealth of Oceana (1656) , paru à Londres, à la fois chez Livewell Chapman et Daniel Pakeman, puis dans Art of Lawgiving (1659), une version en trois volumes de cette entreprise. C'est encore une république anti-utopique, contre-modèle de l'Angleterre de Cromwell, à qui l'auteur donne les traits d'Olphaus Megaletor. "Il semble bien que Harrington ait considéré son Oceana moins comme une utopie que comme un modèle pratique de gouvernement". L'auteur s'inspire à la fois du modèle grec antique mais aussi de la république vénitienne. Harrington adopte le tirage au sort et la rotation des charges, mais aussi, il divise sa société en deux ordres : d'un côté ceux qui ont un revenu de au-delà de 100 livres par an (300 pour les sénateurs), en en terres, bien et argent (avec une limitation à 2000 livres pour les revenus fonciers), ce sont "les citoyens" ("the citizens "), assimilés aux chevaliers, et de l'autre la piétaille, "the servants ", assimilés à l'infanterie selon l'antique idéologie d'une "aristocratie naturelle", qui tire la richesse de sa vertu. La disproportion des biens, à son avantage, doit être écrasante et pas plus trois cents propriétaires doivent se partager les trois quarts des terres, cinq mille autres se partageant le reste de manière égale (Polin, 1952) . La république d'Oceana est une ploutocratie manifeste : " il devient clair qu'Harrington avait aussi pour intention d'utiliser cette division pour s'assurer qu'au plus haut niveau du gouvernement, les plus riches domineraient " (Ammersley, 2005) . Comme dans beaucoup d'utopies (ou la réalité de l'époque), les femmes sont tenues à l'écart du pouvoir, cantonnées à la sphère du foyer, suspectes désignées sur le terrain de la morale : oisiveté, punitions prévues pour les femmes "de mauvaise vie", etc. Cependant, le choix d'Harrington de revenir à une loi agraire du même type que celle de la république romaine permet aux femmes d'obtenir une part dans la redistribution des richesses, qui évite au femmes d'être la proie des hommes par le biais de la dot et, encore mieux, qui instaurera un mariage désintéressé "un hommage à l'amour pur et immaculé " dira le philosophe. Notons que la pensée d'Harrington sera revisitée à la Révolution française, en particulier par Théodore Lesueur, proche des Cordeliers, dans un modèle de Constitution, daté du 25 septembre 1792, ou encore Jean-Jacques Rutledge (chevalier Rutlidge, 1742-1794), qui consacra deux numéros complets de son journal à sa vie et son œuvre : Calypso, ou les Babillards, par une société de gens du monde et de gens de lettres , Paris, Regnault, 1785, III, pp. 313-360 (op. cité) . baxter Nous passerons rapidement sur A holy commonwealth or political aphorisms opening the true principles of government for the healing of the mistakes and resolving the doubts that most endanger and trouble england at this time (Thos Underhill & Francis Tyton), "Une Sainte République ou aphorismes politiques ouvrant sur de vrais principes de gouvernement, en guérison des erreurs et pour soulever les doutes qui jettent de nos jours sur l'Angleterre le plus grand danger et le plus grand trouble", publiée en 1659 par le prédicateur puritain Richard Baxter (1615-1691). Ce n'est pas du tout un récit utopique, mais un pamphlet politico-religieux pour une réforme morale, religieuse et politique et qui tente en partie d'expliquer pourquoi le conservateur qu'il était a pris le parti de Cromwell pendant la guerre civile. Baxter répudiera publiquement cette œuvre en 1670. ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ​ ​ ​ AMMERSLEY Rachel, 2005, The Commonwealth of Oceana de James Harrington : un modèle pour la France révolutionnaire ?. In: Annales historiques de la Révolution française, n°342, 2005. Les Iles britanniques et la Révolution française. pp. 3-20; https://www.persee.fr/doc/ahrf_0003-4436_2005_num_342_1_2846 ​ CAMUS Michel-Christian, 1990, "Une note critique à propos d'Exquemelin". In: Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 77, n°286, 1er trimestre 1990. pp. 79-90; https://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1990_num_77_286_2762 ​ D'ANS André-Marcel, 1987, Haïti, paysage et société, Paris, Karthala ​ HAMONET Claude, 2007, "L'appréciation du handicap chez les Frères de la Côte 1664-1675, selon Alexandre-Olivier Exmelin, chirurgien de la Flibuste", éditions Masson ​ LATTARICO Jean-François, 2014, « Utopies vénitiennes, À propos de La Republica di Lesbo de Vincenzo Sgualdi », Italies 17/18 | 2014, http://journals.openedition.org/italies/4892 ​ POLIN Raymond, 1952, Économie et politique au XVIIe siècle : l' « Oceana » de James Harrington . In: Revue française de science politique, 2ᵉ année, n°1, 1952. pp. 24-41; https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1952_num_2_1_392113 ​ SMIRNOV K.-F ;DAVID-DE-SONNEVILLE Thérèse, 1982, Une « Amazone » du IVe siècle avant notre ère sur le territoire du Don. In: Dialogues d'histoire ancienne, vol. 8, 1982. pp. 121-141; https://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_1982_num_8_1_1579 ​

  • PLOUTOCRATIEs | Naissance du Libéralisme, Angleterre 1

    Le libéralisme, ou la naissance du capitalisme moderne L'Angleterre ( 1 ) « Le peuple EST UNE MARCHANDISE » Portrait de William Petty par Samuel Fuller (1606-1672), détail, œuvre non datée. National Portrait Gallery (NPG 2924), Londres Introduction Les Chantres de la Liberté William Petty : Le peuple comme marchandise introduction Introduction ​ Pour les Pays-Bas ou l'Angleterre, l'essentiel des luttes politiques, depuis le milieu du XVIIe siècle et leurs premières révolutions, ne sont pas avant tout des luttes de justice sociale ni de subsistances, comme ce sera le cas pour la révolution française, malgré, nous l'avons vu en particulier avec les Levellers, la présence ici ou là de véritables attentes et de préoccupations sociales. Ce sont plutôt des conflits religieux et de pouvoirs, nous allons le voir, entre whigs et tories, et les droits réclamés par les parlementaires bourgeois sont des droits catégoriels (Lochak, 2013), pas universels comme ce sera aussi le cas en en France en 1789. Il y avait eu la Magna Carta , en 1215, " qui énumère les privilèges accordés à l’Église d’Angleterre, à la cité de Londres, aux marchands, aux seigneurs féodaux. ", puis la Petition of Rights de 1628), l'Habeas Corpus de 1679 ou le Bill of Rights de 1689. L'Habeas Corpus stipule que "nul ne peut être tenu en détention sauf par décision d'un juge". Mais combien de communications actuelles sur les droits de l'homme le brandissent sans l'avoir lu en entier, et particulièrement l'article 8, qui précise que la procédure ne s'applique pas aux personnes emprisonnées pour dettes ou dans le cadre d'une affaire civile, c'est-à-dire dans des affaires où on rencontre beaucoup de personnes de basse condition, qui peuvent continuer à être traitées arbitrairement. La Petition of Rights , par exemple, parle des "autres hommes libres des communes de ce royaume " ou stipule "qu'aucun homme libre ne pourra être arrêté" (intégralement repris de la Magna Carta), ce qui signifie bien que tous les hommes ne le sont pas. Il s'agit bien plus alors de limiter l'autorité, l'arbitraire monarchique et d'accroître le pouvoir parlementaire de l'élite que d'ouvrir le champ des droits humains. Rappelons que c'est Henri VI qui limite en 1429 le droit de suffrage aux seuls freeholders d'une propriété foncière (estate ) d'un revenu supérieur à 40 shillings : ce suffrage censitaire va durer jusqu'en...1832 dans les comtés. " Ce statut, qui posait la qualité de propriétaire comme condition de participation politique, est présenté à la fois comme une mesure d’ordre public et comme la volonté de refuser la qualité d’électeur au peuple traditionnellement présenté comme incapable et versatile. À travers la description de ce statut de 1429, c’est autant le peuple en lui-même qui effraie que les désordres qu’il peut provoquer. " (Tillet, 2001) ​ Etre libre en Angleterre, c'est donc être d'abord un propriétaire, et nous le verrons, ce n'est pas la seconde et "Glorieuse" Révolution qui y changera quelque chose, bien au contraire. ​ La première révolution anglaise se termine et " elle a rapproché les classes possédantes de l'exercice réel du pouvoir, (...) consolidé la propriété et garanti la liberté de l'entreprise tout en contenant les aspirations diffuses ou exprimées à une plus grande justice sociale. " ( Roland Marx, "L'Angleterre des révolutions", Armand Colin, 1971 ). L'auteur a parfaitement résumé l'objectif libéral des élites : liberté d'entreprise, propriété et modérer du mieux possible les demandes de justice sociale. Les méthodes libérales des nouveaux riches, encore une fois, asseoir la liberté et la propriété des plus puissants avant tout, au détriment des plus faibles. ​ chantres de la liberté Les chantres de la liberté ​ Le conditionnement social plusieurs fois millénaire du pouvoir ploutocratique, l'ordre et la hiérarchie sociale qu'il impose, par la possession, l'accaparement inégal des biens, tout cela pèse d'un poids incommensurable sur les individus dès leur naissance. Mais ces instruments de domination évoluent, mutent au gré des vicissitudes de l'histoire, nous l'avons vu. C'est ce que s'appliquent à faire tous ces hommes du milieu du XVIIe siècle anglais qui imaginent, théorisent et agissent en vue d'établir la nouvelle société qu'ils appellent de leurs vœux, qu'ils se nomment Marchamont Nedham (ou Needham, 1620-1678), Slingsby Bethel (1617-1697), Henry Robinson (1604-1664) ou encore Benjamin Worsley (1618-1673), " tous profondément impliqués dans l’élaboration et la mise en place des politiques radicales du Commonwealth, tout en critiquant de bien des façons le Protectorat. " (Pincus, 2011). ​ Commençons par l'ouvrage central de Nedham , qui commence par ces mots : ​ " Lorsque les sénateurs de Rome commencèrent à respecter les droits du peuple, soit dans leurs décrets, soit dans leurs discours publics, et qu'ils briguèrent sa faveur en l'appelant le maître du monde , combien ne fut-il pas aisé à Gracchus de persuader ce même peuple qu'il était aussi maître du Sénat. " ​ Nedham : The Excellency of a Free State, 1656 (De la Souveraineté du peuple et de l'excellence d'un état libre, traduction du Cordelier Théophile Mandar, 1790) https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6473505t?rk=21459;2 ​ Notons d'abord ce sempiternel baratin des élites sur l'antiquité, qui ne contient rien de ce qui a fait, nous l'avons vu, les rapports très complexes de domination que les possédants de l'époque grecque ou romaine avaient instaurés pour garder la haute main sur le pouvoir et les richesses, et qui rend la formule lapidaire de respect des "droits du peuple" totalement inconsistante. Ensuite, comme tous les auteurs qui annoncent ce qu'on appellera plus tard le libéralisme , nous en donnerons d'autres exemples ailleurs, Nedham commence par parler de la liberté avec lyrisme, donnant l'impression qu'il parle du peuple tout entier, avant de préciser que ce n'est absolument pas le cas : ".. quand on fait connaître au peuple ses droits à la souveraineté, il est aussi impossible de l'en priver que de les diminuer " ou encore " Le peuple d'Angleterre, né aussi libre qu'aucun peuple du monde... ", " Les Romains étoient alors aussi libres que le furent les Spartiates " finissent par signifier que " Les loix doivent être unes, salutaires, et convenables à l'état et à la condition de tous les individus qui composent la société. " Ce qui a été dit avant ad nauseam , c'est pour la littérature, mais ce qui est dit là, en un petit bout de phrase, reflète bien mieux la volonté de distinction, l'infériorité ou la supériorité des classes sociales, ainsi que leur étanchéité et qui a des conséquence bien concrètes. Nous avons vu avec les enclosures comment ceci fut mise en pratique, et nous allons voir bientôt comment cette conception se manifestera au travers de la mutation économique, financière et technique et faire de l'homme du peuple un esclave d'un genre nouveau, doté de nouvelles libertés mais largement asservi. Alors certes, Nedham souhaite " au pouvoir du peuple de changer le gouvernement et les chefs suivant les occasions le demandent ", " Qu'il soit tenu des assemblées nationales à perpétuité ", " que le peuple soit libre d'élire les membres qui composent ces assemblées, lorsque les modes d'élection auront été établies ." Mais tous ces vœux sont profondément contradictoires avec la hiérarchie des classes sociales maintenue par Nedham et plus généralement par l'ensemble de la classe dirigeante, par cette mentalité inamovible qui consiste à penser qu'il y a des maîtres qui savent et qui commandent et un peuple qui ne sait rien et exécute. Ainsi si " Venise a donné à sa noblesse un pouvoir trop étendu...dans les Provinces-Unies, la république fait trop dépendre l'intérêt général de la volonté du peuple. " C'est à ceux qui ont les rênes du pouvoir de décider " de la quantité de pouvoir qui sera accordée au peuple ". Comme depuis des temps immémoriaux, l'élite pensante n'entend pas le peuple par l'ensemble des habitants d'un pays, mais de cette entité la plus nombreuse à laquelle ils n'appartiennent pas, qu'il faut entendre, dont il faut élargir les libertés tout en les dosant, tout en le contrôlant. Comme un père soucieux de la bonne moralité de ses enfants, pour reprendre l'image patriarcale classique, Nedham parle du peuple comme ses pairs, distribuant satisfecit et reproches : " le peuple eut plus de pouvoir...il l'exerça avec une sage modération, quoiqu'il en ait abusé quelquefois.. . " L'auteur trouve ainsi " la manière sublime " de la pensée de Machiavel quand il dit : " Ce n'est pas celui qui a rendu sage et respectable la souveraine autorité qu'il a exercée par lui-même, ou laissée à sa famille, que l'on doit le plus admirer, mais celui qui a donné une liberté durable à un peuple, et qui a assuré par-là son bonheur. " Ce n'est jamais une liberté décidée, entièrement pensée et construite en collaboration avec le peuple lui-même, mais une liberté d'enfants désordonnés et turbulents, tempérée par un père généreux mais avisé, connaissant à quel point ils peuvent devenir déraisonnables : voilà la plus belle liberté imaginée par les maîtres. Ce qui n'empêche pas notre journaliste d'affirmer que l'expérience prouve " qu'un gouvernement libre est celui qui procure le plus de commodités et d'avantages ; qu'il est le plus propre à augmenter les richesses et la puissance d'un grand peuple ." Par ailleurs, " dans les états libres, tous les décrets n'ont qu'un seul but, l'intérêt public ; le bien des particuliers lui est toujours subordonné. " C'est sans doute pourquoi " Le peuple ne pense jamais à envahir les droits d'autrui ; il ne s'occupe que des moyens de conserver les siens ". Donc, si le droit vous autorise tout ce qui peut entraîner la misère de votre voisin, et que ce dernier n'a aucun droit de l'en empêcher, qu'il se contente de la conserver. Continuant son panégyrique sur la république romaine Nedham précise qu'aucun " homme ne pouvoit être privé de sa fortune ou de sa vie que l'on n'eût donner au monde des raisons suffisantes pour sa condamnation. " Mais nous savons bien sûr que ces raisons n'ont rien à voir avec l'équité et la justice sociale, nous l'avons suffisamment évoqué pour le problème crucial de l'endettement, par exemple. Nedham illustre parfaitement là comment les libéraux vont concevoir la liberté et l'égalité entre les hommes. Plus complexe, plus sournoise, est l'idée que le peuple " au moyen du choix successif de ses représentants dans ses grandes assemblées, conserve la liberté, parce que, dans les sociétés civiles, comme dans les corps politiques, le mouvement empêche la corruption. " Nous avons vu avec la "démocratie" athénienne qu'il n'a jamais été question pour tout un peuple de décider et de réaliser le bien-être de tous. Ce sera exactement la même chose avec les républiques ou démocraties modernes. D'ailleurs, si " l'histoire ancienne... fournit encore des preuves " de tout ce qui constitue un " état libre ", alors que nous savons pertinemment comment beaucoup de pauvres ont toujours été maintenus dans la misère par les riches, nous pouvons bien imaginer le peu d'originalité que possédera la nouvelle république des Needham. Première chose : " Un état libre est préférable à un état gouverné par les grands et les rois ". Les plus faibles, les moins riches, de loin les plus nombreux, n'ont jamais été représentés en majorité dans aucun parlement d'Angleterre ou du monde jusqu'à ce jour. Les riches, quant à eux, y sont en personne ou dûment représentés. Deuxième chose, induite de la première : " le consentement général ", de l'impôt, des lois, n'a rien de général si les représentants ne représentent pas effectivement l'ensemble de la population. A cette réalité, les penseurs de la nouvelle liberté préfèrent le mythe : " Dans un gouvernement populaire, la porte des dignités est au contraire ouverte à tous ceux qui parviennent jusqu'au seuil par les degrés du mérite et de la vertu. " Comment ne pas évoquer la colère de Winstanley à propos de toute cette logorrhée qui encense la liberté mais qui prive des plus importantes d'entre elles ? qui prône la justice et qui pratique l'injustice ? C'est ainsi que Nedham affirme avec suffisance et mépris " prouver...par le raisonnement ", qu'il " est évident que le peuple doit être moins adonné au luxe que les rois et les grands, parce que ses désirs et ses besoins sont renfermés dans des bornes plus étroites . Donnez-lui seulement panem et circenses , du pain et des spectacles, et vous le verrez satisfait. Le peuple, d'ailleurs, a moins d'occasions et de moyens pour se livrer au luxe, que ceux dans les mains desquels réside constamment le pouvoir. " L'auteur s'insurge donc des objections des royalistes à voir dans la République une mise de niveau de tous les hommes, " la confusion des rangs et des fortunes. Si nous prenons cette expression, mettre de niveau, dans un sens trop étendu, elle nous paroîtra aussi odieuse qu'elle l'est en effet ; car elle égalise tous les hommes, quant à la fortune, rend toutes choses communes à tous, détruit la propriété, introduit une communauté de jouissance parmi les hommes ". ​ Concernant l'inégalité des hommes, par la fortune, par la propriété et de toutes les injustices qui en découlent, Nedham a parfaitement raison, il n'y a pas de différence entre républicains et royalistes, pas plus qu'il y en a entre whigs et tories eux-mêmes. Pour l'ensemble des élites, f aire que l'ensemble de la société soit une communauté de jouissance est odieuse. Elle est une priorité, une condition nécessaire du bien commun pour les Partageux comme les Diggers, elle est une horreur pour tous les puissants, sauf exception, qu'ils soient royalistes, républicains, libéraux ou conservateurs de tout poil. Leviathan ​ Matt Kish ​ 2015 Avant d'évoquer les conceptions dites libérales de la société, arrêtons-nous un instant sur celles que revendiquent les partisans de Hobbes et de son Léviathan. Dans The Description of a New World, called The Blazing World (1666), de Margaret Cavendish considéré par certains comme la première utopie féminine, il est important pour différentes raisons que le monarque soit une impératrice (monarchess ), mais cela ne change strictement rien à sa vision du peuple. Comme Hobbes, que Cavendish a lu, elle reconnaît la relativité des valeurs morales et la nécessité d'un grand arbitre qui tranchera de son incontestable autorité et de son indiscutable jugement : ​ " Quel que soit l'objet de l'appétit ou du désir qu'éprouve tout homme, c'est cet objet qu'il appelle le bien ; et l'objet de sa haine et de son aversion, il l'appelle le mal ; Et l'objet de son mépris, il le nomme vil et insignifiant. Car ces mots de bien, de mal et de mépris sont toujours utilisés par rapport à la personne qui les utilise : il n'y a rien qui soit ainsi, simplement et absolument ; ni aucune règle commune du bien et du mal, qu'on puisse tirer de la nature des objets eux-mêmes, car cette règle vient de l'individualité de l'homme, là où il n'y a pas d'Etat ou dans un Etat, de la personne qui le représente; ou d'un arbitre ou d'un juge, que les hommes en désaccord et dont le jugement constitue la règle du bon et du mauvais. " Thomas Hobbes, Leviathan, 1651, Chapitre VI ​ Depuis l'antiquité, nous l'avons vu, les élites ont toujours manifesté une grande méfiance envers la majorité pauvre du peuple et ont affiché une volonté affirmée de contrôler cet ensemble informe et insaisissable, promptement accusé de tous les maux. C'est donc sans étonnement qu'on lit sous la plume de Cavendish que le peuple est responsable de tous les malheurs de la guerre civile anglaise, qui aurait causé son exil et en partie ruinée : ​ " votre pays est Désolé, Ruiné et Abandonné ; et vous qui demeurez seuls, misérables, quelle a été la cause de votre misère ? votre Fierté, votre Envie, vos Dissensions, votre Opulence, vos Vanités, Vices et Cruautés ; si seulement vous n'aviez pas été instruits, avisés, pétris de convictions, ou encore acteurs des décisions ; vous avez négligé le Service des Dieux [Service of Gods, NDA] , désobéi aux Ordres de vos Gouvernants, piétiné les Lois de la Nation, méprisé vos magistrats, et fait tout ce que vous vouliez, ce qui a apporté cette Confusion, et toute cette Destruction... " ​ Margaret Cavendish, Orations of Divers Sorts , 1662 ​ Les meilleurs savent quoi faire de l'instruction, de la sagesse, en somme, mais s'agissant du peuple, elles mènent au chaos généralisé et à la ruine. C'est en partie pour cette raison que les puissants, depuis des temps immémoriaux célèbrent "cet ordre excellent qui apparaît dans toutes choses" (Anne Conway, The Principles , VI, 5, vers 1671/1675) à propos duquel elle critique "les nouveaux philosophes" comme Hobbes ou Spinoza de vouloir le remettre en question. Ce qui n'est absolument pas le cas de l'ordre social, de la place des pauvres et des riches, au sujet duquel, nous l'avons dit, l'ensemble de l'élite intellectuelle et économique est au diapason. Durant leur exil (1640-1650), les Cavendish animent un cercle fréquenté en particulier par Hobbes et le poète William Davenant (1606-1668). Ce dernier écrira Gondibert (1651), un poème épique dont la préface est dédiée à Hobbes et où il affirme que "la partie la plus défectueuse du peuple, c'est son esprit". Hobbes a médité à sa manière le problème dans son De Cive ou son Leviathan , et sa solution ne diffère guère de ce qu'on connaît depuis la plus haute antiquité. Faire enfoncer encore et encore dans toutes les têtes "par un enseignement public (des doctrines et des exemples)", "les droits essentiels de la souveraineté", éducation populaire dont Cavendish se passerait sans doute bien. Mais sur le fait que le peuple n'a aucune légitimité à remettre en question la souveraineté absolue du pouvoir, elle est parfaitement d'accord avec Hobbes, qui affirme que ce serait retourner " dans le malheureux état de guerre contre tout autre homme". Par conséquent, il faut ôter au peuple un certain nombre de droits : "celui de faire la guerre ou la paix par sa propre autorité, ou à celui de juger de ce qui est nécessaire à la République, ou à celui de lever des impôts et des armées, au moment et dans les limites qu'il jugera nécessaire en sa propre conscience, ou à celui d'instituer des officiers et des ministres, aussi bien pour la paix que pour la guerre, ou à celui de nommer des enseignants, et d'examiner quelles doctrines s'accordent avec la défense, la paix et le bien du peuple, ou leur sont contraires. Deuxièmement, il est contraire à son devoir de laisser le peuple ignorant ou mal informé des fondements et des raisons de ces droits essentiels qui sont siens, parce que, dans cet état, il est facile d'abuser le peuple et de l'amener à lui résister quand la République aura besoin que ces droits soient utilisés et exercés. " ​ Hobbes, Leviathan, chapitre XXX ​ Voilà la liberté du peuple de ces "nouveaux philosophes" encore célébrés aujourd'hui, comme Hobbes, un peuple dont la débilité naturelle ne permet pas de juger ce qui est bon pour lui, mais qui, par un effet de ruse comique de l'auteur, ne doit pas être "ignorant ou mal informé" des droits et des devoirs que les puissants lui imposent unilatéralement. Le livre de Hobbes porte bien son nom, puisque son objectif politique appartient à un monde aussi archaïque que son titre. Voilà, donc, le vrai visage de cette liberté chantée sur tous les tons avec des trémolos dans la voix, dont nous n'aurons de cesse de montrer qu'elle préfigure pour une bonne part tout le libéralisme. Ainsi, que le souverain soit un homme ou un gouvernement, l'essentiel pour les dominateurs soit que l'Etat ne soit pas le peuple en acte, bien au contraire, mais un système qui le tient en bride, choisit quand la resserrer, quand la relâcher, de telle sorte à avoir un contrôle le plus assuré possible de sa monture. L'état moderne dit démocratique, nous le verrons, jusqu'aujourd'hui, n'échappera pas du tout à cette forme de domination voulue par les puissants. ​ Le propos de Hobbes nous permettent de retrouver un Nedham qui peine à nuancer la question : " il est incontestable que tous les membres d'une république, sans distinction, doivent avoir, dans la plus grande étendue possible, le droit de choisir leurs représentants" ; mais accorder cette étendue à " une république, qui vient d'être fondée, respirant à peine, à la suite des horreurs d'une guerre civile, s'élève sur les ruines encore fumantes de l'ancien gouvernement " serait le meilleur moyen de " détruire la république ". " Il nous seroit facile de prouver que, dans les états libres, le peuple, dépositaire de l'autorité suprême, a moins de luxe que les grands. " La peuple serait autorité suprême, donc, et c'est un choix délibéré et sage que feraient leurs gardiens du droit de choisir une vie fruste, car ainsi, ils ne deviennent pas "amollis et énervés par le luxe", source de tant de maux (c'est un leit-motiv depuis l'antiquité) qui accablent les riches : "le despotisme... l"avarice, l'orgueil, l'ambition ou l'ostentation, inséparable de la vie oisive des grands. On voit bien que la démonstration n'a ni queue ni tête et se construit par l'absurde, dans une pensée hors-sol, loin de la réalité concrète de la vie des individus. Nedham se montre cependant compréhensif face aux " tumultes populaires ". D'abord, dit-il, ils " s'étendent sur un petit nombre de personnes déjà coupable s", de plus ils sont de courte durée, et là encore, l'auteur leur pardonne, comme un bon père, toujours, qui comprend les accès de colère de l'enfance immature : " il suffit de la vertu et de l'éloquence de quelques citoyens, dont le nom, l'âge et l'intégrité lui inspirent de la confiance et du respect, tels que Virginius et Caton, pour rétablir le calme et la soumission. " Nous retrouvons là encore l'efficience de la parole, dont les élites restent maîtres et qui permet la soumission volontaire de celui qui n'a pas acquis l'art oratoire, le talent de convaincre. Cependant, si d'autres ne tolèrent en aucune façon le désordre, Nedham lui, reconnaît qu'ils " finissent toujours par tourner au plus grand avantage des citoyens : en effet, à Rome ou à Athènes, nous voyons qu'ils s'opposèrent à l'injustice des grands, et élevèrent l'esprit du peuple, en lui donnant une haute idée de sa puissance et de sa liberté... " Mais prendre ensuite les Douze Tables en exemple comme des lois promulguées après des tumultes et dont le peuple " a retiré de grands avantages " donne une idée des bienfaits (bien limités nous l'avons vu) qu'il considère utile au peuple, ce qui conforte l'idée d'un peuple bien heureux avec du pain et des jeux. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir des éclairs de lucidité sur la question de la domination des puissants, sous-tendue il est vrai par l'idée que "le peuple" ne pense pas vraiment mais se cherche un maître selon les circonstances et la capacité de persuasion de ce dernier : ​ " Nous remarquons aussi que le peuple n'est jamais le chef ni l'auteur d'une faction, qu'il y a toujours été entraîné par l'influence étrangère de quelque pouvoir permanent qui le fait agir, sous le prétexte de rendre sa situation plus heureuse, et quelques grands s'en sont toujours servis pour affermir leur autorité et pour accroître leur fortune, au préjudice des intérêts du peuple.. C'est par ce moyen que Sylla, Marius, Pompée et César se sont partagés l'empire Romain . " Une autre vision simpliste de Nedham, qu'il réitère à différentes reprises : quand la République est là il n'y a plus de place pour les grands profiteurs comme au temps des Guelfes et des Gibelins, en Italie, des York et des Lancaster en Angleterre. Comme s'il y avait eu un seul moment dans l'histoire où les Grands ne s'étaient pas enrichis au détriment du peuple ! petty William Petty : Le peuple comme marchandise Tournons-nous maintenant vers celui que Karl Marx considérait dans sa "Contribution à la critique de l'économie politique" (1859) comme "le père de l'économie politique", William Petty (1623-1687), disciple de Hobbes, qui passe aussi pour être un précurseur de l'économétrie (mais qui, au-delà, peut être qualifié de polymathe, car il a la maîtrise de différentes disciplines). C'est en tout cas une économie appliquée, qui s'aide de la science récente de la statistique (de la démographie, en particulier) : ​ " La méthode que j'adopte n'est pas encore très usuelle ; car au lieu d'employer seulement des mots au comparatif et au superlatif et des arguments intellectuels, j'ai pris l'habitude (pour donner une idée de l'arithmétique politique, à laquelle je songeais depuis longtemps), de m'exprimer en termes de nombres, poids ou mesures, de me servir uniquement d'arguments donnés par les sens et de considérer exclusivement les causes qui ont des bases visibles dans la nature". William Petty, Essay in Political Arithmetick Concerning the Growth of the City of London : with the Measures, Periods, Causes, and Consequences there of ., 1682, Mark Pardoe, London. L'Arithmétique Politique, écrit entre 1670 et 1676, a été publié en partie sous forme d'essais entre 1676 et 1689, puis entièrement en 1690. ​ Précisons en passant que la science ne fait pas qu'irruption dans l'économie, mais dans beaucoup de domaines, souvent avec des allers-retours entre science et utopie. Francis Bacon a joué dans cette révolution de pensée un rôle de premier ordre avec son Novum Organum de 1620, en fondant l'ensemble des connaissances sur des bases rationnelles. Petty lui-même reconnaît que Bacon " a établi un judicieux parallèle sur beaucoup de points entre le corps naturel et le corps politique, et entre les arts respectifs dont le but est de conserver à l'un et à l'autre la santé et la force ." William Petty, Préface de The Political Anatomy of Ireland, écrit en 1672, publié en 1691 ​ Lui-même est un acteur de premier plan de cette bouillonnante sphère savante, puisqu'il est un des douze fondateurs de la célèbre Royal Society , créée en 1660, parmi lesquels on trouve ses amis John Wilkins, qui pose le problème d'une vie sur la lune , qui s'intéresse à la cryptographie (Mercury or the Secret and Swift Messenger , 1651), le chimiste Robert Boyle, le médecin anatomiste Thomas Wallis, qui distingue entre diabètes sucré et insipide, crée le terme "neurologia ", etc., ou encore l'architecte Christopher Wren, connu pour ses travaux de reconstruction de Londres après le Grand Incendie de 1666 ou d'édification de la cathédrale Saint-Paul. Là encore, dans les hautes sphères scientifiques, à l'image de celles de la politique ou de l'économie, on ne rencontre quasiment que des gens de bonne position sociale, puisqu'eux seuls ont accès au savoir, qui plus est le plus pointu de l'époque, à l'exception de quelques rares individus, à l'image de Petty lui-même, dont on peut lire souvent qu'il était d'origine modeste sans en préciser les détails, qui ont une grande importance, comme nous l'apprendra plus tard la recherche sociologique. Ainsi, il faut préciser que le père de William, Anthony, possédait tout de même une maison dont son fils héritera, sans parler du capital culturel de la famille. Car, si le père n'avait pas laissé de fortune, le grand-père John avait été un des principaux bourgeois ("capital burgesses ) de Romsey (Hampshire) en 1607 (McCormick, 2009), ce qui donne une idée des opportunités dont William a pu bénéficier d'être éveillé en diverses occasions aux connaissances, autant de faits combinés à une intelligence précoce, qui sera remarquée ensuite par les Jésuites qui favoriseront son éducation. ​ Royal Society : Sans être probablement l'ancêtre directe de cette académie scientifique, différents collèges ont été créés un peu avant elle et réunissant une partie de ces savants, à savoir "le collège invisible" dont parle le chimiste Robert Boyle, actif depuis 1645 ou encore le collège de le Nouvelle Philosophie, ou Philosophie expérimentale, qui se réunissait en particulier au Gresham College fondé sur une idée de Jonathan Goddard, et qui se poursuivit en 1648 au Waldham College à Oxford avec le même Wilkins, qui sera directeur du Collège, Boyle, mais aussi Petty, Willis, et d'autres. ​ lune : The discovery of a world in the moone. Or a discourse tending to prove that’tis probable there may be another habitable World in that Planet, 1638 royal society Pour mieux comprendre ce que Petty et d'autres attendent des nouvelles pratiques de l'économie, commençons par le terrain de jeu privilégié de l'auteur, à savoir l'Irlande, qui "allait devenir, dans la pensée économique anglaise, un véritable laboratoire d’expérimentation sociale" (Reungoat, 2015) : ​ " Par ailleurs, à l'instar des étudiants en médecine, qui font leurs recherches sur des animaux ordinaires, peu onéreux, dont ils connaissent le mieux les habitudes et dont les parties sont a priori les plus simples à étudier, j'ai choisi l'Irlande comme un animal politique de même type, âgé d'à peine vingt ans, où le fonctionnement de l'Etat est pareillement peu compliqué, ce dont j'ai été familier alors qu'il était à peine formé, et pour lequel, si je me suis trompé, l'erreur peut facilement être rattrapée par un autre. " William Petty, Préface de The Political Anatomy of Ireland ( Anatomie politique de l'Irlande) , écrit en 1672, publié en 1691 Petty se met donc au travail et brasse quantités de données propres à donner des bases solides à son projet. Déjà, dans "Advice to Hartlib " (1647), il avait appliqué cette méthode à la médecine scientifique, en affirmant la nécessité " de pouvoir disposer de statistiques couvrant les phénomènes climatologiques, agricoles aussi bien que sanitaires " (Caire, 1965). Il établit un atlas d'Irlande pour des données qu'il estimait capitales, relatives aux productions de la terre et du travail, souhaitant même compléter ces informations par toutes sortes de précisions scientifiques sur les vents, la pression barométrique, hygrométrique, le degré d'enneigement, etc. S'inspirant des "Observations naturelles et politiques...établies d'après les bulletins de mortalité" de Londres (Natural and Political Observations...made upon the Bills of Mortality , 1662), il écrit un ouvrage similaire sur Dublin en 1683, pour connaître tout un tas de données énumérées par John Graunt : ​ " l'étendue, la figure et la position géométriques de toutes les terres d'un royaume, surtout suivant ses limites les plus naturelles, les plus permanentes et les plus visibles ; il serait bon de connaître combien de foin peut produire un acre de chaque espèce de pré ; quelle quantité de bétail peut nourrir et engraisser un même poids de chaque sorte de foin ; quelle quantité de grains et autres produits donnera un même acre de terre en deux, trois ou sept ans dans les années normales ; à quel usage chaque sol est le plus propre. Il n'est pas moins nécessaire de savoir combien il y a d'habitants de chaque sexe, chaque position, chaque âge, chaque religion, chaque rang, chaque degré, etc. " ​ John Graunt, "Natural and Political Observations Made Upon the Bills of Mortality", attribué souvent à Petty. Les œuvres économiques de sir William Petty, Giard et Brière, 1905 ​ L'ambition, le défi intellectuel, scientifique forcent le respect. Surtout quand on apprend que tout ce patient travail s'inspire de la plus noble intention : ​ " Le seul but de ce traité tend à l'enrichissement d'un royaume par le développement du commerce et du crédit public. " ( Petty, Préface de The Political Anatomy , op. cité) On ne peut pas comprendre à quel point l'analogie animale de laboratoire est terriblement juste si on ne sait pas à quel point l'expérimentateur se pense légitimement supérieur à son objet d'étude, mais égal à d'autres de son acabit et seul avec eux à posséder le droit de penser, de formaliser et de réaliser (ou plutôt faire réaliser) l'architecture de la société irlandaise, dont il efface d'un trait des siècles d'histoire par vingt années de mariage forcé avec son envahisseur. La population qui va concrètement réaliser le projet de Petty, c'est l'ensemble des travailleurs, cette population active que l'auteur de l'Arithmétique Politique comptabilise en déduisant de la population générale les enfants âgés de moins de sept ans (soit "environ " un quart ") et les " dix pour cent " de ceux qui, " en raison de leurs grands domaines, titres, dignités, offices et professions, sont exemptés de ce genre de travail dont nous parlons maintenant, leur entreprise étant, ou devrait être, de gouverner, de réglementer et de diriger les travaux et les actions des autres. " ​ William Petty, Essay in Political Arithmetick, Concerning the Growth of the City of London : with the Measures, Periods, Causes, and Consequences there of. , 1682, Mark Pardoe, Londres. Tous les savants calculs dont nous avons parlé n'ont de cohérence que si cette équation sociale est posée. Pour réaliser le projet de Petty, qui préfigure le système économique et politique qu'on l'appelle libéralisme économique ou capitalisme, il faut une grandiose armée de travailleurs, presque tout un peuple de labeur, de souffrances, de maladies, de vie de subsistance, à l'exception du dixième, qui pense toute l'organisation de la vie du plus grand nombre, et pour qui le reste de la population offre le confort et le luxe de son existence. Cette équation est capitale mais elle est anecdotique pour les auteurs, ils n'en parlent presque jamais car elle est pour eux une évidence. Et quand on tombe sur une des rares phrases explicites de toute leur oeuvre, les termes de cette équation deviennent limpides, révélant la nature profonde et archaïque de ce projet. Comme cela a été dit avec le Hollandais Bernard de Mandeville , le peuple constitue pour les élites un vivier permanent de pauvres , dont le caractère de marchandise, de succédané d'esclaves, montre avec force le mépris que leur inspire la classe possédante, en même temps qu'il permet une chosification de ceux-ci, une mise à distance de la part de ces nouveaux aristoi , qui, à l'image de Locke, nous le verrons, les manipulent et les transforment à leur guise pour satisfaire leurs volontés de puissance et de richesse : ​ "le peuple constitue... la marchandise la plus fondamentale et la plus précieuse de laquelle on peut dériver toute sorte de manufacture, de bateaux, de richesses, de conquêtes et de dominations solides. Ce matériau principal, étant en soi brut et non travaillé, sera confié aux mains de l’autorité suprême, développé par sa prudence et façonné par elle de la manière la plus avantageuse. " ​ William Petty, Britannia Languens or a Discourse of Trade (1680) ​ pauvres : " Le mode de vie des classes populaires est plus que frugal et leur consommation, en-dehors du tabac, se limite à un nombre restreint de produits locaux : blé, pommes de terre (dont la consommation semble avoir fortement augmenté à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle), produits laitiers, poisson, laine. Les crises de subsistance, rappelons-le, demeurent fréquentes sous la Restauration. L’archevêque catholique d’Armagh, Oliver Plunkett, estimait que celle de 1674 avait fait plus de 500 victimes dans son diocèse. " (Reungoat, 2015) ​ Les nouveaux économistes entrent pour longtemps dans un tourbillon de chiffres, de statistiques, de modèles économiques, en ne se préoccupant pas le moins du monde du bien-être des êtres humains qui vont produire cette richesse dont ils tireront les plus grands avantages. Les pauvres vont donc continuer de travailler dès leur plus tendre enfance, et déjà, pointe du nez la division du travail repensée plus tard par les théoriciens du libéralisme, dont l'intérêt est suscité par l'amélioration de la productivité, l'accroissement des richesses, et jamais par le bien-être des individus producteurs de cette richesse. ​ " dans la fabrication d'une montre, si un homme fabrique les roues, un autre le ressort ; si un autre grave le cadran et si un autre fabrique le boîtier, la montre sera meilleure et moins coûteuse que si on chargeait un seul homme du travail entier " ​ W. Petty, Arithmétique Politique (op. cité) Pour permettre à cette nouvelle économie de se déployer en liberté, il faut se débarrasser de ses entraves, et là, Petty est un des premiers, encore, à évoquer une idée centrale du libéralisme, le libre marché, l'optimisation de la productivité et de la richesse, en supprimant tout ce qui pourrait constituer pour elle un frein. Ce qu'on appellera l'ultralibéralisme, nous le verrons, voudra soumettre l'ensemble des champs sociaux à ces principes, qui s'opposent avec violence au bien-être des individus. ​ " On a réglementé par des lois beaucoup trop de matières que la nature, une longue habitude et le consentement auraient dû seuls diriger " (op. cité). ​ ou encore : ​ " Je ne vois aucune raison de chercher à limiter l'usure ... mais de l'inutilité et de la stérilité des lois civiles positives contre les lois de la nature, j'ai parlé ailleurs et j'en ai donné plusieurs exemples particuliers" (Taxes et Contributions, op. cité). Le capitalisme moderne est déjà là en théorie, avec la terrible monotonie et l'abrutissement du travail pour beaucoup d'ouvriers et sa cohorte de maladies et de handicaps, la fameuse "aliénation" de Karl Marx. Smith comme Petty et bien d'autres n'y trouveront pas grand-chose à dire, l'œil rivé à la productivité, au prix de la marchandise, au coût minimum des salaires, et au final, au taux de profit le plus élevé. Le capitalisme moderne est déjà là en germe avec l'idée du libre-échange, de la limitation de l'intervention de l'état dans la pratique du commerce, mais aussi avec l'exploitation optimale de la force de l'ouvrier et l'optimisation la meilleure du capital humain et financier : ​ " Les ouvriers travaillent dix heures par jour et font vingt repas par semaine, c'est-à-dire trois fois par jour pour les journées de travail et deux fois pour les dimanches. Il est clair que s'ils pouvaient jeûner le vendredi soir et dîner en une heure et demie, tandis qu'ils prennent deux heures, de 1 1 h à 1 h, par ce travail de un vingtième de plus ajouté à une diminution de dépense de un vingtième, le dixième mentionné ci-dessus pourrait être payé. " ​ W. Petty, Verbum sapienti , écrit en 1664, publié en 1691. La contradiction, l'irrationalité du système est déjà envisagée, d'autant plus folle qu'elle cherche a justifier ce que le capitalisme offrirait de meilleur, en particulier le plein emploi, préoccupation de Petty qui est très novatrice pour l'époque, allant jusqu'à proposer de transformer les peines de prison en travail d'intérêt général : ​ " S'il nous paraît étrange de donner des étoffes bonnes et nécessaires contre des vins démoralisateurs, cependant si nous ne pouvons pas débiter nos étoffes à d'autres, il serait meilleur de les donner pour du vin, ou quelque chose de pire encore, que de cesser de les fabriquer, bien plus il vaudrait mieux brûler pendant quelque temps le produit du travail d'un millier d'hommes que de laisser ce millier d'hommes perdre par l'inaction la faculté de travailler (...) comme conséquence de notre opinion que le travail est le père et principe actif de la richesse de même que la terre en est la mère, nous devons nous rappeler que l'Etat en tuant, mutilant, emprisonnant ses membres, se punit avant tout lui-même, aussi de telles peines devraient autant que possible être évitées." ​ W. Petty, Treatise of Taxes and Contributions (Traité des taxes et Contributions) , 1662 Continuons à explorer la réalité sociale profonde qu'appelle cette nouvelle économie, puisque le projet de Petty en est une très bonne illustration. L'auteur observe l'Irlande comme plus tard on le fera des pays dits "sous-développés". Pour Cromwell, le pays est un "clean paper ", une feuille vierge qui ne demande qu'à être remplie. D'un côté une capital humain inexploité en terme de force de travail disponible, et d'un autre, tant de choses qui ne permettent pas au pays de constituer des richesses : "aménagement de routes, canaux de navigation, plantations, exploitations de mines, carrières, etc." (Caire, 1965). Tout aussi rationnel est le constat que l'habitat insalubre (nasty cabbins ) ne permet pas de fabriquer du beurre ou du fromage dans les meilleurs conditions possibles, à cause de la suie et la fumée, l'étroitesse et l'insalubrité des lieux, qui ne permet pas de conserver les denrées proprement et à l'abri des animaux et de la vermine : "Par conséquent, pour le développement du commerce, la rénovation de ces cabanes est nécessaire". Petty, en médecin hygiéniste, a compris que l'économie est un ensemble de maillons interdépendants dont le bon fonctionnement de chacun est indispensable à celui de la chaîne tout entière. Il va donc ici préconiser la "construction de 168 000 petites maisons de pierre avec cheminées, portes, fenêtres, jardins, vergers, entourées de fossés et de haies vives". Ce programme de développement (improvement ) avant la lettre n'est pas le fruit d'une collaboration. Les pauvres n'ont aucun mot à dire et ce sont leurs maîtres les "improving landlords " (protestants, il va sans dire) qui décident de la transformation de leur société, conçue par eux et serait réalisée au prix de "beaucoup d'efforts" (Taxes et contributions, op. cité) de la part des travailleurs. Il faut insister sur la manipulation du peuple comme animal, objet de laboratoire, aux yeux des élites, qui démontrent par là qu'ils n'ont pas du tout le même projet pour les riches que pour les pauvres. Ceux-ci forment une espèce de cheptel, pour la classe dont Petty fait partie. Il n'y a pas d'hommes et de femmes, ici, mais des êtres humains inférieurs dotés de force de travail et d'un minimum de besoin vitaux. Ce qui permet aussi d'envisager plus facilement ces hommes et ces femmes comme un seul corps. Petty propose ainsi de faire passer " 800 000 personnes du métier pauvre et misérable de cultivateur à des professions plus lucratives.... J'ose affirmer que si tous les cultivateurs qui ne gagnent actuellement que 6 pences par jour ou à peu près, pouvaient devenir commerçants et gagner 16 pences par jour. L'Angleterre aurait alors de l'avantage à jeter par-dessus bord son agriculture, à ne se servir de ses terres que pour faire paître les chevaux et les vaches laitières, pour en faire des jardins, des vergers ; c'est ce qui se passerait si le commerce et l'industrie augmentaient en Angleterre. " (Arithmétique Politique) . Ce que pense les hommes concernés ne comptent pas. Tout ce pourquoi le métier est lié à l'homme ne compte pas. La dichotomie entre la dimension spirituelle, culturelle de l'homme et ce qu'il représente comme outil, rouage économique, qui est à mon sens le plus grave manquement du capitalisme, est déjà là en germe. Les exemples ne s'arrêtent pas là et se poursuivent dans ce projet colonisateur de l'Irlande, pour lequel Petty prévoit de transférer 200.000 Irlandais en Angleterre et le même nombre d'Anglais en Irlande, et que les jeunes filles irlandaises épousent des Anglais et inversement. Par la suite, il adoptera plutôt l'option d'un transfert massif d'Irlandais en Angleterre, selon le projet de Cromwell, une option radicale pour une "transplantation des Irlandais" : ​ " Il ne s’agissait plus, comme sous le Commonwealth, de déplacer les paysans vers l’ouest du pays, mais d’expatrier vers l’Angleterre la quasi-totalité de la population irlandaise. Une première esquisse du projet apparaît en 1676 dans Political Arithmetick où Petty démontre que l’afflux d’1,8 million d’Irlandais et d’Écossais sur le sol anglais enrichirait l’Angleterre de quelque 69 millions de livres, toute augmentation de la densité démographique se traduisant, selon lui, par une hausse exponentielle de la valeur de la terre. Quant à l’Irlande, Petty envisage purement et simplement de la revendre à une autre puissance. " (Reungoat, 2015) ​ Nous avons là, en plus d'une coercition de masse, une politique forcée d'assimilation, d'acculturation, associée à une recherche de profits juteux pour les plus riches, qui sera une des préoccupations importantes des colonisations. Le vieux projet d'Edmund Spenser (1552-1599) trouve chez Petty son développement le plus abouti " d’imposer un nouvel ordre social, en modifiant en profondeur les structures politiques et juridiques irlandaises sur le modèle anglais, mais aussi d’angliciser les habitants eux-mêmes, leurs noms, leurs coutumes et leurs modes de pensée ." L'expression de Petty à ce sujet est sans équivoque, quand il évoque que "tout le travail de transmutation et d'union serait accompli en quatre ou cinq ans " (Political Anatomy , op. cité). ​ Avant même la révolution industrielle, les projets économiques des élites traitent les pauvres comme des choses, des marchandises ou du bétail. La société qui est en train d'émerger annonce le mariage du monde archaïque de la domination ploutocratique avec celui des nombres, des sciences, des techniques modernes permettant de rendre la domination ancienne beaucoup plus ingénieuse et performante. Petty, comme Richard Lawrence ou William Temple (1628-1699) font partie de ces nouveaux maîtres. Les deux premiers sont membres du Council of Trade de l'Irlande pendant la Restauration, obtiennent de vastes domaines en Irlande, ce que ne manque pas de posséder non plus William Temple, dans le comté de Carlow. Ce qui ne l'a pas empêché de donner, comme de nombreux riches auteurs depuis l'antiquité, des leçons de morale à propos de la richesse : ​ "L'amour des Richesses est la source de tous les maux. C'est une verité, dont la Morale & la Politique, la Philosophie & la Théologie , la raison & Inexpérience conviennent. Et c'est cela, qui cause les inquiétudes de la vie des particuliers, & les desordres des Gouvernemens publics." ​ Essai sur les mécontentemens populaires, sur la santé et la longue vie, chez F. L'Honoré & fils, Amsterdam, écrits avant 1699 et publiés en 1744 (Les deux essais originaux ici rassemblés ont pour titre : Of popular discontents et Of health and long life). Ces essais ont été écrits "plusieurs années avant la mort" de l'auteur, affirme Jonathan Swift, qui publie les oeuvres de Temple en 1701. En 1685, Petty obtenait de ses terres un revenu "de 8000 à 9000 livres, à comparer utilement avec le revenu national irlandais estimé par Petty à la même époque à environ 4 millions de livres." (Caire, 1965). Tout est fait pour engraisser les propriétaires terriens protestants au détriment de la population catholique irlandaise. Dès 1691, William III renforce significativement le pouvoir des landlord s anglais par toute une série de Lois Pénales (Penal Laws) , qui empêchent aux catholiques la transmission des biens, l'accès à la propriété ou à certaines professions, en particulier dans la fonction publique. L'élite anglaise dans son ensemble n'échappe pas à cette vision dominatrice et prédatrice, avec sa cohorte de préjugés, de projets coercitifs et humiliants relatifs aux classes de "condition inférieure" : ​ " Aucune femme n'est apte à tourner le lin aussi bien que les Irlandaises, qui, en travaillant peu en quelque sorte avec leurs mains, ont leurs doigts plus souples et plus doux que les autres femmes de condition inférieure parmi nous ." ​ William Temple, An Essay upon the advancement of Trade (Essai sur le développement du commerce), 1673 ​ "... pour l'entretien de ceux dont les pauvres familles sont surchargées. Pour cet effet il faudroit établir des lieux publics pour les faire travailler dans chaque Province ; Et ces lieux serviraient non feulement pour employer les pauvres, mais à y obliger les fainéans & les Criminels. Cela augmenterait extremement le fonds & la Richesse de la Nation, qui provient plus du labeur des gens, que de la production du Terroir. On pourroit aussi fàire une Loi pour punir ceux, qui demeureraient jusques à l'age de vingt cinq ans sans se marier, en les obligeant de payer la troisiéme partie de leurs revenus pour s'en servir à des usages publics ;" ​ " soit que l'Etat fût tranquile ou brouillé, pour mieux employer les grosses sommes qui se levent tous les ans dans ce Royaume pour l'entretien des Pauvres , ou qu'on donne généreusement pour être employées à un usage si charitable. La meilleure partie de ce Tresor est dissipée, ou, convertie en festins par les Collecteurs & autres Officiers, ou employée de maniere qu'elle sert plutôt à augmenter le nombre des pauvres qu'à les soulager : Au lieu que si on remployoit à établir des hôpitaux à travailler dans chaque Comté à former un fonds pour trouver toujours de quoi occuper ceux qui les rempliroient au cas qu'on pût trouver un moyen plus court pour les bâtir, non seulement les pauvres impotens seroient soulagez, mais les fainéans capables de travailler seroient obligez de le faire, & ceux qui n'auroient pas d'emploi en trouveroient. " ​ op. cité ​ Notons, par contre, que Petty, à rebours des mentalités bien ancrées un peu partout dans les classes aisées de l'époque, tentent d'expliquer plus rationnellement la paresse imputée aux Irlandais. Petty évoque une population trop faible et dispersée, mais aussi le chômage, ou encore une mentalité catholique méfiante à l'égard du commerce et distillée dans les esprits par les prêtres : ​ "l a paresse semble venir du manque d'emploi et d'encouragement au travail plutôt que de l'abondance de flegme dans leurs viscères et dans leur sang » ; "On les accuse aussi de beaucoup de perfidie, de fausseté et de vol. Aucun de ces vices ne leur est naturel. Quant à l'habitude de vol elle est propre à tous les pays peu peuplés comme l'Irlande. " W. Petty, Arithmétique politique, op. cité ​ "Les prêtres...ont une médiocre opinion des Anglais et des Protestants, de la création des manufactures et de l'introduction du commerce. Ils réconfortent ainsi leurs ouailles en partie par des prophéties annonçant la restauration de leurs anciens domaines et de leurs anciennes libertés." W. Petty, Traité des taxes et Contributions, op. cité A la lecture de tout ce qui précède on ne sera guère surpris que Petty ait été très probablement, comme bien d'autres hommes au cœur du pouvoir, très intéressés personnellement à ce que se développent les richesses et, dans le même temps, soient garanties les propriétés, à propos desquelles Petty eut à subir différents procès : Rien d'étonnant à ce que les nouveaux pilleurs de la planète soient très pressés que la propriété devienne un dogme, un principe intouchable qui enterre une fois pour toutes la question de son origine et de sa légitimité. L'écrivain Jonathan Swift (1667-1745) a critiqué vertement les pratiques de prédation dont il a été question plus haut au sujet de l'Irlande dans différents pamphlets satiristes, en particulier Le Conte du Tonneau (A Tale of a Tub , 1704), "Les Lettres du Drapier" (Drapier's Letters , 1724), "Les Voyages de Gulliver" (Gulliver's Travels, 1726) ou "Une Modeste Proposition" (A Modest Proposal, 1729). Presque toute la surface arable de l'Irlande finira par être aux mains de propriétaires protestants anglais qui transforment beaucoup de surface agricole céréalière en pâturage, à la manière des enclosures , et qui la plupart du temps vivent à Londres, d'ou leur nom d'absentee landlords . Non seulement la production lainière nécessite moins de travailleurs, mais en plus, la laine est envoyée brute en Angleterre, ce qui fait travailler les tisserands anglais et aggrave le chômage en Irlande (Boulaire, 2002). Il est cependant difficile de comprendre vraiment ce que pense Swift de la pauvreté au travers de récits allégoriques. Dans la Modeste Proposition, par exemple, il commence par qualifier de "triste chose pour ceux qui se promènent" la vision de toutes ces "mendiantes que suivent trois, quatre ou six enfants tous en haillons et importunant chaque passant pour avoir l’aumône.", avant d'en parler comme un "fardeau de plus" pour le Royaume. Et ce n'est pas la solution de l'anthropophagie (voir illustration plus haut), pour résoudre le problème de la pauvreté, volontairement provocatrice, qui nous éclairera : ​ " J’expose donc humblement à la considération du public que des cent vingt mille enfants dont le calcul a été fait, vingt mille peuvent être réservés pour la reproduction de l’espèce, dont seulement un quart de mâles, ce qui est plus qu’on ne réserve pour les moutons, le gros bétail et les porcs ; et ma raison est que ces enfants sont rarement le fruit du mariage, circonstance à laquelle nos sauvages font peu d’attention, c’est pourquoi un mâle suffira au service de quatre femelles ; que les cent mille restant peuvent, à l’âge d’un an, être offerts en vente aux personnes de qualité et de fortune dans tout le royaume, en avertissant toujours la mère de les allaiter copieusement dans le dernier mois, de façon à les rendre dodus et gras pour une bonne table. Un enfant fera deux plats dans un repas d’amis ; et quand la famille dîne seule, le train de devant ou de derrière fera un plat raisonnable, et assaisonné avec un peu de poivre et de sel, sera très-bon bouilli le quatrième jour, spécialement en hiver. J’ai fait le calcul qu’en moyenne un enfant qui vient de naître pèse vingt livres, et que dans l’année solaire, s’il est passablement nourri, il ira à vingt-huit. " Tout en critiquant les propriétaires, Petty en tête, Swift ne peut s'empêcher, ici ou là, de juger moralement les pauvres, et ce que les ouvrages satiristes n'expliquent pas vraiment, les sermons le feront bien davantage, qui "sont très représentatifs de la doxa anglicane en la matière" et qui pratiquent le "détournement du texte", "son instrumentalisation, dans la mesure où la référence biblique sert en réalité d’argument d’autorité permettant d’introduire une définition de la pauvreté qui n’a rien de scripturaire." (Zimpfer, 2008) Ainsi, Swift établit, comme on le fait depuis des siècles " différentes catégories d’indigents, ceux qui méritent leur sort («deservedly unhappy »), par opposition aux quelques rares miséreux victimes du sort, et affirmer que l’incitation à la charité exclut les pauvres non méritants (« they are not understood to be of the Number ») est conforme non à l’Évangile, mais à l’idéologie dominante soutenue par l’orthodoxie anglicane. La distinction entre pauvres méritants et non méritants fait en effet partie intégrante du discours anglican sur les indigents, la récurrence et la quasi-lexicalisation d’expressions telles que « deserving poor », « the industrious poor », ou encore « worthy objects » ou « proper objects » et à l’inverse, « improper objects », traduisant la prégnance d’une telle conception. La pauvreté est définie selon des critères moraux et non matériels, puisque seule importe la cause de l’indigence imputée, dans le cas des pauvres non méritants, à l’oisiveté. La pauvreté ne constitue donc pas un critère suffisant pour mériter la charité et seuls les indigents souffrant de maladie, et se trouvant de ce fait dans l’incapacité de travailler, méritent compassion et assistance. " (Zimpfer, 2008) Pour toutes ces raisons, le doyen de Saint Patrick, à Dublin, évoque dans différents sermons l'attribution de badges aux pauvres méritants, "dans le but de les distinguer de ceux qui ne sont pas dignes de compassion" (op.cité), et certains textes sont très similaires à ceux de John Locke, fondés sur la sévère répression des pauvres : ​ "lesdits mendiants devraient être confinés dans leurs propres paroisses; qu’ils devraient porter leurs insignes bien cousus sur l’une de leurs épaules, toujours visibles, sous peine d’être fouettés et sortis de la ville; ou quelle que soit la peine légale peut être considérée comme appropriée et efficace" ​ "Que ferons-nous avec les mendiants étrangers ? Doit-on les laisser mourir de faim ? J’ai répondu, non ; mais ils doivent être chassés ou fouettés hors de la ville; et que la paroisse de campagne suivante fasse ce qu’elle veut; ou plutôt après la pratique en Angleterre, envoyez-les d’une paroisse à l’autre, jusqu’à ce qu’ils atteignent leurs propres maisons." ​ "Mais, quand l’esprit d’errance l’emmène, assisté par sa femme, et leur ribambelle d’enfants, il devient une nuisance pour tout le pays : lui et sa femme sont des voleurs, qui enseignent le commerce du vol à leur couvée dès l'âge de quatre ans; et si ses infirmités sont contrefaites, il est dangereux pour une seule personne non armée de les rencontrer sur la route." ​ " Ils sont trop paresseux pour travailler, ils n’ont pas peur de voler, ni ne sont honteux de mendier; et pourtant ils sont trop fiers pour être vus avec un badge, comme beaucoup d’entre eux me l'ont avoué, pour quelques-uns en termes très injurieux, en particulier les femmes.(...) Quant à moi, je dois avouer, cette insolence absurde m’a tellement affecté, que depuis plusieurs années, je n’ai pas disposé d’un seul farthing à un mendiant de rue, ni l’intention de le faire, jusqu’à ce que je vois une meilleure réglementation." ​ "Car, comme une grande partie de nos misères publiques est à l’origine due à nos propres défauts (...) je crois volontiers que parmi les gens plus méchants, dix-neuf sur vingt de ceux qui sont réduits à une condition affamée, ne sont pas devenus ainsi par ce que les avocats appellent l'oeuvre de Dieu, soit sur leur corps ou leurs biens; mais simplement de leur propre oisiveté, assistée de toutes sortes de vices, en particulier l’ivresse, le vol et la tricherie." ​ J. Swift, A Proposal for giving Badges to the Beggars in all the Parishes of Dublin, 1737 ​ Ces quelques paragraphes en disent bien plus long que toutes les satires. Le talent littéraire de Swift est une chose, l'homme, quant à lui, se révèle le bon soldat de l'idéologie des élites religieuses et politiques, adepte de la violence sociale contre les plus faibles, transformant les pauvres en boucs émissaires, pratiquant sur les pauvres ce que ses coreligionnaires chrétiens avaient déjà opérés sur les juifs : le marquage, comme on le fait d'un troupeau de bêtes sur lequel on cherche à établir le contrôle et la domination, pratique qui sera plus tard reprise par la terrible idéologie nazie. ​ différents sermons : En plus de celui qui est cité dans le texte, on peut lire : " On the Causes of the Wretched Conditions of Ireland " (écrit entre 1720 et 1730) "The Prose Work of Jonathan Swift" , Edition Temple Scott, 12 volumes, 1897-1908. farthing : pièce de monnaie qui valait un quart de penny ​ ICONOGRAPHIE ​ ​ ​ Leviathan de Matt Kish, 2015 http://www.rachelhammersley.com/new-blog/tag/Art+of+Lawgiving BIBLIOGRAPHIE BOULAIRE, François, 2002, "Jonathan Swift : Angleterre, Irlande et patriotisme protestant, 1688-1735" In : "Les voyages de Gulliver : Mondes lointains ou mondes proches", Caen : Presses universitaires de Caen. http://booksopenedition.org/puc/355 ​ BRUNON-ERNST Anne, 2004, "L'abondance frugale : propositions de J. Bentham pour réguler la pauvreté à la fin du XVIIIe siècle", Presses Universitaires de Rennes. CAIRE Guy, 1965, "Un précurseur négligé : William Petty, ou L'approche systématique du développement économique". In: Revue économique, volume 16, n°5, 1965. pp. 734-776; https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1965_num_16_5_407679 ​ DIEMER Hervé et GUILLEMIN Arnaud, 2009, "La marchandisation du travail dans la société anglaise de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle", dans Cahiers d'Histoire, revue d'histoire critique, n°110. ​ LOCHAK Danièle, 2013, "Penser les droits catégoriels dans leur rapport à l’universalité", La Revue des Droits de l'Homme, 3 | 2013 https://journals.openedition.org/revdh/187 ​ MCCORMICK Ted, 2009, William Petty And the Ambitions of Political Arithmetic, Oxford University Press ​ REUNGOAT Sabine, 2015, « Les réformateurs anglais et l’Irlande dans la seconde moitié du XVIIème siècle. Les traités économiques de William Petty, Richard Lawrence et William Temple », Quaderna 3 | 2015, https://quaderna.org/wp-content/uploads/2016/02/Reungoat-r%C3%A9formateurs-anglais-et-lIrlande-PDF.pdf ​ TILLET, Edouard, 2001 "Chapitre II. La constitution anglaise, exemple précaire d’une monarchie tempérée" In : "La constitution anglaise, un modèle politique et institutionnel dans la France des lumières", Aix-en-Provence : Presses universitaires d’Aix-Marseille, http://books.openedition.org/puam/1467 ​ ZIMPFER Nathalie, 2008, "L’homilétique swiftienne ou l’anti-séduction comme manipulation." In: "XVII-XVIII. Revue de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles". N°65, 2008. Les Formes de la Séduction. pp. 171-187; https://www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_2008_num_65_1_2376 ​ ​ ​ ​

  • PLOUTOCRATIEs | ROME, DE LA NAISSANCE A LA REPUBLIQUE

    Rome, De la naissance à la République I Xe / Ier sièc le avant notre ère Honestiores et HUmiliores ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ Quelques huttes de torchis ​ L' écriture apparaît à Rome à la fin du VIIe siècle mais elle ne sera pas utilisée de manière importante avant plusieurs siècles. Les premiers témoignages historiques seront ceux des Pontifes, gardiens du droit civil et religieux, qui enregistraient régulièrement (probablement dès les débuts de la République, vers – 509), dans de brèves notices écrites sur des tablettes de bois blanchies à la chaux « les noms des magistrats [1] , les éclipses, les prodiges, les variations du prix du blé, les événements politiques, religieux ou militaires importants, etc. » (Poucet, 2000 ). La littérature latine à proprement parler n’apparaît que bien plus tard, au milieu du IIIe siècle, avec Livius Andronicus et Fabius Pictor sera le premier à rédiger un récit (qui a été perdu) sur “l’histoire des origines de Rome” (vers – 210), que les historiens nomment par commodité primordia ou initia . Cette tradition littéraire, c’est l’annalistique, qui fait le récit plusieurs siècles après d’une histoire que les auteurs ne connaissent que par la tradition orale. Des chercheurs ont estimé que la crédibilité de ce type de tradition varie entre 150 et 300 ans (Van Gennep, 1912 ; Vansina, 1961 ). Finley résume bien cette situation : « notre faiblesse est sans remède : nous n'avons pas pour faire l'histoire de Rome la moindre source littéraire originale antérieure au IIIe siècle de notre ère, et nous en avons fort peu d'antérieures au IIe » (Finley, 1987 ). [1] Appelées “Fastes” (du latin fas, fari : parler) par extension, le mot désignant d’abord les jours permis pour un certain nombre d’activités publiques ou privées : parler en public, passer des contrats, rendre la justice, etc. Il y a donc des jours fastes (fastus dies ) et des jours néfastes (dies nefastus ). Le mot français s’est formé par confusion du latin faustus (heureux, favorable), vers 1380. ​ A l’intérieur de cette tradition, il existe de multiples formes répondant à des règles, des méthodes différentes, comme la littérature érudite, poétique, iconographique, etc. Ainsi, en plus de ne pas posséder de sources primaires pour l’époque dite royale de l’histoire romaine, l’historien se trouve confronté à un certain nombre de difficultés : variantes d’un même thème, différentes manières littéraires de conduire la narration (dramatique, pathos, etc), amplification, tronquage du récit pour des raisons idéologiques, de type gentilice, par exemple, en donnant à une famille une origine plus ancienne qu’elle n’a en réalité, ou de type patriotique, mais encore bien d’autres recompositions historiques d’origine sociale, telles les luttes entre optimates et populares , politique, tels les suffrages, les formes de gouvernement ou encore ethnographiques, par exemple l’attitude anti-étrusque de Denys d’Halicarnasse (Poucet, 2000 ). Pour venir en aide à l’historien, un ensemble de sources non écrites lui sera d’un grand secours, au premier rang desquelles figure l’archéologie : « Il est maintenant devenu possible d'écrire une histoire archéologique des origines et des premiers siècles de Rome, très différente, il est vrai, de celle véhiculée par Tite-Live et Denys d'Halicarnasse. » (op. cité). ​ C’ est l’archéologie qui a permis de dater les débuts de Rome entre le Xe et le IXe siècles avant notre ère, grâce aux tombes à incinération trouvées, au lieu de la traditionnelle date de – 753 fournie par Varron, que l’écrivain avait choisie parmi « une foule de propositions concurrentes. » (Poucet, 2000 ). En effet, pendant longtemps, jusqu’au dernier quart du VIIe siècle, Rome n’était qu’un ensemble de petits villages formées de quelques huttes de torchis, ne connaissant ni l’écriture ni le tour du potier. C’est toujours l'archéologie qui nous informe de sa profonde transformation par l’apport des Etrusques : architecture solide, décoration, écriture, lecture, en particulier (op. cité). On comprendra donc la gageure que représentent toutes les tentatives de rapporter les siècles d’histoire romaine précédant l’apparition des témoignages littéraires directs. Toutes ces tentatives sont « utiles et intéressantes, à condition qu'on ne se dissimule pas leur caractère en grande partie hypothétique et donc éminemment provisoire.» (Poucet, 2000 ). C’est donc avec des pincettes qu’on abordera le prochain chapitre, avec l’aide des spécialistes les plus exigeants aujourd’hui sur la question. Pectoral, tombe Galeassi à Praeneste (auj. Palestrina), VIIIe siècle, métal et or, Musée National étrusque de Villa Giulia, Rome ​ Quelques huttes de torchis Les siècles obscurs La République Riches...un peu...beaucoup... Révoltes sociales huttes menu ​ Les siècles obscurs ​ V éritable chaudron de peuplades : autochtones, Samnites, Ligures, Sicules, Sabins, Etrusques, Grecs, etc, leurs tribus [1] (gentes ), les localités, sorte de “cantons naturels [2] ” (pagus, vicus, oppidum, oikos ) à l’origine de la future Rome se pillaient l’une l’autre, se disputaient les pâturages, les champs les plus fertiles, et ce d’autant plus que leur région était un carrefour stratégique, au centre d‘une zone traversée par des transhumants, mais aussi par une route du sel, de l‘embouchure du Tibre à la Sabine ou vers plusieurs cités latines (Maury, 1866 ). Quand un groupe était assez puissant, il les absorbait dans sa zone d’influence [3] ou les tenait en vassalité, dans un rapport de patrons (patronus ) à “clients” (cliens , peut-être du grec clueo , “qui s’entend ordonner” ), qui, sans posséder la citoyenneté, sont « à la fois libres et subordonnés. » (Grandazzi, 2014 ), enfin, plus subordonnés que libres, nous précise Richard, soumis qu’ils étaient à une sujétion quasi-servile, « réduits à travailler la terre de leurs maîtres dont, le cas échéant, ils constituaient d’autre part la milice. » (Richard, 1978 ), mais aussi contraints de suivre le patron qui émigrerait dans une nouvelle patrie, comme nous le relate l’histoire du chef albin Attius Clausus, qui vint s’établir à Rome au début de la République, amenant avec lui un grand nombre de clients (Tite-Live, II, 16) et dont la nouvelle gens [4] sera romanisée sous la forme de Claudia. Par ailleurs, le rapport du client et du patron était un rapport d’obligés, avec des engagements réciproques, où le client était de loin le plus perdant. Car, si le patron devait surtout l’assistance judiciaire [5] à son client, le client devait participer à de multiples frais de son patronus liés à l’’exercice d’une magistrature, à une amende infligée, à un remboursement de dettes (aes alienum , litt. “l’argent que l’on doit à autrui”) au mariage des ses filles (Plutarque, Vies, Romulus), etc. : « Tous ces droits ont subsisté dans leur entier. Le seul changement qu’on y a fait par la suite, c’est qu’on a trouvé que c’était une chose honteuse et lâche que les grands reçussent de l’argent des petits. » (op.cité) ​ [1] Trois tribus primitives Ramnes (Romnes), Tities et Luceres, selon la tradition et successivement, issus de Latins, Sabins et Étrusques (sujet complexe qui divise encore les spécialistes), sont à l’origine de la fondation de Rome, mais l’occupation du Palatin, la plus ancienne, et d’autres collines remontent au moins au XIIIe-XIIe siècles (Grandazzi, 2014 ). Elles sont dites « gentilices » (propre à des communautés de noms) ou « romuléennes » au titre de leur installation supposée par le fondateur mythique Romulus, dont la date de - 753 a été choisie arbitrairement parmi d’autres par Varron. Leurs habitants sont des montani (opposés aux pagani , habitants des faubourgs) originels des cités installées sur les monts, sept selon la tradition du Septimontium : Palatin, Cermale, Velia, Oppius, Cispius, Fagutal, Cœlius. Bien qu’historiques, les trois tribus primitives n’auraient, selon Rieger (2007 ), aucune signification ethnique, malgré ce que prétend la tradition annalistique (résumés annuels et brefs d’histoire rédigés par les pontifes) puis historique, mais seraient des unités territoriales formées vers 550-520 par Tarquin l’Ancien sur la base d’une cité antérieure à l’intégration des montani aux collini, habitant les colles (collis ), collines du Quirinal, avec le Sabin Numa Pompilius, puis du Viminal et de l’Esquilin avec Servius Tullius. [2] selon l’expression de Félix Georges De Pachtère (Richard, 1978 ) [3] par cristallisation, en quelque sorte, de communautés partageant un passé et un certain nombre de croyances : Le grand linguiste français Emile Benveniste avait montré leur origine indo-européenne commune, non seulement sur des bases linguistiques communes, mais de leurs institutions mêmes (Richard, 1978 ). [4] familles nobles se reconnaissant le même ancêtre commun d’origine [5] Le client, en effet, est privé du “droit d’ester ” en justice (du latin stare : “être debout”), c’est à dire soutenir, intenter une action judiciaire. ​ Notons que ces relations de clientèle ne sont pas spécifiquement romaines mais sont attestées déjà chez les Samnites, les Sabins, les Étrusques ou encore les Gaulois, où selon le témoignage de César, « la puissance et le crédit d’un noble s’y mesuraient au nombre d’ambacti [ambactus : servus : serf NDA] et de clients qu’il pouvait réunir (Richard, 1978 ). Les tribus indigènes des Ramnes, sabine des Tities et étrusque des Luceres, répartis en hauteur sur les monts Palatin, Quirinal et Caelius vont finir par se mélanger aux tribus du Septimontium [6] et former avec leurs descendants cette Urbs patricienne (patres et leurs fils patricii , les patriciens) qui dominera en tant que patronus ses clients alentour, principalement d’origine étrangère, installés hors du pomerium [7] et qui se confondent encore avec la plèbe primitive dans la Rome protohistorique. Cette plèbe n’est pas encore un corps social constitué. Pendant longtemps elle n’est pas « autre chose que l'ensemble des familles non nobles. » (Richard, 1978 ). [6] Septimontium : du nom d’une fête sacrificielle partagée en décembre par les monti d’origine, mais que chaque tribu célèbre séparément et à sa manière, en des endroits différents (Richard, 1978 ) [7] pomaerium : séparation à Rome entre la ville, l’urbs, et la campagne, l’ager , sillon sacré sur lequel on ne peut ni construire ni cultiver. Les moins privilégiés d’entre les clients reçoivent de la part de leurs patrons des terres à titre précaire (precarium ) qu’ils cultivent au profit de ces derniers. Les terres des patriciens, quant à elles, avaient été selon la tradition partagée par Romulus [8] ou Numa Pompilius à titre définitif et héréditaire entre les trente curies [9] (Cicéron, De Republica, II, 26 ; Denys, AR [10] , II, 62, 4 ; Plutarque, Vies, Numa XVI, 4). Les parcelles en question étaient de petits jardins ou des vergers qui apportaient un complément de ressources à ces premières communautés d’éleveurs (Richard, 1978 ). A la suite des privilégiés préhistoriques qui ont été évoqués au premier chapitre, il faut imaginer des groupes aristocratiques influents posséder assez de surplus pour devenir les créditeurs (Cels-Saint-Hilaire, 1990 ) de ceux qui, accablés de dette, formeront plus tard une partie de la plèbe avec les populations conquises, comme celle d’Albe la Longue [11] , sur le mont Albain, que le troisième roi de Rome, Tullus Hostilius (règne de 672 à 640), originaire de la Velia, détruisit avant de déplacer une importante population sur le Cœlius. Parmi elle, des chefs albains, dont certains entrèrent au Sénat (Tite-Live I, 30, 2 ; Denys III, 29, 7) : Nous le savons depuis toujours, les riches sont comme une grande famille qui ont le plus souvent intérêt à oublier ce qui les distinguent et à se rappeler ce qui les unit. Nous l’avons vu, chaque société antique tire de la domination des autres peuples, par la force, des avantages considérables. Tullus Hostilius quant à lui, va l’utiliser pour briser les groupes nobiliaires au détriment d’un état centralisé. [12] . Ajoutons à cela le fait que le siège le plus ancien du Sénat se nommait la Curia Hostilia, dont Cicéron attribue l’origine à Hostilius (De Republica, II, 31) ainsi que l’installation du Comitium , lieu de réunion de l’Assemblée : on sait désormais, grâce à l’archéologie, que le premier pavement du forum date de l’époque de Tullus Hostilius (Cairo, 2014 ). Précisons aussi que ce roi avait lié hiérarchiquement le pouvoir religieux et politique à sa personne, en transformant « la curia de sa propre gens, les Hostilii, en curia de la communauté entière, où se concentrerait le pouvoir, qui avant cette époque s’étendait aussi à d’autres familles » (Cairo, 2014 ). Cependant, selon Richard, « la population [13] de la Rome royale forma d'abord un seul corps politique auquel la division en patriciat et en plèbe ne s'applique pas, même si des inégalités purent s'y faire jour et une aristocratie se former très tôt en son sein. » (Richard, 1978 ). Enfin, la légende des Horaces et des Curiaces, après celle de Rémus et Romulus [14] , est celle de « la fondation de la communauté urbaine de Rome » (op. cité), ce qui finit d’emporter la conviction de l’auteur que Tullus Hostilius serait en fait le vrai fondateur de la ville éternelle. Ce mythe permet de souligner une fois encore le caractère archaïque et violent des sociétés antiques. Ici, l’issue du combat entre deux villes est confié à un duel entre deux groupes cousins et patriciens, chacun représenté par trois champions, dans chaque groupe des jumeaux. Le derniers des Horaces vainc par la ruse, tue sa sœur parce qu’elle se met à pleurer la mort de son fiancé, issus des Curiaces, et le père (pater familias ), selon une version de l’histoire, lui évite la peine suprême d’arbor felix , où on est fouetté à mort, pour le soumettre à la peine symbolique du joug. Au-delà de la naissance de Rome, ce duel symbolise peut-être « la création d’un nouvel ordre de civilisation. » [8] Selon la légende, les jumeaux Rémus et Romulus sont nés de l’union du dieu Mars et d’une vierge mortelle, Rhéa Silvia, exposés à leur naissance, près du Tibre, allaités par une louve et adoptés enfin par un couple de bergers. [9] Les membres des curies sont les Quirites, populus Romanus Quirites [10] Antiquités Romaines ou Histoire ancienne de Rome. [11] Ou celles des Véiens étrusques ou des Fidénates, soumis par les Etrusques. [12] Ces groupes forment la plus ancienne assemblée de Rome, la comitia curiata, dirigée par trente curies (curiae), dix curies par tribu à l’origine. Le roi augmente le nombre de légionnaires et recrute dix nouvelles turmae, composée de trois décuries (decuriae) de dix cavaliers chacune. Chacune des curies ayant ses propres centuries (centuriae) de cavaliers, disposant de dix cavaliers chacune, les nouvelles unités de cavalerie devaient se retrouver représentées par différentes tribus. [13] Le populus de cette époque archaïque (Populus Romanus Qurites : “L’ensemble des personnes du peuple romain”), renvoie à la population noble de principes ou patres qui a seule des droits politiques et peut se réunir dans l’assemblée des Comices curiates. Plus tard, l’émergence de la plèbe conduira à partager ce populus en deux, avant qu’il ne soit assimilé le plus souvent, et parfois idéologiquement depuis la fondation romuléénne, à la plèbe : plebs, multitudo, pléthos. [14] Selon le mythe, Romulus entre en guerre contre les Sabins de Titus Tatius suite à l’enlèvement des Sabines, selon une pratique patriarcale archaïque qui permet à un groupe humain de se procurer des femmes, et que beaucoup de sociétés traditionnelles pratiqueront jusqu’à la période moderne Louve allaitant les jumeaux Rémus et Romulus, bronze, 114 cm x 75 cm, Musée du Capitole env. IVe-Ve siècle ​ siècles obscurs races À une suprématie sur le Latium d’Albe la Longue, fondée sur la pureté de la race et sur la nette séparation entre les classes dirigeantes et les inférieurs, aurait succédé la suprématie de Rome, issue de l ’intégration des vaincus [15] . » (Cairo, 2014 ). Comme pour la Grèce, il ne faut pas entendre ici le concept de race de manière biologique. Le médiéviste Alessandro Barbero nous rappelle par ailleurs que « L’Empire romain était déjà en soi un empire multiethnique, un creuset de langues, de races, de religions, et il était parfaitement à même d’absorber une immigration massive sans être pour autant déstabilisé. » (Barbero, 2006 ). Aucune loi, par ailleurs, n’interdira à Rome les mariages et les relations sexuelles entre Blancs et Noirs, et nous avons de nombreux témoignages littéraires à ce sujet, comme celui du poète Properce, trouvant autant de séduction chez une femme noire que chez une autre d’une blancheur parfaite (Properce, II, 25, 41-42), ou encore l’écrivain Martial, amoureux d’une fille noire “comme la nuit” alors qu’une autre, “blanche comme un cygne”, tente d’obtenir ses faveurs (Martial, I, 115). Il existera bien cependant un antisémitisme [16] romain, fondé sur la détestation de la culture juive, d’être un racisme culturel [17] à part entière, qui sera repris et développé plus tard par les chrétiens (Salmon, 1984 ). [15] L’auteur renvoie à Mencacci F. 1987, « Orazi e Curiazi, uno scontro fra trigemini ‘gemelli’ », MD, 18, p. 131-148. et Pasqualini A. 1996, « I miti albani e l’origine delle ‘Feriae Latinae’ », Alba Longa. Mito Storia Archeologia. Atti dell’incontro di studio Roma-Albano Laziale, 1994, Rome, p. 217-253. [16] C’est dès l’antiquité que l’antisémitisme romain colportera des calomnies, des rumeurs sur la culture juive, qui se répandront en Egypte, en Mésopotamie et à Chypre. « De part et d'autre, on fait alors preuve d'un acharnement atroce : si Titus ordonne la destruction complète de Jérusalem en 70, lors de la révolte de Cyrène, en 115, sous le règne de Trajan, Dion Cassius raconte que les Juifs “égorgèrent les Romains et les Grecs, mangèrent leur chair, se ceignirent de leurs entrailles, se frottèrent de leur sang et se couvrirent de leur peau ; ils en scièrent plusieurs par le milieu du corps, en exposèrent d'autres aux bêtes et en contraignirent quelques-uns à se battre comme gladiateurs” » (Salmon, 1984 ). [17] « La Diaspora, qui débute au VIIIe siècle avant notre ère, avait permis l’installation d'importantes minorités juives dans le monde méditerranéen. » Leur « prosélytisme », leur mépris suscité par leur pauvreté : « Juvénal et Martial les peignent comme des clochards ou des hippies. », leurs pratiques religieuses : monothéisme, circoncision (“sujet de plaisanteries obscènes”), sabbat, interdit alimentaire du porc (Salmon, 1984 ). ​ Détail d'un sarcophage romain illustrant une bataille contre les Germains (frontières sur le Danube ?) pendant l'époque des Antonins (138 - 192), vers 190, Dallas Museum of art (DMA) source : https://collections.dma.org/artwork/5320527 ​ ​ Q ui dit assimilation des hommes d’origines différentes, dit aussi pour Rome assimilation des dieux, et il n’y a guère que les spécialistes, aujourd’hui, pour pouvoir distinguer l’origine étrangère de tel ou tel dieu romain (Grandazzi, 2014 ). D’où qu’ils viennent, ce sont les nobles qui auront longtemps la main mise sur les affaires religieuses, en conservant pour leur classe les grands sacerdoces : les fonctions de pontife, d’augure ou de flamine, par exemple, ne seront progressivement ouverts aux plébéiens qu’à partir de – 300 avec la lex Ogulnia. Le successeur de Tullus Hostilius, Ancus Martius fait comme lui la guerre à de nombreux voisins : Politorium, Médullia, Tellènes, Ficana, Fidènes, Véies, etc. dont il déporte, lui aussi, un grand nombre d’habitants qu’il incorpore à Rome. Ces conquêtes ont sans doute plus qu’auparavant grossi la population de Rome, mais il ne faut pas forcément y voir avec le grand historien romain Niebuhr (Barthold Georg, Copenhague, 1776 - Bonn, 1831) l’origine de la naissance de la plèbe (Richard, 1978 ). La masse d’immigrants ou de déportés pauvres a probablement en partie augmenté celle des clients, à cause de la difficulté de subsister seulement avec un petit lopin de terre de deux arpents (bina iugera ) en moyenne. Pour des raisons idéologiques, la guerre est toujours pour les Romains un cas de bellum justum , une “guerre juste” où la cité ne fait que se défendre contre ses agresseurs (Briquel, 1995 ). Notons en passant qu’il est le premier à fonder une prison à Rome, une institution dont les civilisations fondées sur la coercition, qu’elle qu’en soit la forme, ne pourront plus se passer jusqu’à nos jours. Comme on pourrait s’y attendre « Ces guerres procurent à Ancus d'énormes ressources, tant humaines que matérielles : elles accroissent la population romaine par l'absorption des habitants des cités conquises et enrichissent la ville par le butin rapporté par ses victoires. Elles permettent donc au roi, la paix une fois retrouvée, de réaliser une œuvre que l'historien [18] décrit alors. Ancus agrandit l’Urbs, établissant les vaincus comme nouveaux citoyens sur l'Aventin et dans la vallée du Grand Cirque, et en annexant le Janicule, sur l'autre rive du fleuve. Tite-Live souligne ainsi les conséquences des guerres contre les Latins pour l'accroissement de Rome (ce qu'il fait aussi pour la brève allusion à la guerre contre Véies). Il insiste sur le fait que ces victoires ont permis au roi de mener une politique de grands travaux : édification de nouveaux quartiers de la ville, lancement du pont sur le Tibre, réalisation du mur du Janicule et du fossé des Quirites, réfection du temple de Jupiter Férétrien - sans oublier la construction d'une prison. » (Briquel, 1995 ). [18] Tite-Live (vers 64 – 17), Ab Urbe condita libri (litt. "Les livres depuis la fondation de la Ville", qu’on traduit par “Histoire de Rome depuis sa fondation” (vers – 31), I, 32-35 pour le règne d’Ancus Martius. sang On retrouve ici des éléments d’une thèse avancée par Georges Dumézil, d’une conception commune des sociétés indo-européennes transmise par les mythes, qui divise de manière tripartite les différentes fonctions du monde, trois besoins qui auraient été essentiels aux sociétés humaines : Une fonction royale et sacerdotale, qui unit la royauté et la religion, une fonction guerrière et une fonction économique. Au-delà de la thèse elle-même, qui dépasse le cadre de cet exposé, on reconnaît bien là la structure de base sur laquelle les élites de tout bord ont établi leur pouvoir, de manière pyramidale, hiérarchique, du haut vers le bas, et qui exclut toute sorte de communauté de bien commun mais au contraire, renforce la puissance que les familles aristocratiques ont construite, nous l’avons-vu, depuis la préhistoire. D’ailleurs, le thème indo-européen de “ l’homme complet”, réunissant en lui les qualités des trois fonctions duméziennes (Briquel, 1995 ) est manifestement tout ce qu’il y a de plus aristocratique, donnant aux « meilleurs » autorité sur l’ensemble des activités du peuple : « Maître du temps lors de la proclamation calendaire, maître de l’espace par le rituel augural qui lui permet d’agrandir la superficie de l’Urbs, bâtisseur de la Ville, représentant des puissances divines et intercesseur auprès d’elles des volontés humaines, organisateur du corps civique, chef de guerre, le roi de l’ère archaïque incarne et assure l’unité de la communauté civique. » (Grandazzi, 2014 ). Fils de Demarate, un riche grec de Corinthe, qui a fait fortune dans le commerce maritime avant de s’exiler, le premier roi étrusque de Rome, Lucumon, dit Tarquin l’Ancien, « à force d’argent et de zèle, obtint la considération et même l’amitié du roi Ancus » (Aurélius Victor, 320-390, De viris illustribus urbis Romae : “Les hommes illustres de la ville de Rome”). Bien entendu, comme ses prédécesseurs, Tarquin augmente la puissance de Rome par la guerre et les butins qui y sont associés. Il s’empare d’Apiolae [19] , de Corniculum, de Ficula l'Ancienne, de Cameria, de Crustumerium, d’Amériola, de Médullia, de Nomentum… Alors, certes, Rome est « accueillante envers les dieux d’autrui comme elle l’est envers les étrangers » (Grandazzi, 2014 ) c’est certain, mais s’agissant des hommes, on ne mélange jamais les torchons et les serviettes, les riches et les pauvres demeurent à la même place. Les premiers commandent, ordonnent l’ensemble de l’organisation de la cité, les seconds obéissent et subissent la volonté et la loi des premiers. Et ce n’est pas parce que le premier des Tarquins ouvre le Sénat aux plébéiens [20] que cette situation change le moins du monde. Le nombre de gentes ayant sensiblement diminué, et partant, les sénateurs issus de ces gentes, Tarquin ouvrit par nécessité la fonction à de nouvelles gentes, d’où sortiront les patres minorum gentium (Cicéron, République, II, 35 ; Tite-Live., I, 35, 6 ; Vir. ill, 6, 6) qu’on distinguera des patres majorum des familles plus anciennes et plus nobles aux yeux de l’élite. Une partie de la critique moderne, avec Richard, trouve “insoutenable” l’assimilation de ces nouveaux patres aux conscripti , recrutés parmi les riches familles plébéiennes exerçant des activités commerciales et demeure convaincu « que Tarquin l'Ancien ouvrit l'accès du Sénat à des éléments de provenance diverse. » (Richard, 1978 ), des familles étrusques acquises à sa cause, mais aussi des familles latines au sein desquels des familles anciennes de Rome “qui n'y avaient pas eu de tout temps le prestige et la puissance nécessaires pour accéder au Sénat” avaient été “exclues de cet honneur” mais “s’en jugeant dignes,” (Richard, 1978 ), exprimèrent leur mécontentement. Ils sont peut-être des sénateurs à titre personnel et ne font pas partie de la noblesse héréditaire, comme le pense Richard, mais, dans tous les cas, ils font partie d’une nouvelle élite économique influente, pour certains d’une noblesse étrangère étrusque avec laquelle la vieille aristocratie devra composer un certain temps. Comme pour d’autres régions du monde, la riche aristocratie princière étrusque nous est connue par ses tombes au mobilier luxueux, richement décorés par des artisans maîtrisant le travail de l’or et de l’ivoire, alors que la plus grande partie de la population nous est inconnue, « une vaste couche d'humiles » nous précise l'historien, « dont les restes, en l'absence de toute espèce d'offrande ou de don funèbres, étaient abandonnés à de rudimentaires sarcophages, lorsqu'ils n'étaient pas déposés à même la terre. » (Richard, 1978 ). Par ailleurs, la conception de grands ouvrages (Forum Romain, Grand Cirque (Circus Maximus ), les égouts (Cloaca Maxima ) ont nécessité une main d’œuvre spécialisée (fabri ), venue principalement d’Etrurie, mais leur réalisation fut surtout l’œuvre de simples ouvriers, “ex-clients” ou « humiles de toute provenance qui « fournirent la main d'œuvre indispensable aux grands travaux entrepris par les rois étrusques. » (Richard, 1978 ). Il semble y avoir une cohérence dans l’œuvre du premier Tarquin et qui touche directement notre sujet. La pression démographique devait se sentir déjà sous son prédécesseur, Ancus Marcius, elle-même devenant un facteur possible de déstabilisation sociale, comme l’était celles des différents groupes de notables. Alors, le premier Tarquin a l’idée de dynamiser, rééquilibrer les forces en présence. D’un côté, il augmente le sénat, divers sacerdoces (vestales, pontifes et augures) et l’equitatus [21] , pour contrecarrer surtout les plans d’une noblesse qui cherche à devenir héréditaire par l’exercice de l’interrègne [2 2] , et d’un autre, il soulage matériellement les plus démunis, par une distribution de terres, des apports de salaires payés pour l’ouvrage de grands travaux de prestige et d’utilité publique, ce qui dans le même temps vise à leur ôter la tentation d’entrer dans la clientèle des puissants (Richard, 1978 ). Mais tout ceci a un coût faramineux. Pour trouver les financements dont il a besoin, le roi se lance dans les conflits tout azimut qui ont été cités, et qui lui permettent « de réunir une praeda [23] inestimable grâce à laquelle Rome put faire face au coût de constructions fastueuses, mais aussi, croyons-nous, de travaux d'utilité publique. » (op. cité). Denys d’Halicarnasse parle même d’un cas où les soldats reçurent une part des richesses acquises (op. cité). ​ [19] qui lui auraient permis selon Tite-Live « d’instituer des jeux particulièrement splendides, tandis que Valerius Antias, cité par Pline l’Ancien, explique qu’il l’utilisa pour commencer la construction du temple de Jupiter Capitolin » (Lanfranchi, 2015) [20] Jusque-là, auspicia (auspices : présages de divination) et auctoritas (autorité) étaient le monopole des patriciens. (Richard, 1978 ). [21] Cette cavalerie serait constituée de fantassins montés et ne sera pas avant les guerres samnites une véritable cavalerie capable de combattre indépendamment de l’infanterie. (Wolfang Helbig, Contribution à l'histoire de l'Equitatus romain, 1904) [22] du latin interregnum . « Malgré la controverse qui oppose sur ce point les juristes, il nous semble acquis que l'interregnum est de création et d'inspiration monarchiques, que son utilisation se soit limitée, pendant toute la période royale, au domaine religieux, c'est-à-dire au temps mort des cinq jours épagomènes qui, succédant chaque année aux Terminalia, coïncideraient avec la retraite provisoire du roi, ou qu'il ait eu dès l'origine une finalité politique, si l'on y reconnaît au contraire un expédient conçu pour remédier à la vacance effective du trône. » (Richard, 1978 ). L’interroi (interrex ) bénéficiait alors d’une « consécration dont le bénéfice, dépassant largement leur personne, allait en fait à leurs lignées respectives. » (op. cité). [23] en latin, “proie”, qui donnera le français prédation : pillage, brigandage. ​ ​ ​ ​ ​ ​ Certains historiens réfutent une grande partie des réformes attribuée s au successeur de Lucumon, Mastarna, alias Servius Tullus (règne de 540 à 520 env.). Michel Humm, par exemple, fait remonter la censure à la fin du IVe siècle (Appius Claudius Caecus, Ecole Française de Rome, 2005). Nous avons prévenu le lecteur en introduction de la difficulté de ce sujet, mais le problème de la chronologie ne nous importe pas ici. Que le census ait alors plus ressemblé « à une revue des troupes qu’à un véritable relevé des fortunes » (Poucet, 1983 ), que les critères financiers mentionnés par Tite-Live (I, 43) soient « forcément anachroniques, puisqu'il n'y avait au milieu du VIe siècle que des lingots prémonétaires » (Adam, 2010 ) il faut sans doute l’admettre, mais tôt ou tard, la répartition censitaire du peuple a bien eu lieu, et elle a consacré, comme en Grèce, la division de la société en classe possédant plus ou moins de richesse, et partant, plus ou moins de pouvoir. Et, comme en Grèce encore, ces classes censitaires recouvrent des classes militaires, dans une culture qui porte au plus haut, comme en Grèce ou partout ailleurs, pour ainsi dire, les valeurs guerrières. « Le principe : les citoyens sont classés suivant leurs biens. Les plus riches sont cavaliers (18 centuries), ou fantassins lourds (80 centuries), les autres se répartissent en quatre autres classes, et les pauvres ne doivent pas le service militaire puisqu'ils ne peuvent pas s'offrir d'armement. Les catégories militaires s'appliquent à la vie civile, et chaque centurie vaut une voix, selon le principe dit de l'égalité géométrique. Ce qui signifie, et Tite-Live s'en félicite, que les citoyens les plus riches sont sûrs de l'emporter dans les élections, le vote des lois ou celui des guerres. À titre indicatif, Servius aurait recensé 80.000 mobilisables (ce qui semble un peu élevé), et les centuries les plus riches auraient donc compté quelques dizaines de citoyens, les plus pauvres des milliers. » (Adam, 2010 ) Ainsi, entre dans cette phalange de la classis , tous les citoyens assez aisés pour s’acheter un armement. Les moins riches ont une fronde, ils sont plus légers, plus rapides (d’où leur nom de velites ), alors on les place en première ligne, mais comme ils n’ont aucune protection, ils sont beaucoup plus exposés et ont beaucoup plus de risques de tomber au combat. Les plus riches s’achètent une cuirasse, des chevaux (y compris la nourriture et l’écurie, bien sûr), et sans pouvoir acheter des chevaux on peut être bien équipé et entrer dans l’infanterie (hoplitie) lourde. Pour l’infanterie légère, on s ‘offrira selon ses moyens : jambières, casque, cuirasse, boucliers (clipeus, scutum ), javelots ou lances, principalement. L’essentiel des futures légions est déjà là. On lance différentes vagues de phalanges jusqu’à écrasement de l’ennemi, et ensuite, les plus riches qui étaient bien protégés sur les côtés, montés sur leurs chevaux poursuivent les fuyards et fondent sur le butin (Adam, 2011 ). Les plus pauvres, les proletarii ne possédant ni pecunia [24] ni familia ne peuvent accéder aux ordres militaires et sont infra classem , “sous les mobilisables”. A l’inverse, tous les petits propriétaires fixés sur des terres (assidui, sing. assiduus ), ont acquis avec la nouvelle organisation militaire un nouveau prestige à l’intérieur de l’armée centuriate. Par ailleurs, devenus armés, rien n’empêchait les adsiduii « de récupérer des troupeaux razziés par des voisins remuants, de piller des bourgades latines ou d'accaparer des terres. » (Richard, 1978 ). On comprend alors de mieux en mieux la stratégie de Tullus Servius, qui permettait par sa réforme militaire (comme celle des pagi en tribus) d’affaiblir l’organisation gentilice des anciennes familles par un apport progressif de “nouveaux riches”, par la constitution d’une nouvelle clientèle, sur lesquels il allait falloir compter, et ce d’autant plus que les anciens patrons ne pouvaient faire entrer leurs clients dans la classis , eux qui ne possédaient que quelques arpents de terre. Précisons que, plus qu’en Grèce encore, les artisans et les marchands étaient des professions qui seront longtemps honnies, car interdites à Rome pour les citoyens et abandonnées aux métèques, ce qui traduit encore pour cette époque une citoyenneté à plusieurs vitesses. [24] pecunia : latin, de pecus , “bœuf”, le bétail étant peut-être critère de base du censum primitif, du pecus, la richesse (Richard, 1978) avant d’être représenté par la monnaie. Pecunia représentera alors une indemnité, un salaire. Ce mot est à l’origine du français “pécunier.” Fibule en or, étrusque milieu du VIIe siècle avant notre ère Tombe Regolini-Galassi Cerveteri, Italie Musée du Vatican, Rome ​ mi mulu araθiale θanaΧvilits prasanaia « Je (suis) le don d'Arath (Aranth) (et la possession) de Thanachvil Prasanai » ​ Ce bijou a "fait l'objet d'un don d'un homme à une femme." (Amann, 2015) Tarquin le Superbe poursuivit le travail de sape de son prédécesseur, s’agissant de la main mise des “premiers citoyens”, et comme on pouvait s’y attendre, la tradition littéraire souligna fortement le caractère tyrannique de son règne, décimant le Sénat selon Tite-Live et Denys, pour pouvoir y mettre des hommes de sa factio (voir plus bas), au dire des Antiquités Romaines, exilant ou confisquant les biens d’opposants réels ou potentiels (Tite-Live I, 49, 2-6 ; Denys, AR, IV, 43, 2 ; Dion Cassius II, 11, 2-3), ou encore, sacrilège, en faisant nommer des consuls n’appartenant pas aux grandes familles. S’il faut en croire Denys, il aurait « exploité et même pressuré » les pauvres gens (humiles ), qui pourtant comptaient encore de nombreux partisans après sa chute, prêts à applaudir [25] une possible restauration. C’est en tout cas de manière autoritaire qu’il recruta dans toute l’Etrurie toutes sortes de fabri , astreints à des travaux obligatoires (op. cité). Ceci étant dit, Tarquin le Superbe n’a pas supporté économiquement les pauvres au détriment des riches. Le développement économique, l’amélioration de la production agricole pendant le règne des Tarquins a bien profité aux grands propriétaires terriens. ​ [25] Les premières assemblées populaires votaient par suffragium (d’où le français “suffrage”, en applaudissant et en acclamant. Le mot viendrait de fragor (bruit violent, fracas), la clameur (clamor ) des assemblées primitives (Ugo Coli, in Richard, 1978) ou celle que causait les soldats avec leurs armes sur leurs boucliers pour manifester leur approbation, par le fracas «des armes heurtées par les soldats sur leur bouclier pour manifester leur approbation». (L.R Ménager, in Richard, 1978). ​ ​ La République ​ Q uels que soient les hommes au pouvoir après l’éviction du dernier Tarquin par Porsenna, magister populi, magister equitum (Adam, 2011) ou autre praetor maximus (Richard, 1978), ils durent faire face à de grandes tensions sociales, des luttes d’intérêts des deux principaux groupes de patres , et un fort mécontentement de la plèbe, qui commence à se constituer en ordre (op. cité), en face d’un groupe de familles qui avaient accumulé privilèges politiques et religieux et qui lui-même tend à devenir une classe revendiquant un imperium par le monopole des auspices, « qu’ils estimaient pouvoir prendre au nom de la cité tout entière. » (Humm, 2018 ). C’est ainsi que, tout le temps que dura la République, ils continueront à utiliser l’interrègne dans ce but en s’appropriant, en cas de vacance du pouvoir, les auspices du peuple par le biais des sénateurs. Les historiens appellent ce phénomène “serrata [26] ”, “fermeture” ou “clôture” du patriciat. On le voit bien, depuis que nous les suivons pas à pas, les riches d’ici ou d’ailleurs ne sont jamais en manque d’idées, de stratagèmes pour se maintenir au pouvoir. Peut-être le sénat avait-il commencé de s’ouvrir à la plèbe via les conscripti , créés sans doute par les premiers consuls, L. Iunius Brutus ou P. Valerius Publicola (Tite-Live II, 1, 10-11), et recrutés hors de la noblesse héréditaire, dans les centuries équestres (Kubler, Equites Romani ; Nicolet, L'ordre équestre, in Magdelain, 1990 ) ou parmi les riches clients de la haute plèbe (primores plebis, nobilium amici : Tite-Live IV, 60, 7), en particulier sabins, comme Attius Clausus. Cette nouvelle caste avait, comme on pourrait s’y attendre, une politique de mariage qui interdisait des plébéiennes d’épouser un patricien, loi figurant dans les XII tables (op.cité ). L’inverse, par contre, n’avait guère d’importance, les rejetons d’une patricienne et d’un plébéien n’étaient pas nobles : La femme, à Rome demeurait un bien meuble comme en Grèce et avait peu de droits. Avec Tite-Live, on touche du doigt la conception aristocratique d’une race d’homme bien distincte d’une autre : « À quoi tendent, en effet, ces mariages mixtes ? À vulgariser des sortes d’accouplements , comme chez les bêtes, entre patriciens et plébéiens. De sorte que celui qui en naîtra ne saura plus à quel sang, à quel culte il appartient ; moitié [patricien], moitié plébéien , il ne sera pas même d’accord avec lui-même. » (Histoire Romaine : Liv. 4, 2, 5-6) ​ [26] “serrata del patriziato”, formule que l’on doit à Gaetano De Sanctis (Storia dei Romani, t. I, Turin-Milan-Rome, Fratelli Bocca Edit., 1907) ​ Arrêtons-nous un moment sur Publius Valerius, dit Publicola (Poplicola), “ami du peuple”, consul en - 509. Les historiens modernes le prenaient pour un personnage légendaire, mais l’inscription de Satricum semble confirmer son existence (Pallud, 2002 ). Comme beaucoup de dirigeants politiques de tout poil et de tout temps, Publicola choisit habilement les mots adressés au peuple, et ses actions visent à l’impressionner, à détourner son attention des véritables enjeux de pouvoir et de richesse : « La réaction de Valerius est un modèle d’efficacité ; il n’hésite pas à prendre des mesures spectaculaires pour regagner la confiance du peuple, en faisant détruire ou déplacer sa maison, en invitant les citoyens à le surveiller, et si nécessaire à le châtier [27] , mesures qui lui permettent de se faire apprécier, sans pour autant avoir recours aux procédés des démagogues. Valerius ne donne rien à la foule, ni blé, ni terres, ni biens, et il ne détourne pas sa colère sur un autre ; il convainc par la force de sa parole et par des gestes symboliques, témoignant ainsi d’une grande habileté à manipuler les sentiments d’une foule… » (Pallud, 2002 ). Publicola va tout de même établir une législation qui lui vaudra le surnom « d’ami du peuple. La loi sur le droit d’appel au peuple (provocatio ad populum ), par exemple, permet à un citoyen susceptible de subir un châtiment décidé par un magistrat, de soumettre au peuple ce jugement. C’est une loi contre l’arbitraire du pouvoir, de protection de la liberté (libertas ) du citoyen. Mais cette loi est bien encadrée, et contredite par une autre loi d’exception, permettant de condamner à mort sans procès quelqu’un soupçonné de tyrannie ou encore de suspendre la première loi et donner tout pouvoir au consul quand il estime la République menacée, ce qui ouvre grand la porte à tous les abus de pouvoir. Notons, enfin, qu’il instaure deux cérémonies, l’une célébrant le triomphe, les actions glorieuses des « meilleurs » de la cité, et l’autre leur éloge funèbre. C’est un procédé idéologique dont les dominants ont bien compris l’importance de persuasion auprès d’une grande partie du peuple (les « masses », selon la terminologie marxiste) et qui n’a jamais été autant exploité qu’en démocratie moderne, puisqu’il continue plus que jamais de mettre au-dessus des simples citoyens non seulement les "premiers de cordée" mais aussi les citoyens héroïques (policiers, pompiers, militaires, sauveurs de tout poil). Les conservateurs romains ont bien compris toute l’intelligence politique de Valerius Publicola, qui « donne au peuple une liberté mesurée, en lui accordant des droits qui, pour importants qu’ils soient, ne lui permettent cependant pas de contrôler véritablement la vie politique, ce dont le peuple, selon nos sources, ne se rend pas compte, car Valerius lui témoigne en même temps attention et égards. » (Pallud, 2002 ). Une fois encore, le sujet abordé dès l’antiquité résonne encore aujourd’hui dans nos prétendues démocraties que l’écrasante majorité des élites estime indépassable, des systèmes politiques où, dans le meilleur des cas, les gouvernants donnent satisfaction au peuple rapidement, mais de manière très limitée, tout en confortant et même en accroissant l’autorité et le pouvoir des premiers citoyens. En face de ceux qui, après les Gracques, brandissent le héros populaire de Publicola comme modèle politique, certains comprendront que « les droits personnels ne suffisent pas à constituer la liberté » (Chaim Wirzubsky, Libertas as a Political Idea at Rome during the Late Republic and Early Principate, Cambridge, 1960, 2e éd., p. 51. Cité par Anne Pallud, cf. plus haut). Nous verrons que, plus de deux mille ans plus tard, l’instrument idéologique a été porté à sa plus grande sophistication, faisant de la liberté, des droits du citoyen un socle fondamental des sociétés, en prenant soin de laisser dans l'ombre les moyens, les capacités dont bon nombre de citoyens ont nécessairement besoin pour y parvenir. Un autre point à souligner, récurrent dans l’histoire des luttes sociales, est la stratégie utilisée par les pouvoirs de ne proposer des solutions d’apaisement qu’en dernier ressort, quand la détermination des révoltés peut représenter un dangereux point de bascule. [27] Dion., V, 19, Liv. II, 7, 8-11 république romaine S i pour les plus riches, les choses allaient de nouveau bon train, on ne pouvait pas dire la même chose des assidui, qui supportaient mal le poids des guerres et qui devaient en plus subir la rapacité des seigneurs de la guerre, qui accaparaient les terres conquises, dépossédaient leurs débiteurs de leurs champs minuscules (agellus ) ou les laissaient les travailler à leur profit. Et voilà comment ces nexi (sing. nexus , de necto , “lier”, “attacher”, sous-entendu à son créancier) pour une grande part d’anciens centurions, nous dit Tite-Live, qui ont donc fait partie à un moment de la classe militaire aisée (classis ), entraient alors dans une spirale de dettes qui permettaient à leur créditeur (fenerator , de fenus , “prêt à intérêt”) d’assujettir les biens et jusqu’à asservir la personne criblée de dettes et réduite alors en esclavage (Varron parle de nexi obaerati : Re Rustica I, 17) : « A en juger par la fortune du nexum , les premières années du Ve siècle appartiennent donc à la série des époques placées, en milieu rural, sous le signe d'une exploitation impitoyable de l'homme par l'homme. A Rome comme ailleurs, la crise agraire joua en faveur des grands propriétaires : par tous les procédés imaginables ils surent accaparer les terres encore disponibles ou déjà occupées et accroître ainsi leurs clientèles, non sans donner, en matière de fides [fidélité, honneur, NDA] , la préférence à la notion de droit sur celle de devoir ou de responsabilité. D'où l'inquiétude qui tourmentait les petits exploitants, engagés dans une lutte inégale et incapables de conjurer, à titre individuel, le spectre de l'expropriation. » (Richard, 1978 ). Niebuhr, sur ce point, avait déjà été très éloquent : « Les intérêts étaient illimités, et par conséquent, immodérés…Il ne faut donc pas s’étonner si l’on parle de la multiplication du capital par l’accumulation des intérêts comme d’une chose ordinaire. Il était d’usage de convertir le capital échu et les intérêts en une nouvelle dette (versura ), dont l’extinction devait bientôt devenir impossible. » L’historien décrit ensuite la descente aux enfers du débiteur : procès sommaire, emprisonnement, adjudication de toute la fortune au créancier « quand bien même elle excèderait la dette. Quant aux autres circonstances, qui sont devenues impossibles selon nos mœurs, c’est-à-dire l’esclavage personnel du débiteur et de ses enfants, il n’est pas besoin de les rappeler pour mesurer toute l’horreur du sort des infortunés plébéiens. » (Barthold Georg Niebuhr, Romische Geschichte (Histoire Romaine), 1811-1812, édition française de 1830, Vol 1). Hormis le degré de violence, cette dégradation sociale recouvre pour partie ce que nous appelons aujourd’hui le phénomène du déclassement, et qui, hier comme aujourd’hui, a toujours à voir, d’une manière ou d’une autre, avec un système économique fondé sur l’exploitation et l’avidité de richesse des puissants. A cela, il faut ajouter pour ce début du Ve siècle avant notre ère, à Rome, des problèmes d’approvisionnement de blé, cause de disette, en particulier dans la cité. Ce problème qui n’était pas nouveau, se cumulait bien sûr aux difficultés des nexi . Ce n’est donc pas par hasard si on construit à cette époque les temples de Mercure (495), patron du commerce, et de la triade Cérès-Liber-Libera (493, originaire de la Grande Grèce, : Déméter, Dyonisos et Koré), œuvre du nouveau collège de marchands (collegium mercatorum ) décidée en 496 après consultation des Livres Sibyllins (Libri Sibyllini ). Ainsi, il est « significatif que le temple du Forum Boarium ait été consacré à une triade de toute évidence conçue pour faire pendant à celle du Capitole » (Richard, 1978 ). Ce n’est pas un hasard non plus si le temple de Mercure est dédicacé par le centurion Marcus Laetorius, au lieu des deux consuls qui s’en disputent l’honneur. Comme beaucoup d’autres, il est susceptible d’être touché par la dégradation sociale. De même, le temple de Cérès est dédicacé en 493 par le consul d’origine très probablement plébéïenne, et ceci explique encore cela. On voit là des signes tangibles du rapprochement des différents éléments d’une plèbe menacée par la puissance des patriciens. Pour les fidèles, Cérès n’était alors plus seulement une déesse rurale, celle des moissons, mais celle «qui leur assure l'annone [ impôt en nature, NDA ], beaucoup plus que celle qui fait pousser le blé» (Le Bonniec, 1958, in op.cité ). Enfin, ce n’est pas un hasard non plus si on se presse d’achever le temple de Cérès alors que l’édification de celui dédié à Castor (484), grand cavalier comme son jumeau Pollux, patron de l’equitatus , et partant, du patriciat, sera traînée en longueur, vraisemblablement pour apaiser les tensions sociales de plus en plus exacerbées, sans compter que le premier est bâti hors du pomerium , à l’inverse du second. Tite-Live se fait l'interprète de toute cette colère : ​ « Cependant la guerre avec les Volsques était imminente, et la république en proie à la discorde, fruit des haines intestines qui s'étaient allumées entre les patriciens et le peuple, surtout à l'occasion des détenus pour dettes. « Eh quoi ! disaient-ils dans leur indignation, nous qui combattons au-dehors pour la liberté et pour l'empire, nous ne trouvons au-dedans que captivité et oppression; la liberté du peuple romain est moins en danger durant la guerre que durant la paix, au milieu des ennemis que parmi des concitoyens. » ​ Tite-Live, Histoire Romaine, Livre II, chapitre XXIII ​ L’exaspération dans les campagnes sera telle que, face à l’avancée des Aurunces et des Volsques contre Rome, en 494, le peuple refuse de prendre les armes. Il faudra un édit du consul Publius Servilius qui empêche provisoirement le créancier de s’en prendre aux biens ou aux enfants et petits-enfants du débiteur pour que les pauvres acceptent de repartir au combat. Au retour de la guerre, le deuxième consul, Appius Claudius, appuyé par une grande partie des patriciens, passe outre la promesse de Servilius et les nexi se retrouvent traités comme auparavant (cf. Tite-Live, II, 22 et suiv.). Alors, face à une nouvelle levée de troupes contre les Sabins, les Eques et les Volques, le peuple ne répond pas à l’appel et les vives tensions sociales conduisent à la nomination extraordinaire d’un dictateur, Manius Valerius (de la gente Valerii, celle de " l’ami du peuple" Publicola), qui réitère la promesse de Servilius, rejetée une nouvelle fois par les sénateurs après les batailles. Les plébéiens, révoltés, envahissent le Mont Sacer (sacré) et sont visités par Agrippa Menenius Latanus, un ancien consul envoyé comme médiateur qui prononce le fameux apologue des membres et de l’estomac, tiré d’une fable d’Esope (repris plus tard par La Fontaine), que nous a transmis Aurelius Victor dans sa Vie des hommes illustres de Rome (De Viris Illustribus urbis Romae ), si emblématique pendant des siècles de la vision idéologique des élites du "corps social" : ​ « Un jour [...] les membres du corps humain, voyant que l'estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur ; ils comprirent alors que l'estomac distribuait à chacun d'eux la nourriture qu'il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde. » ​ Ce thème allégorique de la préséance des organes, évoquant par métaphores la préséance des classes aristocratiques sur les classes inférieures n'est pas propre à la culture grecque. On la retrouve dans diverses cultures. La tradition hindoue, plus spécialement, dans la doctrine du souffle vital ( prāṇa ), dont les textes sanskrits des Upanishads présentent différentes versions, notamment la Brhad-Aranyaka (Brihadaranyaka) Upanishad (env. IXe-VIe s), la Chandogya Upanishad (VIe-Ve s.), mais aussi le poème épique du Mahābhārata ("La Grande Geste des Bhārata", env. - 400 + 400). La tradition égyptienne s'est aussi penchée sur le sujet, avec le Procès du Ventre et de la Tête , texte hiéroglyphique découvert par Maspero en 1882, écrit pendant la XXe dynastie, vers 1200-1070, très probablement remanié d'après un texte plus ancien du IIIe millénaire avant notre ère. ​ Ce thème allégorique, arguant de l’origine naturelle, nécessaire des classes sociales, sera abondamment repris par les philosophes occidentaux, en particulier libéraux. Nul besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’elle est d’une grande vacuité et qu’aucune réalité sociale ne pourra jamais se confondre avec une métaphore, anatomique ou pas. Nous en reparlerons en abordant les théories du libéralisme et l’ensemble de son arsenal rhétorique. La plèbe révoltée finira de proclamer en 494 par serment une loi sacrée (lex sacrata ) qui institue des tribuns du peuple, chargés de les défendre, élevés à un rang sacré (sacrum ) et inviolable (sanctitas ). D’une portée surtout symbolique, le pouvoir du tribun (tribunicia potestas ) n’a alors aux yeux des patriciens ni autorité (autorictas ), ni pouvoir de magistrat supérieur et encore moins revêtu du pouvoir civil et militaire (imperium ) comme le sont les consuls [28] , les dictateurs ou les préteurs. Reste le pouvoir d’intercessio , pour suspendre une action exécutive ou l’auxilium pour soustraire quelqu’un à une mesure d’exécution. Nous ne sommes même pas dans le domaine du droit, mais dans une espèce de no man’s land juridique bien fragile devant la puissance établie des patriciens. Aux actes de violence prohibés contre les tribuns de la Lex sacrata , la Lex Icilia ajoutera en 492 les offenses verbales, et en 449, par la Lex Valeria Horatia , déclarera sacer les coupables de tels actes, sacré pour Jupiter en sa personne, mais déchu de ses biens. Ce sujet touche la question de la dignité, un sujet sur lequel nous reviendrons souvent à propos des revendications populaires, qui, en même temps de réclamer un meilleur sort, une plus grande justice, demandent aussi le respect et la dignité. C’est encore là deux thèmes très actuels, très présents dans les manifestations citoyennes des Gilets Jaunes, en particulier. En 486, le consul Spurius Cassius Vecellinus, qui faisait probablement partie des conscripti (Richard, 1978), propose dans la Lex Cassia agraria de partager en deux le territoire conquis sur les Herniques, une partie pour les Latins (Tite-Live, Histoire Romaine, III, 41). L’idée n’est pas nouvelle, la redistribution des terres était réclamée depuis le début par les tribuns de la plèbe. Bien évidemment, les patriciens vont tout faire pour l’empêcher, et une partie de la plèbe n’aurait pas acceptée que les Latins puissent profiter de ce partage. L’autre consul, Proculus Verginius, accepte celui-ci s’il ne concerne que la plèbe, et Cassius propose alors de rembourser au peuple le prix du blé de Sicile. Les circonstances de son procès et de sa condamnation à mort échappent dans le détail aux historiens, mais il paraît évident que tout ceci a été «voulu et contrôlé par les patriciens » (Cels-Saint-Hilaire, 1995). Dans une version de l’histoire, il est carrément tué par son propre père, témoignage de cette violente postesta familia qui donne au pater familias , rappelons-le, un droit de vie sur ses fils et ce, jusqu’à la mort. Il est plus probable que les patriciens aient défendu l’idée que Cassius cherchait à devenir roi, pour le frapper de cette proscription établie par Publicola envers tous ceux qui étaient soupçonnés de rétablir une fonction royale. Les patres s’en sont servis à plusieurs reprises sur des accusés liés à la plèbe nous le verrons. ​ La Lex Publilia [29] de 471 va tenter de corriger ces abus de pouvoirs qui permettaient aux patriciens de contrecarrer les projets démocratiques des plébéiens via leurs clients, en cessant de faire des tribus seulement « des cadres de recensement pour ceux qui n’avaient pas de gens [ les clients des patriciens, NDA ] » mais en les transformant en « circonscriptions de vote, tout particulièrement pour l’élection des tribuns de la plèbe » (Cels Saint-Hilaire, 1990). Bien entendu, une fois encore, quand la plèbe joue un coup dans son sens, le clan des riches trouve toujours une parade. Pour faire voter la loi, le tribun est obligé de convoquer les Quirites, l’ensemble du corps civique, alors l’assemblée curiate, dont patrons et clients font partie. Ne pouvant ensuite expulser tous ceux qui ne sont pas plébéiens sous peine de dissoudre l’assemblée elle-même, le tribun de la plèbe est piégé et ne peut voter la loi. C’est finalement la menace d’une nouvelle révolte qui conduira un certain nombre de patriciens à fléchir en faveur de ce projet de loi, rogatio Publilia , promulguée en 471 (op. cité). Pourtant, il faut signaler que depuis quelques années déjà, les tribuns de la plèbe avaient commencé de défier le pouvoir patricien. En 476 ils avaient condamné un ancien consul, Titus Menenius, en 475 ce fut le tour de son collègue Spurius Servilius. Et en 473, c’est Cneus Genutius qui assigne en justice les consuls Lucius Furius et Caius Manlius à leur sortie de charge, pour leur opposition à la loi agraire (Tite-Live, II, 54, 2). Les patriciens ne trouvèrent pas d’autre issue que d’assassiner le tribun. De telles condamnations n’auraient pu se produire avec une présence active des clients, ce qui montre qu’à certains moments, l’assemblée tribute avait pu prendre des décisions dans les seuls intérêts de la plèbe, que Tite-Live nomme plebs et Denys d’Halicarnasse demos . [28] Le pouvoir absolu du consul, tant juridictionnel que coercitif est symbolisé par les fasces, faisceaux de verges encadrant une hache que portent à l’épaule les douze licteurs (en plus d’une baguette dans la main droite) qui constituent l’escorte des magistrats suprêmes. C’était surtout par décapitation à la hache que s’appliquaient les exécutions capitales, mais la mise en croix était aussi pratiquée, parfois en masse. [29] Du nom de Volero Publilius, le tribun de la plèbe élu en 473, puis en 471, à l’initiative de ce projet de loi. Le patriciat devait trouver une parade, bien sûr. Selon Cels-Saint-Hilaire (op. cité), les patres avaient trouvé un bon moyen d’aliéner une partie de la plèbe à leur cause en créant, entre 468 et 450, dix tribus aux noms gentilices, de telle sorte qu’ils auraient pu devenir largement majoritaires dans les assemblées de la plèbe, qui, au lieu de favoriser cette dernière, exprimaient au contraire les volontés des puissants : « Qu’ils aient réussi dans nombre de cas à imposer à l’assemblée curiate, en utilisant le suffrage de leurs clients, des tribuns de leur choix, ne peut guère être mis en doute. » (op. cité). Par ailleurs, ils n’avaient pas besoin de contrôler l’ensemble du collège des tribuns, ajoute l’auteure, « l’intercessio d’un seul suffisait à paralyser toute initiative. » , paraphrasant Tite-Live lui-même (II, 44, 3-6) : « Plusieurs tribuns, s’il en fallait plusieurs, seraient prêts à aider les consuls. : un seul, d’ailleurs, suffirait à la rigueur contre tous. Les consuls et les principaux sénateurs n’avaient qu’à prendre soin de gagner, sinon tous les tribuns, du moins quelques uns dans l’intérêt de l’Etat et du Sénat. » Cette stratégie de manipuler le peuple, mais plus encore, de le noyauter par des représentants à sa botte, est un outil sans cesse éprouvé de la domination sociale. Comme dans la démocratie athénienne, déjà abordée, tout ce que nous avons appris à l’école, concernant le vote, l’expression de la volonté des peuples, n’est en fait qu’une mince couche de vernis historique. Les détails de cette dynamique sociale n’est pas dans les manuels de collège ou de lycée, et pourtant, ils sont primordiaux pour comprendre sa réalité, qui engagent des enjeux importants de la société. Ce schéma se répète pour toutes les périodes historiques et montrent à quel point l’enseignement de l’histoire, sauf à l’aborder de manière approfondie, est tronqué, simpliste, et ne permet pas aux citoyens de découvrir les arcanes de la domination sociale, et ce n’est pas un hasard si la partie du peuple la plus concernée n’a jamais mis un pied à l’université. A partir de là, on peut raisonnablement, sur la base de faits, se poser sérieusement la question d’une perpétuation de la main mise idéologique des élites qui établissent les programmes scolaires aujourd’hui encore. ​ Une autre stratégie utilisée par les patriciens sera aussi de multiplier les conflits qui pourront désorganiser la plèbe, en envoyant une partie d’entre elle à la guerre, dans des conflits en partie évitables. Ainsi la guerre contre les Volsques, à Antium (468), dont les tribuns disaient que c’était plutôt « à la plèbe qu’elle était faite » . Les sénateurs et les grands propriétaires étaient prêts à installer la plèbe mécontente dans la nouvelle colonie mais celle-ci refusa l’offre en très grande majorité. Le commentaire de Tite-Live (III, 1, 4-7) est instructif : « Dès lors, comme toujours, choses faciles, choses sans attrait : il n’y eut que quelques inscrits, si bien qu’il fallut compléter l’effectif de la colonie en y adjoignant des Volsques. La foule aima mieux réclamer des terres à Rome que d’en recevoir ailleurs. » ​ La condescendance méprisante envers le peuple a ici, une nouvelle fois, des résonances modernes. Qu’on songe au reproche actuel des élites envers différents groupes sociaux accusés de ne pas vivre avec son temps, de vouloir conserver des privilèges archaïques. Dans le cas qui nous occupe, ce sont des femmes et des hommes qui ont fait société (du moins, autant qu’ils le pouvaient) à Rome (et certainement pas dans les meilleurs « quartiers ») et à qui on demande de tout quitter, de changer de lieu de vie comme de chaussettes, de la même manière qu’on propose aujourd’hui aux salariés d’être mobiles et flexibles dans des conditions parfois épouvantablement difficiles, pour devenir des citoyens 2.0, souples, adaptables, mobiles, comme le voudrait l'évolution mondiale de l'économie. Pas plus hier aujourd’hui, le nanti se met à la place du prolétaire, tant la distance entre son vécu et le sien est importante et l'existence de ce dernier impossible pour lui à appréhender. ​ En 462, c’est contre l’arbitraire du pouvoir des consuls que le tribun de la plèbe Caius Terentilius Harsa propose une loi (rogatio Terentilia ) qui instaure un comité de cinq membres en charge de graver dans le marbre les droits consulaires, en lieu et place de la coutume orale. Ce n’est sûrement pas un hasard si le sujet tiraille les deux parties pendant deux ans (461-459) sans que Rome ne soit mise en danger d’aucune sorte, ou encore si aucun conflit ne se déclenche pendant la mission (une invention, selon les historiens) chargée d’étudier les lois grecques, qui préfigure l’instauration de la loi des XII tables (vers 451) élaborée par des décemvirs extraordinaires installés pour gérer cette crise. La critique historique a ôté beaucoup du lustre que possédait depuis l’antiquité cette codification, avec ses lacunes, le rôle essentiel qu’elle conserve aux coutumes ou encore la portion plus que congrue de dispositions nouvelles. L’évocation des coutumes ancestrales mises par écrit par la loi confirme bien l’archaïsme violent et profond de cette société romaine, avec toutes sortes de crimes magiques, où un débiteur pouvait être débité en morceaux pour sa peine. Cette célèbre codification, qui restera « le monopole des spécialistes du droit…fonde des possibilités d’agir mais n’expose pas les moyens techniques de les réaliser » (Humbert, 1990). Nous retrouvons là le hiatus entre la réalité abstraite droit et sa matérialisation dans la vie des individus. C’est là encore, soit dit en passant, un sujet très actuel, dont il faudra se saisir plus tard, dans la partie contemporaine de cette étude. Car bien entendu, les lois, toujours établies ou contrôlées par les premiers citoyens, font partie des armes essentielles de leur arsenal de domination : « Il y a des domaines qui ont échappé à la convoitise de la loi, révélateurs des mobiles éminemment politiques de la codification. » (op. cité). Il y a ainsi tout un domaine de droit privé demeuré hors de celui de la loi comme le cadre des leges regiae (touchant par exemple les délits d’ordre familial comme l’inceste) ou la patria potestas (mesures touchant au mariage, au déplacement de bornes d’un champ, à la violation des devoirs de clientèle, etc.). Reste le cas isolé de la défense des clients devant l’éventuel défaillance du patron de ses devoirs. Mais rien sur l’ensemble des dispositions voulues comme lois dans les tribunaux plébéiens, rien sur les mariages mixtes (conubium , cf. op. cité), que la plèbe arrachera quelques années plus tard, en 445, par l’action de Gaius Canuleius qui aboutira au plébiscite canuléien). Si bien que les luttes continuent de plus belle après la promulgation des douze Tables. ​ Désormais, ce sera la défense des alliés ou encore les présages défavorables qui serviront de prétexte aux conflits pour paralyser l’action plébéienne. D’autre part, les patriciens retournent contre elle l’avantage acquis par les comices tributes de proposer des lois. Pour eux, les tribuns n’ont alors plus de légitimité à parler au nom de tous les citoyens mais seulement des plébéiens. Le plus hardi d’entre-eux, Caeso (Caeson, Céson) Quinctius est un jeune, brillant et virulent patricien, farouchement anti-plébéien, à la tête d’un groupe de jeunes de sa trempe, une petite bande de richards protégée par des patriciens d’importance et qui fomente des actions violentes pour empêcher à tout prix la présentation du projet de la lex Terentilia . C’est un témoignage accablant, celui de Marcus Volscius Fictor, futur tribun de la plèbe, qui causera sa perte. Quinctius aurait agressé Fictor et son frère âgé et malade des années auparavant, et ce dernier était mort de ses blessures. Selon la tradition, à la fin du discours, la foule était prête à fondre de colère sur Caeso. Ce dernier réussit à s’enfuir, mais son père Cincinnatus dut rembourser une caution très élevée. Cependant, les historiens d’aujourd’hui ne pensent plus crédibles un tel évènement à une date où les tribunaux de la plèbe ne sont pas encore pleinement reconnus en droit par les patriciens, mais plutôt à une construction de plus à cette grande geste patricio-plébéienne (Magdelain, 1990). Peu importe, cette étude ne s’intéresse pas ici à la stricte ordonnance ou généalogie historique, mais à la possibilité que nous donne l’historien de toucher du doigt les différentes facettes de la domination des faibles par les forts qui, dans les grandes lignes, est tout à fait conforme à ce que nous connaissons de la plupart des autres sociétés de tous les temps. Dans la deuxième sécession de 449, c’est l’union de la plèbe militaire et celle de la ville, cliente des patres , réunies entre le Mont Sacré et l’Aventin, qui poussent les sénateurs à démissionner les décemvirs du second collège au pouvoir, ulcérés par l’assassinat de L. Siccius, ancien tribun de la plèbe qui avait proposé de restaurer ce tribunat, mais aussi par le procès de Virginie, fille du centurion L . Virginius, fabriqué de toute pièce par le décemvir Appius Claudius pour s’emparer d’elle, et de sa grande beauté en la faisant passer pour une fille d’une de ses esclaves (famili a : ensemble des esclaves d'un maître). La première sécession était une révolte économique, la seconde porte plus sur la violence, l’arrogance des dirigeants, un thème une nouvelle fois bien actuel en cette année 2019. Nous avons là un double visage de la domination, celui de classe bien sûr, mais aussi du patriarcat, et son cortège jusqu’aujourd’hui sinistre de violences à l’encontre des femmes. Car, dans cette histoire, c’est finalement le père qui assassine, non plus son fils mais, cette fois, sa fille pour la « sauver » du déshonneur de l’esclavage. Après un geste d’apaisement qui ne leur coûte rien, les patriciens estiment que le temps de la récréation a sonné. Ils envoient leurs délégués porter ce message aux insurgés : « Pour le bien, le bonheur, votre prospérité et celle de la République, revenez dans la patrie, près de vos pénates, de vos femmes et de vos enfants. (…) Allez sur l’Aventin, d’où vous êtes partis ; sur ce lieu propice où vous avez commencé d’établir les fondements de votre liberté, vous nommerez des tribuns de la plèbe. Il y aura le grand pontife pour tenir l’assemblée. » (Liv. 3, 54, 8). Il va de soi que cette mesure, pour avoir été si vite accordée, ne va pas bouleverser la vie des prolétaires. En effet, les patriciens se mettent à utiliser toutes sortes de vices de procédure, juridiques ou religieux, pour empêcher la tenue des assemblées, et partant, des votes de loi (Cels-Saint-Hilaire, 1990 ). Par ailleurs, ils divisent la plèbe, en donnant protection aux clients des gentes, qui leur renvoient ensuite l’ascenseur au moment de leur vote lors de délibération de la plèbe (concilium plebis ). Qu’il s’agisse des nouveaux collèges ou des tribunats consulaires, théoriquement partagés entre patriciens et plébéiens, les patriciens utilisèrent pendant tout le Ve siècle les moyens de rendre bien maigre la représentation plébéienne (Heurgon, 1980). Ce qui excite la colère du peuple et l’incite à manifester sans cesse ses revendications. Alors, certes, les leges Valeriae vont entériner l’inviolabilité des tribuns et des édiles, l’appel au peuple (provovatio ad populum ) pour chaque nouvelle magistrature, mais certainement pas l’accession aux magistratures suprêmes où, pendant de longues années, les plébéiens disparaissent le plus souvent des Fastes consulaires. Le peuple romain, comme d’autres et comme pour tous les temps, aura donc besoin de lutter sans cesse pour arracher des concessions aux puissants, qui ne les cède qu’en dernier recours, après, nous l’avons-vu, avoir utilisé tous les moyens possibles pour conserver leurs privilèges exclusifs. ​ Ce n’est qu’en 376, toujours avant notre ère, que sont élus officiellement les deux premiers tribuns de la plèbe, Gaius Licinius Stolo et Lucius Sextius Sextinus Lateranus, à l’origine des lois Sexto-liciniennes, qui souhaitent en priorité règlementer l’usure, limiter la possession (possessio ) des terres publiques et l’accession du consulat aux plébéiens (Berthelet, 2012). La préture et à la dictature s’ouvrent à la plèbe en 356, le pontificat vers 300. C’est autour de ces moments que se construit la nobilitas , cette noblesse plébéienne qui avait pris son essor avec les conscripti , et qui, on s’en douterait, ne fera pas vraiment l’affaire des plus humbles. Où a-t-on déjà vu une nouvelle classe de riches défendre bec et ongles les revendications d’équité des classes populaires ? Ça n’a jamais existé. Ce qui existera toujours, par contre, ce sont des alliances entre les riches, pour protéger, développer leurs intérêts, toujours au détriment des autres classes et toujours prêts aussi, à se dresser contre ces dernières et ne rechignant pas à recourir à la violence pour les défendre. C’est ainsi qu’on assistera à Rome à une disparition progressive du patriciat par l’agrégation des dernières de ses familles avec celles de la nouvelle noblesse plébéienne (Hellegouarch, 1954) qui, privés d’ancêtres prestigieux, mettrons encore plus d’énergie à accéder aux charges suprêmes, en particulier consulaires, qui sera la condition première pour passer d’une condition d’ignobilis " sans distinction", à celle de nobilis , qui désignait couramment quelqu’un de connu, de célèbre, mais qui acquerra un sens nouveau de distinction attaché à cette élite, qui devra s’accompagner de l’affirmation de cette virtus (qualités personnelles), tout particulièrement dans la conduite de l’Etat, les hauts faits militaires, et dont l’exercice est censé conduire l’homme politique à la dignitas , à un rang, et à la gloria , « seule capable de lui donner l’illustration qui est à la base de la nobilitas » (op. cité), quand le populus peine à obtenir sa libertas . Nous avons ici les ingrédients de base d’un régime dit timocratique, ou le pouvoir est autant lié à la richesse du timos (cens, tribut), qu’aux honneurs (timao : “j’honore”, timè : “l’honneur). Voilà en résumé la mentalité de cette nouvelle fabrique idéologique, dans laquelle nous retrouvons les outils antiques de domination, tout particulièrement l’activité militaire et l’éloquence (eloquentia ), dont Cicéron est l’exemple le plus emblématique. Mais sans le nerf de la guerre, l’argent, tout ceci ne servirait à rien : « Le système censitaire de répartition des classes dans les comices centuriates attribué à Servius Tullius est l'expression juridique de l'importance attachée à la fortune dans la constitution romaine. La réforme qui intervint par la suite (en 241 ?) n'y apporta qu'une faible atténuation. Les campagnes électorales étaient extrêmement coûteuses et, en particulier, l'usage s'était établi, lors de l'édilité curule, de se livrer à des dépenses inconsidérées, qui avaient pour résultat d'attirer l'attention et les faveurs du peuple sur le candidat qui avait su se ruiner pour lui plaire. » (Hellegouarch, 1954). Un calcul bien compris, car une magistrature pouvait lui permettre « de se dédommager au centuple des frais engagés. » (op. cité). Pour une énième fois, les similitudes avec le système capitaliste, en collusion avec le système politique de nos prétendues démocraties sautent immédiatement aux yeux. Les lois Liciniennes, en ne permettant l’accès au consulat qu’aux seuls chevaliers, consacrèrent cette timocratie, qui finira par former une sorte de “syndicat” de riches, que recouvre la notion de factio . Comment ne pas citer alors Appius Claudius Caecus, issu de la branche plébéienne de l’illustre famille des Claudia ? Loin des légendes rapportées sur le personnage, Les Fastes permettent de comprendre à quel point Claudius construit sa carrière politique en constante association avec « la plupart des grands noms de la noblesse patricio-plébéienne de son époque, y compris de ceux que la tradition et à sa suite la plupart des Modernes considèrent comme ses pires ennemis [30] . », mieux encore, qu’un simple examen de la situation suppose « qu’il n’y avait rien d’autre qu’une étroite collaboration entre les deux personnages. » (Humm, 2005). Qui ne sait pas qu’aujourd’hui encore nombre d’ennemis politiques qu’on voit se bouffer le nez dans les shows médiatiques sont copains comme cochons loin des caméras ? De même, le jugement sur sa politique prétendument opposée à la nobilitas selon Tite-Live et d’autres, ne tiendrait pas la route selon Humm ou d’autres historiens, qui pensent qu’il a fallu au contraire un solide soutien de l’ensemble de la nouvelle classe patricio-plébeienne pour mener à bien son programme bien fourni de réformes. Mieux, on peut penser en regard de « sa place modeste dans le cursus honorum à la fin du IVe siècle », de sa qualité d’homme « sans passé (connu) », que ses réformes « s’imposaient et étaient souhaitées au moins par une fraction importante de la classe dirigeante de cette époque. » (Humm, 2005). Claudius n’est par ailleurs pas le seul à tenter de s’engouffrer dans cette classe où libertini, homines novi , hommes nouveaux mais aussi peut-être parvenus, tentent de se faire une place au soleil. ​ C ’est ainsi que la participation de plus en plus grande des plébéiens au pouvoir ne doit pas faire illusion. Les plus humbles n’acquièrent aucun pouvoir, ce sont les riches plébéiens qui en tirent tout le bénéfice. De nouveaux aristocrates remplaçaient les anciens, un point c’est tout. Ainsi, la Lex Ovinia (entre 339 et 312), qui prévoit que ce ne sont plus les consuls mais les censeurs qui recruteront les membres du Sénat (senatus lectione ) et ce parmi « les meilleurs de chaque ordre »., dont le cursus honorum est le plus prestigieux et toujours associé à une fortune capable de grandes libéralités. Il faut maintenant montrer un peu plus en détail comment cette introduction devenue massive de la plèbe dans le champ du pouvoir n’est le fait que de la nouvelle élite. L’initiative de la loi ne revient pas au peuple mais aux consuls, et parfois aux dictateurs ou aux préteurs. A partir de la lex Publia Philonis de 339, le Sénat n’aura lui-même plus droit qu’à émettre un avis préventif sur les lois ou les plébiscites proposés, et ces derniers seront même libérés de l’auctoritas par la lex Hortensia en 286. Entre rogatio et promulgatio de la loi, les citoyens peuvent la discuter dans des réunions informelles (contiones ) où magistrats et tribuns prenaient pour l’essentiel la parole, plus rarement le quidam, sans jamais avoir la possibilité de l’amender. Nous retombons bien sûr ici sur les problèmes de la maîtrise de la parole, sur l’autorité qu’elle confère et qui ne s’acquiert (comme aujourd’hui encore) que par l’éducation, l’apprentissage des codes sociaux, etc., et dont il a été déjà question pour la période de la « démocratie » athénienne. Au final, l’assemblée du peuple se contente de manifester par oui ou par non sa décision. Rappelons qu’il n’y a alors ni femme, ni esclave [29b] , ni étranger, ni citoyens trop éloignés de Rome ou écartés des listes, par erreur ou par fraude. D’autre part, le vote n’est pas individuel mais par groupe de vote, centurie ou tribu, dont on retient la majorité des suffrages exprimés. A cela, il faut ajouter l’importance de l’ordre des votes. En effet, les résultats de la première centurie prérogative sont annoncés, ce qui en fait un omen , un présage pour les autres centuries. Mieux encore, les votes sont arrêtés dès qu’une majorité est dégagée : « Par conséquent, les dernières classes ne votent quasiment jamais et la seconde n’est amenée à voter que si les 18 centuries de chevaliers et les 80 centuries de la première classe n'ont pas voté dans le même sens. Après une réforme intervenue au IIIème siècle, dont le détail est mal connu, il semble que la seconde classe fut plus souvent amenée à voter » (Hanard, 1996) . ​ ​ [29b] compeditus : esclave entravé, enchaîné ; conservus/conserva : compagnon d'esclavage ; mancipium : esclave, bien acquis par transfert de propriété (mancipatio ) ; mulier : esclave sexuelle ; puer, servulus : jeune esclave . [30] Tout particulièrement Fabius Rullianus, censé être son pire ennemi au sein de la nobilitas , alors que selon Tite-Live lui-même (X, 15, 10-12), c’est grâce à son soutien qu’il aurait été réélu consul en 296. riches... Riches... un peu beaucoup passionnément pas du tout. ​ Comme plus tard, dans les œuvres des philosophes libéraux, on finira par reconnaître à Rome l'égalité entre les citoyens (aequa iura, aequa libertas ), mais elle n’a, comme aujourd’hui, rien à voir avec l’égalité des chances d’accéder au bien-être. La richesse de documentation de l'histoire romaine nous permet d'avoir une bonne idée de la formation de la fortune des élites, fondée sur la force et la violence, tel Statius Abbius Oppianacus de Larinum, qui constitue entre 90 et 72 avant notre ère sa grande fortune par des meurtres, des mariages, des captations de testaments. Au-delà de la violence privée ce sont de massives confiscations qui avaient permis aux Romains, rappelons-le, de s'emparer de provinces entières, par le pillage de communautés italiennes qui les avaient trahis, et cette expansion coloniale, comme partout, a permis aux premiers cercles de pouvoir de se constituer de vastes domaines, et donc, des rentes importantes (Nicolet, 1977). Les périodes de guerre civile (le moteur de la violence, encore) sont aussi des moments de concentrations de richesses, comme pendant les premières proscriptions de Sylla, en 82 avant notre ère. Des listes de centaines de proscrits sont établis et permettent en un temps record à des richesses de changer de main, sans oublier la participation de la population elle-même qui peut en récolter les miettes par la dénonciation, le crime, de telle sorte que les pouvoirs infusent l'appât du gain jusque dans les couches les plus basses, l'esclave ayant un possible moyen en de telles occasions de recouvrer sa liberté et les citoyens libres celui d'espérer une condition plus profitable (Appien, Guerres civiles, IV, 8-11). C'est un point très important (et complexe) de la domination sociale, que les maîtres ont compris depuis longtemps, et qui permet de mettre en concurrence les pauvres entre eux, qui se rejettent la faute des troubles, des problèmes sociaux divers et variés, perdent de l'énergie à se combattre au lieu de combattre la principale cause de leurs malheurs. Tout cela donne beaucoup d'avantages aux puissants, qui ne se privent jamais de tourner le peuple en dérision, de lui tendre un miroir le plus déformant possible de la réalité tout en avançant les pions à leur avantage. Cela n'a pas changé d'un iota en 2500 an, nous aurons de multiples occasions de le démontrer. Et comme partout ailleurs, les richesses des riches romains, parfois colossales, qui sont obtenues permettent à leur détenteur d'être à eux seuls des sortes d'officines de crédits capables parfois de sauver des gouvernements, comme Considius pendant la conjuration de Catilina (Publius Valerius Maximus [Valère Maxime], Facta et dicta memorabilia, IV, 8, 3). On aurait pu citer tout aussi bien citer Pompée, César, Crassus, Lucullus ou Scipion, qui maniaient des sommes bien plus conséquentes que la plupart des banquiers de l'époque : argentarii, nummularii ou autres coactores . Nous sommes cependant encore loin de l'optimisation capitaliste, car comme en Grèce, la mentalité romaine réclame aux riches d'honorer leur rang par des dons aux citoyens pauvres, et non aux pauvres en général (Veyne, 1976), c’est le fameux évergétisme que nous avons évoqué et qui n'a rien de la charité chrétienne mais sert à glorifier l'évergète, à montrer sa supériorité sur les autres donateurs. C'est aussi un don dit "agonistique", où l'on attend en retour un "contre-don", immatériel cette fois, mais d'une très grande valeur symbolique pour le donateur, et pour l'aristocratie tout entière : la gloire et les honneurs rendus par la cité : ces mentalités, nous l'avons vu, sont très anciennes et ont commencé de se développer dès la Préhistoire . Parmi ces libéralités aristocratiques, on trouve des jeux ("panem et circenses "), des "dons" de nourriture ou d'argent à la population, des banquets, des travaux publics, des monuments, etc., ​ La société est, de droit et de fait, fondée sur la richesse. Les classes sociales sont censitaires et de la seule première classe, l'ordre équestre (equites ) sont issus sénateurs, ou chevaliers. Selon Scheidel et Friesen, cette élite forme en moyenne 1,5 % de la population et s’approprieront 20 % des revenus de l’Empire (Scheidel et Friesen, 2010 ). A compter de César, une proportion de ce cens consistera en propriétés foncières (praedia, fundi ). Ce sont donc de riches propriétaires ruraux, dont les produits leur assurent de confortables rentes, « habiles et attentifs à comparer et à pratiquer toutes les spéculations rentables de l'agriculture ou l'élevage » (Nicolet, 1977) qui ont seul le droit de vote (et dans une moindre mesure la seconde, les pedites , qui alimentaient l'armée), quand les proletarii, les prolétaires, ne gagnent pas le cens minimum requis : ce même principe de ségrégation sociale conviendra à la plupart des bourgeois de la Révolution française, nous le verrons. Les sénateurs ont des fonctions quasiment héréditaires (75 % des sénateurs pour les années 78/49) tout comme celle des consuls (89 %). Et si l'armée ou la justice permettaient, selon les époques, de réelles ascensions sociales, elles sont statistiquement très symboliques. Le cens minimum des plus riches sera environ de 20.000 sesterces (environ 5000 deniers) vers 50 avant notre ère, pour des fortunes pouvant cumuler des millions, pendant qu'un simple soldat touchera quelques centaines de deniers par an. Ainsi, la majeure partie de la population vit à peine au niveau de subsistance, pendant que les classes privilégiées disposaient de revenus des centaines, des milliers de fois supérieurs à ceux des plus modestes (Nicolet, 1977). Et encore, c'est sans compter les ultra-riches comme Crassus (vers 115-53), dont la fortune est estimée par Pline à 200 millions de sesterces (Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, XXXIII, 134), ou le Proconsul des Gaules Domitius Ahenobarbus, qui est capable de promettre de distribuer à chacun de ses milliers de soldats (entre 4000 et 15000) 4 jugères prélevées sur ses propres domaines, soit 4000 à 16000 hectares de terre (Jules César, De Bello civile [La Guerre civile], I, 17). Et que dire de Lépide (consul en – 78), et de sa villa romaine acquise pour 6 millions ou de Quintus Lutatius Catulus (consul en 102), capable d’acheter un esclave très cultivé pour… 700 000 sesterces ! (Scheidel, 2016 ). Pour Cicéron, par exemple, 100.000 sesterces est un revenu minimum acceptable, et il essaie péniblement de convaincre son fils étudiant à Athènes de se contenter de 80.000 sesterces par an, comme les autres étudiants de bonne famille (Cicéron, Lettres à Atticus, XII, 32, 2 ; XVI; 1, 5). On doit avoir ce même type de conversation à Neuilly-sur-Seine ou dans le VIIe arrondissement de Paris au XXIe siècle ! ​ A insi, à Rome "les terres qu'occupait un peuple entier ne suffisent plus à un grand propriétaire", nous dit Sénèque dans ses Lettres à Lucilius à propos de ces immenses propriétés, les latifundia , qui font partie des immenses fortunes acquises par les généraux romains pendant les guerres puniques, comme les 5 millions de sesterces de Publius Cornelius Scipion, gagnés à partir de la deuxième guerre ou les 3,7 millions attribués à son descendant Scipion L’Africain, vainqueur de Carthage en – 146. ​ "Jusqu'où reculerez-vous les bornes de vos possessions? Une terre qui contint tout un peuple, est trop étroite pour un seul maître. Jusqu'où pousserez-vous vos labours, vous qui ensemencez des provinces, métairies pour vous encore trop circonscrites? Des fleuves renommés arrosent durant tout leur cours une propriété privée ; de grandes rivières, limites de grandes nations, de leur source à leur embouchure sont à vous. C'est peu encore, si vous ne donnez à vos domaines les mers pour ceinture ; si votre fermier ne commande au delà de l'Adriatique, de la mer d'Ionie, de la mer Egée; si des lies, jadis demeures de grands capitaines, ne sont pour vous de très chétifs manoirs. Possédez tant que vous voudrez, au loin et au large : faites un fonds de terre de ce qui s'appelait un empire, ayez à vous tout autant que vous pourrez, toujours il en restera plus qui ne sera point à vous. (…) A votre tour maintenant, vous chez qui le luxe déborde en aussi larges envahissements que chez d'autres la cupidité. Jusqu'à quand, vous dirai-je, n'y aura-t-il point de lac sur lequel le faîte de vos villas ne s'élève comme suspendu, point de fleuve que ne bordent vos édifices somptueux ? Partout où l'on verra sourdre un filet d'eau thermale, de nouvelles maisons de plaisir vont sortir du sol. Partout où le rivage forme en se courbant quelque sinuosité, vous y bâtissez à l'instant; le terrain n'est point digne de vous, si vous ne le créez de main d'homme, si vous n'y emprisonnez les mers. Mais en vain vos palais resplendiront-ils en tous lieux, et sur ces hautes montagnes d'où l'œil découvre au loin la terre et les flots, et au sein des plaines d'où ils s'élèvent rivaux des montagnes ; quand vous aurez construit sans fin comme sans mesure, chacun de vous n'aura pourtant qu'un corps et bien mince. Que vous servent tant de chambres à coucher ? Vous ne reposez que dans une seule. Elle n'est point vôtre, la place où vous n'êtes point. ​ Sénèque, Lettres à Lucilius, lettre 89, VXXXIX ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ Mosaïque du dominus Julius à Carthage, IVe siècle, donnant une idée de ce que représentait pour les grands propriétaires Romains ce "grenier à blé" de l'Afrique proconsulaire (régions de Maurétanie, et Numidie). Tunis, Musée du Bardo ​ ​ D’autres guerres ont enrichi les généraux militaires romains, comme celle où Lucius Aemilius Paulus (consul entre 182-168) vainquit le Royaume de Macédoine. On dit de lui qu’il n’a pas tiré profit de ses commandements militaires : probablement parce que sa succession de 1,5 millions de sesterces était modeste en comparaison d’autres fortunes ! ( Scheidel, 2016 ). Il va sans dire que les captifs de ces guerres étaient à l’entière merci des vainqueurs, en tant que butin de guerre, et pouvaient être exécutés, rançonnés, réduits à la condition servile ou d’esclavage ou encore vendus. Les historiens spécialistes de l'antiquité gréco-romaine, comme William Vernon Harris, Walter Scheidel ou Jean-Nicolas Corvisier, estiment le nombre d'esclaves entre 7 et 10 millions environ, soit 10 à 20% de la population totale ( Gonzales, 2001 ). La géographie de ce commerce est très vaste : " On peut définir de grands ensembles, non hermétiques et en interface. L'Italie, le monde égéen, l'Asie Mineure, la Syrie, l'Afrique, le limes danubien, le limes germanique et la Bretagne [Grande Bretagne, NDA] sont les principales plaques tournantes du commerce des esclaves " (op. cité). ​ "Convergeaient en Syrie, mais aussi en Egypte, en Numidie et dans les Maurétanies des caravanes qui, outre les produits précieux, étaient chargées d'esclaves en provenance des Somalies, de Transjordanie et d'Orient. A cet égard le marché subsaharien était devenu une spécialité des nomades Blemmyes et des Nobades [populations nubiennes, NDA] qui capturaient des populations noires qui étaient ensuite revendues sur la place commerciale de Méroé d'où des marchands exportaient à leur tour des esclaves en direction d'Alexandrie et de là vers Rome" (op. cité). ​ Ainsi, les esclaves romains étaient de toute race, d'origines bien différentes, car, rappelons-le, comme les Grecs, ils ne faisaient aucune discrimination relative à la couleur de peau. Ainsi, de nombreux Noirs d'Afrique étaient libres au sein de la Grèce ou de la Rome antique, où ils formaient, comme d'autres, des contingents de l'armée, en particulier fantassins et cornacs, ou exerçaient toutes sortes de métiers : ​ "D'après les différents témoignages, il semble bien que le pourcentage des Noirs à Rome était bien plus important qu'il ne l'est aujourd'hui à Paris. Ce qui est, tout de même, important. Et ils y exerçaient des métiers ou professions d'une grande diversité. Ils étaient lutteurs, boxeurs, acteurs, étudiants, pédagogues, voire écrivains, desservant des religions orientales ou exotiques" (Léopold Sedar Senghor, Les Noirs dans l'antiquité méditerranéenne , Revue des Deux Mondes, numéro de septembre1977) ​ ​ Revenons maintenant à la poignée des très riches, des deux premiers ordines , sénatorial et équestre, et de la foule des très pauvres, à propos de quoi il faut apporter des nuances, pour éclairer de plus près sa réalité concrète. Comme dans les autres sociétés antiques, nous l'avons vu, il y a une frange sociale qui correspond à ce que nous appelons la classe moyenne qui était déjà perçue comme telle par certains observateurs antiques. Pline l’Ancien distingue en effet deux types de plèbes, une plebs media et une plebs humilis , notion reprise par Tacite (Veyne, 2000) et déjà rangée par Aristote dans une classe intermédiaire (mesoi , Politique II, 11). "Tu as du cœur, de bonnes mœurs, ta parole est loyale, mais il te manque six ou sept mille se sterces sur les quatre cent mille" , sous-entendu du cens équestre, déclare Horace, "donc tu seras plèbe" ( Horace, Épîtres, 1.1, 57-59 : Plebs eris ). On le voit bien, il faut distinguer richesse et ordre, comme plus tard dans l'Ancien Régime, où le Tiers-Etat comprend aussi bien des roturiers pauvres que riches. Comme en Egypte, nous l’avons vu, cette bourgeoisie urbaine peut se payer des monuments funéraires plus ou moins luxueux selon son aisance, quand les pauvres, « qui constituaient évidemment le gros de la population réelle, ne pouvaient s’offrir une pierre tombale. » (op. cité). Cette classe moyenne tire ses revenus du négoce, de l’industrie, de la banque, ou encore du sol une rente confortable dépensée à la ville, où ils habitent et où ils peuvent ouvrir boutique. ​ « Saint Paul, à Tarse, n’était pas un humble tisserand : ce citoyen romain était un industriel. (…) Dans la lointaine colonie de Co rinthe, l’entourage de saint Paul était tantôt populaire, tantôt bourgeois ; une moitié environ des personnages que ses épîtres nous font connaître appartiennent à la classe moyenne : ils possèdent une maison, ils voyagent, ils occupent un office à la synagogue. » (Veyne, 2000). Certains pouvaient même être riches, voire très riches. A Pompéi, par exemple, les demeures de la classe moyenne ont une superficie de 120 à 350 m² ( celles de l’aristocratie de 450 à ...3000 m²), où s’activent partout une foule d’esclaves, bien entendu. Cette bourgeoisie antique ressemble fort à celle qui suivra, à la tête d’entreprises « qui exigeaient des capitaux : la banque, le commerce d’entrepôt et non de détail, celui des produits de luxe, orfèvrerie ou joaillerie, par exemple ; » (op. cité). Et si on trouve dans les épitaphes de cette classe moyenne les témoignages d’un tisserand, d’un foulon, d’un boucher ou d’un boulanger, il ne s’agit pas de simples employés mais de petits capitalistes, des propriétaires ou locataires de leurs commerces, disposant « d’argent liquide pour acheter une bête sur pied » et possédant « un capital fixe : deux ou trois esclaves, un four, une meule, un mulet pour la faire tourner. » (op. cité). Quelques uns célèbrent leur réussite au travers de leur patrimoine, dont la hauteur leur a permis d’accéder au rang de chevalier. Certains vivaient de leur rente foncière ou de créances (nomina ), mais d’autres avaient travaillé depuis leur enfance et se plaignaient souvent de « perdre plus qu’ils n’avaient gagné. » (op. cité). Ceux-là, racontent les épitaphes, ont acquis une richesse grâce à leur mérite. Ils ont beaucoup travaillé, épargné, et toujours respecté la parole donnée, la confiance accordée (fides ), en particulier celle des amis. La banque, à cette époque, c’est aussi un riche particulier, un prêteur professionnel, qui prête à un autre particulier, d’où l’importance cruciale de cette fides , basé sur un réseau de relations dont on voit mal comment le véritable pauvre pouvait la tisser, et qui interroge, comme nous l’avons fait pour la Grèce, sur la dimension du mérite de l’entrepreneur qui, encore et toujours, ne peut guère se forger quand on dépense son énergie, jour après jour, pour subsister, surtout si on a charge de famille. ​ Nous sommes loin du capitalisme moderne, bien sûr, cette économie comme ailleurs dans l’antiquité ne fait pas système. Elle n’est pas fondée sur des plans complexes d'investissement, le capital immobilisé ne compte guère, elle est très morcelée par des acteurs qui souvent montent des « “coups” spéculatifs tout le long du processus. » (Veyne, 2000). Mais cet aspect technique n’intéresse pas cette étude, ce n’est là qu’une forme, un habillage particulier de la domination des riches sur les pauvres. Ces habits seront changés mille fois dans l’histoire, mais le moteur, la dynamique, les forces de cette exploitation, sont fondamentalement les mêmes depuis l’aube de l’humanité et ont des conséquences sociales très semblables et génèrent toujours de la dette pour les plus humbles. Ce n’est donc pas d’économie, me semble-t-il qu’il faut parler avant tout, pour comprendre l’exploitation sociale, mais de tout ce qui permet de la faire naître, de l’entretenir, de la développer. ​ Parmi la longue liste des ingrédients de la domination déjà citée, il faut à nouveau évoquer la corruption, qui était, selon Paul Veyne « à tous les étages : Rome était l’Empire du pot-de-vin et de l’extorsion, comme les empires turcs ou chinois. Comment les familles sénatoriales ou les homines novi comme Cicéron ou Vespasien ont-ils pu s’enrichir ? Comment les affairistes, bénéficiaires de leurs lettres de recommandation, remerciaient-ils leurs bienfaiteurs ? (…) Voici trois moyens d’obtenir un pot-de-vin en avantageant les deux parties : accorder une autorisation ou concéder un privilège, un monopole, un fermage public ; informer les négociants sur des occasions de gagner de l’argent en leur “vendant” de l’information sur des marchés très morcelés ; violer la légalité ou l’équité, autoriser ce qui est interdit, recommander ses protégés à un administrateur ou lui forcer la main. » (Veyne, 2000). Revenons à notre plebs media , dont l’élite romaine met tous les membres, riches ou moins riches, libres ou affranchis, dans le même sac, car ce sont tous pour eux des pauperes qui n’ont pas de haute naissance, qui ne doivent pas avoir accès aux charges les plus prestigieuses, comme ce sera le cas pour les bourgeois dans l’Ancien Régime. « Il était donc scandaleux qu’un plébéien s’avisât d’offrir des spectacles publics à ses concitoyens, qu’un savetier enrichi donnât des combats de gladiateurs. » (op . cité). Cependant, les auteurs latins faisaient clairement la différence entre cette plèbe « moralement saine », ce « populus “ maintenu fictivement en vie jusqu’au IIIe siècle, peut-être, à travers ses “représentants-croupions” [31] et cette plebs sordida pour laquelle l’aristocratie manifestera, jusqu’à ce jour le plus grand mépris. Mais officiellement, il y a seulement deux classes, les honestiores (Honorables) et les humiliores (humbles), "bonne" ou "mauvaise" naissance, où l’existence mais aussi l’affrontement des deux classes est non seulement naturelle mais nécessaire : ​ "Comme dans un gouvernement bien organisé, l'Etat doit être riche, et les citoyens pauvres." ​ "La pauvreté est bien plus utile que les richesses : elle a rendu florissante des empires ; elle a fait prospérer des religions ; et les richesses n'ont servi jamais qu'à la ruine des religions et des empires." ​ « Je prétends que ceux qui condamnent les troubles advenus entre les nobles et la plèbe blâment ce qui fut la cause première de la liberté de Rome : ils accordent plus d’importance aux rumeurs et aux cris que causaient de tels troubles qu’aux heureux effets que ceux-ci engendraient. Ils ne considèrent pas le fait que, dans tout Etat, il y a deux orientations différentes, celle du peuple et celle des grands, et que toutes les lois favorables à la liberté procèdent de leur opposition. » ​ Discours sur la première décade de Tite-Live [31] « Sénèque, dans De constantia sapientis, 12, 2, met sur la même ligne le Sénat, le forum et le Champ de Mars (c’est-à-dire les Saepta Iulia, où votaient toujours, fictivement, certes, les comices centuriates, aux termes de la loi Valeria Aureli a » (Veyne, 2000). révoltes sociales Révoltes sociales C arcopino a beau jeu de dire que la bellum sociale des anciens doit pas être confondue avec la notion moderne de lutte de classes (Carcopino, 1929), il est indéniable qu'on trouve depuis les époques les plus reculées jusqu'à nos jours des moments semblables d'exaspération sociale, où il ne s'agit pas, pour la plupart des révoltés, de transformer radicalement les paradigmes de leur société, mais de faire diminuer le poids écrasant, mortifère, de leur asservissement respectif, qu'ils soient esclaves, affranchis ou libres. C'est la même chose pour ces soulèvements populaires des IIIe au Ier siècles en Italie et en Sicile. Si bon nombre de conjuratio (prise d'armes) d'esclaves ne luttent pas non plus contre l'esclavage lui-même, mais pour la propre liberté des insurgés, le fait même de mener une insurrection à l'encontre des structures établies est déjà une contestation au moins partielle "des structures de la société" qui "tend à l'universalité" (Dumont, 1987). ​ A Volsinii (Volsinies, Etrurie) en 265/264 (Tite-Live, op. cité, XXXIII, 36,1-3) ou à Setia (Latium) en 196, on voit affranchis étrusques lautni (libertus romains) et etera/eteri (servi ) réclamer davantage de droits, ce qui pousse Claude Nicolet à se demander s'il ne s'agit pas de révolutions ( Rome et la conquête monde méditerranéen 264-27 av.J.C, PUF, 1997 ) , Mario Torelli affirmant quant à lui que c'est bien pour la conquête de droits civiques et politiques que ces servi étrusques, qui forment la masse des paysans semi-libres, se sont révoltés contre leurs domini (ou principes, : "maîtres" ) dans les bellum servile et autres seditio de la plèbe d'Arezzo vers 350 et 302 avant notre ère (Torelli, 1976). ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ ​ Scène de travaux paysans avec une rare illustration de char à boeufs, mosaïque découverte dans les vestiges d'une villa très luxueuse d'Helvétie, à Osceaz, Orbe, en Suisse, IIe-IIIe siècles. C es luttes se poursuivront tout le long du IIe siècle avant notre ère au travers de ce qu'on a appelé, après les latins, les guerres serviles, qui éclatent dans différentes régions : Sicile, Campanie, Délos, Attique, Pergame, etc, que nous connaissons surtout par Diodore, Athénée, Photius, mais aussi Orose, Cicéron, Frontin, ou encore Strabon. La première révolte concerne un esclave syrien d'Apamée, Eunus (Ennus, Eunous), qui dirige en Sicile à Henna, en – 140, une révolte contre la cruauté du très riche Damophilos (Damophile) et de sa femme Mégallis, et fonde un royaume sur une très grande partie de la Sicile, où le culte de la déesse syrienne (Dea Syria) Atagartis est à l'honneur. Filippo Coarelli (1981) pense même qu'un nombre non négligeable d'hommes libres (environ 70.000) auraient rejoint les esclaves (environ 130.000), détaillant le décompte total de Diodore de Sicile. Le cas du nouveau roi Antiochos permet de rappeler que tous les esclaves ne sont pas asservis de la même façon. Comme les initiateurs de cette rébellion, Hermias, Zeuxis, Achaios, ou encore Cléon, Eunus fait partie des esclaves privilégiés, qui doit peut-être son statut avantageux au possible rang d'importance qu'il tenait dans sa patrie, occupant des fonctions sacerdotales initiatiques comme son épouse. C'est un esclave intellectuel, d'encadrement (régisseur/uilicus , intendant/praefectus ) sans doute très aisé, grâce à ses consultations de magie et de devination (dont il reversait une partie des honoraires à son maître) et dont la vie pouvait sûrement être enviée par beaucoup d'hommes libres. Ce n'est donc pas en premier lieu la liberté qui incite ces petits chefs à gros pécule (peculium : de pecus , bétail, et par extension : richesse, bien ) à se rebeller contre leurs maîtres, qui leur ont aussi accordé une telle place pour s'assurer leur attachement. En dehors des périodes de troubles, cette stratégie de pouvoir assez classique dans toutes les sociétés hiérarchisés (jusqu'à ce jour) fonctionne bien, mais lorsque surviennent des déséquilibres sociétaux, d'autres facteurs de décision entrent en ligne de compte, « d'ordre sentimental et idéologique », phénomène exposé par Plaute dans ses Captivi (Captifs), une comédie écrite vers - 191. « Il se crée alors quelque chose qui ressemble beaucoup à ce que les marxistes appelleront conscience de classe, à ceci près qu'il s'agit de l'exact inverse de la conscience de classe, puisque ce sentiment de communauté réunit, pour leur faire courir volontairement les plus grands risques, des êtres que précisément opposent leurs rôles respectifs dans le processus de production. » Jean-Christian Dumont, Servus. Rome et l'esclavage sour la république, Ecole Française de Rome, 1987 https://www.persee.fr/docAsPDF/efr_0000-0000_1987_ths_103_1_3187.pdf ​ C'est ce type de dynamique sociale, justement, qui se produit dans les révolutions, quand les classes moyennes, la petite bourgeoisie, fait corps avec les prolétaires les plus déshérités au lieu de prendre parti, comme à l'habitude, pour la classe dirigeante. Cette dynamique est complexe, comme dans toute révolution. En l'occurrence, il y a en toile de fond l'oppression des maîtres, ici faite de cruauté, d'humiliation, de défaut de soin les plus élémentaires aussi, qui oblige nombre d'esclaves à pratiquer le brigandage, latrocinium (Cléon était chef d'une bande, en plus d'être magister en troupeau de chevaux) en pillant, surtout pour se nourrir ou se vêtir. Ce banditisme sicilien fait apparaître un certain nombre de pratiques égalitaires, en terme de partage, de droit d'asile, de justice, etc., associées à des pratiques religieuses teintées d'égalitarisme elles aussi. Ainsi, les cultes dionysiaques, où toute la familia est initiée en groupe (thiase) de mystes aux mystères bacchiques (Frank, 1927 ; Toynbee, 1965), mêlent sexes et classes sociales, portent des idées égalitaires, féministes (la prêtrise était féminine), "refuse et tempère l'ordre civique" (Dumont, op. cité), des idées que se transmettent les esclaves (Frank, op. cité). Il n'est donc pas étonnant de la présence de Dionysos dans les révoltes successives, et ce jusqu'à celle de Spartacus (Dumézil, 1966), alimentée plus par le mythe que par l'histoire, dont les sources historiques sont pauvres, principalement Plutarque, Salluste, Florus et Appien. Retenons pour notre sujet qu'il s'enfuit de son ludus (école de gladiateurs) à l'été 73 avant notre ère, avec sa compagne thrace, prêtresse de Dionysos, avec environ 70 esclaves et que, de raids en pillages, pour survivre, il parviendra à réunir autour de lui jusqu'à 120.000 femmes et hommes de toute condition (cf. Misulin, 1936) qu'on dirait aujourd'hui "exclus du système" (esclaves, ouvriers, petits paysans libres, etc.) partageant équitablement les butins selon Appien d'Alexandrie (Bella Civilia , Les Guerres civiles, I, 541) évitant les villes, comme Salvius avant lui, parce qu'elles sont sources de corruption (Diodore, 36,4,4), et qu'on peut interpréter comme le rejet d'une civilisation urbaine et mercantile, ce qui serait confirmé par l'interdiction prononcée par Spartacus à Thurium de ne posséder ni argent ni or (Appien, op. cité, I, 547). D'autre part cette civilisation est accusée d'avoir créé l'esclavage (Dumont, op. cité), et cet antiesclavagisme de Spartacus se confirme par sa volonté de passer les Alpes pour rendre les anciens esclaves à leur patrie (Salluste, Histoires, III, 96-98), dans le droit fil d'un courant de pensée héllenistique antiesclavagiste et antiromain (Staerman, 1969). ​ ​ ​ ​ ​ "Spartak", Affiche de film russe dessinée par l'artiste Konstantin Finogenov en 1926 Trente ans avant, Salvius-Tryphon, esclave privilégié lui aussi, joueur de flûte dans les mystères dyonisiaques, reprenait le flambeau d'Eunus, qu'il passera après lui à Athenion, intendant d'un grand domaine, et Dumont n'a pas manqué de rapprocher ces chefs providentiels de ceux du roman médiéval chinois Au bord de l'eau, où "le roi céleste" Chao Gai se retrouve à la tête d'une centaine de brigands non par ses vertus militaires mais plutôt ses idéaux de justice, de redresseur de torts, personnage que l'on retrouve souvent mythifié dans différentes cultures au long de l'histoire, chez les cosaques en Russie, les haïdouks hongrois ou, plus près de nous les justiciers comme Thierry de Janville dit Thierry la Fronde ou encore Robin Wood (Robin des bois), sans parler des Zorro et autres justiciers (vigilantes ) des comics de Marvel. ​ Beaucoup d'esclaves de Sicile étaient Syriens, dont des Juifs, achetés principalement à Delos, plaque tournante du commerce des esclaves tenu par des marchands cosmopolites Athéniens, Orientaux, liberti romains, et toute cette bourgeoisie de "nouveaux riches" forme une classe aisée qui collabore étroitement avec le Sénat romain et qui, le pouvoir économique aidant, affirme ses prétentions à acquérir la citoyenneté romaine (Mavrojannis, 2007), à l'image des bourgeois européens riches, plus tard, réclamant les mêmes droits politiques que les aristocrates. Toutes ces évolutions de classes se mêlent donc aux révoltes et aux revendications sociales, les idées se répandant en grande partie par le réseau esclavagiste tissé dans toute la Méditerrannée et qui a ouvert grand les frontières. Tous les soulèvements seront finalement matés par Rome et ont coûté un nombre élevé de victimes (20.000 morts à Henna, par exemple), dont des milliers de victimes mises en croix le long des voies romaines, pour servir de leçon à la population. Dans le même temps, on assiste à de nouveaux soubresauts démocratiques à Rome, pendant le tribunat des Gracques, Tiberius Semporius et Caius Gracchus (133-121), avec une politique de réforme agraire visant à limiter l'appropriation des terres de l'ager publicus par les riches latifundiaires. Il n'est pas exclu que les Graques, alliés aux Scipions, aient été influencés par un égalitarisme stoïcien, celui de leur professeur de philosophie, en particulier, Gaius Blossius, dit Blossius de Cumes. Les Leges Semproniae avaient en effet permis de confisquer des terres sur des grandes propriétés d'une superficie dépassant 500 jugères (125 ha), sans compensation, au bénéfice des citoyens romains, ce qui exaspérait aussi bien les riches alliés des Romains dans la péninsule, susceptibles de perdre beaucoup de terrains, mais aussi de riches métèques. Caius Gracchus avait, par ailleurs, adopté une loi frumentaire (frumentum : le blé) qui imposait un prix maximum pour le blé (comme à la Révolution française, par exemple) et d'autres mesures juridiques. L'opposition farouche des consuls et de leurs alliés dans toute la péninsule aura raison des Gracques, et il est clair que les guerres civiles qui s'ensuivront sont bien corrélées aux crises sociales. ​ Blossius de Cumes n'a pas seulement conseillé les Gracques dans leurs réformes, mais aussi Aristonikos (Aristonicos), au royaume de Pergame tout juste conquis par les Romains en – 133, pour l'édification d'un nouvel état et de sa capitale Héliopolis, "Cité du Soleil". Blossius fait partie des stoïciens réformateurs qui appuient non seulement les cives dépossédés de leurs propriétés à Rome, mais aussi les bourgeoisies municipales du Latium et de la Campanie, ces socii italici qui réclament une citoyenneté romaine complète (Mavrojannis, 2007). Pourtant, Aristonicos n'aura pas le soutien des bourgeoisies d'Asie mineure, acquises en majorité à Rome, et devra s'appuyer sur les paysans et les esclaves, en concédant aux premiers des droits politiques et en affranchissant les seconds, peut-être sur la base d'idées "utopistes" (Strabon XIV, I, 38). ​ [↩] ​ aristonicos [↩] BIBLIOGRAPHIE ​ ​ ADAM Richard, 2010, Tout ou presque sur Servius Tullius, Conférence à la Sorbonne http://adam-latin.over-blog.com/article-04-tout-ou-presque-sur-servius-tullius-45332491.html ​ ADAM Richard, 2011, La "constitution" de Servius : ses significations, Conférence à la Sorbonne. http://adam-latin.over-blog.com/article-la-constitution-de-servius-ses-significations-67342096.html ​ BARBERO Alessandro, 2006, Le jour des barbares, Flammarion ​ BERTHELET Yann, 2012, Domination patricienne et lutte plébéienne pour le pouvoir (Ve -IVe siècles av. J.-C.). 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  • PLOUTOCRATIEs | RÉVOLUTION ANGLAISE : LA GRANDE RÉBELLION, LES LEVELLERS

    Révolution anglaise, La Grande Rébellion Levellers, 1607-1649 ​ « Car le diable est descendu vers vous...» Gravure de Gustave Doré (1832-1883) ​ La chute de Lucifer ​ Illustration du Paradis perdu du livre de John Milton (1667), pour la maison d'Edition Cassel, Petter and Galpin, à Londres (1866) « Aussi, il peut être vraiment dit à l'adresse de l'Angleterre: «Malheur à ses habitants, car le diable est descendu vers vous (sous la forme de la lettre B.) avec une grande colère, parce qu'il sait qu'il n'a que peu de temps. Car jamais auparavant on n'en avait entendu parler en Angleterre. Les cruels,infâmes et babares martyres, les meurtres et les boucheries du peuple de Dieu sous le clergé papal et épiscopal n'ont été perpétrés ou agis par aucune loi aussi diabolique, cruelle et inhumaine que celle-ci. Que peut donc attendre le peuple libre d'Angleterre de la part de son clergé presbytérien, qui se découvre ainsi plus féroce et cruel que ses semblables ? Il n'est question que de pendre, brûler, marquer, emprisonner, etc. » Richard Overton, An Arrow Against All Tyrans, 1646 La prison des pauvres Les enclosures S'enrichir à tout prix Levellers : Vivre ensemble Aveugles et sourds Vrai-faux débats : Putney, 1647 bibliographie prison des pauvres La prison des pauvres ​ En Angleterre, en 1535, déjà, un acte d'Henri VIII, imposait le travail des enfants de 5 à 14 ans au sein d'ateliers artisanaux appelés industrial schools (Diemer et Guillemin, 2009). Moins d'un siècle après, ce seront au tour des workhouses (maisons de travail) d'être instituées au travers de plusieurs lois élisabéthaines sur les pauvres (poor laws ) dès 1601, sous la reine Elisabeth Iere et ce jusqu'en…1930 ! ​ " Les Inspecteurs des pauvres prendront les mesures nécessaires, de concert avec deux juges de paix au moins, pour mettre au travail tous les enfants que leurs parents ne seront pas en état d'élever, ainsi que toutes personnes, mariées ou non, qui n'ont ni ressources ni gagne-pain. Ils lèveront également, par semaine ou autrement, une taxe sur tous les habitants et propriétaires terriens de la paroisse, destinée à leur permettre de se procurer le lin, le chanvre, la laine, le fil, le fer et toutes autres matières premières pour faire travailler les pauvres " ​ Edit de la 43 e année d'Elisabeth, 1601. ​ En 1662, c'est au tour de la loi du domicile (Settlement’s Act) de renforcer le contrôle sur l'existence des pauvres en préconisant le renvoi des mendiants et des pauvres dans leur paroisse de naissance (Diemer et Guillemin,op. cité). Précisons que tous ces dispositifs de travail forcé en France ou en Angleterre ont, au total représenté des échecs économiques et des charges supplémentaires pour la communauté (Foucault, 1961; Taylor, 1976; Geremek, 1987), en partie parce qu'elles étaient le fruit d'une philosophie plus morale, théologique, qu'économique. ​ De nombreux pauvres sont donc contraints au travail forcé (nous en avons eu un premier aperçu pour les Pays-Bas), qui est depuis le tout début du XVIIe siècle un siècle une véritable institution. On appellera ça "le grand renfermement" que l'historien Michel Foucault a spécialement étudié dans son Histoire de la folie à l'âge classique (1972). L'organisation y est de type carcéral, sale, surpeuplé, très durement discipliné, où on inculquait aux gens les principes moraux et religieux des classes dominantes, et que l'historien polonais Bronisław Geremek (1932 - 2008) appellera "prison des pauvres". Comme les premières maisons de travail sont apparues dans les villes les plus industrialisées : Bristol, Norwich, Manchester, Worcester, etc., les Hôpitaux Généraux français se développeront en même temps que l'économie marchande, comme l'a noté Michel Foucault (1975), ce qui témoigne de l'imbrication entre le capitalisme naissant et la politique répressive des pauvres, ce qu'ont bien montré plusieurs chercheurs (Appleby, 1978; Lis et Soly, 1979). Les conditions de vie ressemblent à celles des bagnes : uniformes cousus de la lettre P, pour pauper (pauvre, en latin), brimades, usage du fouet, privation de nourriture figuraient parmi les nombreux signes d'indignités et d'oppression (La prison des pauvres, Jacques Carré, professeur émérite d’études britanniques à l’Université Paris-Sorbonne, spécialiste de l’histoire culturelle et sociale britannique des XVIIIe et XIXe siècles). ​ Dès la fin du XVIIe siècle et pour de nombreuses années encore en Angleterre, où la loi de Speenhamland (loi sociale des poor laws ), instituée en 1795, sera abrogée qu'en 1834, la charité est durement attaquée par les élites intellectuelles, pour son coût et son inutilité. Les work-houses seraient devenues selon eux des lieux de perdition et d'oisiveté, où les pauvres sont entretenus grassement (Brunon-Ernst, 2004). Il est frappant de voir à quel point la vision des pauvres n'a quasiment pas changé dans l'antiquité et qu'elle demeure le fruit d'idéologies stigmatisantes et mortifères. S'agissant des " institutions de la Poor Law " elles "n’accordent pas facilement d’aides sociales, les mineurs de charbon sont réticents à l’idée d’être vus en train de « mendier » auprès de la paroisse et les personnes demandant des aides ont tendance à être stigmatisées. " (Turner, 2014). Par ailleurs, les pauvres ne le sont pas par plaisir, bien évidemment, ce sont en grande partie des chômeurs (Roman, 2002). ​ enclosures Enclosures ​ Il y avait eu la Magna Carta , en 1215, " qui énumère les privilèges accordés à l’Église d’Angleterre, à la cité de Londres, aux marchands, aux seigneurs féodaux. ", et plusieurs siècles après, en peu de temps, la Petition of Rights de 1628, l'Habeas Corpus de 1679 ou le Bill of Rights de 1689. L'Habeas Corpus stipule que " nul ne peut être tenu en détention sauf par décision d'un juge" . Mais combien de citations sur les droits de l'homme le brandissent sans l'avoir lu en entier, et particulièrement l'article 8, qui précise que la procédure ne s'applique pas aux personnes emprisonnées pour dettes ou dans le cadre d'une affaire civile, c'est-à-dire dans des affaires où on rencontre beaucoup de personnes de basse condition, qui peuvent continuer à être traitées arbitrairement. La Petition of Rights , par exemple, parle des " autres hommes libres des communes de ce royaume " ou stipule " qu'aucun homme libre ne pourra être arrêté " (intégralement repris de la Magna Carta), ce qui signifie bien que tous les hommes ne le sont pas. Il s'agit bien plus alors de limiter l'autorité, l'arbitraire monarchique et d'accroître le pouvoir parlementaire de l'élite que d'ouvrir le champ des droits humains. Rappelons que c'est Henri VI qui limite en 1429 le droit de suffrage aux seuls freeholders d'une propriété foncière (estate ) d'un revenu supérieur à 40 shillings : ce suffrage censitaire va durer jusqu'en...1832 dans les comtés. ​ " Ce statut, qui posait la qualité de propriétaire comme condition de participation politique, est présenté à la fois comme une mesure d’ordre public et comme la volonté de refuser la qualité d’électeur au peuple traditionnellement présenté comme incapable et versatile. À travers la description de ce statut de 1429, c’est autant le peuple en lui-même qui effraie que les désordres qu’il peut provoquer. " (Tillet, 2001) ​ C'est dans le droit fil de cette domination sociale que le phénomène des enclosures a pu débuté avec le statut de Merton (Surrey), en 1235, sous Henri III, un nouveau contrat entre prince et barons, cette fois sur les conditions d'enclôturement et de privatisation des terres communes par les aristocrates. Ainsi, du XIIIe au XIXe siècle, on a assisté à l'appropriation progressive et violente des commons , ces terres d'usage commun, à champs ouverts (openfield ), par les landlords , les aristocrates terriens, qui par remembrements successifs, clôturaient par des haies, par des barrières, etc., un espace reconfiguré qui finissait par être l'objet du relevé de l'estate map (plan de domaine) d'une nouvelle propriété individuelle et aliénable. C'est une spoliation à grande échelle qui ne sera pas assurée seulement par la force mais aussi par la loi, culminant avec les Inclosure Acts de 1727 à 1868, leurs dispositions mettant définitivement à bas les droits d'usage et les communaux. C'est ainsi que près de la moitié du pays, aujourd'hui, appartient à 40.000 propriétaires fonciers, des millionnaires ne représentant que 0,06 % de la population totale (Kevin Cahill, Who Owns Britain , Canongate, 2001). ​ La critique féroce de Thomas More, l'auteur d'Utopia , en 1516, est éclairante : ​ Les troupeaux innombrables de moutons qui couvrent aujourd'hui toute l'Angleterre. Ces bêtes, si douces, si sobres partout ailleurs, sont chez vous tellement voraces et féroces qu'elles mangent même les hommes, et dépeuplent les campagnes, les maisons et les villages. En effet, sur tous les points du royaume, où l'on recueille la laine la plus fine et la plus précieuse, accourent, pour se disputer le terrain, les nobles, les riches, et même de très saints abbés. Ces pauvres gens n'ont pas assez de leurs rentes, de leurs bénéfices, des revenus de leurs terres ; ils ne sont pas contents de vivre au sein de l'oisiveté et des plaisirs, à charge au public et sans profit pour l'État. Ils enlèvent de vastes terrains à la culture, les convertissent en pâturages, abattent les maisons, les villages, et n'y laissent que le temple, pour servir d'étable à leurs moutons. Ils changent en déserts les lieux les plus habités et les mieux cultivés. Ils craignent sans doute qu'il n'y ait pas assez de parcs et de forêts, et que le sol ne manque aux animaux sauvages. Ainsi un avare affamé enferme des milliers d'arpents dans un même enclos ; et d'honnêtes cultivateurs sont chassés de leurs maisons, les uns par la fraude, les autres par la violence, les plus heureux par une suite de vexations et de tracasseries qui les forcent à vendre leurs propriétés. Et ces familles plus nombreuses que riches (car l'agriculture a besoin de beaucoup de bras), émigrent à travers les campagnes, maris et femmes, veuves et orphelins, pères et mères avec de petits enfants. Les malheureux fuient en pleurant le toit qui les a vus naître, le sol qui les a nourris, et ils ne trouvent pas où se réfugier. Alors, ils vendent à vil prix ce qu'ils ont pu emporter de leurs effets, marchandise dont la valeur est déjà bien peu de chose. Cette faible ressource épuisée, que leur reste-t-il ? Le vol, et puis la pendaison dans les formes. Aiment-ils mieux traîner leur misère en mendiant? on ne tarde pas à les jeter en prison comme vagabonds et gens sans aveu. Cependant, quel est leur crime ? C'est de ne trouver personne qui veuille accepter leurs services, quoiqu'ils les offrent avec le plus vif empressement. Et d'ailleurs, comment les employer? Ils ne savent que travailler à la terre ; il n'y a donc rien à faire pour eux, là où il n'y a plus ni semailles ni moissons. Un seul pâtre ou vacher suffit maintenant à faire brouter cette terre, dont la culture exigeait autrefois des centaines de bras. Un autre effet de ce fatal système, c'est une grande cherté des vivres, sur plusieurs points. Mais ce n'est pas tout. Depuis la multiplication des pâturages, une affreuse épizootie est venue tuer une immense quantité de moutons. Il semble que Dieu voulait punir l'avarice insatiable de vos accapareurs par cette hideuse mortalité, qu'il eût plus justement lancée sur leurs têtes. Alors le prix des laines est monté si haut que les plus pauvres des ouvriers drapiers ne peuvent pas maintenant en acheter. Et voilà encore une foule de gens sans ouvrage. Il est vrai que le nombre des moutons s'accroît rapidement tous les jours ; mais le prix n'en a pas baissé pour cela ; parce que si le commerce des laines n'est pas un monopole légal, il est en réalité concentré dans les mains de quelques riches accapareurs, que rien ne presse de vendre et qui ne vendent qu'à de gros bénéfices. Les autres espèces de bétail sont devenues d'une cherté proportionnelle par la même cause et par une cause plus puissante encore, car la propagation de ces animaux est complètement négligée depuis l'abolition des métairies et la ruine de l'agriculture. Vos grands seigneurs ne soignent pas l'élevage du gros bétail comme celui de leurs moutons. Ils vont acheter au loin des bêtes maigres, presque pour rien, les engraissent dans leurs prés, et les revendent hors de prix. J'ai bien peur que l'Angleterre n'ait pas ressenti tous les effets de ces déplorables abus. Jusqu'à présent, les engraisseurs de bêtes n'ont causé la cherté que dans les lieux où ils vendent ; mais à force d'enlever le bétail là où ils l'achètent, sans lui donner le temps de multiplier, le nombre en diminuera insensiblement et le pays finira par tomber dans une horrible disette. Ainsi, ce qui devait faire la richesse de votre île en fera la misère, par l'avarice d'une poignée de misérables. Le malaise général oblige tout le monde à restreindre sa dépense et son domestique. Et ceux qu'on met à la porte, où vont-ils? mendier ou voler, s'ils en ont le cœur. A ces causes de misère vient se joindre le luxe et ses folles dépenses. Valets, ouvriers, paysans, toutes les classes de la société déploient un luxe inouï de vêtements et de nourriture. Parlerai-je des lieux de prostitution, des honteux repaires d'ivrognerie et de débauche, de ces infâmes tripots, de tous ces jeux, cartes, dés, paume, palet, qui engloutissent l'argent de leurs habitués et les conduisent droit au vol pour réparer leurs pertes ? Arrachez de votre île ces pestes publiques, ces germes de crime et de misère. Décrétez que vos nobles démolisseurs reconstruiront les métairies et les bourgs qu'ils ont renversés, ou céderont le terrain à ceux qui veulent rebâtir sur leurs ruines. Mettez un frein à l'avare égoïsme des riches ; ôtez-leur le droit d'accaparement et de monopole. Qu'il n'y ait plus d'oisifs pour vous. Donnez à l'agriculture un large développement ; créez des manufactures de laine et d'autres branches d'industrie, où vienne s'occuper utilement cette foule d'hommes dont la misère a fait jusqu'à présent des voleurs, des vagabonds ou des valets, ce qui est à peu près la même chose. ​ Si vous ne portez pas remède aux maux que je vous signale, ne me vantez pas votre justice ; c'est un mensonge féroce et stupide. ​ Thomas More, Utopia, Louvain, 1516 ​ Ce constat sans appel de l'écrivain sera confirmé plusieurs siècles plus tard par les historiens modernes : ​ " Les seigneurs et les nobles bouleversaient l’ordre social et ébranlaient le droit et la coutume d’antan, en employant parfois la violence, souvent les pressions et l’intimidation. Ils volaient littéralement leur part de communaux aux pauvres, et abattaient les maisons que ceux-ci, grâce à la force jusque-là inébranlable de la coutume, avaient longtemps considérées comme leur appartenant, à eux et à leurs héritiers. Le tissu de la société se déchirait; les villages abandonnés et les demeures en ruine témoignaient de la violence avec laquelle la révolution faisait rage, mettait en danger les défenses du pays, dévastait ses villes, décimait sa population, changeait en poussière son sol épuisé, harcelait ses habitants et les transformait, d’honnêtes laboureurs qu’ils étaient, en une tourbe de mendiants et de voleurs. " ​ Karl Polanyi, The Great Transformation ... (La Grande Transformation, Aux origines politiques et économiques de notre temps), 1944, traduction Gallimard, Paris, 1983 ​ Marx avait donc parfaitement raison d'y voir un élément important de la formation du capitalisme : ​ " Cette appropriation frauduleuse du domaine public et le pillage des biens ecclésiastiques, voilà si l'on excepte ceux que la révolution républicaine jeta dans la circulation, la base sur laquelle repose la puissance domaniale de l'oligarchie anglaise actuelle. Les bourgeois capitalistes favorisèrent l'opération dans le but de faire de la terre un article de commerce, d'augmenter leur approvisionnement de prolétaires campagnards, d'étendre le champ de la grande agriculture, etc. Du reste, la nouvelle aristocratie foncière était l'alliée naturelle de la nouvelle bancocratie, de la haute finance fraiche éclose et des gros manufacturiers, alors fauteurs du système protectionniste. La bourgeoisie anglaise agissait conformément à ses intérêts, tout comme le fit la bourgeoisie suédoise en se ralliant au contraire aux paysans, afin d'aider les rois à ressaisir par des mesures terroristes les terres de la couronne escamotées par l'aristocratie. " ​ Karl Marx, Le Capital, Livre I, VIIIe section, chapitre XXVII, traduction de Joseph Roy de 1872, révisée par l'auteur . " Ce processus a marqué la naissance du capitalisme agraire, condition préalable de la révolution industrielle, et correspond à ce que Marx a appelé en 1867 « l’accumulation primitive du capital » (Marx , 713), c’est-à-dire le processus qui a créé, dans la « préhistoire » du capital, le fondement de la relation capitaliste séparant les ouvriers de la propriété des conditions du travail." ​ "( Marx , Karl. Capital : Une critique de l’économie politique. vol. I. 1867. New York : International Publishers, 1967. " (Cazzola, 2016) Nous sommes en 1607. Comme en 1549, dans les régions mêlant cultures céréalières et élevage (comtés de Leicester, Warwicks, et Northampton), les bonnes récoltes ont précédé de mauvaises, les cours peu avantageux du grain ont encouragé l'élevage du mouton, pour la laine, surtout et avait donné un coup de fouet à l'industrie textile. Mais cette fois, il y a un changement de taille. Pour composer leurs grandes exploitations d'élevage, les grands propriétaires terriens (landlords ) ont enlevé des terres aux tenanciers (certains en ont été purement et simplement évincés), ou se sont appropriés les pâturages communaux, et les ont clôturés, c'est le phénomène de l'enclosure (enclôture) qui a profité par exemple à des marchands londoniens enrichis, ou encore à des vieilles familles de la petite noblesse (Davies, 1969). Dans les Midlands de l'Est, la culture des terres arables a vite été réduite à la portion congrue et a jeté nombre de paysans dans une extrême misère. En avril, Gilbert Talbot, 7e comte de Shrewsbury, relate qu'une foule agitée s'était réunie le 30 avril, avec hommes, femmes et enfants, dans le Northamptonshire, menée par John Reynolds alias Captain Pouch (Manning, 1988), et plus tard dans les autres comtés de Leicestershire et Warwickshire, ici 1000, ailleurs 3000 personnes, beaucoup armés de pelles. Edmund Howes raconta, en marge de l'édition qu'il fit de General Chronicle of England , de John Stowe, en 1615, qu'ils ouvraient les clôtures, comblaient les fossés, mais "en aucun cas ne violentaient ni êtres humains ni animaux et ne s'attaquaient ni aux biens ni aux châteaux." Un autre témoignage intéressant est celui de Robert Wilkinson, chapelain du seigneur du comté de Northampton, qui précise dans un sermon que les rebelles "nivelleront les classes sociales comme ils ont nivelé les fossés et les berges." A Sermon Preached at North-Hampton the 21. of Iune Last Past, Before the Lord Lieutenant of the County, and the Rest of the Commissioners There Assembled Vpon Occasion of the Late Rebellion and Riots in Those Parts Committed , London, John Flasket, 1607 ​ Le 2 juin, Talbot écrit à Sir John Manners pour lui relater qu'une foule constituée d'environ un millier d'hommes et de femmes, qui se feraient appeler Levellers , ("Niveleurs", car ils nivelaient les fossés), ont commencé de "creuser activement" dans les enclosures de Newton, appartenant à Thomas Tresham, pour détruire des haies, des clôtures, combler des fossés. Tresham et d'autres membres de la gentry locale formèrent une milice privée et chargea les émeutiers, selon Talbot, tuant ainsi 40 ou 50 d'entre eux et en blessant beaucoup d'autres avec leurs chevaux. Edmund Howes confirma les faits de cette New Rebellion en marge de l'édition qu'il fit de General Chronicle of England , de John Stowe, en 1615 ( Hiltner, 2011 ; Marks, 2019). Le 8 juin, le recteur d'Addington Magna, Thos. Cox, indique dans son registre paroissial que certains furent prisonniers et pendus dans les villages (Gay, 1904). Les révoltés se surnomment aussi Diggers ("Bêcheurs", "Piocheurs", du verbe anglais to dig : creuser, bêcher), leur premier manifeste de 1607 s'intitulant : " The Diggers of Warwickshire to all the other Diggers " (Hiltner, 2011) et signé par les "poor delvers and day labourers ", "pauvres creuseurs et journaliers agricoles", "for the good of the Commonwealth till death ", "pour le bien de la prospérité commune, jusqu'à la mort". Contre les théories fumeuses de la loi naturelle sur fond biblique, usées jusqu'à la corde par les puissants chrétiens, pour asseoir leur domination sur les pauvres, les paysans révoltés dénoncent la violence et la rapacité des enclosers, hommes sans pitié ("mercyless" ) qui n'agissent pas ainsi pour le bien du roi, ni même au bénéfice du peuple, mais "seulement pour leur propre intérêt privé." Nous avons là un cas bien concret d'intérêt commun, défendu par les Levellers , et d'intérêt privé, imposé par la violence par les propriétaires "qui ne font rien de profitable pour le bien commun" (commonwealth ). ​ Manifeste des Diggers, 1607 ​ " Les Diggers du comté de Warwick à tous les autres Diggers " ​ Londres, British Library Harley MS 787/11 ​ ​ ​ ​ La même année, William Shakespeare écrit son Coriolan et entame sa pièce avec un sombre tableau de la misère du peuple de Rome, et on ne voit pas comment le père d'Hamlet aurait pu ne pas rapprocher les évènements antiques de la situation brûlante de son pays, qui était devant ses yeux, que ce soit le drame des enclosures ou celui des spéculations sur les grains causant de graves pénuries : ​ " Premier citoyen : (...) La maigreur qui nous défigure, le tableau de notre misère, sont comme un inventaire qui détaille leur abondance. Notre souffrance est un gain pour eux. Vengeons-nous avec nos piques avant que nous soyons devenus des squelettes, car les dieux savent que ce qui me fait parler ainsi, c'est la faim du pain et non la soif de la vengeance." (...) Jamais ils n'ont pris de nous aucun soin. Nous laisser mourir de faim, tandis que leurs magasins regorgent de blé; faire des édits sur l'usure pour soutenir les usuriers; abroger chaque jour quelqu'une des lois salutaires établies contre les riches, et chaque jour porter de plus cruels décrets pour enchaîner, pour assujettir le pauvre! Si la guerre ne nous dévore pas, ce sera le sénat: voilà l'amour qu'il a pour nous ! " Coriolan, Acte I, scène I, traduction de François Guizot, 1864. ​ On voit bien par tous ces exemples avec quel acharnement, avec quelle violence, les grands propriétaires se sont appropriés les communs et ont imposé de modifier le paysage, de transformer l' économie à leur profit et au mépris d'un équilibre ancestral. Le drame des enclosures, qui a été un long processus de déstructuration sociale, permet de toucher du doigt les ambitions égoïstes et prédatrices des élites. Depuis des temps reculés, les paysans britanniques avaient coutume d'user d'espaces communaux (commons ) pour couper du bois, ramasser de la tourbe, récolter du miel, faire paître leurs animaux (droit de pacage) ou encore glaner des plantes (droit de glanage). Progressivement, du XIIe au XVe, ces droits seront émoussés, puis carrément violés quand les propriétaires fonciers augmentent ou acquièrent de grands domaines, qu'ils enclosent pour l'élevage intensif du mouton pour l'industrie de la laine, du XVe au XVIIIe siècle, expropriant au fur et à mesure les nombreux squatters occupant illégalement des espaces publics ou privés, prolétaires agricoles cottagers , ou encore yeomen, paysans libres et aisés qui, avec 100 ou 150 livres de revenus en moyenne par an (Jettot et Ruggiu, 2017), proches des milieux inférieurs la gentry , exploitaient leur petit lopin de terre, le plus souvent en locataires, en copyhold, freehold ou leasehold et avaient eux-mêmes participé entre 1500 et 1650 "au remembrement des parcelles et des enclosures." Ils devaient leur richesse en partie à une conjoncture exceptionnelle, entre 1500 et 1650, qui avaient vu le prix des céréales augmenter. C'est ainsi que des femmes et des hommes qui avaient doublé les rendements agricoles (et partant, accru la richesse de leur pays) et expérimenté des nouveautés agronomiques, allaient être bientôt mis à l'écart du développement capitaliste. Mais ces yeomen avaient-ils permis à leurs farm servants (femmes, hommes et enfants) de s'émanciper en leur payant (le plus souvent) de faibles salaires ? Certainement pas. Certes leurs conditions de vie n'étaient pas des plus mauvaises : selon George Macaulay Trevelyan ( England under the Stuarts , 1904), le travailleur ou la travailleuse agricole ( servant in husbandry ), avant de se marier, était logée et nourrie par son employeur. " Bien que peu payé (...) il partageait librement, à la table de famille, le plat principal de viande, sinon toujours les puddings et les pâtisseries. " Cependant, m algré des conditions de vie bien meilleures qu'ailleurs, ces travailleurs agricoles ne pouvaient pas aussi facilement que les yeomen apprendre à lire et à écrire, et encore moins envoyer leurs fils à l'université ou marier leurs filles à des fils de la petite gentry locale. Et quand on sait que cette domesticité était présente dans près de la moitié des exploitations (46,5 %, cf Poussou, 1999), on comprend leur importance dans la richesse qui y était produite. Nous venons de voir que les yeomen n'étaient pas du tout à plaindre, même s'ils peinaient parfois à atteindre la somme conséquente de 40 shillings qui leur donnaient droit d'être nommés jurés, par exemple, ou de voter aux élections de leur comté, pour envoyer des chevaliers en représentation au Parlement. Alors, que dire de ceux qui gagnaient trois à cinq fois moins de revenus qu'eux, les husbandmen ? En grande majorité locataires, ils accèdent parfois à une relative aisance par l'élevage de troupeaux. Plus bas encore dans l'échelle sociale, on trouve les cottagers , qui possèdent un humble cottage, quelques acres de terre et font un peu d'artisanat pour compléter leurs revenus,puis les labourers, des journaliers qui vivent en lisière de la pauvreté, captés par l'industrie au fur et à mesure du développement des enclosures, et parce que celle-ci offre de meilleurs salaires. ​ gentry : la nobilitas minor , qui comprenait sous les Tudors les chevaliers, les esquires (écuyers) et les gentlemen. copyhold, freehold ou leasehold. : Dans le système féodal qu'on appelle Manor (manoir) en Angleterre les copyholds sont des tenures non libres ne pouvant " être achetées ou vendues sans la permission du seigneur (the lord of the manor) ", qui " joue un rôle important dans l’organisation de la vie rurale au moins au début de l’époque moderne (monopoles seigneuriaux, justice, police des champs) ; " (Antoine, Annie et Broad, 2006). Les freeholders sont, comme leur nom l'indique des "tenanciers libres" et les leaseholders ont des baux de très longue durée, de quelques années à plusieurs vies (op. cité), et souvent supérieurs à 21 ans. ​ Dans Whigs and Hunters : The Origin of the Black Act (1975) , Edward Palmer Thomson enquête sur le sujet à partir du Black Act de 1723, qui punit de mort le braconnage des cerfs dans les forêts royales. D'un côté les nobles et la gentry, encouragés par la violente législation des Whigs au pouvoir, avec Robert Walpole à sa tête, et d'un autre des Blacks (ils se noircissaient le visage) défendant leurs moyens de subsistance, pour lesquels la forêt jouait un rôle de premier plan. Dans le Hampshire, celui qui se fait appeler le "roi Jean", menace des gardes-chasse au prétexte de "faire justice, et (…) voir que le riche n'insulte ni n'opprime le pauvre". Voilà en partie comment la propriété s'est imposée au Royaume-Uni par la force et fit tomber beaucoup de familles dans la précarité, de nombreuses manières : déclin des domestiques de ferme (Kusmaul, 1981), essor du chômage des campagnes, sous-emploi des femmes, travail saisonnier accru, etc. (Snell, 1967; Martin, 1977). A quoi il faut ajouter la croissance démographique (Chambers et Mingay, 1981). Sans compter que toutes ces ces familles pauvres étaient en première ligne à chaque fois que se répétaient de multiples fléaux : peste, famines, disettes, cherté, etc. Plus tard, les romanciers anglais radicaux (voir Libéralisme et Radicalisme et suivants) s'empareront du sujet pour critiquer les pratiques d'appropriation exclusive des campagnes par la gentry, comme William Godwin, dans Caleb Williams (qui cite le Black Act lui-même), ou John Thelwall , dans The Daughter of Adoption, ou encore, plus tard, Thomas Hardy, dans Woodlanders (1886/87). ​ s'enrichir à tout prix S'enrichir, à tout prix ​ Depuis 1607 le climat social n'était pas à l'apaisement, en témoignent les nombreuses manifestations de colère et de violence dans le cadre des revendications agraires enregistrées dans les archives des cours de justice (Davies, 1969). Selon Foucault, à Jacques Ier Stuart (Jacques VI d'Ecosse) qui aurait dit "Nous sommes les descendants des Normands", les levellers auraient répondu qu'il n'était pas Anglais, qu'il ne devait son pouvoir qu'à la conquête, alors qu'eux-mêmes descendaient des vaincus (Foucault, 2000). Soufflant le chaud et le froid, Charles Ier établit des commissions contre les enclosures tout en facilitant les siennes propres (Tate, 1967). Entre 1628 et 1631, le souverain entreprend de vendre des forêts royales à des propriétaires censés améliorer les sols, ce qui révolte des habitants des comtés du Dorset, de Wilt et de Gloucester, et fait semble-t-il reculer la monarchie. Sourd aux appels des paysans, tout comme le parlement, le roi remettra le couvert dans la région du Fenland ("pays de marécage") entre Cambridgeshire, Lincolnshire, Norfolk et Suffolk, à l'est de l'Angleterre. A noter que plusieurs gentilshommes, dans les révoltes des Fens, prennent parti pour les émeutiers, tel Sir Baynham Throckmorton, qui encourage les insurgés de la forêt de Dean, dans le Gloucestershire, ou encore Mr Castle, un magistrat de Glatton, qui empêche "un des chefs d'équipe de sortir son bétail du fen , tandis qu'une foule de femmes et d'hommes armés de faux et de fourches vociféraient des menaces..." (Davies, 1969). On apprend aussi que Mr Oliver Cromwell, du village d'Ely bien avant de devenir le Lord Protecteur, proposait en 1632 de conduire un procès contre les draineurs pendant cinq ans, à raison d'un gruau (groat, pièce d'argent valant 4 pence) par vache (op. cité). ​ " En 1642, Sir Anthony Thomas fut chassé d'East and West Fens et le comte de Lyndsey fut évincé de la région de Lyndsey. En 1645, toutes les berges des draineurs d’Axholme furent détruites. Entre 1642 et 1649, la part de la Couronne dans le Fenland, dans de nombreuses paroisses, fut saisie par les habitants et revint à la commune. " Simon Fairlie, A Short History of Enclosure in Britain, The Land Issue , 2009 Dans toute l'Angleterre, entre 1600 et 1660, la petite noblesse appauvrie vend ses terres, la gentry endettée, appauvrie, est expropriée par des étrangers: officiers, Grands de Cour, échevins, riches marchands et financiers de la capitale : "C'est une oligarchie de ploutocrates métropolitains, échevins de Londres, courtisans de Whitehall, véritables sangsues des simples gentilshommes et des bourgades des provinces en ruine." (Trevor-Roper, 1955). ​ En 1635, une taxe qui avait déjà servie à la reine Elisabeth Ière devant la menace de l'Armada espagnole, la shipmoney , et qui continuait de rapporter 100.000 £ par an dans les villes côtières, a été étendue à tout le pays, pour les besoins de Charles Ier et alors qu'aucune menace maritime ne pouvait être invoquée (Local History Research Group Thame, Oxfordshire, England, http://www.thamehistory.net/notes/ShipMoney.htm). Les magistrats de la Justice de Paix, "qui s'acquittaient de leurs fonctions sans être rémunérés" réagirent à cette mesure (comme à d'autres) "par la désobéissance pure et simple" (Davies, 1969) en même temps que grandit la colère dans la population, le troisième bref (sur six) du roi en 1636 affichant clairement sa volonté de faire de la shipmoney (ship-money ) une taxe générale et pérenne (Encyclopædia Britannica , article "Shipmoney "). Après une longue bataille entre parlement et la Cour de l'Echiquier, une loi du Long Parliament (1640-1653/1660, opposé au Short Parliament , d'avril à mai 1640) rendit la taxe illégale en 1641 . ​ 1641 : Date de parution de A description of the famous kingdom of Macari a, récit utopique de Gabriel Plattes (voir L'utopie, de More à Girard, utopies conservatrices; 2e partie ) longtemps attribué à Samuel Hartlib, où " le peuple vit dans une grande abondance, la prospérité, la santé, la paix et la joie, et n'a pas la moitié des ennuis qu'ils ont dans ces pays européens. " En 1648, Hartlib suggérera de lutter contre le chômage en utilisant "les quantités de centaines d'acres de terres inoccupées et incultes" (Londons's Charity, 1649-1650) En cette année, justement, " la populace de Londres avait été délibérément poussée à l'émeute (...) par les leaders du Parlement, en vue d'intimider le roi et de le forcer à faire droit à leurs revendications. " (Davies, 1969). Mais cette fois, il ne s'agit moins de lutter pour le progrès social que de combattre encore contre la tyrannie d'un autocrate et pour une plus grande liberté du parlement. Entre cette première Révolution et la deuxième, qu'on finira par qualifier de "Glorieuse", les révoltes contre l'absolutisme, la monarchie absolue, le temps est émaillé de nombreuses destructions et actes de vandalisme contre des demeures royales (Holdenby, Oatlands, Theobalds) ou aristocratiques, en particulier les châteaux de Lords. royalistes. Tableaux, meubles, tapisserie sont vendues, et finissent dans des collections étrangères. Un tableau de Rubens, à Somerset House, finira même dans la Tamise (Michel Duchein, 50 années qui ébranlèrent l'Angleterre: Les deux Révolutions du XVIIe siècle, Fayard, 2010 ). Il est intéressant de voir qui se range du côté du prince et qui du côté parlementaire, pour illustrer par avance les propos du libéral Adam Smith (que nous examinerons par la suite) sur la recherche permanente que chaque homme doit porter à son intérêt. Quand une grande partie des Pairs, des petits barons fraîchement élevés, une fraction des petits nobles de la gentry liée à la justice (comme les sheriffs ), les financiers liés à la Couronne, les marchands de compagnies commerciales bénéficiant de privilèges monopolistiques, tous ceux-là se rangent derrière le roi, parce qu'ils lui doivent leur rang ou leur statut social. Mais quand "en quelques endroits, les paysans et artisans" se rangent de leur côté, c'est qu'ils sont "pris dans les rets de la manufacture éclatée dépendants de négociants favorables au roi." (Bihr, 2019). Il y a les intérêts de classes aisées qui veulent continuer à s'enrichir, et ceux d'un certain nombre de petites gens qui ont peur de devenir misérables. C'est une grande différence et le même mot recouvre deux réalités sociales bien différentes. De même, les lords du commerce colonial, des exploitations minières, des enclosures , la bourgeoisie marchande, le patronat industriel, tous ces capitalistes ont des intérêts financiers que n'ont pas les ouvriers ou les artisans qui les soutiennent pour continuer d'assurer leur subsistance ​ Dans les années 1650, les pouvoirs feront appel aux champions des polders, les Hollandais, bien sûr, en la personne de Cornelius Vermuyden, ingénieur de son état, qui draine, perce des canaux, construit des moulins de pompage. Les forêts sont rasées, les tourbières asséchées. Les nouveaux propriétaires exproprient à tour de bras et suscitent la révolte des Fen Tigers (" Les Tigres des Fen" ) , qui se chauffaient avec la tourbe, se nourrissaient de gibier d'eau, de ragondins, de civelles (alevins d'anguille), pratiquaient l'artisanat du saule, etc. Ils se mettent à saboter les installations : digues, écluses, fossés, etc. levellers, vivre ensemble Levellers : vivre ensemble ​ ​ Entre 1641 et 1645 paraissent de nombreux textes contestataires, libertaires. Ce sont pas moins de 22.000 pamphlets qu'abrite la Thomason Collection de la British Library pour la période de la première révolution anglaise. Ils témoignent d'une vive nécessité de la part des citoyens d'exprimer plus librement leurs opinions, mais aussi, pour d'autres, de défendre publiquement l'idée d'une société plus équitable, où les riches n'exploitent plus les pauvres, où chacun puisse vivre dignement. "j'ai entre les mains une collection de pamphlets du temps de Cromwell, en trois gros volumes... Ce sont pour la plupart des espèces de sermons politique d'une absurdité et d'un ridicule..." François-René, vicomte de Chateaubriand, Essai sur les Révolutions (1797), chapitre XVI et Quatre Stuarts (1828) milton Evoquons le bouillant John Milton (1609-1674) , qui voulait devenir prêtre anglican secouera non seulement l'Eglise mais la société civile. Quand sa femme Mary Powell abandonne le domicile conjugal tout juste après un mois de mariage, Milton justifie son geste, et partant, la légitimation du divorce, par l'incompatibilité d'humeur (Doctrine and Discipline of Divorce , 23 juin 1643), ce qui lui attire les foudres des ecclésiastiques, qui assimilent encore la défense du divorce à une apologie de l'adultère, et lui doit de comparaître devant les Lords en 1645. Il est cependant relaxé et devient même secrétaire d'Etat, tout en continuant son combat par la liberté de la presse et la condamnation de la censure dans Areopagitica en 1643. Les théologiens avaient longtemps utilisé les Écritures pour interdire toutes sortes de pratiques, Milton, lui, sans cesser de s'appuyer sur "son inviolable autorité" (Of Reformation , 1 : 570) pour montrer que les hommes ont toute liberté de lire tous les livres, même les plus mauvais, dont ils peuvent s'opposer par le jugement de la raison, pour le réprouver, pour y opposer la vertu. Milton associe le plaisir de lire à d'autres divertissements, comme la musique, la danse, le chant, et encore plus à la recherche de vérités, religieuses ou profanes. Enfin, Milton défend la tolérance mutuelle, la paix et l'unité (Tournu, 1999). Pas plus dans les œuvres citées que d'autres, comme Paradise Lost (Le Paradis perdu, 1667), Milton est catalogué aujourd'hui comme libéral et républicain : " On peut donc très bien, comme Milton, être à la fois républicain et libéral [….] Milton nous invite aujourd’hui à revisiter deux termes que l’on considère, à tort, comme radicalement antithétiques " (Tournu, 2007). Pour asseoir cette conviction, il faut savoir ce qu'on entend par la chose publique, la res publica . Ce n'est pas un hasard si Milton ne défend pas les questions de justice sociale, incompatibles, nous le verrons, avec la philosophie libérale, objets récurrents d'indifférence ou de mépris, comme celui que porte l'aristocrate Châteaubriand. Milton se tient donc bien à distance des levellers, dont plusieurs défendront non seulement les libertés fondamentales comme les libéraux, mais aussi la justice et parfois même, l'égalité sociales. Ainsi, Richard Overton (1631-1664) qui, dès 1641, publie “Monopolists as Frogs and Vermin ” ("Monopolisateurs, autant de grenouilles que de vermine") qui compare les plaies bibliques aux "Parasites diaboliques", ces monopolisateurs commerciaux de toutes sortes de biens ordinaires : savon, beurre, sel, tabac, etc., dont l'activité spolie les consommateurs (Chartier Gary dir, 2018). D'autres ouvrages ont des interrogations plus théologiques que sociales, tel le Man's Mortality (1643), qui défend l'idée d'un état mortel de l'homme avant l'immortalité, Mais en 1645, The Ordinance for Tithes Dismounted ("Décret sur les dîmes discrédité"), il se demande pourquoi "alors qu'ils ne représentent qu'un millième, auraient-ils droit au dixième ?" et oppose "le pauvre peuple qui se lève tôt et se couche tard" pouvant à peine assurer sa subsistance, aux privilégiés du clergé, qui "s'en mettent plein la panse". Overton, A Dreame, or Newes from Hell (Un rêve, ou des nouvelles de l'Enfer, 1641) Overton, Old news newly revived (Nouvelles anciennes à la mode nouvelle, 1641) Overton, The frogges of Egypt or The caterpillers of the Common Wealth truely dissected and laid open (Les grenouilles d'Egypte ou les chenilles du Bien Commun vivement disséquées et laissées ouvertes ) 1641) John Lilburne , dit Freedom John , Free-born John , apprenti drapier, déjà accusé en 1637 d'importer des livres hérétiques, est arrêté en 1638 pour avoir fait imprimer en Hollande un libelle contre l'épiscopat écrit par le presbytérien John Bastwick, poursuivi comme William Prynne et bien d'autres puritains par la High Commission du féroce archevêque de Canterbury, Willliam Laud, et enfermé comme eux dans les geôles du royaume. William Prynne , The Soveraigne Power of Parliaments and Kingdomes (15 April 1643) Devant la juridiction exceptionnelle de la Star Chamber , Lilburne refuse de prêter le serment dit ex officio du droit inquisitorial et qui contredit un principe fondamental du droit anglais de ne pas être tenu de s'incriminer soi-même. Attaché par les mains à un char à bœufs; mis au pilori, supplicié par le fouet (plusieurs centaines de coups) devant une foule qui le soutenait, il eut le courage de s'exprimer contre la tyrannie des évêques, mais fut vite muselé avec violence par le bourreau. Mis aux fers, il connut d'autres supplices quotidiens en prison mais tenu bon dans son refus d'abjurer, appelant même en 1639 de se séparer de l'Eglise officielle. Grâce à une motion de Cromwell au Long Parliament, en 1640, il est libéré et, en 1641, Cromwell s'implique encore pour abolir les cours exceptionnelles qui l'avaient condamné, entraînant l'arrestation et l'exécution du conseiller du roi Strafford et de son allié William Laud. Par ailleurs, la Chambre des Communes accepta de verser des dédommagements à Lilburne, qui intégra la New Model Armey en 1642 avant de la quitter en 1645 (Cavaillé, 2011). Contre ses anciens amis devenus intolérants et persécuteurs, il écrit de nouveaux libelles et prône sa la liberté de conscience et d'expression pour imprimer des écrits qui défendent les Indépendants. De nouveau inquiété par le pouvoir, cette fois par le Committee of Examinations de la Chambre des Communes, Lilburne est de nouveau arrêté, sans mandat, le 11 août 1645. William Walwyn , écrit pour sa défense Englands Lamentable Slaverie , et soumet à la Chambre des Communes une pétition signée par 2000 membres pour sa remise en liberté, qui se produira en octobre grâce encore à Cromwell. Walwyn et Lilburn habitaient le même quartier de Moorfields, au nord du district de Coleman Street, là même où Overton imprimait ses pamphlets. C'est surtout dans les tavernes autour de Coleman, comme The Nag’s Head, The Windmill , The Star , The Mouth , and The Whaleboneque, que nombre de levellers avaient fait, dans des discussions politiques à bâtons rompus, leurs armes politiques (Donoghue, 2005). Dans les mêmes quartiers, les levellers pouvaient compter aussi sur l'église du prédicateur Thomas Lambe (Coleman Street church of Christ ), qui leur fournira son appui, ainsi que celle de St Stephen, la paroisse du pasteur John Goodwin (op. cité). Parmi les nombreux amis du trio Walwyn, Overton et Lilburne on citera Roger Williams, fondateur de la colonie de Providence à Rhode Island. Les imprimeurs William Larner, qui connaissait Lilburne depuis le début des années 4 0, au moins, Edward Sexby ou John Harris qui éditèrent des œuvres avec l'imprimerie militaire ; Samuel Chidley, aussi, leur futur trésorier (et sa mère Katherine), qui connaissait Lilburne depuis le début des années 30, ou encore Thomas Prince, en contact avec Larner et Overton depuis 1641 au moins (Rees, 2014) Revenons en 1645, quand Lilburne écrit England Birth-Right Justified , dénonçant une nouvelle fois l'arbitraire et défendant les Faibles : petits fermiers, petits commerçants, pauvres, artisans menacés par les monopoles, " bref de tous les déshérités, persécutés et sans-grades, en les appelant tous à l’usage de la pétition et de l’action pour réclamer leurs droits et libertés bafoués. " (Cavaillé, 2011). En 1646, Lilburne est de nouveau inquiété pour avoir accusé des membres éminents des Chambres, puis arrêté après avoir écrit " The Protestation, Plea, and Defence of Lieu. Colonell John Lilburne, given to the Lords at their Barre, the 11 of June 1646 ", par laquelle il refuse encore une fois à la cour toute légalité et légitimité. Devant la Chambre des Lords il refusera plusieurs fois de s'agenouiller, d'ôter son chapeau et se bouchera les oreilles. Les juges le condamnent à la somme exorbitante de 2000 livres et à 7 ans de détention dans la Tour de Londres. Sa femme Elizabeth et ses amis se lancent alors par écrit dans une vraie campagne de défense et le mouvement sera appelé par dénigrement Levellers. Ils rédigent un texte collectif en forme de constitution démocratique, l' Agreement of the People . Overton écrit A pearle in a dounghil (Une perle dans un donjon), qui accuse à son tour les Lords à travers l'humiliation de Lilburne, Richard Overton, Pamphlet écrit en juin 1646, au titre de "Protestation de plusieurs milliers de citoyens et autres hommes libres de naissance, peuple d'Angleterre, à leur Chambre des Communes, occasionnée par l'emprisonnement illégal et barbare du célèbre et digne martyr pour la liberté de tous les pays,lieutenant-colonel John Lilburne". ​ Gravure représentant John Lilburne emprisonné, avec une légende d'un humour grinçant : "The liberty of the freeborne English-man", "La liberté de l'homme libre d'Angleterre." La Remonstrance ... cet écrit marquant de la période révolutionnaire est une charge de Richard Overton, en collaboration probable avec William Walwyn et Henry Marten, parlementaire, probablement athée, de moeurs très libres. Overton juge la royauté "par les pratiques sans cesse néfastes des rois de notre pays", qui précise qu'un mandat donné à des représentants "n'a d'autre but que d'assurer notre bien " et "ne saurait qu'être révocable en tout temps", qui dénonce la stratégie de pouvoir utilisée par les Lords contre le pouvoir monarchique, par hypocrisie, retardant sa chute pour que les guerres, les taxes, la ruine du commerce épuisent le peuple jusqu'à ce qu'il soit "incapable de nous disputer le pouvoir". Overton s'attaque à une Chambre des Communes qui ressemblerait trait pour trait à une Chambre des Lords, avec des membres non soumis aux impôts et pourvus de privilèges, emprisonnant les citoyens sans motif, baîllonnant la presse (Il défendra à nouveau vigoureusement la liberté de la presse dans An alarum to the House of Lords ("Alarme dans la Chambre des Lords", 1646). Il pourfend une justice corrompue par l'argent, tiré aussi bien de la justice que de l'injustice : " Vous n'avez pas une pensée pour ces milliers de familles qui ont été ruinées. Vous, êtes riches, avez abondance de bien, ne manquant de rien, et des afflictions des pauvres - vos frères affamés ou mourants de faim - vous n'en éprouvez aucune compassion (...) vous laissez de pauvres chrétiens, pour qui le Christ a donné sa vie, s'agenouiller devant vous dans les rues - âgés, malades ou estropiés - vous demandant la charité pour un demi-sou, et vous passez au milieu d'eux chaque jour dans le bruissement de vos soies et vos carrosses, sans égard ni mesure pour les soulager durablement. Leur vue ferait fondre le cœur de tout chrétien et pourtant elle ne vous émeut, ni vous, ni votre clergé. Nous vous prions de réfléchir sur la différence qu'il peut y avoir entre attacher un homme à sa rame en tant qu'esclave dans une galère de Turquie ou d'Algérie, et contraindre un homme à se battre dans votre guerre (...) le faire combattre pour une cause qu'il ne comprend pas. (...) ​ C'est vraiment une chose triste à dire mais bien vraie : un homme simple et calme dans un quelconque lieu d'Angleterre est comme un mouton inoffensif dans un fourré ; il peut à peine bouger ou remuer mais il doit être tondu et perdre sa laine. (...) ​ nous désirons que vous et toutes les nations voisines, sachiez que nous voyons et connaissons tous les stratagèmes et les ruses politiques disposées pour nous piéger - et donc nous asservir - et nous prévenons nos ennemis du pire. Nous savons que nous avons une foule d'amis dans nos pays voisins." ​ La même année, Overton publie An Arrow Against All Tyrans , où il développe ses concepts de liberté et de propriété bien différents de ceux des libéraux. Car la "self-property " d'Overton, ne recouvre pas que la notion libérale du droit fondamental de l'autonomie, de la liberté personnelle, mais la dépasse pour prévenir à l'avance de la possibilité, dans l'exercice de la liberté, de coercition, de mise en danger de la vie d'un autre individu, "qui ne saurait voir sa liberté bafouée par le métier de son voisin ou asservi par le pouvoir de celui-ci." De ce qui a déjà été cité de l'auteur, il paraît évident qu'il évoque encore là sa préoccupation de justice sociale concernant l'oppression des riches envers les pauvres. Alors, si Overton accepte le principe de propriété, il veut empêcher qu'elle ne serve pas à la domination des uns sur les autres. Il faut noter tout de même chez lui et chez d'autres niveleurs un manque de clarté concernant la remise en cause des classes sociales. Car si Overton dénonce l'opposition mortifère riches-pauvres, il réclame ici que nul ne soit privé de sa liberté, de ses terres, de ses moyens de subsistance, à moins d'un jugement équitable rendu "par ses pairs (qui sont les hommes de sa propre condition)", comme s'il devait y avoir une justice pour les riches et une autre pour les pauvres. Lilburn aurait été encore plus explicite sur la communauté des biens :" ce concept de nivellement de la propriété et de la magistrature est une opinion si ridicule et stupide, qu'aucun homme de cervelle, de raison ou d'ingéniosité ne peut imaginer une telle chose et en proposer le principe ". propos cités par D. B Robertson, The Religious Foundations of Leveller Democracy. New York: King's Crown, 1951. Cela n'empêche pas Lilburne d'affirmer un principe d'égalité entre les hommes : " Adam et Eve soutiennent la fondation du monde en tant que géniteurs et souche de tous les hommes et femmes … qui sont donc tous égaux et semblables dans la dignité du pouvoir qu'ils n'exercent que d'un commun accord pour le bien et le bénéfice de tous les autres ", Free Man's Freedom Vindicated , 1646. Rappelons enfin, que par la "Humble Petition" du 11 septembre 1648, les niveleurs demandent eux-mêmes au Parlement de s'engager à ne pas "abolir ni la propriété, ne pas niveler les biens des hommes ni de mettre tout en commun". Il ne semble pas pourtant que les niveleurs aient eu dans l'ensemble des avis définitifs sur la question de la propriété. Dans un texte de 1949, les chefs niveleurs emprisonnés affirment en effet que la communauté des biens, "volontaire et non contrainte" au temps des premiers chrétiens et "qu'il serait donc très mauvais de l'établir, à moins qu'elle ait reçu auparavant l'assentiment de chacun dans tout le peuple". (A Manifestation from lieutenant col. John Lilburn, Mr William Walwyn, Mr Thomas Prince and Mr Richard Overton (now prisoners in the Tower of London) and others, commonly (though unjustly) styled Levellers. Intended for their full indication from the many aspersions cast upon them to render them odious to the world und unserviceable to the Common-wealth, and to satisfie and ascertain all men whereunto all their motions and endeavours tend, and what is the ultimate scope of their engagement in the publick affaires. From the Tower, April 14. 1649 " ​ « Les niveleurs n'auraient pas prôné une communauté de biens, mais ils étaient opposés à l'extrême concentration des richesses entre les mains d'une élite déterminée à empêcher une plus large acquisition de la propriété. Les niveleurs (et plus tard les Quakers) défendaient une sorte spécifique de propriété du travail, idée constamment attaquée par la suite, mais les riches, dont les propriétés avaient été acquises par appropriation avaient considéré celles-ci comme sacro-saintes. " Laura Brace, The Idea of ​​Property in Seventeenth-Century, Manchester University Press, 1998, p. 49. ​ Pendant son incarcération, Lilburne écrit beaucoup sur ce que nous appellerions les droits de l'homme en prison, en particulier dans Liberty vindicated against slavery (1646). Il s'indigne de l'enfermement pour dettes, "qui représentait la majorité des incarcérations de longue durée dans Angleterre de l’époque" (Cavaillé, 2011), pour refus de répondre aux interrogatoires, et pour toutes sortes de raisons politiques ou sociales qui n'ont encore pas de cadre légal, ce qui permet d'enfermer des citoyens pour toutes sortes de motifs, une commodité appréciable pour un pouvoir autoritaire. aveugles et sourds Aveugles et sourds En 1645, a lieu le mouvement des clubmen qui, à l'image des maillotins français, qui utilisent maillets ou massues, utilisent le gourdin (club ) pour se défendre des exactions pendant la guerre civile de la Grande Rébellion (1642-1651), pour protéger en particulier leurs femmes et leurs filles des viols. Ils sont aidés en partie par les forces armées du Presbytérien Thomas Fairfax, nommé général en chef de la New Model Army, soldats de ce puritanisme qui entendait parer le protestantisme des vertus calvinistes, contre un anglicanisme perverti, disait-on, par les ors du catholicisme, et tout spécialement du papisme. Cromwell s'était vu, quant à lui, confier la cavalerie. C'est avec une farouche obstination que les paysans se sont élevés contre les volontés du roi et du parlement "en matière d'impôts et de recrutement." (Davies, 1969). De 1646 à 1650, les mauvaises récoltes provoquent à nouveau des mécontentements et les niveleurs recrutent à nouveau, chez les artisans de Londres ou les soldats sans solde du Parlement. Cromwell accepte de purger le Parlement de ses presbytériens, et le nouveau "Parlement croupion" (Rump Parliament ) se compose des Indépendants, qui réclament un gouvernement, une religion, un commerce, une Justice décentralisées. En 1643, la "junte" (" junto ") Pym et Saye (Gentles, 2007), deux membres principaux du Comité de sécurité ( Committee of safety ) aux commandes, avait imposé une taxe pour financer l'armée, l'excise , qui touche principalement les produits alimentaires (dont le pain et la bière), et qui nourrit la colère populaire et conduit à des émeutes en 1646/47, qui força le parlement à abolir l'excise . On voit ainsi comment les classes aisées anglaises défendaient une liberté bien particulière, qui ne se souciait pas d'en faire payer le prix non aux plus riches, mais aux plus pauvres. Cependant, il faut noter ici la différence entre travailleurs anglais et français, les premiers ayant été longtemps, dans l'ensemble, relativement épargné par l'impôt, alors que le second, et tout particulièrement les paysans, en avaient été écrasés pour financer les guerres de Richelieu puis de Louis XIV . ​ Pym et Saye : John Pym (1584-1643), Parlementaire, Puritain, opposant déterminé à Charles Ier, au catholicisme et à l'armianisme, un des rédacteurs de la Petition of Right de 1628, avec Sir Edward Coke, vote la "Grande Remontrance" qui détaille les griefs contre la monarchie. Baron Saye and Sele, Nathaniel Fiennes (1608-1669), fils de William Fiennes, 1er vicomte de Saye et Sele, colonel, gouverneur de Bristol, et ami de Cromwell. putney Les débats de Putney, 1647 ​ ​ En 1647, un parlement en manque de légitimité tente de museler une armée au sein de laquelle les idées des niveleurs se répandent. Les soldes, les pensions tardent à venir, on réclame le licenciement d'une partie des troupes, la séparation d'avec les chefs populaires comme Cromwell. Lilburn, de sa prison, avertit ce denier du danger et Overton rédige nouveaux pamphlet incendiaire autour du "stratagème nouveau...pour détruire l'Armée", selon les mots de Thomason , qui achète le texte (Lutaud, 1978). En mars, le gouvernement envoie des commissaires pour annoncer aux militaires les conditions de démobilisation et c'est au tour de Walwyn de lancer (en collaboration avec d'autres, sans doute) une nouvelle pierre dans la mare du gouvernement, avec La Grande Pétition ou La Pétition de mars, reprenant un certain nombre de griefs déjà exposés : emprisonnement pour dettes, violence et abus de toutes sortes de la part de la justice, en particulier la violence des gardiens de prison, les entraves à la liberté de conscience, "le monopole oppressif" des marchands causant "d'extrêmes préjudices" à tous les travailleurs du vêtement et d'autres manufactures de laine. Les auteurs s'insurgent de voir toujours "des milliers d'hommes et de femmes obligés de vivre de mendicité et d'infamie tout au long de leur vie, et à élever leurs enfants sans autre perspective qu'une vie désœuvrée et violente, sans aucun moyen efficace d'obtenir le moindre mérite ou le moindre métier." (texte disponible en anglais, comme beaucoup d'autres textes révolutionnaires anglais, sur https://oll.libertyfund.org/titles/hart-tracts-on-liberty-by-the-levellers-and-their-critics-vol-4-1647-forthcoming) ​ George Thomason ( † 1666) : Libraire, collectionneur de près de 23.000 pamphlets de la première Révolution anglaise, qu'il a classé chronologiquement, en 1983 volumes. Cette Collection Thomason fait désormais partie des trésors de la British Library, à Londres. ​ La situation va conduire le Conseil Général de New Model Army à organiser ce que les historiens nomment les "Débats de Putney" du nom de cette église, dans la banlieue de Londres, où ils ont eu lieu, du 28 octobre au 1er novembre 1647, pour les débats officiels du moins, enregistrés scrupuleusement par William Clarke (avec l'ambiance, les gestes et les attitudes des débatteurs) car les discussions se poursuivirent officieusement jusqu'au 9 novembre. En préambule, plusieurs documents ont été produits. Les grandees rédigèrent The Heads of the Proposals en juillet, les agitateurs "The case of armie trully stated ", suivi le 27 octobre d'une synthèse intitulée "An Agreement of people, for a Firme and Present Peace, upon Grounds of Common-Rights ", dont les quatre points principaux tournent autour de la répartition administrative de la population, du renouvellement du Parlement tous les deux ans pour "éviter les nombreux inconvénients qui résulteraient d'une longue conservation du pouvoir par les mêmes personnes" et des pouvoirs régaliens du parlement qui doivent être encadrés pour prévenir de tous les abus. ​ Conseil Général : Formé des officiers supérieurs (grandees ), dirigés par le général Henry Ireton (1611-1651), par de deux officiers et de deux représentants des soldats de troupes pour chaque régiment, cinq en tout, d'où leur nom d'"agents des cinq régiments", puis d'"agitateurs" (agitators ), de plus en plus proches des niveleurs. ​ Les débats de Putney révèlent, comme l'ensemble des pamphlets, des divergences de vue parfois profondes entre les niveleurs, dans la manière d'envisager la liberté et l'égalité des citoyens. Ils ne manquent pas de parler, comme pendant la révolution française, de deux sujets clivants : le type de suffrage qui convient pour élire les représentants du peuple et la propriété. Le colonel Rainsborough, côté niveleur, estime contre un autre niveleur William Petty "que l'homme le plus pauvre d'Angleterre a une vie à vivre, tout comme l'homme le plus distingué" et qu'il ne peut être ni obligé ni soumis à un gouvernement "sans avoir eu voix au chapitre". Sur le sujet, il ajoute : " Dans la Loi de Dieu je ne vois rien qui affirme qu’un seigneur pût choisir vingt représentants, qu'un gentilhomme deux seulement et un malheureux, aucun. " Du côté des Indépendants, Ireton, comme la plupart des élites, fonde la liberté et l'égalité politiques sur la propriété, un raisonnement absurde que relève Rainsborouh : " Pour les domaines et autres choses de ce type, pour ce qui appartient aux gens, on admettra que c’est de la propriété ; mais sur notre sujet [le suffrage électoral, NDA] , je nie qu’en soit propriétaire un lord, un gentilhomme, ou qui que ce soit. ". La confusion du débat, qui se poursuivra dans les autres pays, vient principalement du fait que certains, comme ici le colonel Rainsborough, veulent fonder la société sur la justice et l'égalité, tandis que les autres continuent de la faire asseoir sur l'inégalité, en l'occurrence entre possédants et non possédants. Le colonel en déduira que " ce sixième transformera les cinq autres sixièmes en bûcherons et tireurs d’eau, si bien que la plus grande partie de la nation sera asservie ". L'intervention du colonel Nathaniel Rich est très intéressante à ce propos, qui met à nu le conflit de classe et le souci des propriétaires de ne pas perdre leur pouvoir en même temps qu'il donne du grain à moudre aux constitutionnalistes futurs : " Si maîtres et domestiques sont des électeurs égaux alors il est clair que ceux qui n'ont aucun intérêt matériel dans le royaume se feront un devoir de choisir des gens qui n’en ont pas davantage. Il pourrait en découler que la majorité, au moyen de la loi, et non par confusion, détruise la propriété : on pourrait alors voir promulguer une loi qui décréterait l’égalité des biens et des propriétés. (...) Mais il pourrait y avoir une division et une distribution plus équitables que celle de donner l'égalité de voix à celui qui ne possède rien ; il y a certainement une autre façon de voir les choses, comme le fait d'imaginer une représentation des pauvres d'un côté et celle des riches d'un autre côté, afin de n'exclure personne." Et Sexby de rappeler " que les pauvres, que les plus humbles de notre pays,... ont été ce moyen par lequel notre pays fut sauvé" . Et Rainsborough d'enfoncer le clou en concluant que le soldat a donc "combattu pour s’asservir lui-même, pour donner le pouvoir aux riches, aux propriétaires de domaines, afin de faire de lui un éternel esclave." Vient ensuite où le point de vue de Petty, qui s'exprime encore sur l'égalité, se contredit ensuite lui-même et montre à quel point la supériorité de classe pouvait être solidement ancrée chez ceux qui portaient une idée de progrès social : "Les riches ne se verraient dirigés par les pauvres qu'à contre-coeur. Or il y a autant de raison que les riches dirigent les pauvres, ou les pauvres les riches... —, ou plutôt pas de raison du tout. Ce qu’il faut, c’est une part égale des deux côtés... La constitution actuellement établie est une constitution « à quarante shillings par an » —, et non une constitution rendant les gens libres." Ce qui ne l'empêche pas un peu plus tard de "comprendre la raison pour laquelle nous exclurions apprentis, domestiques, ou indigents", qui ont "perdu une part essentielle de leur propriété, celle qui consiste disposer librement de leurs moyens ou force de travail" et qui les rendent "dépendant de la volonté d’autres hommes à qui ils ne voudraient pas déplaire." Il soutient alors l'adoption d'une "forme de vote général pour ceux qui ne sont point ainsi liés, et voilà qui serait bien." Perdre le contrôle, l'autorité sur soi-même ("self-property ", "self ownership "), c'est l'argument massue des premiers libéraux qui rend les pauvres responsables de leur état, nous le verrons, et qui fournissent un argument fallacieux aux élites pour leur dénier la liberté, l'indépendance nécessaire à l'exercice de la citoyenneté. Ceci étant dit, cette position de Petty est très singulière et conservatrice au sein des niveleurs, elle aurait pu même être tactique (Skinner, 2009). Le troisième jour des débats, John Wildman adresse un "Appel à tous les soldats", qui décrit avec beaucoup d'acuité l'hypocrisie politicienne, les stratégies au service des idéologies de pouvoir dont nous avons déjà fait état à plusieurs reprises pour d'autres périodes historiques. : ​ " Prenez garde à ces politiciens rusés, à ces machiavéliques pleins d'astuce, et surtout ne croyez jamais aux paroles bien enrobées de quiconque... Un des signes les plus évidents chez les fourbes est de faire de beaux et longs discours éloquents, mais un homme fidèle ou sincère s'applique davantage à faire de bonnes actions...et l’un des signes les plus patents de connivence maligne entre deux complices est non seulement, lorsque l’un des deux gaillards est véhément, passionné, enflammé pendant que l'autre affiche patience, calme et modération afin de pacifier son partenaire (tels des avocats menteurs), mais aussi quand ils semblent quelquefois en désaccord ou en conflit, voire qu'ils se querellent, pour finalement, tomber d’accord sur la pire des solutions." ​ On ne peut pas dire que la voix des plus contestataires aient été entendues à Putney. Pourtant, non seulement ils ont à différentes reprises dénoncer l'inégalité sociale mais un représentant important comme Walwyn a défendu plus d'une fois la communauté des biens comme seule solution au problème de l'inégalité, ainsi que le témoigne John Price (cf. Walwins wiles et The manifestators manifested , 1649), ou comme l'écrit très probablement lui-même Walwyn, la même année, dans " Tyranipocrit Discovered with his wiles, wherewith he vanquisheth, Written and printed, to animate better Artists to pursue that MONSTER ". Parmi les impiétés du Tyranipocrit, l'auteur évoque la "pendaison de pauvres et le maintien de riches voleurs" : ​ "Supposons qu'un roi divertisse les soldats, défendant l'un ou offensant l'autre selon son bon plaisir, et qu'il lui plaise de donner à l'un de ses soldats dix shillings par jour et à l'autre seulement cinq pence. Devons-nous dire que la providence divine a rendu l'un de ces soldats trop riche et l'autre trop pauvre ? Non, c'est la partialité du prince qui a donné trop à l'un et pas assez à l'autre. Et ce qui est dit au sujet de ces soldats, peut être dit au sujet de toutes les autres pratiques où la partialité règne et donne trop à un homme et trop peu à un autre. Ainsi, quand certains ont de tas de centaines de livres par an pour ne rien faire, ou pour exécuter un bureau inutile, ou encore pour superviser et commander les autres, etc. il existe au même moment un pauvre ouvrier qui doit travailler pour trois ou quatre pence par jour, et nous, misérables égoïstes inéquitables, nous devrions assister à tout cela sans rien dire, et ignorer cela comme une affaire indigne de nos considérations ; maintenant considérez si un homme peut avoir et conserver plus qu'une partie nécessaire ou suffisante de biens matériels, et, ce faisant, ne pas offenser Dieu, ni être empêché d'atteindre le Paradis, qui est sa vocation chrétienne." (...) ​ " considérez comment Dieu a ordonné aux enfants d'Israël de diviser leur terre, et comment il a été offensé par eux, qui ont dépossédé leurs voisins, et dans l'Église primitive, les chrétiens avaient leurs biens en commun, et nous devrions prendre note de Lycurgue avec les Lacédémoniens, et des Gramanthiens, et les Maségates, et d'autres personnes qui ont connu l'égalité, ou une part commune et égale des biens du monde, aussi équitablement qu'ils le pouvaient, et ainsi ils ont vécu et travaillé ensemble pour la paix et la concorde, comme les frères devraient faire." ​ Et Walwyn de prophétiser que les agents des souverains chrétiens réunis à Munster ne sont pas là-bas "pour détruire la tyrannie mais pour l'ordonner au profit de certaines personnes dans le monde, et pour la damnation de toute l'humanité dans le monde à venir, car ils maintiendront les causes du mal, et pourtant ils sembleront en ôter des effets pervers, car ils n'ont pas l'intention d'extirper la tyrannie, mais de la diviser et de séparer les esclaves, afin que chaque tyran puisse abuser de ses esclaves à son gré, ils y sont très attentifs, non pas pour la liberté et le profit universels de l'humanité tout entière, mais pour le profit privé de certains ; et comment les tyrans hypocrites partageront le monde entre eux : ils ne cherchent pas à appauvrir les riches, afin que les pauvres s'enrichissent. Ils ne se soucient pas de provoquer une égalité de biens et de terres, afin que des personnes jeunes, fortes et capables puissent travailler, et des personnes âgées, faibles et impuissantes puissent se reposer : elles ne prennent pas soin d'éduquer tous les enfants des hommes de la même manière...afin que toute l'humanité puisse vivre en harmonie et que les uns comme les autres œuvrent pour leurs existences." ​ (texte entier, en anglais, disponible sur : https://www.libertarianism.org/publications/essays/tyranipocrit-discovered-part-one Dans son May-day agreement , écrit en prison, Lilburne est clair sur le personnage de Cromwell. Arrivé au pouvoir suprême en 1649, " l e roi absolu", "plus que jamais le roi ne le fut dans toute son existence", va pouvoir montrer son vrai visage, cajoler la liberté des propriétaires, le clergé, remettre l'armée au diapason du pouvoir et attaquer de front tous ces défenseurs de la liberté et de l'égalité qui l'insupportent. C'est bien sûr ce qu'il fera. Il s'emploie à faire taire le mouvement niveleur, envoie régulièrement ses meneurs en prison, mate des révoltes de niveleurs de l'armée dans l'Oxfordshire, opposés à l'invasion de l'Irlande, en capture des centaines à Burford, met à mort leurs leaders, mate aussi des rebelles paysans en Irlande, etc. ​ ​ BIBLIOGRAPHIE ​ ​ ​ ​ ​ ANTOINE, Annie ; BROAD, John et BRUMONT, Francis, 2006,. "VI. Les sociétés rurales, In : Les sociétés au xviie siècle : Angleterre, Espagne, France", Rennes : Presses universitaires de Rennes, http://books.openedition.org/pur/7388 ​ BIHR Alain, 2019, Le premier âge du capitalisme (1415-1763) Tome 3, Un premier monde capitaliste, Editions Syllepse ​ BILLOUET Pierre, 2010, "La Didactographie de Comenius", Actes du congrès de l’Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF), Université de Genève, septembre 2010. ​ CAVAILLÉ Jean-Pierre, 2011, "Liberty vindicated against slavery (1646). 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  • PLOUTOCRATIEs | Thomas Müntzer, l'Exalté, la guerre des paysans

    Thomas Müntzer, l 'exalté ​ La guerre des paysans ​ fond de page : "Thomas Müntzer avant la bataille de Frankenhausen", vers 1860, gravure colorée d'après un dessin de Josef Mathias von Trenkwald (1824-1897) dans Friedrich Bülau, Geschichte Des Sächsischen Volkes Und Staates ("Histoire du peuple et de l'État saxons"), vol. 2, Dresden (Dresde) 1862. zoom : ici Carte actuelle de l'Allemagne, avec des lieux historiques relatifs à Thomas Müntzer. Introduction ​ On ne sait presque rien de Thomas Müntzer avant son irruption dans l'espace public, en 1519 , année où il rencontre Martin Luther (1483-1546) et Andreas Rudolff-Bodenstein von Karlstadt, dit Karlstadt (ou Carlstadt, 1486-1541), venus pour une disputatio (débat théologique) entre tenants d'une réforme radicale de l'Eglise et Jean Eck, défenseur du catholicisme. La même année, Müntzer était devenu l'adjoint de Franz Günther, un ancien étudiant de Luther, devenu prédicateur à Jüterbog. Tous les deux avaient alors commencé de s'en prendre à "l'ancien culte" et aux ecclésiastiques, et Lüther, dès mai 1519, considère Müntzer comme un de ses fidèles ( Weimarer Ausgabe [WA, édition complète des oeuvres de Luther, 1883-1929] , vol. 1, p. 392 ). Cela faisait déjà deux ans, le 31 octobre 1517, que Luther avait placardé ses 95 thèses réformatrices (reformatio ecclesiae ) à Wittenberg (Saxe-Anhalt), soulevant en particulier le problème des indulgences, ces aumônes recueillies par l'Eglise catholique contre la promesse d'un rachat pénitentiel pour les croyants : promesse que la théologie ne formalise pas, certes, mais qui s'est incontestablement répandue par l'usage marchand que l'Eglise en a faite. ​ réforme : Cette Réforme ou Réformation conduira à la naissance du protestantisme. Le mot allemand "protestant " vient du latin protestans/protestantis, participe présent de protestari, de pro ("devant") et testare "attester") et signifie d'abord "affirmer, attester solennellement". C'est ce que firent les princes luthériens à l'issue de la Diète de Spire, le 19 avril 1529, à propos d'un concile général contre le décret de l'Empereur de condamner le luthéranisme. Ce sont ainsi les partisans de Luther qui reçoivent d'abord cette dénomination, avant qu'elle ne se généralise au XVIIe siècle pour l'ensemble des Réformés (calvinistes, huguenots, etc.). Né un peu après 1480 (Scott, 1988) à Stolberg dans la région montagneuse du Harz (voir carte), en Saxe Anhalt, on ne peut rien dire sur son enfance et sur son adolescence, sa première trace étant dans des registres d'immatriculation de l'université de Francfort-sur-Oder pour le semestre d'hiver 1512-1513 (Gélinas, 1999) . On sait cependant que son patronyme, attesté depuis le XVe siècle à Stolberg, est porté majoritairement par des membres de la haute bourgeoisie liés professionnellement aux familles des comtes qui y règnent (Bräuer et Vogler, 2016) . Cette origine sociale élevée nous est confirmée par Tom Scott, sur la base des recherches d'Ulrich Bubenheimer (Bubenheimer, 1984 ; 1985) , de l'université d'Heidelberg : ​ " il montre ainsi à quel point Müntzer possédait des contacts dans les réseaux familiaux d" entrepreneurs et de marchands, notamment des orfèvres ... Quoi que cette preuve puisse nous apprendre d'autre, elle suggère que l'environnement social de Müntzer est non seulement demeuré essentiellement urbain, mais concernait avant tout la haute bourgeoisie plutôt que les milieux populaires, dont on suppose souvent qu'il a eu avec eux un rapport naturel, et dont il aurait défendu les intérêts." (Scott, 1988) On a longtemps cru que Müntzer avait étudié à l'université de Leipzig, mais ce point est depuis quelque temps remis en question (Gélinas, 1999) . Dans tous les cas, il devient bachelier en théologie (baccalaureus biblicus ) et possède une solide culture biblique et patristique. Il possédait lui-même des éditions récentes de Pères de l'Eglise et de docteurs de théologie médiévaux : Augustin, Josèphe, Eusèbe, etc. mais aussi Tauler (voir § suivants). Il utilise beaucoup le Commentaire sur Jérémie, "faussement attribué à Joachim de Flore" (Gélinas, 1999) et s'intéresse avec un groupe d'amis aux écrits des mystiques (telles Hidegarde de Bingen ou Mechtilde de Hackeborn) mais aussi des humanistes et des réformateurs de son temps. Plus tard, à Zwickau (voir § suivants), il continue de s'y intéresser, en témoigne une liste prévisionnelle de lecture, où figurent Lorenzo Valla, Agricola, Érasme ou Johannes Reuchlin. On le sait prêtre à l'église Saint-Michel de Braunschweig, aumônier chez les chanoinesses de Frose près d’Achersleben, entre 1515 et 1517. Ami de Luther pour encore peu de temps, Thomas Müntzer (Münzer, Muncerus, vers 1490-1525), est nommé par son intermédiaire pasteur de l'église Sainte-Marie de Zwickau, en Saxe, en 1520 , en remplacement du prédicateur Egran, puis muté, au retour d'Egran à son poste, à l'église Sainte-Catherine la même année, " située dans un quartier plus pauvre et dont le public est composé d'artisans et d'ouvriers des ateliers de tissage. C'est dans ce milieu plus plébéien que Mûntzer se trouvera en relation avec les «Prophètes de Zwickau», dont l'influence sur sa pensée fut probablement déterminante. " (Lefebvre, 1979) . C'est aussi dans ce milieu que les idées "hérétiques" vaudoises et taborites (voir § suivants) continuent surtout de se répandre. Zwickau n'est pas seulement une de ces villes prospères au carrefour de régions d'Allemagne (qui font alors partie du Saint-Empire Romain, dit germanique), encore assez cloisonnées aux XVe XVIe siècles : " C’est l’un des rares cas, dans l’Allemagne du XVIe siècle, où le terme de « prolétariat » puisse être employé sans anachronisme. " (op.cité). Les classes sociales y sont particulièrement prononcées, du fait d'une petite aristocratie extrêmement riche, tirant leur fortune des deux principales activités de la région, le tissage et les mines d'argent de Schneeberg ou d’Annaberg (voir carte). Le patriciat a son église, Sainte-Marie, les plébéiens ont la leur, Sainte-Catherine. ​ baptême : Les prophètes de Zwickau en étaient restés aux principes, ils ne pratiquaient pas encore le baptême des adultes. On sait que les premiers baptêmes eurent lieu dans la région de Zürich en 1524 (cf. Ugo Gastaldi, Storia dell’anabaptisme dalle Origine a Münster , Torino 1972 in Lefebvre, 1982) . ​ Les idées de Müntzer évoluent et le met en conflit avec Egran et la municipalité jusqu'à le contraindre de quitter la ville en 1521 , tout comme les "prophètes", désormais à Wittenberg, Un des meneurs du mouvement de Wittenberg, Andreas Bodenstein von Karlstadt (Carlstadt, 1486-1541) commence à distribuer la communion sous les deux espèces en cette fin d'année 1521. Iconoclaste, il critique et réclame la suppression des images (avec Gabriel Zwilling, qui était augustinien comme Luther), de la pompe liturgique, de la confession auriculaire, ce à quoi Luther était totalement opposé ( Matthieu Arnold, Martin Luther: la naissance du protestantisme, Fayard, 2017 ) . ​ Hans Sebald Beham (1500-1550), illustrateur et graveur, Das sächsische Bergwerk ("la mine de Saxe"), 1528, gravure colorée, 28,9 ×39,6 cm, Fondation du château de Friedenstein, Gotha, Allemagne. Thomas Müntzer, Ordnung und Berechnung des Deutschen Amtes zu Allstedt ( Ordre et explication du service religieux de l'Eglise allemande"), 1523 Parvenant à se faire élire pasteur de la petite ville d'Orlamünde, Karlstadt y applique un certain nombre de réformes touchant au service de la messe, au baptême des enfants (qu'il interdit), à l’assistance des pauvres, principes qu’il prônait déjà à Wittenberg. Luther, qui partage un certain nombre de ces réformes n'est pas d'accord sur la manière autoritaire de les appliquer sans en avoir préparé les croyants. Les "prophètes de Zwickau" comptent beaucoup dans l'évolution des idées de Müntzer. Autour de Nicolaus (Niklaus) Storch ( Ciconia , dans les textes latins) d'une famille patricienne ruinée par la concurrence des ateliers de tissage, il y a Markus Stübner, fils d'un tenancier de maison de bains, le seul du groupe à avoir fait des études, à Leipzig, où il fit connaissance de Müntzer. Du dernier, Drechsel, on ne sait rien. Un point de doctrine important réunit ce groupe, en plus du refus du baptême des enfants, la communication directe que Dieu établit avec les hommes par les songes, les visions ou encore les extases (Lefebvre, 1982) . Le jeune professeur d'université Philippe Melanchton (1497-1560), disciple éminent de Luther, s'entretiendra avec eux en 1521 et sera si atterré qu'il en alertera l'Electeur et lui demandera l'intervention de Luther. Müntzer exposera sa réflexion prophétique et eschatologique dans le Sermon aux Princes, en juillet 1524. baptême : Les prophètes de Zwickau en étaient restés aux principes, ils ne pratiquaient pas encore le baptême des adultes. On sait que les premiers baptêmes eurent lieu dans la région de Zürich en 1524 (cf. Ugo Gastaldi, Storia dell’anabaptisme dalle Origine a Münster , Torino 1972 in Lefebvre, 1982) . ​ Les idées de Müntzer évoluent et le met en conflit avec Egran et la municipalité jusqu'à le contraindre de quitter la ville en 1521, tout comme les "prophètes", désormais à Wittenberg, Un des meneurs du mouvement de Wittenberg, Andreas Bodenstein von Karlstadt (Carlstadt, 1486-1541) commence à distribuer la communion sous les deux espèces en cette fin d'année 1521. Iconoclaste, il critique et réclame la suppression des images (avec Gabriel Zwilling, qui était augustinien comme Luther), de la pompe liturgique, de la confession auriculaire, ce à quoi Luther était totalement opposé ( Matthieu Arnold, Martin Luther: la naissance du protestantisme, Fayard, 2017 ) . Parvenant à se faire élire pasteur de la petite ville d'Orlamünde, Karlstadt y applique un certain nombre de réformes touchant au service de la messe, au baptême des enfants, qu'il interdit, à l’assistance des pauvres, principes qu’il prônait déjà à Wittenberg. Luther, qui partage un certain nombre de ces réformes n'est pas d'accord sur la manière autoritaire de les appliquer sans en avoir préparé les croyants. Mûntzer voyage, se rend alors à Prague, où il ne parvient pas à établir de relations avec les Taborites de Bohême, issus du mouvement hussite (du réformateur tchèque Jan Hus [Jean Huss], 1372-1415) et dont le radicalisme puise en particulier dans les thèses du théologien anglais de l'université d'Oxford John Wyclif (De civili dominio, 1374) ou plus loin encore, chez l'historien Cosmos de Prague (XIe siècle) dont la chronique, écrite en langue populaire, s'était répandue au XIVe siècle. Narrant l'arrivée des premiers hommes en Bohême, il écrivait : " Tout comme la splendeur du soleil et la fraîcheur de l’eau, aussi bien les champs cultivés et les pâturages, et même les mariages, tout était mis en commun " (in Poitrineau, 1987) . Wyclif n'était pas un révolutionnaire (une de ses obsessions était la richesse illégitime de l'Eglise, pas celle pouvoirs temporels), et certains de ses disciples, parmi les Lollards , n'étaient pas des paysans pauvres mais plutôt aisés (Genet, 2011). Par ailleurs, il n'est même pas sûr que le prêtre John Ball ait été lollard (op. cité) : nous examinerons ce sujet autour de la révolution paysanne de 1381, dans un autre article. ​ Lollards : 'L'appellation "lollard" viendrait du moyen allemand lollaert (de la racine lullen : marmonner, chantonner à voix basse). Le terme a d'abord désigné des communautés religieuses, en Hollande, soupçonnées de croire à des idées hérétiques. Après la révolte paysanne de 1381, elle désignera plutôt les partisans de John Wyclif, accusé d'en être l'initiateur. Malgré ce qui vient d'être dit, l'exigence de Wyclif, au nom de l'état de grâce, de dénier tout pouvoir à ceux qui sont en état de péché mortel met en cause, par principe, la médiation de l'Eglise entre Dieu et les hommes, ou encore, l'appropriation et la domination exercée par les Grands de ce monde. Par là, il tend une perche idéologique à des révoltes très différentes. Mieux encore, c'est au nom de cet état de grâce qu'en commentant Gratien il revendique que tout doit être mis en commun, ce qui, en théorie, le rapproche de tous ceux qui, dans l'histoire, réclameront la suppression de la propriété : ​ " D'abord, que toute chose que Dieu a faite bonne, doit être mise en commun : en voici la preuve : tout homme devrait être en état de grâce ; s'il est en état de grâce, il est maître du monde et de tout ce qu'il contient : donc tout homme devrait être le maître du monde tout entier. Mais en raison du grand nombre des hommes, cela ne se produira pas que s'ils mettent tout en commun : donc toute chose doit être propriété commune. " (in Poitrineau, 1987) . RDA, timbre commémorant les 450 ans (1525-1975) de la guerre des paysans. Gravure tirée du livre du théologien Thomas Murner, Von dem grossen Lutherischen Narren ("Du Grand fou luthérien"), de 1522. Sur l'étendard, on peut lire fryheit : liberté" ​ On comprend donc parfaitement pourquoi différents